(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid. »

Corneille. Le Cid.

Corneille a été, dans ces dernières années, et il est plus que jamais, en ce moment, l’objet d’une quantité de travaux qui convergent et qui fixeront définitivement la critique et les jugements qu’elle doit porter sur ce père de notre théâtre. Les jugements de goût sont depuis longtemps épuisés, et ils ne seront pas surpassés. La double opinion de ceux qui préfèrent ouvertement Corneille à Racine et de ceux qui, au contraire, préfèrent incomparablement Racine à Corneille, ou encore le suffrage impartial et équitable des arbitres entre ces deux illustres rivaux, ont été exprimés d’une façon heureuse et sans réplique par ces plumes fines et d’une qualité rare, Saint-Évremond, Fontenelle, Fénelon, Vauvenargues, La Bruyère, Voltaire, même La Harpe ; nous nous tourmentons fort pour dire autrement ; nous ne dirons jamais mieux ni aussi bien. Mais le cercle s’est élargi, la vue s’est fort étendue depuis eux en dehors des horizons purement français : Shakspeare a grandi, Goethe s’est élevé, la connaissance des littératures étrangères a découvert les sources et permis de juger avec la dernière exactitude la quantité et la valeur des emprunts. L’Antiquité grecque, son théâtre avec son génie et son style, mieux compris, ont donné les points nécessaires, les hauteurs essentielles pour les mesures comparées. En ce qui est de notre langue, on s’est détaché de plus en plus de cette manière de voir exclusive qui rapportait tout à un moment unique de politesse et d’élégance, qui ne voulait admettre qu’un seul patron de bon langage, et qui déclarait fautif ou barbare tout ce qui s’en écartait. L’Académie française, il faut lui rendre cette justice, n’a pas été des dernières à appeler les esprits dans cette voie plus libre et à la proclamer ouverte désormais. Elle a semblé accueillir et reconnaître à son tour cette vérité, que les grands poètes ont chacun une langue à part, une langue originale qui, en même temps qu’elle est ou qu’elle devient celle de tous, est la leur aussi en particulier. Qu’on appelle cela style ou langue peu importe, car qui dit langue dit aussi tours et locutions. Après avoir commencé par demander un Lexique de Molière, l’Académie a mis au concours, en 1858, un Lexique de Corneille, indiquant assez par là même que le Commentaire de Voltaire sur le grand tragique était remis en question, et entièrement à refaire. Le prix fut décerné l’année suivante, en premier lieu au travail considérable de M. Marty-Laveaux, et, pour une part aussi, à un travail des plus estimables de M. Frédéric Godefroy. Ce dernier écrivain a depuis publié son manuscrit45. Quant à M. Marty-Laveaux, il n’en a encore donné que le Discours préliminaire46, se réservant de produire son Lexique augmenté et perfectionné, comme annexe et appendice à la nouvelle édition dont il est chargé dans la Collection des Classiques français publiés chez M. Hachette et dirigés par M. Ad. Regnier.

Cette édition47 où le texte est soigneusement collationné, où l’on donne les variantes, les corrections successives et authentiques, où rien n’est oublié au sujet de chaque pièce, ni les sources et origines, ni les termes de comparaison, ni les morceaux même de polémique qui s’y rapportent ; où l’on insérera des lettres de Corneille jusqu’ici éparses ou restées manuscrites, des pièces de vers publiées çà et là dans des recueils du temps et jusqu’aux plus minces productions du grand poète, promet d’être un modèle en son genre et tout à fait monumentale. Il est bon que de tels travaux complets soient faits, une fois pour toutes, par un éditeur qui connaît tous ses devoirs et qui est de force à les porter. Le goût, dans sa délicatesse et ses promptitudes de fatigue, peut gémir que tant d’appareil critique, grammatical, philologique, etc., soit devenu nécessaire, et qu’il faille dresser toute cette immensité d’échafaudage pour quatre ou cinq chefs-d’œuvre, les seuls qu’on relise et qui vivront ; mais la science ne fait point de ces partages, dès qu’elle prend les choses en main ; elle établit sa méthode et ne souffre pas de choix ni d’exception. Cette œuvre méritoire et d’un si grand labeur, entreprise à bonne fin, pour l’honneur des Lettres, est digne de tout encouragement et de tout éloge.

En ce qui est du texte seul, s’il semblait qu’il eût suffi de le rétablir couramment dans sa pureté sans avoir à en dire ses raisons, on se tromperait fort, et ce ne serait pas le moyen de convaincre que d’en agir de la sorte. Je ne prendrai qu’un exemple que M. Marty-Laveaux me fournit. Dans Cinna, acte I, scène iii, Cinna, racontant à Émilie comment il s’y est pris pour échauffer les conjurés et les animer contre le tyran, lui redit une partie de son discours et des sanglants griefs qu’il a étalés devant eux : d’abord le tableau des guerres civiles et de ces batailles impies, les horreurs du triumvirat et les listes de proscription, les plus grands personnages de Rome immolés ; puis il a ajouté :

« ……… Toutes ces cruautés,
La perte de nos biens et de nos libertés,
Le ravage des champs, le pillage des villes,
Et les proscriptions, et les guerres civiles
Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
Pour monter dans le trône et nous donner des lois. »

Je vous le demande, suffira-t-il de rétablir « dans le trône », au lieu de « sur le trône », sans dire le pourquoi ? Est-il un homme de goût, de rapide lecture, un Voltaire tout le premier, est-il un correcteur d’imprimerie attentif, qui laisse passer cela ; qui ne se dise aussitôt : « Dans le trône n’est pas possible, c’est sur le trône qu’il fallait mettre ? Rendons service à Corneille en le débarrassant d’une faute ridicule ? » Ainsi l’on a fait effectivement dans les éditions corrigées d’après celle de Voltaire. Mais Corneille a bien mis pourtant « dans le trône. » C’est que le trône était alors, apparemment, quelque chose non-seulement d’élevé, mais de plus ou moins fermé. On disait « monter dans le trône », comme on dit « monter dans la chaire. » Boileau, traduisant des vers d’Homère, dira encore : « Pluton sort de son trône… » Corneille n’a pas inventé la locution ; mais on ne peut la lui rendre et la rétablir sans la justifier. Ce seul petit exemple nous montre que les restitutions de textes ont souvent besoin de discussion et de leur preuve à l’appui ; et l’on entrevoit dès lors l’infini de tout ce minutieux détail de révision et de commentaire.

En remontant à quelques années en arrière, je rencontre sur Corneille quelques ouvrages littéraires qu’il n’est que juste de rappeler quand on parle de lui :

Et d’abord le Corneille et son temps de M. Guizot48, un travail datant de 1813, réimprimé en 1852 avec corrections et additions, et dans lequel l’éminent auteur, sans tant creuser, sans tant raffiner et renchérir qu’on l’a fait depuis, a su rassembler dans un juste cadre et dans une proportion raisonnable les idées vraies, les considérations importantes et les documents intéressants qui font connaître une grande nature de poète. C’est plaisir et soulagement, je l’avoue, au milieu des surcroîts et des surcharges de l’érudition contemporaine dont on profite tout en se sentant accablé parfois, de rencontrer un esprit, supérieur, habitué à généraliser et à simplifier, qui prend les choses littéraires par le côté principal et qui les offre comme il les voit, sans diminution, sans exagération non plus ni engouement, qui en sait ce qu’il faut en savoir, qui en ignore ce qui n’est bien souvent qu’inutile et incommode, et qui vous conduit vers le fruit d’une saine lecture par la large voie du bon sens. M. Guizot, dans cet ouvrage de sa jeunesse, a eu pour aide et pour auxiliaire, il le dit, cette première et si méritante compagne de sa vie, l’ingénieuse et studieuse Pauline de Meulan.

J’ai laissé échapper l’occasion de parler, au moment où il a paru, du volume assez controversé de M. Ernest Desjardins, qui a pour titre Le grand Corneille historien 49 ; je le regrette. J’aurais aimé à discuter de près avec le docte interprète qui pousse un peu loin son idée, et dont il convient pourtant de ne pas forcer la pensée pour le plaisir de le combattre et de se donner plus aisément raison. M. E. Desjardins n’a pas prétendu, dit-il, faire un ouvrage, mais un essai ; il a pris un sujet de thèse historique, comme il était naturel de le concevoir à un homme qui s’est particulièrement occupé de cet immense et incommensurable champ de l’histoire. Une diversion agréable, un épisode piquant l’a tenté, et qui a dû également tenter, ce semble, plus d’un candidat pour la thèse doctorale en Sorbonne50. M. Desjardins a pris les devants. Il s’est donc attaché à notre grand tragique, et il s’est complu à démontrer en lui une âme et une intelligence essentiellement historique, pleine de prévisions et de divinations : non qu’il ait jamais supposé que le vieux poète, en s’attaquant successivement aux divers points de l’histoire romaine pendant une si longue série de siècles, depuis Horace et la fondation de la République jusqu’à l’Empire d’Orient et aux invasions d’Attila, ait eu l’idée préconçue d’écrire un cours régulier d’histoire ; mais le critique était dans son droit et dans le vrai en faisant remarquer toutefois le singulier enchaînement qu’offre en ce sens l’œuvre dramatique de Corneille, et en relevant dans chacune de ses pièces historiques, même dans celles qu’on relit le moins et qu’on est dans l’habitude de dédaigner le plus, des passages étonnants, des pensées et des tirades dignes d’un esprit politique, véritablement romain. Lorsqu’on aura rabattu, çà et là, de quelques assertions hasardées et de quelques interprétations trop subtiles du critique, il restera en définitive, dans le souvenir du lecteur qui l’aura suivi dans son excursion, une plus haute idée de la faculté historique instinctive du grand Corneille.

Ce lutin dont parlait Molière, lorsqu’il voulait expliquer les inégalités de verve de Corneille, et duquel il disait encore plus poétiquement que plaisamment, qu’il venait, au moment où le pauvre grand homme était dans l’embarras, lui souffler à l’oreille quelques-uns de ses plus beaux vers et de ses plus belles scènes, pour disparaître la minute d’après, — ce lutin n’était autre, en bien des cas, que le Génie même de la République et de l’Empire, ce puissant fantôme évoqué sans cesse, et que les Brutus et les César avaient vu apparaître plus d’une fois dans leurs veilles ou dans leurs songes. Quand on parle de l’intuition historique de Corneille, il faut l’entendre dans ce sens-là, dans le sens large et non étroit.

C’est ce qui faisait dire à Saint-Évremond encore, lorsqu’il voulait marquer le contraste étrange qu’il y avait de Corneille composant et s’exprimant avec sublimité au nom de ses personnages, à ce même Corneille conversant assez brusquement ou platement pour son compte dans la vie commune :

« Il ose tout penser pour un Grec ou pour un Romain : un Français ou un Espagnol diminue sa confiance ; et quand il parle pour lui, elle se trouve tout à fait ruinée. Il prête à ses vieux héros tout ce qu’il a de noble dans l’imagination, et vous diriez qu’il se défend l’usage de son propre bien, comme s’il n’était pas digne de s’en servir. »

Tout cela admis et reconnu, il restera vrai d’accorder à M. Desjardins que Corneille, en matière historique ancienne, tout instinctif qu’il était et à la merci de sa verve, méditait certainement et réfléchissait plus qu’on ne le suppose. Mais ce n’est pas une raison pour passer à l’auteur de Corneille historien son épigraphe, qui ne tendrait à rien moins qu’à faire du grand poète un politique pratique et un habile. Ah ! ceci est par trop et va au-delà du but. Selon M. Desjardins, Napoléon, s’entretenant de Corneille et au sortir sans doute de quelque belle représentation dramatique, aurait dit : « Si Corneille eût vécu de nos jours, j’en eusse fait mon premier ministre. » Bien d’autres, avant notre auteur, sont allés redisant cette parole. Mais le mot véritable est différent, et il est plus juste : « Si Corneille eût vécu de mon temps, je l’eusse fait prince » ; c’est-à-dire je l’eusse honoré, aussi grandement honoré que possible. Voilà ce que ce souverain bon sens a dit et dû dire. Mais faire de Corneille son premier ministre, ou même un ministre, sur la foi de ses beaux vers, allons donc51 !

L’histoire de la Vie et des Ouvrages de Corneille, publiée de nouveau en 1855 par M. Taschereau dans la Bibliothèque elzévirienne, travail dès l’abord fort estimable que l’auteur a de plus en plus complété et nourri, revint mettre sous les yeux toutes les pièces biographiques, précédemment ou plus récemment connues, et fournir tous les éléments pour l’étude du caractère dans un portrait futur, et qui reste à faire, du brusque et altier tragique. Un fin chercheur, M. Édouard Fournier, que quelqu’un a surnommé « le furet des grands écrivains », a depuis apporté sur quelques points des renseignements ou des interprétations qui méritent d’être examinées52.

Il en est une contre laquelle je résiste de toutes mes forces, et que je ne puis m’empêcher de réfuter ici en passant. On sait les beaux vers grondeurs de Corneille, adressés à une belle qui avait assez mal accueilli ses hommages, et qui lui avait fait entendre qu’il était trop vieux pour un galant. Il riposte et lui rend dédain pour dédain, en se redressant dans sa fierté et dans sa gloire :

« Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu’à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses
Aime à faire cet affront :
Il saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits :
On me vit ce que vous êtes,
Vous serez ce que je suis.

Cependant j’ai quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n’avoir pas trop d’alarmes
De ces ravages du temps.

Vous en avez qu’on adore,
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient-bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux.
Et dans mille ans faire croire
Ce qu’il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle
Où j’aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu’autant que je l’aurai dit.

Pensez-y, belle Marquise :
Quoiqu’un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu’on le courtise
Quand il est fait comme moi. »

Il semble, après la lecture de ces vers si naturels, si francs, si bien dans le ton et dans le tour des sentiments de Corneille, qu’il n’y ait plus qu’une question à se faire : c’est de se demander quelle est cette marquise. Or, on sait précisément, par une note des papiers de Conrart, que ce n’était pas une vraie marquise ni une femme du monde, mais une comédienne qu’on avait surnommée ainsi pour ses grands airs, Mlle Du Parc, dont les deux Corneille, Pierre et Thomas, pendant un séjour qu’elle fit à Rouen, avaient raffolé à l’envi. Voilà donc, direz-vous, un point acquis et réglé ? Pas le moins du monde. M. Fournier, par une argumentation ingénieuse mais subtile, s’est plu à tout révoquer en doute. Selon lui, l’intention première de la pièce qu’on vient de lire était toute différente ; pour la bien saisir, il suffit de supprimer la dernière stance où il est parlé du grison, et qui lui semble « visiblement plaquée. » En lisant la pièce ainsi épurée et réduite, il devient, selon lui, évident que ces vers ne peuvent avoir été adressés que par une femme à une autre femme. Sans quoi on n’aurait pas dit :

« On me vit ce que vous êtes,
Vous serez ce que je suis. »

C’est donc une femme âgée qui, se voyant raillée par une jeune et brillante coquette, lui fait la leçon.

M. Fournier pousse l’explication plus loin, et comme il serait singulier en effet qu’une simple femme d’esprit âgée, voulant remettre à sa place une jeunesse impertinente qui l’offense, lui parlât de charmes qui ne craignent pas les ravages du temps, et la menaçât de tenir en main l’idée qu’on pourra se faire un jour de sa beauté, de ses attraits si insolents à l’heure qu’il est et si superbes, l’interprète habile, qui n’est jamais en reste, a raconté, sur la foi de je ne sais quelle tradition, toute une historiette dont il n’indique pas la source. Un soir, Mme de Motteville, le célèbre auteur de Mémoires, était dans le salon de la duchesse de Bouillon et s’oubliait à rêver, tandis qu’on jouait autour d’elle aux propos interrompus. Une jeune marquise se mit à railler sa coiffure ; car Mme de Motteville aurait eu, ce soir-là, des fleurs ou des feuilles dans les cheveux. — « Quelle est la plante qui sert de parure aux ruines ? » aurait demandé malignement la marquise dans le jeu qui se jouait, et chacun de répondre : « Le lierre. » Tous les regards se seraient portés alors sur Mme de Motteville qui avait du lierre dans ses cheveux.

C’est à ce moment que Corneille, présent à la scène, aurait improvisé, pour venger la femme d’esprit qui était de ses amies, et comme parlant en son nom, les vers précédemment cités, et qui seraient tout à fait à leur place, selon M. Fournier, dans la bouche d’une personne de mérite et de plume comme l’était Mme de Motteville.

L’historiette est jolie ; mais comment l’admettre ? Mme de Motteville avouait-elle donc ainsi qu’elle écrivait des Mémoires ; en arborait-elle l’affiche avec cet éclat et cet orgueil ? Et d’ailleurs, de ce qu’elle écrivait ce qui s’était passé sous Louis XIII ou durant la première jeunesse de Louis XIV, s’ensuit-il qu’elle aurait pu parler en bien ou en mal de la jeune marquise étourdie, et faire croire d’elle, dans mille ans, ce qu’il lui plairait ? Et puis encore une femme, parlant des yeux d’une autre femme, irait-elle dire que ces yeux lui semblent doux ?… Le système manque de tous les côtés et ne se soutient pas. Enfin, ce qui coupe court à tout, Corneille donna lui-même ces Stances, y compris la dernière, dans le Recueil de Sercy en 1666, et il les prit à son compte. Il est bien vrai que, plus d’un siècle après, dans le recueil de Pièces intéressantes, donné par La Place, on lit les Stances de Corneille tronquées et sous ce titre : La comtesse de … à la marquise de … Mais qu’est-ce que cela prouve, et la publication d’un éditeur de la fin du xviiie  siècle peut-elle prévaloir contre celle qui fut faite du temps de Corneille et de son aveu ?

Une explication plus naturelle, si on l’exige absolument, satisfait à tout. En admettant que l’anecdote de Mme de Motteville ait quelque fondement, et si dans sa vieillesse, à un moment quelconque, cette aimable femme d’esprit eut besoin, en effet, d’être vengée, il est tout simple qu’on se soit emparé, ce soir-là, des vers de Corneille déjà publiés et connus, et qu’on les ait accommodés à la circonstance présente en supprimant la stance du grison ; c’était une manière d’à-propos. Mais tout nous prouve que c’est bien pour son propre compte que Corneille a senti et grondé ces beaux vers ; la griffe et l’âme du lion y sortent de toutes parts. Le Cid en personne, vieux et amoureux, n’aurait point parlé d’un autre ton.

Ne subtilisons pas sur nos grands auteurs ; n’imitons pas les érudits qui dissèquent à satiété les odes d’Horace et qui disent : « Ceci est plaqué, et ceci ne l’est pas. » Qu’en savent-ils ? Les plus fins sont conduits plus loin qu’ils ne le veulent, et ne savent plus où s’arrêter. Pourquoi, dirai-je à mon tour à l’ingénieux chercheur M. Fournier, pourquoi remettre éternellement en question ce qui est décidé ? Pourquoi venir infirmer, même en ces matières légères, ce qui est appuyé suffisamment et ce qui est mieux ? Assez d’autres soins nous appellent.

Revenant aux jugements littéraires et aux études remarquables, de date plus ou moins ancienne, mais qui ont également paru dans ces derniers temps, je trouve dans le volume intitulé : Poètes du siècle de Louis XIV, par M. Vinet53, une suite de leçons professées à l’Académie de Lausanne en 1844-1845 par cet homme si distingué qui, placé à Paris, eût pris son rang dans la haute critique éloquente tout aussitôt après MM. Cousin et Villemain, et non au-dessous d’eux. De ces leçons qui nous arrivent en feuillets plus ou moins épars, en fragments trop morcelés (car M. Vinet improvisait bien réellement), quelques-unes sont consacrées à Corneille, et, dans leur incomplet même, elles paraissent dignes du sujet. Le grand poète y est senti et loué de l’âme et du ton qu’il faut, comme il doit l’être, et surtout par où il doit l’être. J’ai dit que M. Vinet était éloquent : écoutons-le sur Rotrou, sur ce poète généreux que Corneille, modeste cette fois, appelait son père en matière de théâtre, et en qui M. Vinet aime plutôt à voir un noble cadet et le premier disciple du grand tragique :

« Ce qu’il y a de certain, dit-il, c’est que Rotrou, né trois ans après Corneille, et débutant au théâtre au même âge que ce dernier, c’est-à-dire trois ans après lui54, ne produisit ses deux bonnes pièces, Venceslas et Saint-Genest, qu’après les chefs-d’œuvre de Corneille, et que la distance qui sépare ces deux drames des autres œuvres de l’auteur marque suffisamment la source où il a puisé. Corneille procède de lui-même, quoique son génie, allumé au contact de la littérature espagnole, ait pu s’épurer à l’exemple des bienséances nouvelles, introduites par Rotrou. Il eut peu de commerce avec les Anciens. Sénèque le tragique, seul, était connu de lui ; encore le connaissait-il mal. Par ses seules forces Corneille a enfanté un idéal ; il s’est élevé d’un coup, non-seulement à une hauteur extraordinaire, mais à une conception nouvelle de l’art. Quand un écrivain, quand un artiste a créé un idéal, on se précipite dans la trouée qu’il vient de faire, comme les bataillons suisses sur le corps de Winkelried. On n’a pas découvert soi-même, mais on vient à bout de comprendre ; on a l’air d’égaler le maître ; à certains égards même on l’égale, mais il n’en demeure pas moins le maître. Ainsi M. de Chateaubriand et ses imitateurs ; ainsi dans toutes les sphères de la vie. Il en est du champ de l’humanité comme de celui de Sempach :

« L’œuvre qu’un seul commence, un grand peuple l’achève. »

Chacun des successeurs de Colomb a pu dire : « J’ai fait le même voyage. » C’est ce qui arriva à Rotrou après Corneille. »

Pour apprécier ici la vérité et la beauté de l’image, il faut savoir son histoire suisse de l’époque héroïque et se rappeler ce qu’était et ce que fit ce Winkelried, lequel, à la journée de Sempach, s’avançant le premier contre le bataillon hérissé de fer des Autrichiens qu’on ne pouvait entamer, étendit les bras pour ramasser le plus de piques ennemies qu’il put contre sa poitrine, et qui, tombant transpercé, ménagea ainsi dans la redoutable phalange une trouée par où les Suisses vainqueurs pénétrèrent. L’image en soi était digne d’être appliquée à Corneille.

Une autre Étude plus récente, résultat aussi d’un Cours fait à l’étranger, est le Corneille de M. E. Rambert55. Ces paroles et ces pages, pleines d’impartialité et d’élévation, ces preuves de bonne et loyale critique, faites par un des écrivains bien informés qui vivent en présence de l’étranger et qui ont à soutenir tout le poids des objections, mériteraient d’être appréciées chez nous plus qu’on ne le fait d’habitude : nous n’écoutons guère sur nous et les nôtres que ce qui se dit de près, et aussi ce qui nous flatte. Nous récusons volontiers les étrangers, comme si, du côté de l’art, ils n’étaient pas, à certain degré, nos juges. Il faudrait pourtant s’y accoutumer, et, sans tourner contre sa patrie et contre ses gloires légitimes au gré du germanisme et de l’anglomanie, se rendre compte des jugements, des comparaisons et classements dont nos grands écrivains et poètes sont l’objet. Il y a un tribunal européen, après tout. Ainsi sur Corneille : certes il mérite pour nous le nom de grand ; mais, lorsqu’il arrive, couronné de ce titre, aux yeux des Allemands, par exemple, lorsqu’un éminent critique, Lessing, s’attendant à trouver en lui, sur la foi de sa renommée, quelqu’un de rude, mais de sublime et de simple, vient à l’ouvrir à une page d’avance indiquée, que trouve-t-il ? Il prend Rodogune, la pièce dont Corneille se faisait le plus d’honneur ; il l’accepte pour le chef-d’œuvre du poète, et l’analysant, la disséquant sans pitié, Dieu sait ce qu’il en pense et ce qu’il en dit ! ce n’est pas à nous de le répéter. Lessing a raison, et il a tort. Il a raison, cherchant un génie simple et sublime qu’on lui a vanté, de s’étonner de ne rencontrer qu’un bel esprit compliqué, recherché, enflé, fastueux. Il a tort, car les beautés de Corneille, celles qui ravissent, qui enlèvent et qui font passer sur tous ses défauts, il ne les voit pas, il ne les sent pas, et elles sont véritablement autre part que dans cette pièce ingénieusement monstrueuse qu’il a choisie en exemple. Il y a donc malentendu. A qui la faute ?

Ces jugements des étrangers qui nous choquent et nous scandalisent, la première condition pour les réfuter en ce qu’ils ont d’injuste et de faux, c’est de les connaître, de ne pas se boucher les oreilles de peur de les entendre. Ils sont sincères ; ils ont leur raison et leur motif. Lessing en particulier, dans ses rigueurs et sa vivacité de polémique contre Corneille, visait avant toute chose à purger la scène allemande des imitations françaises qui l’avaient envahie : il faisait acte, en s’insurgeant, de nationalité à la fois et de goût. Guillaume Schlegel, qui n’avait plus cette œuvre à poursuivre, s’est montré, relativement, fort modéré, et, si un Français peut réclamer à quelques égards contre ses jugements sur Racine, il n’y a guère qu’à approuver ce qu’il a dit de Corneille. Il semble avoir voulu donner satisfaction sur ce point et faire une réparation. Mais, malgré tout, le fond des cœurs et des esprits allemands n’a jamais pu être gagné à cette forme de tragédie symétrique, antithétique. Schiller, bien réellement, quoique cela puisse surprendre, d’après une vague ressemblance de génie qu’on leur suppose, Schiller, ne pouvait s’accommoder en rien des pièces de Corneille :

« J’ai lu, écrivait-il à Goethe (31 mai 1799), j’ai lu Rodogune, Pompée et Polyeucte de Corneille, et j’ai été stupéfait des imperfections réellement énormes de ces ouvrages que j’entends louer depuis vingt ans. L’action, l’arrangement dramatique, les caractères, les mœurs, la langue, tout enfin, les vers même offrent les défauts les plus graves ; et la barbarie d’un art qui commence à peine à se former ne suffit pas, il s’en faut, à les excuser. Car ce n’est pas seulement le mauvais goût (défaut si fréquent dans les œuvres où il y a le plus de génie, quand ces œuvres appartiennent à des époques encore incultes), ce n’est pas, dis-je, le mauvais goût seulement qui nous choque ici, c’est la pauvreté dans l’invention, la maigreur et la sécheresse dans le développement des caractères, la froideur dans les passions, la lenteur et la gaucherie de l’action, et enfin l’absence presque totale d’intérêt. Les femmes y sont de misérables caricatures ; je n’ai trouvé que l’héroïsme qui fût traité heureusement, et encore cet élément, assez peu fécond par lui-même, est-il mis en œuvre avec beaucoup d’uniformité. Racine est incomparablement plus près de la perfection… »

Dans ce jugement si bien rendu par M. Saint-René Taillandier et qui a failli, quand il le traduisait, lui faire tomber la plume des mains, Schiller ne dit guère rien de plus d’ailleurs que ce qu’avait déjà écrit Vauvenargues : le jeune sage, dans la franche ingénuité de son goût naturel, refusait presque tout à Corneille ; mais un tel arrêt mûri et réfléchi, et venant d’un rival et d’un frère d’armes, compte davantage et tombe de plus haut. Goethe, comme toujours, était plus juste, et, le seul peut-être de son pays, il s’est occupé de Corneille avec une sympathie intelligente et en voulant bien entrer dans son génie. Goethe en cela est une exception. Jacques Grimm, l’un des deux illustres frères qui ont recherché si à fond et reproduit si fidèlement les vieux monuments de la race et de la vie allemande, écrivait à M. Michelet, dans toute la sincérité de sa conviction, à propos d’un passage de ce dernier en l’honneur de notre langue et de notre poésie :

« J’ai lu avec un grand plaisir l’Introduction de vos Origines du Droit. C’est un morceau plein d’intelligence et de délicatesse, dans la pensée comme dans l’expression… Cependant, à mon avis, vous allez trop loin dans la note de la page cxxi, et votre éloge de la poésie française, depuis Corneille jusqu’à Voltaire, méconnaît les progrès et les besoins du temps actuel, qu’autrement vous sentez si bien. Dois-je vous répéter un aveu que nous faisons communément en Allemagne ? j’ai souvent ouvert, avec la meilleure volonté du monde, Corneille, Racine et Boileau, et je sens tout ce qu’ils ont de talent ; mais je ne puis en soutenir la lecture, et il me paraît évident qu’une partie des sentiments les plus profonds qu’éveille la poésie est restée lettre close pour ces auteurs56… »

L’aveu est assez clair. Encore une fois il y a malentendu, et du côté de l’Allemagne je crains que ce ne soit presque sans remède. Nous avons beau faire et beau dire là-bas nous ne sommes pas pris au sérieux poétiquement ; le génie des races s’y oppose. Les Anglais, plus faits pour nous comprendre, et qui entrent mieux dans l’esprit de détail de notre littérature, sont loin pourtant d’accepter tous nos jugements : l’un des plus bienveillants et des plus judicieux, Hallam, parlant très-pertinemment et avec beaucoup d’équité de Corneille, ne le place pas dans le premier ordre des génies. Corneille, en effet, n’a qu’une âme romaine ou espagnole, tandis que leur Shakspeare à eux, comme ils l’ont dit, a en soi mille âmes. Corneille, dans un congrès européen des poètes, ne figurerait qu’au second rang, comme Poussin ne vient qu’en second dans l’élite des-peintres. Si nous avions un seul homme, un seul génie dramatique à déléguer dans ce congrès universel, ce ne serait pas Corneille, ce serait Molière qu’il faudrait y députer.

Où en veux-je venir en ce moment, et quelle est ma conclusion ? C’est que des Cours faits en français comme ceux de M. Rambert, au cœur de pays allemands et dans une cité des plus éclairées, des Cours où le génie français bien compris, maintenu dans ses distinctions et ses supériorités essentielles, est plaidé et démontré avec chaleur dans une excellente langue, mériteraient, quand ils nous reviennent ici sous forme de livres, d’être quelque peu examinés et critiqués à leur tour. Un peu d’attention, quand on est homme de lettres véritable, est la seule récompense qu’on ambitionne. M. Rambert n’est pas Français de naissance, mais il est Français de langue, étant né dans la Suisse française ; il connaît Paris et y a vécu. Il soutient là-bas, non pas en soldat détaché, mais en esprit libre et comme un auxiliaire de bonne volonté, le drapeau de notre littérature. Vanter les Athéniens parmi les Athéniens, ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus difficile, disait Socrate ; mais louer les Athéniens devant les gens du Péloponèse, et réciproquement, cela demande un plus grand art et un plus grand effort. C’est cet effort que soutient M. Rambert. Sachons-lui en quelque gré, et prenons la peine de retenir au moins son nom.

Quant à Corneille, il n’y a qu’une manière de le bien apprécier, c’est de le voir à son moment, à son début, dans tout ce qu’il a fait éclater, aux yeux de notre nation, de soudain et d’imprévu, dans tout ce qu’il a su enfermer en peu d’années de charmant, de grandiose et de sublime. « Les inventeurs ont le premier rang à juste titre dans la mémoire des hommes. » C’est Voltaire qui l’a dit à son sujet. Refaisons donc le premier pas, la première démarche victorieuse avec le poète resté si grand à bon droit dans la mémoire française. Reportons-nous à l’heure unique du Cid et à ce qu’elle inaugura. C’est le point de vue véritable d’où il convient d’envisager Corneille.