(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre III. Mme Sophie Gay »
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(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre III. Mme Sophie Gay »

Chapitre III.
Mme Sophie Gay3

I

On vient de faire à Mme Sophie Gay l’honneur d’une réimpression de ses œuvres complètes. Serait-ce M. Émile de Girardin qui, par piété filiale, aurait élevé à la mémoire de son ancienne belle-mère ce monument définitif et… inutile ? Je doute fort, en effet, que la postérité, même celle-là qui commence, pour chacun de nous, à quatre pas de la tombe, s’occupe beaucoup de Mme Sophie Gay, dont le nom serait déjà oublié, si, sous ce nom, Mme Émile de Girardin n’avait commencé sa renommée.

Mme Sophie Gay, comme Mme Necker, qui certainement valait mieux qu’elle, sera tuée par sa fille, — une moins puissante matricide, il est vrai, que Mme de Staël, mais dont l’éclat de talent a été suffisant pour effacer entièrement sa mère. On se rappellera qu’elle le fut, et l’Histoire littéraire ajoutera que sa fille fut son meilleur ouvrage. Mais quant aux autres, à ceux-là qu’on répudie aujourd’hui, je ne pense pas que l’avenir s’en soucie beaucoup, et l’avenir, en ce moment, commence, car, excepté moi, parmi les critiques contemporains, qui a songé à signaler cette réimpression des œuvres complètes de Gay, et à dire sur elle ce mot suprême après lequel on ne dit plus rien, et qui est à une renommée ce que le dernier clou, qu’on y plante, est à un cercueil ?

C’est que le talent de cette femme qui a eu sa minute de célébrité ne fut pas assez grand pour l’arracher à cette triste et vulgaire condition de bas-bleu, dans laquelle reste toute femme égarée dans les lettres, qui n’a pas nettement du génie. Je ne serai pas plus dur que l’histoire qui l’atteste, en affirmant qu’il ne faut rien moins que du génie pour qu’une femme se fonde une réputation durable, en écrivant. Prenez-les toutes, si vous voulez, celles qu’on ne lit plus, depuis Mlle de Scudéry, qui écrivait des romans, jusqu’à Mme Barbié du Bocage, qui écrivit un poëme épique, les femmes, même avec de l’esprit et du talent, n’arrivent jamais à des succès qui durent, et c’est une justice de la destinée, car les femmes n’ont pas été mises dans le monde pour y faire ce que nous y faisons…

Quand l’homme y fait l’ange, il y fait la bête, dit ce brutal de Pascal, mais lorsque la femme y fait l’homme, cela suffit, à ce qu’il paraît, pour arriver au même résultat. Faire l’ange lui siérait beaucoup mieux. Pour qui une femme ne l’a-t-elle pas été au moins une fois dans sa vie ?… Or le génie, qui peut presque légitimer ce désordre d’une femme qui se jette dans l’abîme de la littérature, ce génie au nom seul duquel on peut remettre à la femme son péché, — son péché d’écrire, mortel à sa nature et à sa fonction sociale, — Mme Sophie Gay, — il faut bien en convenir, — ne Pavait point. Elle n’était qu’une femme d’esprit, très inférieure, — par cela même qu’elle écrivait, — à une foule de femmes d’esprit de son temps qui n’écrivaient pas.

En se travaillant immensément, en se tortillant, en se donnant beaucoup de courbatures, Mme Sophie Gay, qui pouvait rester une femme du monde spirituelle, était parvenue à faire de son esprit je ne sais quel talent sans naturel, sans originalité et sans grâce. Quoiqu’elle ait écrit bien davantage, elle était au fond très au-dessous de Mmes de Flahaut et de Duras, ses contemporaines, que les jeunes gens du temps, dans de jeunes journaux, ont appelées des femmes de génie, mais dont les œuvres, quand on les relit (et qui les relit ?), font l’effet maintenant de ces roses qu’on a mises entre les pages d’un livre et qu’on y retrouve aplaties, jaunies, n’offrant plus qu’un squelette de rose avec une odeur de mort… de rose… il est vrai… mais de mort.

Elle avait toujours eu, je crois, le tort de n’être pas jolie. Pour une femme, un pareil tort mène à tout. Qui sait ? Peut-être de désespoir se lança-t-elle dans la littérature, qui fut pour elle, hélas ! ce qu’elle est pour la plupart des femmes, une occasion de conversation, de commérages et de coterie ; car jamais les femmes n’ont rien compris à la grande littérature solitaire. En province, où elle vécut d’abord ; à Paris, où elle vint plus tard, elle n’aspira jamais qu’à être la Philaminte d’un cercle mieux composé que celui des Femmes savantes, et dont les Vadius et les Trissotin ne furent rien moins que Soumet, alors dans toute sa gloire, — Soumet, sur le corps de qui ont passé Lamartine et Victor Hugo, — Guiraud, Émile Deschamps et le marquis de Custine, un grand artiste à peu près inconnu, très grand seigneur avec la gloire qu’il n’a pas courtisée, et dont le marquis de Foudras, l’héritier de son immense fortune, a oublié de publier les œuvres complètes, quand on imprime celles de Mme Gay !

Donner à causer (on causait alors), lire ses romans à ses intimes, recevoir dans sa loge à l’Opéra les littérateurs qui, à Paris, sont toujours un peu femmes et qui aiment à se montrer à leur public ; un soir exhiber dans son salon le jeune Victor Hugo, l’enfant du génie, qui a commencé (ce qui n’est ni très poétique, ni très sauvage) par des succès de société, comme M. Ponsard ; un autre soir exhiber sa fille, sa magnifique topaze blonde, le bijou de cette Cornélie de lettres, telle fut la portion la plus brillante de la vie littéraire de Mme Sophie Gay. Depuis, on en a vu une autre… En 1848, on remarquait aux dîners de M. de Lamartine une vieille femme, aux bonnets impossibles, à la voix haute et rude, qui exhalait la plus rabelaisienne des odeurs, et jurait comme un capitaine de corsaire. L’élégant bas lilas de 1826 s’était foncé et était devenu ce vieux bas-bleu, frondeur et grotesque. Mais c’est là l’essence du bas-bleuisme que de tuer le sexe dans la femme pour sa punition d’avoir voulu singer l’homme, et finalement de lui faire prendre la grossièreté pour de la force et le cynisme pour de la virilité !

II

Ainsi un bas-bleu, une commère de lettres, voilà ce que fut Mme Sophie Gay toute sa vie. En réalité, rien de plus ! Elle mérita plus que personne, parmi les remueuses de plumes de son temps, ce nom de bas-bleu dont l’Angleterre, la première, a chaussé ses femmes-auteurs, et que la France, qui aime l’uniforme, n’a pas manqué d’adopter pour les siennes. Elle fut un Bas-bleu, c’est-à-dire avant tout une affectation littéraire. Sa fille, Mme de Girardin, qui, en faisant comme un homme, et même comme un homme médiocre, des romans et des tragédies, eut le tort d’emprisonner ses jambes de déesse dans cet affreux bas qui botta si hermétiquement celles de sa mère, Mme de Girardin a du moins jeté quelques cris passionnés du cœur dans quelques beaux vers et fait un vrai livre de femme par lequel elle vivra, parce que c’est un livre de femme, pur de tout bleuisme.

Elle écrivit ces feuilletons charmants du vicomte de Launay, chef-d’œuvre de la légèreté féminine, qui est pour le dix-neuvième siècle ce que les lettres de Mme de Sévigné sont pour le dix-septième, mais Mme Sophie Gay n’eut pas un pareil bonheur… Mme Sophie Gay, qui a fait une montagne de romans que je ne conseillerai à, personne de gravir, et dans lesquels je retrouve, ensemble ou tour à tour, les influences, déteintes ou mélangées, de Picard, de Droz, de Sénancourt, et surtout de Mme de Genlis, non pour la raison, que Mme de Genlis avait, mais pour l’agrément, que Mme de Genlis n’avait pas, Mme Sophie Gay a, comme sa fille, voulu une fois faire son livre de femme, — un livre dans lequel la prétention virile et l’imitation des littérateurs de son temps qui avaient eu du succès, — ces deux choses qui constituent le bas-bleuisme, — pouvaient n’être absolument pour rien, et ce livre, dont le titre frappe au milieu des autres titres de ses œuvres (la Physiologie du Ridicule), prouve au contraire combien chez Mme Gay, le bas-bleu avait rongé la femme, et combien elle était peu propre à traiter un sujet qui demandait plus qu’aucun autre les qualités naturelles à la femme, c’est-à-dire de la grâce sincère et, à force de finesse de la profondeur. Un livre sur le ridicule est, en effet, un ouvrage de femme tout autant qu’une broderie au tambour. Il n’y a qu’une femme qui ait assez de pointe d’aiguille ou d’épingle dans l’esprit pour toucher, aux endroits qu’il faut, ce sujet trop fin pour les gros doigts de l’homme, et c’est surtout ici que le sexe de l’auteur est nécessaire au sujet et à la valeur des aperçus.

III

Eh bien ! le bas-bleu qu’elle était le manqua, ce sujet de femme ! Elle ne se préoccupa nullement de la vérité du ridicule et de ce qui fait sa réalité, mais elle prit une thèse de salon, un paradoxe d’après le café, et elle en composa son ouvrage. Ce fut comme une sonate qu’elle exécutait. Elle se ressouvint qu’elle était l’auteur du Moqueur amoureux, — un joli sujet qu’elle a manqué aussi, — et son livre fut une moquerie. Mondaine et pédante, superficielle et lourde, en même temps — car les bas-bleus ont ces défauts contradictoires, — Mme Sophie Gay, l’auteur de la Physiologie du Ridicule, au lieu de traiter sincèrement son sujet, en fait une mauvaise plaisanterie, et le rire de cette moqueuse n’est ni assez amer ni assez gai pour que nous puissions lui pardonner les mensonges et les superficialités de son ironie….

Figurez-vous Mme de Staël, qui eut aussi des quarts d’heure de bas-bleuisme, qu’elle rachetait non par des inspirations momentanées comme Mme Émile de Girardin, mais par le génie, qui absout tout, figurez-vous Mme de Staël analysant, anatomisant le ridicule ! Vous avez un chef-d’œuvre de dissection, de profondeur subtile et de vérité. Mme Gay, au contraire, se contente de cette notion plus ou moins comique : « Le ridicule est la meilleure chance qu’ont les hommes d’être heureux », et voilà le thème qu’elle brode ! Son livre n’a rien de philosophique. C’est une mystification perpétuelle.

Moraliste, c’est-à-dire sensualiste, comme le sont la plupart des femmes qui ne voient le but de la vie que dans cette misère du bonheur terrestre, Mme Gay n’a regardé le ridicule que par son côté extérieur, et peut-être ai-je appelé trop vite une mystification ce qui est pour elle le sérieux de la vie : mais si cela est, Mme Sophie Gay est encore plus médiocre que tout à l’heure je ne le supposais, et c’est le doute dans lequel elle jette l’intelligence de son lecteur, qui est la meilleure raison à donner contre son livre. Les hommes sont très lâches, je le sais, mais ils ne le sont pas cependant encore au point d’accepter la chiquenaude sur le nez d’une moquerie, quand ils s’attendaient à la marque d’estime d’une vérité.

Le titre du livre en effet promet une idée que le livre ne tient pas. C’est que Mme Gay est incapable de cette idée. Elle sait, comme tout le monde, ce que c’est que des ridicules, mais ce que c’est que le ridicule, elle ne le sait point. Elle ignore s’il a sa raison d’être, s’il existe créé par l’opinion seule ou indépendant de cette opinion que Pascal appelait la reine du monde ; s’il est enfin la transgression d’une loi d’ordre et d’harmonie ou simplement une grimace, un faux pli de l’organisation humaine, une faute ou une infirmité.

Elle ignore tout cela et elle ne s’en informe ni ne s’en inquiète. Elle ne songe pas à examiner le problème posé en passant par Napoléon avec sa brusquerie féconde : « du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas ». Pourquoi ? Toute cette métaphysique n’entre pas dans cette tête étroite. Observatrice myope, elle n’a vu, à ce qu’il paraît, que des ridicules gais, que les ridicules qui font rire et qui, pour cette raison, font rechercher par le monde ceux qui les possèdent pour qu’on puisse agréablement se moquer d’eux. Telle est, en effet, la donnée frivole du livre de Mme Sophie Gay. Je l’ai déjà signalée, mais je veux la donner comme elle la donne elle-même, à sa première page, dans ce style qui a vieilli, mais qui ne s’est pas bonifié en vieillissant :

« Ô vous que la nature et l’art ont favorisés ! (dit-elle) descendez dans votre cœur, compulsez (oh ! compulsez !) tous les souvenirs qui l’honorent le plus, évoquez vos vertus premières, vos agréments naturels ou étudiés (roulez donc, période, roulez donc !) et dites si aucune de vos nobles qualités, aucun de vos dons précieux vous a jamais rapporté autant que le moindre de vos ridicules ! » Et enchantée de cette idée, bonne tout au plus pour une comédie de société, elle ajoute plus bas : « Il n’est pas de grand talent, de grand personnage plus choyé que l’homme ridicule dont la manie doit occuper et divertir une société entière, toute une réunion de moqueurs… » Mais s’il y a d’autres ridicules que des ridicules gais, s’il y en a de tristes, par exemple, sa thèse à l’instant même s’ébrèche sur le bonheur des gens ridicules qui rappelle, du reste, un peu trop un autre livre, le livre de M. Necker, intitulé : le Bonheur des sots !

Faussée par les salons où elle a comméré toute sa vie, Sophie Gay ne soupçonne pas qu’il y ait des ridicules plus profonds que des ridicules de salon. Voilà pourquoi elle s’est contentée de noter sur son album ceux qui ont défilé devant elle, croyant naïvement faire la Physiologie du Ridicule parce qu’elle nous donnait quelques-unes des physionomies qu’il peut avoir !

Et encore si ces physionomies étaient enlevées avec la verve d’un esprit caustique et comique, puisqu’elle tient plus à la comédie du ridicule qu’à son histoire, si le talent du peintre était mordant comme son idée ! Mais Mme Gay, qui a abordé la question du ridicule avec l’esprit d’un vaudevilliste, Mme Gay peint à peu près comme elle pensé, et ses caricatures n’ont pas plus de profondeur que ses aperçus. Quand La Bruyère peignait des Caractères, il aurait pu se dispenser d’avoir autant de coloris et de force picturesque qu’il en avait, et le prodigue génie, il ne s’en dispensait pas ! Il pouvait s’en dispenser par la très bonne raison qu’il faisait encore de très grandes choses en dessinant vigoureusement ces ensembles, ces organisations entières que l’on appelle des Caractères. Mais, quand on ne tient sous son pinceau que des ridicules, il faut les faire vivre le plus possible pour qu’on les voie bien ; il faut leur donner la couleur et le relief, et le mouvement et l’intensité de la vie ; et c’est là ce qui manque le plus aux ridicules de Mme Sophie Gay !

Son livre, qui contient à peu près une vingtaine de types de l’observation la plus commune, est un écrin de cailloux que tout le monde peut, en se baissant, ramasser à ses pied, et le style du livre n’en fait pas, certes, des pierreries ! C’est ce style faux, guindé, prétentieux, plein de cailletage, mortel à la gaieté, qu’il veut inspirer, et dont la sécheresse n’empêche pas la prolixité. Quand on songe que c’est ce style-là, et pas un autre, que Mme Sophie Gay nous a donné dans les quatorze volumes de ses Œuvres complètes, on se demande vraiment par quel phénomène d’organisation on peut être à la fois si abondante et si aride.

IV

Les Œuvres complètes de Mme Sophie Gay ne se composent pas moins, en effet, que de quatorze à quinze volumes, quelques-uns très compacts, comme un Mariage sous l’Empire et les Malheurs d’un amant heureux. J’ai en commençant ce chapitre exprimé des doutes sur les chances d’avenir qu’avait cette réimpression des œuvres complètes d’une femme qui a fait, par la force de sa coterie et le bavardage toujours prêt de sa plume, l’illusion du talent aux gens de son temps, aux éternels badauds qui sont le fond de tous les publics. Mais cette réimpression n’en est pas moins intelligente, comme toute réimpression d’œuvres complètes, qui ramène sous le regard, en une seule fois, les forces éparpillées d’un esprit qu’il s’agit de juger définitivement, et qui peut être aussi regardée comme le dernier coup de sonde donné à l’opinion publique.

On saura maintenant si le bavardage effréné de ce bas-bleu qu’on appelle Mme Sophie Gay, au talent de qui nos pères ont cru avec tant de bonhomie ou de galanterie, peut être encore supporté et paraître quelque chose qui ressemble à du talent quelconque ! Après Balzac, après Stendhal, après Gozlan, après Mérimée, je dois dire même après Mme George Sand, sur laquelle je n’épouse pas cependant les admirations à quatre pattes de mon époque, on saura s’il est possible de lire, sans mourir d’ennui, Mme Sophie Gay ! Il n’est rien d’impatientant comme la fausse gloire à tous les degrés… Mme Gay a vécu quatre-vingts ans à l’état de petite puissance littéraire… On la croyait presque une étoile, et ce n’était qu’un rat-de-cave, dont nous allons souffler le lumignon ! Sans originalité toute sa vie, elle est devenue originale en vieillissant. Mais cette originalité-là, elle ne l’a pas mise dans ses livres. Elle avait contracté, sur ses derniers jours, une humeur horriblement peccante qui faisait d’elle le plus insupportable coqueluchon de lettres qu’on ait peut-être jamais vu Saint-Simon en aurait tiré parti, s’il l’avait connue. C’était un mélange de Mme Pernelle et de la princesse Palatine. Sentait-elle que tout était fini de ses œuvres comme d’elle, et se gendarmait-elle, en grognant, contre le néant dans lequel elle allait tomber ?…