Régnier, Henri de (1864-1936)
[Bibliographie]
Lendemains (1885). — Apaisements (1886). — Sites (1887). — Épisodes (1888). — Poèmes anciens et romanesques (1890). — Épisodes, sites et sonnets (1891). — Tel qu’en songe (1892). — Contes à soi-même (1893). — Le Bosquet de Psyché (1894). — Le Trèfle noir (1895). — Aréthuse (1895). — Poèmes (1887-1892) (1896). — Les Jeux rustiques et divins (1897). — La Canne de jaspe (1897). — Le Trèfle blanc (1899). — Premiers poèmes (1899). — La Double Maîtresse (1900). — Les Médailles d’argile (1900). — Les Amants singuliers (1901).
OPINIONS.
Charles Morice
Henri de Régnier reflète en des grâces lyriques, en des gestes de jeunesse puissante et qui, parfois, se veut laisser croire lasse, tous les désirs d’art de ce temps, les reflète sans tous expressément les réaliser. Avec une sorte de hautaine indifférence à tout ce qui n’est pas le chant, sans avoir destiné de monument, il cueille comme d’harmonieuses fleurs ses pensées et ses sentiments les plus beaux, les plus dignes de la gloire des vers.
Camille Mauclair
À Pise, au Campo-Santo, attardé devant les fresques de Benozzo Gozzoli, si Shelley avait pu lire, au retour, les Poèmes anciens et romanesques, Tel qu’en songe ou les Contes à soi-même, il eût cru retrouver sa propre vision écrite là dans une nuit d’inconscience ; car, si le poète dont je parle présentement a, seul et sans effort dans notre époque d’art, recréé les grandes traditions décoratives de la pure beauté florentine, il n’y enclot pas une beauté froide, mais la souffrance passionnée de son âme d’outremer.
Henri Albert
La Gardienne : En un décor de rêve, par un soir d’automne, dans une contrée septentrionale, tandis qu’à l’horizon vaporeux planent des nuées de tristesse et que le paysage tout entier s’enveloppe de silence et de grisaille, le Maître sort de la forêt mélancolique et s’approche, le front bas, de l’antique manoir de ses jeunes années. Les frères d’armes l’ont suivi jusque-là. Ils contemplent avec lui les ruines du passé ; ils savent qu’en se retrouvant là, le Maître oubliera la vie d’apparence et d’action qu’avec eux il a menée, qu’il ne lui en restera que des regrets.
Amis ! mon soir en pleurs retourne à son matin…
Ils le laissent, car, au milieu des débris de son moi d’autrefois, il retrouvera le solitaire bonheur que la fuite hors du rêve lui avait fait perdre. Maintenant il se rappelle ; lentement se réédifient en son esprit les ruines dont la désolation l’entoure. Il revoit le passé, et, dans cette vision rétrospective des joies d’alors, pendant que s’efface le présent, apparaît la Gardienne de son adolescence, la chimère qui jadis emplissait son âme tout entière, celle qui jamais ne se désouvint de lui-même quand il errait au plus fort de la mêlée humaine, oublieux d’espérances plus hautes :
Je suis la même encor, si ton âme est la mêmeQue celle que l’Espoir aventurait au pliDe sa bannière haute, et je reste l’emblèmeDu passé qui résiste à travers ton oubli.
Il rentre en l’éternel abri, l’âme vieillie peut-être, mais se confiant « aux mains de son destin », renonciateur de l’éphémère réalité.
Ceci tout entier, en de magnifiques vers de M. Henri de Régnier, se psalmodiait lentement sur le devant de l’orchestre. À la voix large et puissante de M. Lugné-Poë (le Maître) répondaient les intonations molles et caressantes de Mlle Lara (la Gardienne). Et sur la scène, derrière un voile de gaze, tels de véritables personnages de songe, s’agitaient des fantoccini, mimant les paroles prononcées par les acteurs, représentations allégoriques des entités verbales. Chacun pouvait retrouver en ce spectacle les emblèmes de propres pensées secrètement enfouies, d’espoirs, de désillusions et de rêves, et tous ceux qui sont « affligés d’âme » écoutaient en silence cette étrange symphonie, évoquant, dans un décor presque quelconque, les symboles qui convenaient à leur bon plaisir. Les autres firent du bruit : cela les regarde ; mais les « rêveurs », et ils étaient nombreux dans la salle ce soir-là, voulurent couvrir d’applaudissements les intempestives interruptions. Cela détruisit l’illusion. Pourtant, ceux qui furent troublés dans leur recueillement reliront pieusement la Gardienne dans l’admirable volume qu’est Tel qu’en songe.
Albert Mockel
M. de Régnier est surtout un droit et pur artiste ; son vers a des lignes bien tracées, des couleurs transparentes et rares disposées avec justesse ; il démontre une grande probité d’écriture, un idéal d’art austère, la volonté d’un homme qui garde haut sa conscience. La strophe, arrêtée à des limites assez précisés, reste presque toujours harmonieuse, et ses éléments convergent vers un centre d’impression. Je crois pourtant qu’il y a là moins les effets d’un assidu travail que l’expansion naturelle de généreux dons lyriques. Avec son vocabulaire opulent et varié, d’où surgissent à chaque phrase les mots strictement choisis, avec sa claire vision de paysages fondus, ses images dorées, ses plastiques ondulantes ou sévères, M. de Régnier a le goût qui distingue, élit, compare et dispose ; il a l’instinct souverain de l’ordonnance qui assigne à ses poèmes la solidité du verbe immobilisé comme un marbre. Cependant, par une défaillance peut-être de la volonté, cela ne va pas toujours jusqu’à l’ininterrompue continuité des formes, jusqu’à leur cohésion décisive en l’unité du livre ou même de chaque poème, — j’y ai fait allusion en même temps qu’à sa tendance vers l’allégorie ; et, marquée d’un défaut qu’on dirait contraire, cette expression rigoureuse et sûre peut amener de la monotonie. On la désirerait, à certaines places, secouée de plus de nouveauté, vivifiée par des trouvailles ; et, si elle devait ne chercher que sa propre beauté, s’arrêter à la seule splendeur de ses lignes sculpturales, il faudrait (mais je cherche ici par trop la petite bête !) que le vers acquit une plus totale fermeté, qu’un labeur patient achevât ce que les dons innés commencèrent▶, que l’artiste arrachât les quelques négligences laissées par le poète. — Que ce fût, par exemple, la trame élastique et indéchirable des vers de Stéphane Mallarmé ou l’infrangible et sonore métal trappé du sceau de Heredia ; que ce fût aussi l’impeccable et classique syntaxe des Trophées, ou cette autre syntaxe d’une intellectuelle logique, souple, fuyante mais impressive, étroitement serrée et pourtant impalpable, qui étonne et séduit dans l’Après-Midi d’un faune ou dans Hérodiade.
Pas plus que M. Stéphane
Mallarmé, M. de Régnier n’a voulu borner à la forme ses désirs ; il est, pour
penser ainsi, trop poète. Mais les visions qu’il rêve se prêtent, on le dirait,
d’elles-mêmes à l’harmonie. — Une fée le toucha de sa baguette fleurie lorsqu’il
naquit, et de cette caresse enchantée ses yeux s’ouvrirent à la Beauté. Pour lui,
le sens des belles formes n’a pas dû être, comme chez d’autres, développé par
l’étude, la comparaison, la « mesure » de toutes choses qui se fait en nous vers
l’adolescence ; il a compris sans doute l’eurythmie aux premiers mots qu’il ouï
prononcer, au paysage dont s’éblouit son regard d’enfant. On se reporte, en le
lisant, à l’exclamation d’Ovide :
quidquid scribere conabar versus
erat
, tant il semble que le simple délice d’écrire et la facilité
inconsciente à modeler les courbes de la Parole ont suffi, dans une âme attirée
vers le songe, pour tracer ces strophes aux lignes justes.
Pour tout ce qui est forme, M. de Régnier ne doit se défier que de sa facilité même, si elle est bien telle que je l’ai supposée ici — et rendre parfait ce qui l’est presque. De toute la génération qui vient, il est peut-être à ce point de vue celui qui a le plus approche du définitif ; ses vers s’arrêtent lorsqu’il sied, chaque parole comme chaque strophe s’incline vers ses limites naturelles, et le poème s’érige par ses propres forces.
René Doumic
Celui-ci semble bien entre ses compagnons d’âge être le plus richement doué. Il a fait de très beaux vers, remarquables par l’éclat et la sonorité… M. de Régnier a ce don de l’expression imagée et chantante où on reconnaît le poète. Il a ◀commencé par subir la discipline parnassienne, et il s’en souvient jusque dans son dernier recueil, où telle vision antique fait songer à quelque pastiche de Ronsard. Il a fréquenté chez Leconte de Lisle et chez M. de Heredia avant de prendre M. Mallarmé pour maître et pour émule M. Vielé-Griffin ; c’est chez lui qu’on voit le mieux la fusion des traditions d’hier avec les plus récentes influences.
Edmond Pilon
Tour à tour guerrier ou idyllique, sonore de bruits de bataille ou humilié de bucolique bonheur, M. de Régnier se complaît dans un monde de lances antiques et de miroirs aussi bien que dans de frais décors de campagnes frustes et fraîches, à l’image de celles où Horace et André Chénier se perdirent plus d’une fois. C’est dire que cet écrivain, préoccupé d’une philosophie élevée et grave, comme préoccupé constamment de la recherche des plus hautes raisons des choses et comme alourdi du legs glorieux d’aïeux féodaux, ne dédaigne point les beautés calmes de la nature, ni la simplicité touchante des prairies. Et bien qu’il soit le barde qui tressa le poème harmonieux d’Aréthuse et qui inscrivit, en exergue, au-dessus des treize portes de la Ville, les routes différentes des passions, il est aussi le faune naïf qui éveilla, sous ses doigts inspirés, les voix des Roseaux de la flûte et de la Corbeille des heures.
Adolphe Retté
M. de Régnier est certainement de tous les poètes contemporains celui qui décèle le plus d’élégance, de mesure et de noblesse. Il ignore — parfois à l’excès — les sursauts, les clameurs et toute violence. Chez lui, l’émotion — en général un peu froide — se revêt d’une expression lointaine, comme légendaire. On dirait, de ses poèmes, de suaves médaillons dont le temps adoucit les contours ou d’immémoriales tapisseries aux nuances très fines, ravies du palais de quelque Belle au bois dormant qu’il réveilla pour en faire son amie. Son art possède un charme lent qui s’insinue sans jamais saisir. On goûte plus de joie à le relire qu’à le lire pour la première fois.
Remy de Gourmont
M. de Régnier est un poète mélancolique et somptueux : les deux mots qui éclatent le plus souvent dans ses vers sont les mois or et mort, et il est des poèmes où revient, jusqu’à faire peur, l’insistance de cette rime automnale et royale… M. de Régnier sait dire en vers tout ce qu’il veut, sa subtilité est infinie ; il note d’indéfinissables nuances de rêve, d’imperceptibles apparitions, de fugitifs décors ; une main nue qui s’appuie un peu crispée sur une table de marbre, un fruit qui oscille sous le vent et qui tombe, un étang abandonné, ces riens lui suffisent, et le poème surgit, parfait et pur. Son vers est très évocateur ; en quelques syllabes, il nous impose sa vision.
Gaston Deschamps
Il serait parfaitement vain de vouloir analyser la mélancolie de cette poésie subtile et précieuse… Le songeur qui a fait chanter sous ses doigts, en mélodies lointaines et langoureuses, les Flûtes d’avril et de septembre est un des deux ou trois hommes qui gardent pieusement, dans nos cohues affairées et ahuries, le culte de la Beauté. Il sait les affinités mystérieuses par où lu nature éternelle répond à notre cœur fragile. De l’aspect accidentel des choses, il étend sa vue à tout ce qui, dans le temps et dans l’espace, réjouit d’amour ou poigne d’angoisse l’âme tragique et douce de l’humanité. C’est la marque des vrais poètes et de tous ceux qui n’ont pas attendu la venue de M. Mallarmé pour être ingénument symbolistes. Et enfin le poème de l’Homme et la Sirène, quoi qu’on pense de la polymorphie, enferme, sous des apparences compliquées, un sens très simple et très beau.
Stéphane Mallarmé
Le poète d’un tact aigu qui considère cet alexandrin toujours comme le joyau définitif, mais à ne sortir épée, fleur, que peu et selon quelque motif prémédité, y touche comme pudiquement ou se joue à l’entour ; il en octroie de voisins accords, avant de le donner superbe et nu, laissant son doigté défaillir contre la onzième syllabe ou se propager jusqu’à une treizième maintes fois. M. Henri de Régnier excelle à ces accompagnements, de son invention, je sais, discrète et fière comme le génie qu’il instaura et révélatrice du trouble transitoire chez les exécutants devant l’instrument héréditaire. Autre chose ou simplement le contraire, se décèle une mutinerie, exprès, en la vacance du vieux moule fatiguée, quand Jules Laforgue, pour le début, nous initia au charme certain du vers faux.
Gustave Kahn
Voici une réimpression de M. Henri de Régnier, Aréthuse, etc. J’ai dit, lorsqu’à paru pour la première fois ce livre, qu’il me semblait une défaillance parmi, les œuvres de ce poète. Je n’ai point changé d’avis ; Aréthuse est accompagnée, outre les Roseaux de la flûte, de nouveaux poèmes qui ne valent pas mieux ; c’est longuet, languissant, monotone et, sauf la Corbeille des heures, dont l’intérêt m’échappe, néo-grec comme la Bourse.
Pierre Quillard
D’aucuns attentifs seulement aux apparences extérieures de l’art ont affecté de ne voir en M. de Régnier qu’un très fastueux arrangeur de décors et lui ont reproché, non sans acrimonie, de se plaire aux personnes et aux paysages fabuleux ou héraldiques ; on lui a objecté les chevaliers, les licornes, les satyres et les sirènes, l’or des armures, la pourpre des simarres et les pierreries inquiétantes du lapidaire. Presque personne n’eut l’élémentaire bonne foi de reconnaître que son talent est beaucoup moins simple que ne l’ont déclaré des critiques ineptes ou malveillants. Des éléments très contraires s’y mêlent harmonieusement ou dominent en certaines périodes d’une manière presque exclusive ; il a, pour parler par métaphore, un gout double et contradictoire pour les ordonnances symétriques des jardins à la française ^ et pour la beauté romanesque des parcs anglais ; et en réalité, malgré l’élection qu’il fit surtout d’époques antiques ou médiévales, ses vraies parentés, à les résumer en deux noms, seraient, par exemple, Racine et Tennyson ; il hésite presque toujours entre la régularité stricte jusqu’à une sorte d’austérité et la fantaisie plus libre de la pensée et du rythme. Dans les Sites et dans Épisodes, cette lutte intime entre des instincts opposés se trahit plus nettement que dans les œuvres postérieures où la maîtrise technique est absolue. Ici, M. Henri de Régnier n’a pas encore abandonné l’alexandrin ; il a voulu le libérer et le désarticuler, et parfois le vers est presque détruit, tandis qu’ailleurs, au contraire, les syllabes s’en dénombrent avec une exactitude qui serait monotone, sans les brusques dissonances voisines. Il en est de la composition comme du rythme : moins amples, ce sont déjà les allégories des Poèmes anciens et romanesques, de Tel qu’en songe et de l’Homme et la Sirène, et, à côté, les élégies, modulées à mi-voix, qui alternent en strophes plus mystérieuses avec les grands poèmes.
Paul Léautaud
Depuis Lutèce, où il débuta vers 1885, jusqu’à La
Vogue (nouvelle série, 1899), M. Henri de Régnier a collaboré à presque toutes les « petites
revues » tant françaises que belges, que suscita le mouvement dit « symboliste »,
et l’on trouvera en fin de ces lignes l’état à peu près complet de cette
collaboration. Assidu alors du « jour » de Leconte de Lisle,
M. Henri de Régnier,
selon les justes expressions de M. Francis Vielé-Griffin, son compagnon de route et qu’il faut
compter également parmi eux, fut aussi de « ces jeunes hommes qui, guidés
par leur seule foi dans l’Art, s’en furent chercher Verlaine au fond de la cour
Saint-François, blottie sous le chemin de fer de Vincennes, pour l’escorter de
leurs acclamations vers la gloire haute que donne l’élite ; qui montèrent,
chaque semaine, la rue de Rome, porter l’hommage de leur respect et de leur
dévouement à Stéphane
Mallarmé, hautainement isolé dans son rêve ; qui entourèrent
Léon Dierx d’une déférence
sans défaillance et firent à Villiers de
l’Isle-Adam, courbe par la vie, une couronne de leurs
enthousiasmes »
. Bien que grande, la réputation de M. Henri de Régnier est un peu
récente. Quand fut représenté, en juillet 1894, au théâtre de l’Œuvre, son poème,
La Gardienne, il n’était guère connu que des lettrés. Mais les
choses, depuis, ont changé. De même que ceux-là qui troublèrent par leur sottise
l’audition de ce poème dont on peut dire sans exagération qu’il est admirable,
rougiraient aujourd’hui d’en ignorer l’auteur. De même, M. Jules Lemaître a tout à fait
oublié de réimprimer dans l’un de ses volumes : Impressions de
théâtre, le feuilleton un peu négligé qu’il écrivit alors au Journal des débats. Et si M. Anatole France, quand parut Tel qu’en songe et
qu’il rédigeait au Temps sa Vie littéraire,
garda un silence qui surprit, M. Gaston Deschamps, à chaque nouveau livre que publie M. Henri de Régnier, lui consacre
maintenant dans le même journal un article souvent abondant et toujours élogieux.
Mais tout cela c’est l’un des « recommencements » de l’histoire littéraire, et
nous n’y insisterons pas. Nous ne reproduirons non plus nul passage des articles
parus sur M. Henri de
Régnier. Quand on a écrit les Poèmes anciens et
romanesques, la Gardienne et ce livre : Aréthuse, beau
tout entier, quand on a écrit le Vase, les Roseaux de la flûte
et cette pièce : La Couronne, dans les Médailles
d’argile, quand on a dressé tant de beautés souples, harmonieuses et
mélancoliques, on est un grand poète ; et que d’aucuns le nient ou bien le
reconnaissent, cela n’importe pas. Et ces mots, nous les inscrivons avec
tranquillité.