(1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIe entretien. Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers (3e partie) » pp. 249-336
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(1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIe entretien. Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers (3e partie) » pp. 249-336

XLVIe entretien.
Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers (3e partie)

I

Nous voilà enfin dans le véritable élément de cette histoire : la guerre ! M. Thiers est le grand historien militaire de ce siècle et de tous les siècles. Son livre sera le manuel des grands capitaines. On l’a comparé à Polybe ; nous ne lui faisons pas cette injure : il y a dix Polybe en lui.

La guerre est tout à la fois pour M. Thiers ce qu’elle est en réalité dans nos États modernes, le suprême effort de civilisation d’un peuple pour se transformer en armée et pour se transporter en ordre et en force sur ses champs de bataille. Nos armées ne sont plus des hordes comme aux époques de débordement des barbares ; nos armées sont des armées, c’est-à-dire des corps de nations organisés pour combattre. Cette société des camps a des lois sociales plus étroites, plus promptes, plus absolues, plus draconiennes que les lois de la société civile. Cette législation spéciale s’appelle discipline ; les hommes qui composent nos armées sont extraits par différents modes, coercitifs ou volontaires, de la population jeune du pays ; ces hommes reçoivent une modique solde pour enlever toute excuse au pillage, cet abus de la force dans le pays ami, cette stérilisation des ressources dans les pays conquis ; ces hommes reçoivent des armes de différente nature, selon les corps distincts dans lesquels ils sont enrôlés ; ces hommes reçoivent une éducation militaire conforme aux différents usages que le général se propose de faire de leurs armes distinctes dans la proportion numérique de ces différentes armes pendant ses campagnes : infanterie, cavalerie, artillerie, génie, baïonnettes, fusils, canons de campagne, canons de siège, passages des ponts, transports militaires, ambulances ou hôpitaux suivant l’armée. L’esprit recule d’étonnement et d’admiration devant la puissance d’organisation et devant l’immensité des détails que comporte ce nom d’armée : recrutement des soldats, habillement, armement, logement, nourriture de ces masses d’hommes ; solde, instruction, chevaux, canons, distribution de ces soldats dans les cadres, nomination et hiérarchie des sous-officiers et des officiers, génie du général, héroïsme collectif de ses bataillons, où chaque combattant est souvent désintéressé de la cause et où tous meurent au besoin pour la victoire ; c’est là un de ces phénomènes tellement compliqués de la civilisation antique ou moderne qu’un historien militaire doit commencer par l’approfondir dans ses plus minutieux détails avant d’en présenter l’ensemble sur les champs de bataille à l’esprit de la postérité.

C’est là ce qu’a fait avec une inimitable perfection d’analyse M. Thiers dans cette histoire, histoire unique sous ce point de vue. On l’en a blâmé, nous l’en louons, et la postérité le louera avec nous de ce laborieux travail de décomposition et de composition des armées modernes. Ce travail est tel que, si, dans cinq ou six siècles, un homme d’État ou un homme de guerre à venir veut se rendre compte, sans erreur et sans effort, de la formation d’une armée au dix-neuvième siècle, il n’aura qu’à ouvrir l’Histoire du Consulat et de l’Empire, et l’armée moderne lui apparaîtra tout entière, recrutée, vêtue, armée, montée, hiérarchisée, disciplinée, commandée, vivant et combattant, comme ces modèles d’anatomie que l’on dévoile dans les musées pour découvrir aux initiés de la science les mystères de la structure humaine.

II

Historien administratif, historien diplomatique, historien militaire surtout, voilà les trois mérites inappréciables de M. Thiers ; l’historien pathétique manque, il est vrai ; cependant les scènes de la guerre lui inspirent quelquefois un héroïsme de style et une émotion de pinceau qui rendent merveilleusement les impressions non individuelles, mais collectives, du champ de bataille. Il pense avec le général, il discute avec le conseil de guerre, il vole disposer les troupes avec l’officier d’état-major, il charge avec Lannes ou Murat les carrés de l’infanterie, il meurt avec le blessé, il pousse avec l’armée triomphante le cri de victoire : Vive l’Empereur ! La fumée des batteries l’enivre, et il communique son ivresse à l’homme de guerre ; c’est le Shakespeare du soldat ! On l’a raillé quelquefois de cette personnalité militaire qui lui fait confondre son rôle d’écrivain avec le rôle du grand capitaine dont il raconte ou dont il critique les exploits ; pourquoi l’accuser de ce qui fait un de ses premiers mérites : s’identifier avec le génie des batailles ? C’est par là qu’il passionne pour le métier qu’il comprend si bien. Nous n’approuvons pas tous ces jugements, nous ne ratifions pas tous ces plans personnels qu’il expose souvent avec trop de jactance en opposition avec les plans de Moreau, de Masséna, de Jourdan, de Soult, de Bonaparte ; mais il est impossible de nier que cette vive et vaste intelligence s’adaptait à la guerre aussi bien et mieux peut-être qu’à la paix, et que, si la destinée, au lieu de le pousser à la tribune, au ministère, à la froide table de l’historien, l’avait poussé sur les champs de bataille, l’Europe aurait compté un grand général de plus dans ses fastes. L’esprit universel peut tout ; la fortune avare et aveugle ne nous donne qu’un rôle quand la nature nous a façonné souvent pour tous les rôles à la fois ; voilà pourquoi il est si cruel pour les riches natures de mourir sans avoir, comme elles disent, accompli leur destinée.

III

Suivons maintenant M. Thiers dans cette série immense de campagnes qui vont se presser et se dérouler sous sa plume : le voilà sur son terrain.

Napoléon rentré à Paris, les négociations de 1806, pour convertir en traité de paix les conventions sommaires de Presbourg, s’ouvrent. Ce traité contient des germes nouveaux de guerre : l’Autriche est dépouillée ; la Russie, humiliée et impatiente de venger sa malheureuse apparition sur le champ de bataille d’Austerlitz, se réfugie dans un isolement plein de rancunes ; elle impute sa défaite à la lâcheté de l’Allemagne, mais elle ne peut consentir sans amertume à laisser triompher impunément Napoléon du continent. La Prusse, infidèle à tous ses alliés à la fois, accepte la dépouille de l’Angleterre dans le Hanovre, se réjouit de l’abaissement de l’Autriche, s’allie ostensiblement avec Napoléon par terreur, et négocie déjà secrètement avec la Russie une coalition ambiguë comme sa situation. Jamais les manœuvres ténébreuses de cette cour punique n’ont été mieux éclairées que par M. Thiers. Son livre fera dans l’avenir à cette puissance plus de tort que la bataille d’Iéna ; la bataille d’Iéna ne lui a enlevé que des territoires, le livre de M. Thiers lui enlève l’estime du monde.

IV

Cependant Napoléon se hâte de profiter de la stupeur d’Austerlitz pour expulser les Bourbons de Naples ; son frère Joseph est élevé au trône des Deux-Siciles. M. Pitt, l’Annibal anglais, meurt au moment où il renoue les fils d’une coalition dans sa main. M. Fox, déclamateur de la paix, lui succède pour déclamer la guerre. Le jugement de M. Thiers sur cet éloquent orateur d’opposition et sur ce faible ministre est de nouveau partial et faux comme un jugement populaire ; ce jugement ne sera pas celui de l’histoire : M. Fox n’a laissé que du talent, la faveur aveugle de son pays ; la postérité juge les hommes d’État par leurs actes et non par leurs discours. Si M. Fox avait été un homme d’État tel que M. Thiers s’efforce en vain de le dépeindre, M. Fox aurait renouvelé très facilement alors la paix d’Amiens entre l’Angleterre et la France ; mais, obstacle à la guerre pendant que son pays devait la soutenir, et impuissant pour la paix au moment où la paix était possible et honorable, M. Fox n’osa pas professer comme ministre les principes pacifiques qu’il avait professés comme chef de parti. Il mourut bientôt après son grand rival Pitt ; il laissait une mémoire, mais il laissa peu de regrets. L’appréciation de ce caractère par M. Thiers ici n’est pas de l’histoire d’homme d’État, c’est du panégyrique d’orateur. Il importe à la jeunesse actuelle de la prémunir contre cette partialité de l’historien. La gloire de M. Fox ne fut jamais qu’une vogue de popularité parlementaire, un Wilkes aristocrate, voilà tout.

V

Cette faute de M. Fox ouvre à Napoléon la carrière libre sur le continent pour une ambition qui devient sans limite. Il rêve l’empire d’Occident ; il couronne son second frère Louis roi de Hollande ; son beau-frère Murat reçoit le duché de Berg ; des principautés sont données à tous les princes et à toutes les princesses de sa famille ; ses généraux reçoivent des titres, des dotations, des souverainetés ; il partage les dépouilles d’Austerlitz entre sa cour ; il rétrécit ou il élargit à son gré les États des princes allemands ; il crée la Confédération du Rhin, dont il se déclare le chef : grande pensée qui lui crée un parti français en Allemagne, et qui mine l’Autriche par les mains de ses propres feudataires. Pendant ces créations des éléments d’un empire d’Occident, il appuie sa politique d’intimidation de l’Allemagne par une armée de cinq cent mille vétérans, légions françaises qui savent les routes de la Germanie.

La Prusse, subissant la peine de ses triples intrigues dévoilées, se croit menacée dans son existence ; elle arme hors de propos, comme elle avait désarmé hors de l’honneur allemand. La Russie, prête à signer une alliance avec Napoléon, hésite et retire sa main en voyant l’attitude hostile de la Prusse. Tout se prépare à la guerre sans qu’on puisse l’imputer à personne, si ce n’est aux hésitations de M. Fox et aux agitations toujours intempestives de la Prusse.

Napoléon avait déjà 170 000 hommes cantonnés en Allemagne sous ses meilleurs lieutenants ; en vingt jours le reste est organisé et en route pour recevoir ou pour porter le premier coup à la Prusse. L’Autriche est neutre par représailles de la neutralité de la cour de Berlin pendant la campagne d’Austerlitz. La Russie est trop loin pour arriver à temps sur le champ de manœuvre. L’Angleterre, justement irritée de l’acceptation du Hanovre, sa dépouille, par la cour de Berlin, regarde sans intérêt la lutte. L’armée de Napoléon est émue de ses récents triomphes, des insultes des Prussiens, de l’impatience de sonder enfin sur le champ de bataille cette prestigieuse renommée de la tactique et de l’invincibilité des troupes et des généraux du grand Frédéric. Divisée en sept corps d’armée et commandée par des lieutenants assouplis à la main du maître, Marmont, Bernadotte, Davout, Soult, Lannes, Ney, Augereau, Oudinot, Murat, elle présentait deux cent mille combattants aguerris, attendant à Wurzbourg la présence de Napoléon. Le plan de la campagne conçu par Napoléon à loisir et pertinemment exposé par M. Thiers est la plus lumineuse préface de la bataille.

Le vieux duc de Brunswick est trop illustre par son titre d’élève du grand Frédéric pour qu’on puisse donner un autre généralissime à l’armée prussienne ; il est trop suranné néanmoins, et trop discrédité par son invasion malheureuse de la France et par sa retraite de Champagne en 1792, pour inspirer la confiance à l’armée prussienne ; cette armée de 180 000 hommes mollit sous sa main. La cour de Prusse, enthousiasmée par la beauté et le patriotisme de sa reine, porte plus de jactance que de solidité dans l’armée ; les plans de campagne s’y forment et s’y brisent en un instant ; on consume le temps en conseils de guerre ; on finit par diviser l’armée en deux corps pour satisfaire aux exigences de deux généraux.

Pendant ces hésitations Napoléon s’avance, avec l’unité de direction et la rapidité de marche d’un commandement absolu, à travers la Franconie et la Saxe ; les avant-gardes s’entrechoquent ; le prince Louis de Prusse, le plus chevaleresque des partisans de la guerre à la cour de son frère, tombe mort sous le sabre d’un sous-officier français ; le duc de Brunswick replie l’armée sur Naumbourg, laissant 50 000 hommes sous le prince de Hohenlohe, à Iéna ; Napoléon arrive avec ses masses en vue de la ville. La description de la vallée d’Iéna et des hauteurs étagées où campe l’armée prussienne est un véritable modèle de topographie militaire ; la nuit qui précède la bataille n’est pas moins solennellement décrite.

« La journée du 13 s’était écoulée ; une obscurité profonde enveloppait le champ de bataille. Napoléon avait placé sa tente au centre d’un carré formé par sa garde, et n’avait laissé allumer que quelques feux ; mais l’armée prussienne avait allumé tous les siens. On voyait les feux du prince de Hohenlohe sur toute l’étendue des plateaux, et au fond de l’horizon à droite, sur les hauteurs de Naumbourg, que surmontait le vieux château d’Eckartsberg, ceux de l’armée du duc de Brunswick, devenu tout à coup visible pour Napoléon. Il pensa que, loin de se retirer, toutes les forces prussiennes venaient prendre part à la bataille. Il envoya sur-le-champ de nouveaux ordres aux maréchaux Davout et Bernadotte. Il prescrivit au maréchal Davout de bien garder le pont de Naumbourg, et même de le franchir, s’il était possible, pour tomber sur les derrières des Prussiens, pendant qu’on les combattrait de front. Il ordonna au maréchal Bernadotte, qui était placé en intermédiaire, de concourir au mouvement projeté, soit en se joignant au maréchal Davout s’il était près de celui-ci, soit en se jetant directement sur le flanc des Prussiens s’il avait déjà pris à Dornbourg une position plus rapprochée d’Iéna. Enfin il enjoignit à Murat d’arriver le plus tôt qu’il pourrait avec sa cavalerie. »

Voyez le réveil !

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« Napoléon, debout avant le jour, donnait ses dernières instructions à ses lieutenants et faisait prendre les armes à ses soldats. La nuit était froide, la campagne couverte au loin d’un brouillard épais, comme celui qui enveloppa pendant quelques heures le champ de bataille d’Austerlitz. Escorté par des hommes portant des torches, Napoléon parcourut le front des troupes, parla aux officiers et aux soldats, leur expliqua la position des deux armées, leur démontra que les Prussiens étaient aussi compromis que les Autrichiens l’année précédente ; que, vaincus dans cette journée, ils seraient coupés de l’Elbe et de l’Oder, séparés des Russes, et réduits à livrer aux Français la monarchie prussienne tout entière ; que, dans une telle situation, le corps français qui se laisserait battre ferait échouer les plus vastes desseins et se déshonorerait à jamais. Il les engagea fort à se tenir en garde contre la cavalerie prussienne, et à la recevoir en carré avec leur fermeté ordinaire. Les cris : En avant ! Vive l’Empereur ! accueillirent partout ses paroles. Quoique le brouillard fût épais, à travers son épaisseur même, les avant-postes ennemis aperçurent la lueur des torches, entendirent les cris de joie de nos soldats, et allèrent donner l’alarme au général Tauenzien. »

L’espace que Napoléon cherchait d’abord à conquérir pour y déployer son armée encore à demi cachée derrière les montagnes est balayé avant dix heures du matin. Les manœuvres alors se développent, les charges se croisent, les péripéties de la mêlée se nouent et se dénouent sur mille champs de carnage à la fois. L’armée prussienne, acculée aux monticules derrière Iéna, les gravit en retraite, puis, chargée par la cavalerie irrésistible de Murat, se précipite en déroute comme une avalanche sur la route de la Thuringe. Lisez cette déroute, écrite avec la fougue, la poudre et le sang de la bataille elle-même. L’historien dont la vive imagination a ressuscité sur les lieux ces deux armées n’est plus historien ; il est combattant, soldat, général, peintre de bataille.

« Des soixante-dix mille Prussiens qui avaient paru sur ce champ de bataille, il n’y avait pas un seul corps qui fût entier, pas un seul qui se retirât en ordre. Sur les cent mille Français composant les corps des maréchaux Soult, Lannes, Augereau, Ney, Murat, et la garde, cinquante mille au plus avaient combattu et suffi pour culbuter l’armée prussienne. La plus grande partie de cette armée, frappée d’une sorte de vertige, jetant ses armes, ne connaissant plus ni drapeau ni officiers, courait sur toutes les routes de la Thuringe. Environ douze mille Prussiens et Saxons, morts ou blessés, environ quatre mille Français, morts ou blessés aussi, couvraient la campagne d’Iéna à Weimar. On voyait, étendus sur la terre et en nombre plus qu’ordinaire, une quantité d’officiers prussiens qui avaient noblement payé de leur vie leurs folles passions. Quinze mille prisonniers, deux cents pièces de canon étaient aux mains de nos soldats, ivres de joie. Les obus des Prussiens avaient mis en feu la ville d’Iéna, et, des plateaux où l’on avait combattu, on voyait des colonnes de flammes s’élever du sein de l’obscurité. Les obus des Français sillonnaient la ville de Weimar et la menaçaient d’un sort semblable. Les cris des fugitifs qui la traversaient en courant, le bruit de la cavalerie de Murat qui en parcourait les rues au galop, sabrant sans pitié tout ce qui n’était pas assez prompt à jeter ses armes, avaient rempli d’effroi cette charmante cité, noble asile des lettres, et théâtre paisible du plus beau commerce d’esprit qui fût alors au monde ! À Weimar comme à Iéna, une partie des habitants avaient fui. Les vainqueurs, disposant en maîtres de ces villes presque abandonnées, établissaient leurs magasins et leurs hôpitaux dans les églises et les lieux publics. Napoléon, revenu à Iéna, s’occupait, suivant son usage, de faire ramasser les blessés, et entendait les cris de Vive l’Empereur ! se mêler aux gémissements des mourants. Scènes terribles, dont l’aspect serait intolérable si le génie, si l’héroïsme déployés n’en rachetaient l’horreur, et si la gloire, cette lumière qui embellit tout, ne venait les envelopper de ses rayons éblouissants ! »

Le duc de Brunswick et le vieux Mollendorf, son rival, se réunissent à quelques lieues pour forcer le passage défendu par le corps isolé de Davout. Davout ne combat pas en lieutenant de Napoléon, mais en lieutenant de Léonidas à ces Thermopyles. Il résiste à cent mille hommes avec vingt mille, pour donner à Napoléon le temps d’accourir à une seconde victoire. Cette victoire emporte tout.

« Le duc de Brunswick, en voyant l’opiniâtre résistance des Français, éprouvait un secret désespoir et croyait toucher à la catastrophe dont le pressentiment assiégeait depuis un mois son âme attristée. Ce vieux guerrier, hésitant dans le conseil, jamais au feu, veut se mettre lui-même à la tête des grenadiers prussiens et les conduire à l’assaut de Hassenhausen, en suivant un pli de terrain qui se trouve à côté de la chaussée, et par lequel on peut parvenir plus sûrement au village. Tandis qu’il les exhorte et leur montre le chemin, un biscaïen l’atteint au visage et lui fait une blessure mortelle. On l’emmène, après avoir jeté un mouchoir sur sa figure, pour que l’armée ne reconnaisse pas l’illustre blessé. À cette nouvelle, une noble fureur s’empare de l’état-major prussien. Le respectable Mollendorf ne veut pas survivre à cette journée ; il s’avance, et il est à son tour mortellement frappé. Le roi, les princes se portent au danger comme les derniers des soldats. Le roi a un cheval tué sans quitter le feu. »

La déroute suprême est peinte comme les deux batailles ; la monarchie prussienne est anéantie dans son armée. Napoléon, resté à Iéna, hésite à croire à ce second et complet triomphe de sa fortune. Davout aurait mérité dans l’antiquité le nom de Prussique, comme Scipion celui d’Africain. La campagne est à Napoléon, la victoire est à Davout ; l’historien ici est juste. Ce général égale et souvent surpasse son maître ; il ne lui manque que le commandement suprême, qui attribue la gloire à celui pour qui meurent ou triomphent ses lieutenants.

M. Thiers rétablit partout dans le reste de cette histoire l’équilibre et même la supériorité fréquente du génie des campagnes en faveur de Davout.

VI

On marche sur Berlin.

Une anecdote heureusement placée interrompt ici la sévérité du récit épique.

« Après avoir laissé prendre un peu d’avance à ses corps d’armée, Napoléon partit, le 24 octobre, pour se rendre à Potsdam. Faisant la route à cheval, il fut surpris par un orage violent, bien que le temps n’eût cessé d’être fort beau depuis le commencement de la campagne. Ce n’était pas sa coutume de s’arrêter pour un tel motif ; cependant on lui offrit de s’abriter dans une maison située au milieu des bois et appartenant à un officier des chasses de la cour de Saxe. Il accepta cette offre. Quelques femmes qui, d’après leur langage et leurs vêtements, paraissaient être des personnes d’un rang élevé, reçurent autour d’un grand feu ce groupe d’officiers français que, par crainte autant que par politesse, on se serait bien gardé de mal accueillir. Elles semblaient ignorer quel était le principal de ces officiers, autour duquel les autres se rangeaient avec respect, lorsque l’une d’elles, jeune encore, saisie d’une vive émotion, s’écria : “Voilà l’Empereur ! — Comment me connaissez-vous ? lui dit sèchement Napoléon. — Sire, lui répondit-elle, je me trouvais avec Votre Majesté en Égypte. — Et que faisiez-vous en Égypte ? — J’étais l’épouse d’un officier qui est mort à votre service. J’ai depuis demandé une pension pour moi et pour mon fils, mais j’étais étrangère, je n’ai pu l’obtenir, et je suis venue chez la maîtresse de cette demeure, qui a bien voulu m’accueillir et me confier l’éducation de ses enfants.” Le visage d’abord sévère de Napoléon, mécontent d’être reconnu, s’était tout à coup adouci. “Eh bien, madame, lui dit-il, vous aurez une pension, et quant à votre fils, je me charge de son éducation.”

« Le soir même il voulut revêtir de sa signature l’une et l’autre de ces résolutions, et dit en souriant : “Je n’avais jamais eu d’aventure dans une forêt, à la suite d’un orage ; en voilà une et des meilleures.”

« Il arriva le 25 octobre au soir à Potsdam. Aussitôt il se mit à visiter la retraite du grand capitaine, du grand roi, qui s’appelait le philosophe de Sans-Souci, et avec quelque raison, car il sembla porter le poids de l’épée et du sceptre avec une indifférence railleuse, se moquant de toutes les cours de l’Europe, on oserait même ajouter de ses peuples, s’il n’avait mis tant de soin à les bien gouverner. Napoléon parcourut le grand et le petit palais de Potsdam, se fit montrer les œuvres de Frédéric, toutes chargées des notes de Voltaire, chercha dans sa bibliothèque à reconnaître de quelles lectures se nourrissait ce grand esprit, puis alla voir dans l’église de Potsdam le modeste réduit où repose le fondateur de la Prusse. On conservait à Potsdam l’épée de Frédéric, sa ceinture, son cordon de l’Aigle-Noir. Napoléon les saisit en s’écriant : “Voilà un beau présent pour les Invalides, surtout pour ceux qui ont fait partie de l’armée de Hanovre. Ils seront heureux, sans doute, quand ils verront en notre pouvoir l’épée de celui qui les vainquit à Rosbach ! ”

« Napoléon, s’emparant avec tant de respect de ces précieuses reliques, n’offensait assurément ni Frédéric ni la nation prussienne ; mais combien est extraordinaire, digne de méditation, l’enchaînement mystérieux qui lie, confond, sépare ou rapproche les choses de ce monde ! Frédéric et Napoléon se rencontraient ici d’une manière bien étrange ! Ce roi philosophe, qui, sans qu’il s’en doutât, s’était fait, du haut du trône, l’un des promoteurs de la Révolution française, couché maintenant dans son cercueil, recevait la visite du général de cette Révolution, devenu empereur, conquérant de Berlin et de Potsdam ! Le vainqueur de Rosbach recevait la visite du vainqueur d’Iéna. Quel spectacle ! »

VII

Le style, dans cette anecdote familière et dans cette réflexion philosophique, n’est pas à la hauteur de l’événement ; mais la réflexion est si sensée qu’on oublie l’insuffisance du style. La Révolution, en effet, rebroussant sa route de Paris à Berlin, semblait venir remonter à Berlin à une de ses sources ; mais ce prétendu reflux de la Révolution sur Berlin n’était qu’une illusion ; un esprit aussi net que celui de M. Thiers, quand il est désintéressé, devait le comprendre. Ce n’était pas la Révolution qui entrait avec les armées françaises à Potsdam, c’était la contre-révolution. Napoléon n’était pas le soldat de la Révolution, il en était la réaction personnifiée dans un grand soldat ; entre la Révolution et lui il y avait la différence du sabre à l’idée, mais c’est la faiblesse de situation ou de jugement de M. Thiers de confondre toujours le missionnaire armé du despotisme avec le missionnaire de la liberté. Cela peut être un ingénieux paradoxe au service de ceux qui veulent glorifier à la fois la France sous deux formes : la force et l’idée ; mais cela ne sera jamais une vérité historique. Il ne faut pas laisser ce sophisme à nos neveux.

VIII

En un mois la monarchie prussienne avait cessé d’exister avec son armée ; prodigieuse faiblesse des États purement militaires ! M. Thiers en résume parfaitement la raison.

« Quant aux Prussiens, si on veut avoir le secret de cette déroute inouïe, après laquelle les armées et les places se rendaient à la sommation de quelques hussards ou de quelques compagnies d’infanterie légère, on le trouvera dans la démoralisation qui suit ordinairement une présomption folle. Après avoir nié, non pas les victoires des Français, qui n’étaient pas niables, mais leur supériorité militaire, les Prussiens en furent tellement saisis, à la première rencontre, qu’ils ne crurent plus la résistance possible et s’enfuirent en jetant leurs armes. Ils furent atterrés, et l’Europe le fut avec eux. Elle frémit tout entière après Iéna, plus encore qu’après Austerlitz, car après Austerlitz la confiance dans l’armée prussienne restait du moins aux ennemis de la France. Après Iéna, le continent entier semblait appartenir à l’armée française. Les soldats du grand Frédéric avaient été la dernière ressource de l’envie : ces soldats vaincus, il ne restait à l’envie que cette autre ressource, la seule, hélas ! qui ne lui manque jamais, de prédire les fautes d’un génie désormais irrésistible, de prétendre qu’à de tels succès aucune raison humaine ne pourrait tenir ; et il est malheureusement vrai que le génie, après avoir désespéré l’envie par ses succès, se charge lui-même de la consoler par ses fautes. »

IX

Maître de la monarchie prussienne, sûr de l’immobilité de la Russie, de la tolérance forcée de l’Autriche, de la complaisance de l’Espagne, de l’obéissance de la Hollande, Napoléon rêve à Berlin le blocus du continent contre l’Angleterre, qu’il veut étouffer dans son île par l’écoulement refoulé de ses produits sur ses manufactures. Impuissant à la guerre des boulets contre elle, il lui déclare la guerre de l’argent, la ruine commerciale au lieu de la dévastation par les armes ; pensée gigantesque qui aurait exigé pour être accomplie la possession incontestée du continent tout entier, et qui, pour tuer le commerce d’une île, tuait d’abord le commerce du continent lui-même. C’était une violence contre la nature des choses qui ne pouvait, comme toutes les violences de cette nature, aboutir qu’à l’impuissance et à la ruine de la France.

X

La campagne de 1807 en Pologne contre les restes des Prussiens et contre les Russes est une étude d’un vif intérêt pour les militaires, étude trop savante et trop détaillée peut-être pour le commun des lecteurs. C’est un manuel d’état-major plus qu’un livre de bibliothèque. Mais la bataille d’Eylau, qui termine ce vingt-cinquième livre, le relève à la hauteur de l’épopée. L’historien ici est surtout grand paysagiste.

« Depuis qu’on avait débouché sur Eylau le pays se montrait uni et découvert. La petite ville d’Eylau, située sur une légère éminence et surmontée d’une flèche gothique, était le seul point saillant du terrain. À droite de l’église, le sol, s’abaissant quelque peu, présentait un cimetière. En face il se relevait sensiblement, et, sur ce relèvement marqué de quelques mamelons, on apercevait les Russes en masse profonde. Plusieurs lacs, pourvus d’eau au printemps, desséchés en été, gelés en hiver, actuellement effacés par la neige, ne se distinguaient en aucune manière du reste de la plaine. À peine quelques granges réunies en hameaux, et des lignes de barrière servant à parquer le bétail, formaient-elles un point d’appui ou un obstacle sur ce morne champ de bataille. Un ciel gris, fondant par intervalles en une neige épaisse ajoutait sa tristesse à celle des lieux, tristesse qui saisit les yeux et les cœurs dès que la naissance du jour, très tardive en cette saison, eut rendu les objets visibles.

« Les Russes étaient rangés sur deux lignes fort rapprochées l’une de l’autre, leur front couvert par trois cents bouches à feu, qui avaient été disposées sur les parties saillantes du terrain. En arrière, deux colonnes serrées, appuyant comme deux arcs-boutants cette double ligne de bataille, semblaient destinées à la soutenir et à l’empêcher de plier sous le choc des Français. Une forte réserve d’artillerie était placée à quelque distance. La cavalerie se trouvait partie en arrière, partie sur les ailes. Les Cosaques, ordinairement dispersés, tenaient cette fois au corps même de l’armée. Il était évident qu’à l’énergie, à la dextérité des Français, les Russes avaient voulu, sur ce terrain découvert, opposer une masse compacte, défendue sur son front par une nombreuse artillerie, fortement étayée par derrière, une véritable muraille enfin, lançant une pluie de feu. Napoléon, à cheval dès la pointe du jour, s’était établi de sa personne dans le cimetière à la droite d’Eylau. Là, protégé à peine par quelques arbres, il voyait parfaitement la position des Russes, lesquels, déjà en bataille, avaient ouvert le feu par une canonnade qui devenait à chaque instant plus vive. On pouvait prévoir que le canon serait l’arme de cette journée terrible. »

XI

L’immense carnage de ce champ de bataille disputé aux frimas, aux extrémités de la Sarmatie, entre l’armée française épuisée de sang et l’armée russe brillant de se venger de la défaite d’Austerlitz, est une des scènes les plus tragiques dont l’histoire puisse consterner l’humanité. Le corps d’armée d’Augereau reste presque tout entier dans la neige, écrasé par les batteries russes. Le reste de cette armée se replie en ordre sur le cimetière d’Eylau, comme pour se grouper et pour mourir autour de son empereur.

« Tout à coup, dit l’historien, la neige, ayant cessé de tomber, permit d’apercevoir ce douloureux spectacle. Sur six ou sept mille combattants, quatre mille environ, morts ou blessés, jonchaient la terre. Augereau, atteint lui-même d’une blessure, plus touché au reste du désastre de son corps d’armée que du péril, fut porté dans le cimetière d’Eylau, aux pieds de Napoléon, auquel il se plaignit, non sans amertume, de n’avoir pas été secouru à temps ; une morne tristesse régnait sur les visages dans l’état-major impérial. Napoléon, calme et ferme, imposant aux autres l’impassibilité qu’il s’imposait à lui-même, adressa quelques paroles de consolation à Augereau, puis il le renvoya sur les derrières, et prit ses mesures pour réparer le dommage. Lançant d’abord les chasseurs de sa garde, et quelques escadrons de dragons qui étaient à sa portée, pour ramener la cavalerie ennemie, il fit appeler Murat, et lui ordonna de tenter un effort décisif sur la ligne d’infanterie qui formait le centre de l’armée russe, et qui, profitant du désastre d’Augereau, commençait à se porter en avant. Au premier ordre, Murat était accouru au galop. — “Eh bien, lui dit Napoléon, nous laisseras-tu dévorer par ces gens-là ? ” Alors il prescrivit à cet héroïque chef de sa cavalerie de réunir les chasseurs, les dragons, les cuirassiers, et de se jeter sur les Russes avec quatre-vingts escadrons, pour essayer tout ce que pouvait l’élan d’une pareille masse d’hommes à cheval, chargeant avec fureur une infanterie réputée inébranlable. La cavalerie de la garde fut portée en avant, prête à joindre son choc à celui de la cavalerie de l’armée. Le moment était critique, car si l’infanterie russe n’était pas arrêtée, elle allait aborder le cimetière, centre de la position, et Napoléon n’avait pour le défendre que les six bataillons à pied de la garde impériale.

« Murat part au galop, réunit ses escadrons, puis les fait passer entre le cimetière et Rothenen, à travers ce même débouché par lequel le corps d’Augereau avait déjà marché à une destruction presque certaine. Les dragons du général Grouchy chargent les premiers, pour déblayer le terrain et en écarter la cavalerie ennemie. Ce brave officier, renversé sous son cheval, se relève, se met à la tête de sa seconde brigade, et réussit à disperser les groupes de cavaliers qui précédaient l’infanterie russe. Mais pour renverser celle-ci, il ne faut pas moins que les gros escadrons vêtus de fer du général d’Hautpoul. Cet officier, qui se distinguait par une habileté consommée dans l’art de manier une cavalerie nombreuse, se présente avec vingt-quatre escadrons de cuirassiers, que suit toute la masse des dragons. Ces cuirassiers, rangés sur plusieurs lignes, s’ébranlent et se précipitent sur les baïonnettes russes. Les premières lignes, arrêtées par le feu, ne pénètrent pas, et, se repliant à droite et à gauche, viennent se reformer derrière celles qui les suivent, pour charger de nouveau. Enfin, l’une d’elles, lancée avec plus de violence, renverse sur un point l’infanterie ennemie, et y ouvre une brèche à travers laquelle cuirassiers et dragons pénètrent à l’envi les uns des autres.

« Comme un fleuve qui a commencé à percer une digue l’emporte bientôt tout entière, la masse de nos escadrons, ayant une fois entamé l’infanterie des Russes, achève en peu d’instants de renverser leur première ligne. Nos cavaliers se dispersent alors pour sabrer. Une affreuse mêlée s’engage entre eux et les fantassins russes. Ils vont, viennent, et frappent de tous côtés ces fantassins opiniâtres. Tandis que la première ligne d’infanterie est ainsi culbutée et hachée, la seconde se replie à un bois, qui se voyait au fond du champ de bataille. Il restait là une dernière réserve d’artillerie. Les Russes la mettent en batterie et tirent confusément sur leurs soldats et sur les nôtres, s’inquiétant peu de mitrailler amis et ennemis, pourvu qu’ils se débarrassent de nos redoutables cavaliers. Le général d’Hautpoul est frappé à mort par un biscaïen.

« Pendant que notre cavalerie est ainsi aux prises avec la seconde ligne de l’infanterie russe, quelques parties de la première se relèvent çà et là pour tirer encore. À cette vue, les grenadiers à cheval de la garde, conduits par le général Lepic, l’un des héros de l’armée, s’élancent à leur tour pour seconder les efforts de Murat. Ils partent au galop, chargent les groupes d’infanterie qu’ils aperçoivent debout, et, parcourant le terrain en tous sens, complètent la destruction du centre de l’armée russe, dont les débris achèvent de s’enfuir vers les bouquets de bois qui lui ont servi d’asile.

« Durant cette scène de confusion, un tronçon détaché de cette vaste ligne d’infanterie s’était avancé jusqu’au cimetière même. »

La garde se précipite et sauve son empereur ; le champ de bataille, à la fin de cette courte journée d’hiver, reste indivis entre les vivants et les morts. Soixante mille cadavres ou blessés jonchent la neige ; les Russes se retirent un peu plus loin dans la nuit, plutôt pour attirer Napoléon que pour lui céder la victoire ; la victoire n’est à personne cette fois qu’à la mort. Jamais victoire ne fut plus près d’une défaite.

Napoléon ressaisit la victoire sur le Niémen, l’été suivant. La bataille savante de Friedland lui rend son ascendant sur le jeune empereur de Russie, Alexandre. L’entrevue de Tilsitt entre ce jeune prince et Napoléon est racontée avec complaisance et avec charme par M. Thiers. La diplomatie se mêle à l’adulation des deux côtés ; on se sacrifie l’Angleterre, on se partage en secret le monde européen ; le génie grec dans l’empereur Alexandre et le génie italien dans l’empereur Napoléon luttent de souplesse et de séduction après avoir lutté d’héroïsme. La Turquie est impolitiquement livrée par Napoléon à l’ambition moscovite, la Suède lui est offerte en hommage. L’alliance est scellée par ces promesses mutuelles ; la Prusse presque entière est abandonnée par son dernier allié Alexandre au vainqueur d’Iéna ; elle a mérité son sort par la duplicité de sa diplomatie depuis qu’elle existe ; mais Napoléon traite avec dédain son héroïque et belle reine, que la fortune amène en larmes à Tilsitt. Il ne discute plus, il impose à la Russie, devenue sa complice, et à la Prusse vaincue, des traités qui lui livrent le continent tout entier, à l’exception de ce qui reste à l’Autriche.

M. Thiers blâme ici avec raison son héros d’avoir fait trop ou trop peu pour la Prusse ; il était plus logique et plus sûr, selon nous, de l’effacer tout entière de la carte de l’Allemagne et de la Pologne que de la laisser, mécontente et infidèle, couver d’implacables ressentiments. Génie audacieux et sûr dans la guerre, génie hésitant et timide dans les congrès, Napoléon, ici comme partout, n’a que des demi-résultats après de complètes victoires. La diplomatie manquait complétement à sa nature.

XII

À peine rentré en France il se repent de n’avoir ni anéanti la Prusse ni reconstitué la Pologne ; il se fie à l’alliance ambitieuse du jeune empereur de Russie, à l’alliance humiliée de la Prusse, à l’alliance mal désarmée de l’Autriche ; ses pensées grandissent vers le Midi plus que sa base dans le Nord ; il laisse l’élite de ses forces de la Vistule au Rhin et il forme des armées équivoques destinées éventuellement contre l’Espagne et le Portugal. Il lui faut des trônes pour toutes les ambitions de sa famille ; il veut que tout le midi du continent appartienne à une seule dynastie composée d’une confédération de couronnes : le monde bourbonien doit devenir le monde napoléonien. Ce n’est plus de la diplomatie raisonnée d’un homme d’État, c’est le songe d’un favori de la fortune. L’homme habile qu’il a chargé d’éclairer et de modérer ses négociations, M. de Talleyrand, cherche en vain à l’éclairer ; il s’irrite contre la raison, il fait des traités avec l’Espagne et il les brise le lendemain. L’historien, ici dominé par la puissance de la vérité, renonce enfin à flatter son héros ; il se contente de le peindre, il le donne en spectacle et on peut dire même en scandale à la justice de l’histoire. Le récit des embûches dressées en Espagne au malheureux roi Charles IV et à ses fils, l’astuce avec laquelle Napoléon attire cette cour à Bayonne et où il détrône le père par le fils, le fils par le père, est d’une implacable sévérité. La conscience reprend ses droits ; c’est un des crimes historiques les plus fortement burinés par un écrivain contre un maître du monde. La tragédie ne suffit pas ici pour fournir les couleurs au tableau, la comédie lui en prête ; Molière, Beaumarchais, Machiavel, Tacite semblent forcés de se réunir dans ces ténébreuses journées de Bayonne pour peindre un rôle où l’intrigue, l’hypocrisie, la violence et la trahison surpassent Alexandre VI, Tartufe et César dans un même acte diplomatique. M. Thiers n’a manqué ici à aucun des rigoureux devoirs du moraliste. Le jugement est d’autant plus convainquant pour le lecteur qu’au lieu d’être écrit en phrases il est écrit en actes. M. Thiers le résume cependant lui-même en une réflexion courte, mais expressive.

« Napoléon fut entraîné ainsi, dit-il, de la ruse à la fourberie ; il ajoute à son nom la seconde des deux taches qui ternissent sa gloire (Vincennes et Bayonne). Il lui restait pour l’absoudre le bien à faire à l’Espagne et par l’Espagne à la France. » (Comme si on pouvait jamais s’absoudre du sang innocent et du larcin d’un peuple par les avantages résultant d’un attentat et d’une perfidie !) « La Providence, poursuit M. Thiers, ne lui réservait pas même ce moyen de se laver d’une perfidie indigne de son caractère. Mais ne devançons pas la justice des temps ; les récits qui vont suivre montreront bientôt cette justice redoutable sortant des événements eux-mêmes et punissant le génie qui n’est pas plus dispensé que la médiocrité elle-même de loyauté et de bon sens ! »

XIII

L’expression ici même est encore faible dans sa justice, car la médiocrité serait plutôt une excuse de la déloyauté que le génie ; le génie n’est pas une excuse, il est une aggravation de tous les crimes ; car le génie est une lumière et une force ; il lui est moins permis de s’aveugler et de faiblir qu’à la médiocrité, qui est une obscurité et une faiblesse. Il faut à chaque instant dans cette histoire redresser le sens moral qui est dans l’intention de la phrase et qui trébuche sous le mot ; on sent qu’il en coûte trop à l’écrivain de faire justice tout entière, et qu’il réserve toujours une indulgence à la victoire et une amnistie au bonheur.

Quoi qu’il en soit, ce huitième volume de M. Thiers restera dans toutes les langues le plus beau volume de l’histoire moderne d’Espagne et de France. L’indignation rendit à un peuple en décadence l’énergie qui retrempe les nationalités, et la victoire du droit national qui fait triompher l’âme et le sol d’un peuple des embûches des diplomates et des armées des conquérants.

XIV

Rien n’était si impolitique que cette diversion inutile et insensée des forces de la France en Espagne et en Portugal pour asseoir un frère et un lieutenant de Napoléon à Madrid et à Lisbonne, pendant que la Russie, l’Autriche, la Prusse humiliée se concertaient sourdement en Allemagne pour recouvrer ce que les campagnes incomplètes d’Austerlitz, d’Iéna, d’Eylau, de Friedland leur avaient ravi. M. Thiers le démontre avec une irréfragable autorité de chiffres dans la savante décomposition des armées de Napoléon transportées avec d’immenses déperditions de forces et de finances du Nord au Midi, et du Midi au Nord.

Pendant que le Portugal et l’Espagne dévorent ces quatre cent mille Français livrés à des lieutenants sans autorité et sans unité dans ces conquêtes, l’Autriche arme, la Prusse gémit, la Russie exige l’accomplissement des concessions ambitieuses au prix desquelles l’empereur Alexandre a signé le traité de Tilsitt ; cet empereur veut la Turquie en retour de l’Espagne accordée à son allié Napoléon. Celui-ci recule devant la grandeur de la concession ; il espère séduire et retenir une seconde fois Alexandre par les blandices de l’ambition excitée et non satisfaite ; il court à Erfurt, il s’y rencontre avec Alexandre, il y négocie lui-même au milieu de la gloire et des fêtes ; il accorde quelques satisfactions d’amour-propre, de vanité, de situation à son jeune antagoniste ; il espère l’avoir rivé à sa politique ; il n’a fait que l’humilier et le dépopulariser en Russie.

Il revient en Espagne ; sa présence n’y produit qu’une seconde impulsion de ses armées vers Madrid. Il en est rappelé aussi soudainement qu’il y avait couru par l’explosion des préparatifs de l’Autriche. L’ambiguïté des préparatifs de la Russie accroît ses mesures et les précipite ; l’élite de ses troupes, rappelée d’Espagne et remplacée là par de nouvelles levées, traverse de nouveau la France et le Rhin. Il renouvelle à Ratisbonne et à Eckmühl les manœuvres moins triomphantes qui précédèrent Austerlitz. L’armée autrichienne de l’archiduc Charles, coupée et tronçonnée par ces manœuvres, est forcée de s’abriter sur la rive gauche du Danube et de découvrir Vienne. Il y entre ; il tente le passage du Danube en face de l’archiduc Charles et livre la bataille d’Essling.

Ici M. Thiers rentre dans sa nature ; il manœuvre, il décrit en tacticien, il combat avec une supériorité de lumière, de feu, qui ne laisse ni une pensée des généraux, ni un général, ni un soldat, ni une goutte de sang, ni un accident du fleuve ou du terrain dans l’ombre ; c’est une inondation de clarté sur quatre cent mille combattants sortant des ténèbres de la nuit pour s’entrechoquer au bord du Danube. La bataille commencée, interrompue, reprise trois fois avec un courage indomptable, mais avec une imprévoyance fatale, est trois fois suspendue par la crue des eaux du Danube et par la rupture des ponts. Tout autre général que celui qui n’avait pas de juge y aurait laissé sa réputation et compromis sa tête. Combattre avec la moitié de son armée pendant que l’autre moitié risque d’être coupée du champ de bataille avant de l’atteindre, et compromettre ainsi les deux moitiés à la fois, est une opération qui ne peut être excusée que par la toute-puissance. Si Mack ou le prince Charles avaient commis une telle témérité, et que cette témérité eût été punie par la perte de vingt mille hommes laissés, en se retirant, sur le champ de bataille, de quel blâme implacable et mérité les historiens n’auraient-ils pas stigmatisé une telle faute ? Ils appellent victoire dans Napoléon ce qu’ils auraient appelé désastre dans ses rivaux. Ses plus braves généraux restent sur le champ de carnage ; la nuit seule couvre le repliement des troupes aventurées et inégales vers le bord du fleuve ; les boulets des Autrichiens les écrasent au hasard dans l’obscurité.

« On n’entend au milieu de la canonnade que ce cri des officiers : Serrez les rangs ! Il n’y a plus, en effet, que cette manœuvre à exécuter jusqu’à la nuit, car il est impossible, soit d’éloigner l’ennemi, soit de le fuir par le pont qui conduit à l’île de Lobau. Cette retraite par une seule issue ne peut s’opérer qu’à la faveur de l’obscurité, et dans le mois de mai il faut attendre plusieurs heures encore les ténèbres salutaires qui doivent favoriser notre départ.

« Napoléon n’avait cessé, pendant la journée, de se tenir dans l’angle que décrivait notre ligne d’Aspern à Essling, d’Essling au fleuve, et où passaient tant de boulets. On l’avait pressé plusieurs fois de mettre à l’abri une vie de laquelle dépendait la vie de tous. Il ne l’avait pas voulu tant qu’il avait pu craindre une nouvelle attaque. Maintenant que l’ennemi, épuisé, se bornait à une canonnade, il résolut de reconnaître de ses yeux l’île de Lobau, d’y choisir le meilleur emplacement pour l’armée, d’y faire en un mot toutes les dispositions de retraite. Certain de la possession d’Essling, que les débris de la division Boudet et les fusiliers occupaient, il fit demander à Masséna s’il pouvait compter sur la possession d’Aspern, car, tant que ces deux points d’appui nous restaient, la retraite de l’armée était assurée. L’officier d’état-major César de Laville, envoyé à Masséna, le trouva assis sur des décombres, harassé de fatigue, les yeux enflammés, mais toujours plein de la même énergie. Il lui transmit son message, et Masséna, se levant, lui répondit avec un accent extraordinaire : “Allez dire à l’Empereur que je tiendrai deux heures, six, vingt-quatre s’il le faut, tant que cela sera nécessaire au salut de l’armée.”

« Napoléon, tranquillisé pour ces deux points, se dirigea sur-le-champ vers l’île de Lobau, en faisant dire à Masséna, à Bessières, à Berthier, de le venir joindre dès qu’ils pourraient quitter le poste confié à leur garde, afin de concerter la retraite qui devait s’opérer dans la nuit. Il courut au petit bras, lequel coulait entre la rive gauche et l’île de Lobau. Ce petit bras était devenu lui-même une grande rivière, et des moulins lancés par l’ennemi avaient plusieurs fois mis en péril le pont qui servait à le traverser. L’aspect de ses bords avait de quoi navrer le cœur. De longues files de blessés, les uns se traînant comme ils pouvaient, les autres placés sur les bras des soldats, ou déposés à terre en attendant qu’on les transportât dans l’île de Lobau, des cavaliers démontés jetant leurs cuirasses pour marcher plus aisément, une foule de chevaux blessés se portant instinctivement vers le fleuve pour se désaltérer dans ses eaux et s’embarrassant dans les cordages du pont jusqu’à devenir un danger, des centaines de voitures d’artillerie à moitié brisées, une indicible confusion et de douloureux gémissements, telle était la scène qui s’offrait et qui saisit Napoléon. Il descendit de cheval, prit de l’eau dans ses mains pour se rafraîchir le visage, et puis, apercevant une litière faite de branches d’arbres, sur laquelle gisait Lannes qu’on venait d’amputer, il courut à lui, le serra dans ses bras, lui exprima l’espérance de le conserver, et le trouva, quoique toujours héroïque, vivement affecté de se voir arrêté sitôt dans cette carrière de gloire. “Vous allez perdre, lui dit Lannes, celui qui fut votre meilleur ami et votre fidèle compagnon d’armes. Vivez, et sauvez l’armée ! ”

« La malveillance, qui commençait à se déchaîner contre Napoléon, et qu’il n’avait, hélas ! que trop provoquée, répandit alors le bruit de prétendus reproches que Lannes lui aurait adressés en mourant. Il n’en fut rien cependant. Lannes reçut avec une sorte de satisfaction convulsive les étreintes de son maître, et exprima sa douleur sans y mêler aucune parole amère. Il n’en était pas besoin : un seul de ses regards rappelant ce qu’il avait dit tant de fois sur le danger de guerres incessantes, le spectacle de ses deux jambes brisées, la mort d’un autre héros d’Italie, Saint-Hilaire, frappé dans la journée, l’horrible hécatombe de quarante à cinquante mille hommes couchés à terre, n’étaient-ce pas là autant de reproches assez cruels, assez faciles à comprendre ?

« Napoléon, après avoir serré Lannes dans ses bras, et se disant certainement à lui-même ce que le héros mourant ne lui avait pas dit, car le génie qui a commis des fautes est son juge le plus sévère, Napoléon remonta à cheval et voulut profiter de ce qui lui restait de jour pour visiter l’île de Lobau et arrêter ses dispositions de retraite. Après avoir parcouru l’île dans tous les sens, avoir examiné de ses propres yeux les divers bras du Danube, qui, changés en véritables bras de mer, roulaient les débris des rives supérieures, il acquit la conviction que l’armée trouverait dans l’île de Lobau un camp retranché où elle serait inexpugnable et où elle pourrait s’abriter deux ou trois jours, en attendant que le pont sur le grand bras du Danube fût rétabli. »

L’esprit de l’armée était surpris, troublé, abattu.

Alexandre eut le même accident après la même imprudence au passage de l’Indus, mais ses historiens n’inscrivirent pas son désastre au nombre de ses victoires. Essling compte parmi les victoires de Napoléon. M. Thiers lui confirme ce nom : c’est une flatterie. L’armée française ne fut jamais plus héroïque, mais son chef y fut vaincu par sa propre imprévoyance.

XV

Le conseil de guerre tenu pendant la nuit au milieu de l’île de Lobau, refuge incertain, à la lueur des éclairs des batteries autrichiennes et sous la pluie des boulets ennemis, est une page épique sous la plume de l’historien.

« Le maréchal Masséna s’y était transporté dès qu’il avait cru pouvoir confier la garde d’Aspern à ses lieutenants. Le maréchal Bessières, le major général Berthier, quelques chefs de corps, le maréchal Davout, venu en bateau de la rive droite, étaient réunis à ce rendez-vous assigné au bord du Danube, au milieu des débris de cette sinistre journée. Là on tint un conseil de guerre. Napoléon n’avait pas pour habitude d’assembler de ces sortes de conseils, dans lesquels un esprit incertain cherche, sans les trouver, des résolutions qu’il ne sait pas prendre lui-même. Cette fois il avait besoin, non pas de demander un avis à ses lieutenants, mais de leur en donner un, de les remplir de sa pensée, de relever l’âme de ceux qui étaient ébranlés, et il est certain que, quoique leur courage de soldat fût inébranlable, leur esprit n’embrassait pas assez les difficultés et les ressources de la situation pour n’être pas à quelques degrés surpris, troublé, abattu. Le caractère qui fait supporter les revers est plus rare que l’héroïsme qui fait braver la mort.

« Napoléon, calme, confiant, car il voyait dans ce qui était arrivé un pur accident qui n’avait rien d’irréparable, provoqua les officiers présents à dire leur avis. En écoutant les discours tenus devant lui, il put se convaincre que ces deux journées avaient produit une forte impression, et que quelques-uns de ses lieutenants étaient partisans de la résolution de repasser tout de suite, non seulement le petit bras, afin de se retirer dans l’île de Lobau, mais aussi le grand bras, afin de se réunir le plus tôt possible au reste de l’armée, au risque de perdre tous les canons, tous les chevaux de l’artillerie et de la cavalerie, douze ou quinze mille blessés, enfin l’honneur des armes.

« À peine une telle pensée s’était-elle laissé entrevoir que Napoléon, prenant la parole avec l’autorité qui lui appartenait et avec la confiance, non pas feinte, mais sincère, que lui inspirait l’étendue de ses ressources, exposa ainsi la situation. “La journée avait été rude, disait-il, mais elle ne pouvait pas être considérée comme une défaite, puisqu’on avait conservé le champ de bataille, et c’était une merveille de se retirer sains et saufs après une pareille lutte, soutenue avec un immense fleuve à dos, et avec ses ponts détruits. Quant aux blessés et aux morts, la perte était grande, plus grande qu’aucune de celles que nous avions essuyées dans nos longues guerres, mais celle de l’ennemi avait dû être d’un tiers plus forte.” »

XVI

Quelques semaines après, la bataille de Wagram, répétition identique, mais plus heureuse, de la bataille d’Essling sur le même champ de bataille, répara ce revers par un triomphe chèrement conquis.

Napoléon se hâte alors, comme à son ordinaire, de saisir dans un traité les fruits de la campagne au moment où il était impuissant à la poursuivre plus avant. L’Autriche, qui cède toujours pour revenir toujours sur ce qu’elle a cédé, ne marchande ni les concessions ni l’honneur. Napoléon songeait déjà à lui demander la plus personnelle de ses concessions : une épouse impériale du sang des Césars d’Allemagne pour s’apparenter au passé, ce prestige des monarchies. Il préméditait la répudiation de Joséphine ; elle ne pouvait lui donner rien de ce qui lui manquait désormais pour l’empire d’Occident : ni une filiation royale pour ses descendants, ni une perpétuité de son nom sur le trône. Le trente-septième livre, où M. Thiers raconte ce divorce, jette l’intérêt d’un drame de famille au milieu du drame militaire qui embrase l’Europe. Le cœur humain ne perd jamais ses droits dans l’histoire : quand l’intérêt descend de la tête dans le cœur, l’historien mêle heureusement quelques larmes de femmes à tout ce sang qui n’excite qu’une pitié abstraite dans l’âme des lecteurs. M. Thiers a montré dans ces pages qu’il pouvait attendrir au besoin ; son style, très souvent technique, s’élève jusqu’au diapason de la fibre du cœur humain, qui se déchire sous la pourpre avec les mêmes gémissements que sous la bure. Les scènes de Fontainebleau, entre Napoléon, Joséphine et ses enfants, ont des accents domestiques qui se mêlent, avec un pathétique contraste, à la solennité des négociations et des victoires. L’écrivain monte et descend avec le sujet, jamais au-dessus, il est vrai, mais toujours au niveau de l’événement public ou familier qu’il retrace.

XVII

La déplorable guerre d’Espagne occupe avec un bien pâle intérêt tout le douzième volume de cette histoire ; on assiste avec tristesse et sans aucune espérance à cette obstination meurtrière d’une mauvaise et fausse pensée, qui, pour donner satisfaction à l’orgueil d’un homme, sacrifie un million d’hommes dans des guerres et dans des assassinats d’un peuple par un autre peuple. Napoléon y perd une à une les renommées de ses lieutenants, ses finances et ses armées. M. Thiers, ici aussi sévère que le destin, prend en pitié l’homme politique et commence à douter du génie au spectacle de tant de démence.

Mais ce génie en démence se révèle tout à coup à de bien plus vastes proportions par l’expédition de Russie en 1811. M. Thiers, qui cherche ici la raison dans la folie, croit trouver les motifs de cette invasion inverse du Nord par le Midi dans l’inobservation du système de blocus continental par la Russie. Nous croyons qu’il se trompe ; l’objet aurait été trop disproportionné à l’action. Ce n’était pas un intérêt économique, c’était un orgueil qui pouvait seul jeter ainsi la moitié d’un continent contre l’autre : le rêve de l’empire d’Occident partagé entre Alexandre et Napoléon était devenu le rêve de l’empire napoléonien unique. À l’exception de la guerre d’Espagne, lèpre systématique qui rongeait la force militaire de la France, le moment était assez bien choisi par Napoléon pour accomplir ce rêve. La Prusse était asservie ; l’Autriche avait donné à Napoléon dans sa fille, la jeune impératrice Marie-Louise, un gage de déférence et d’alliance qui paraissait irrévocable ; l’Italie était un auxiliaire, frémissant, mais obéissant, de son trésor et de son recrutement ; l’Allemagne était une confédération armée à ses ordres ; il pouvait entraîner toutes ces puissances dans une coalition apparente contre la Russie. Cette coalition de l’Allemagne contre la Russie était un suicide, puisque l’Allemagne allait ainsi anéantir le seul appui indépendant qu’elle pouvait espérer de retrouver un jour contre l’omnipotence de son oppresseur Napoléon ; mais il était si fort des souvenirs d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, qu’il pouvait tout commander à l’Allemagne, même le suicide.

XVIII

Le récit des préparatifs et de la campagne de Russie rend ici à l’historien de l’Empire toutes les qualités spécialement techniques et militaires de son style ; il rassemble une à une, de toutes les parties de l’empire, de la Hollande, de l’Italie, de l’Allemagne, de la Pologne, l’innombrable multitude d’hommes, de chevaux, de canons, de bagages, dont se compose la plus vaste armée d’invasion qui ait jamais foulé du même pas le sol de l’Europe, et il la conduit étape par étape jusqu’au bord du Niémen. Le passage de ce fleuve sous les yeux de Napoléon, et la revue en action de cette armée sur le fleuve et sur les deux rives du fleuve, est un chant d’Homère. Le sujet emporte l’écrivain, si ennemi de la vaine imagination, jusqu’à la poésie. Écoutez !

« Le 23 juin, après avoir couché, au milieu de la forêt de Wilkowisk, dans une petite ferme, et entouré de deux cent mille soldats, Napoléon déboucha de la forêt avec cette armée superbe, et vint se ranger au-dessus de Kowno, en face du fleuve qu’il s’agissait de franchir. La rive que nous occupions dominait partout la rive opposée, le temps était parfaitement beau, et on voyait le Niémen, coulant de notre droite à notre gauche, s’enfoncer paisiblement au couchant. Rien n’annonçait la présence de l’ennemi, si ce n’est quelques troupes de Cosaques qui couraient comme des oiseaux sauvages le long des rives du fleuve, et quelques granges incendiées dont la fumée s’élevait dans les airs. Le général Haxo, après une soigneuse reconnaissance, avait découvert à une lieue et demie au-dessus de Kowno, vers un endroit appelé Poniémon, un point où le Niémen, formant un contour très prononcé, offrait de grandes facilités pour le passage. Grâce à ce mouvement demi-circulaire du fleuve autour de la rive opposée, cette rive se présentait à nous comme une plaine entourée de tous côtés par nos troupes, dominée par notre artillerie, et offrant un point de débarquement des plus commodes, sous la protection de cinq à six cents bouches à feu. Napoléon, ayant emprunté le manteau d’un lancier polonais, alla, sous les coups de pistolet de quelques tirailleurs de cavalerie, reconnaître les lieux en compagnie du général Haxo, et, les ayant trouvés aussi favorables que le disait ce général, ordonna l’établissement des ponts pour la nuit même. Le général Éblé, qui avait fait arriver ses équipages de bateaux, eut ordre de jeter trois ponts, avec le concours de la division Morand, la première du maréchal Davout.

« À onze heures du soir, en effet, le 23 juin 1812, les voltigeurs de la division Morand se jetèrent dans quelques barques, traversèrent le Niémen, large en cet endroit de soixante à quatre-vingts toises, prirent possession sans coup férir de la rive droite, et aidèrent les pontonniers à fixer les amarres auxquelles devaient être attachés les bateaux. À la fin de la nuit, trois ponts, situés à cent toises l’un de l’autre, se trouvèrent solidement établis, et la cavalerie légère put passer sur l’autre bord.

« Le 24 juin au matin, ce qui, dans ce pays et en cette saison, pouvait signifier trois heures, le soleil se leva radieux et vint éclairer de ses feux une scène magnifique. On avait lu aux troupes, qui étaient pleines d’ardeur, une proclamation courte et énergique, conçue dans les termes suivants :

« “Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée…” »

« Ainsi le sort en était jeté ! Napoléon marchait vers l’intérieur de la Russie à la tête de quatre cent mille soldats, suivis de deux cent mille autres. Admirez ici l’entraînement des caractères ! Ce même homme, deux années auparavant revenu d’Autriche, ayant réfléchi un instant à la leçon d’Essling, avait songé à rendre la paix au monde et à son empire, à donner à son trône la stabilité de l’hérédité, à son caractère l’apparence des goûts de famille, et dans cette pensée avait contracté un mariage avec l’Autriche, la cour la plus vieille, la plus constante dans ses desseins. Il voulait apaiser les haines, évacuer l’Allemagne, et porter en Espagne toutes ses forces, pour y contraindre l’Angleterre à la paix, et avec l’Angleterre le monde, qui n’attendait que le signal de celle-ci pour se soumettre. Telles étaient ses pensées en 1810, et, cherchant de bonne foi à les réaliser, il imaginait le blocus continental qui devait contraindre l’Angleterre à la paix par la souffrance commerciale, s’efforçait de soumettre la Hollande à ce système, et, celle-ci résistant, il l’enlevait à son propre frère, la réunissait à son empire, et donnait à l’Europe, qu’il aurait voulu calmer, l’émotion d’un grand royaume réuni à la France par simple décret. Puis, trouvant le système du blocus incomplet, il prenait pour le compléter les villes hanséatiques, Brême, Hambourg, Lubeck, et, comme si le lion n’avait pu se reposer qu’en dévorant de nouvelles proies, il y ajoutait le Valais, Florence, Rome, et trouvait étonnant que quelque part on pût s’offusquer de telles entreprises.

« Pendant ce temps, il avait lancé sur Lisbonne son principal lieutenant, Masséna, pour aller porter à l’armée anglaise le coup mortel ; et, jugeant au frémissement du continent qu’il fallait garder des forces imposantes au Nord, il formait une vaste réunion de troupes sur l’Elbe, ne consacrait plus dès lors à l’Espagne que des forces insuffisantes, laissait Masséna sans secours perdre une partie de sa gloire, permettait que d’un lieu inconnu, Torrès-Védras, surgît une espérance pour l’Europe exaspérée, qu’il s’élevât un capitaine fatal pour lui et pour nous ; puis, n’admettant pas que la Russie, enhardie par les distances, pût opposer quelques objections à ses vues, il reportait brusquement ses pensées, ses forces, son génie, au Nord, pour y fixer la guerre par un de ces grands coups auxquels il avait habitué le monde et beaucoup trop habitué son âme ; abandonnant ainsi le certain, qu’il aurait pu atteindre sur le Tage, pour l’incertain, qu’il allait chercher entre le Dniéper et la Dwina !

« Voilà ce qui était advenu des desseins de ce César rêvant un instant d’être Auguste ! Et en ce moment il s’avançait au Nord, laissant derrière lui la France épuisée et dégoûtée d’une gloire sanglante, les âmes pieuses blessées de sa tyrannie religieuse, les âmes indépendantes, de sa tyrannie politique ; l’Europe enfin, révoltée du joug étranger qu’il faisait peser sur elle, et menait avec lui une armée où fermentait sourdement la plupart de ces sentiments, où s’entendaient toutes les langues, et qui n’avait pour lien que son génie et sa prospérité jusque-là invariable ! Qu’arriverait-il, à ces distances, de ce prodigieux artifice d’une armée de six cent mille soldats de toutes les nations, suivant une étoile, si cette étoile qu’ils suivaient venait tout à coup à pâlir ? L’univers, pour notre malheur, l’a su de manière à ne jamais l’oublier ; mais il faut, pour son instruction, lui apprendre, par le détail même des événements, ce qu’il n’a su que par le bruit d’une chute épouvantable.

« Nous allons nous engager dans ce douloureux et héroïque récit. La gloire, nous la trouverons à chaque pas ; le bonheur, hélas ! il faut y renoncer au-delà du Niémen ! »

XIX

La gloire pour les soldats et les généraux, oui ! Mais la gloire pour le chef qui conçoit et qui exécute la perte de sept cent mille hommes pour une cause absurde, et par une poursuite insensée d’un but qu’il ne peut ni atteindre ni conserver, est-ce là le mot dont un écrivain philosophe doit décorer la folie meurtrière d’un conquérant ?

Mais, si la politique de l’historien est faible, le récit est magique. La marche de ces sept cent mille hommes à travers la Russie à la poursuite d’une bataille qui fuit toujours devant eux ; les tronçons d’armée laissés à chaque station et à chaque combat partiel sur cette longue route ; la victoire ruineuse de la Moskowa ; l’entrée à Moscou ; l’incendie de cette capitale qui ne laisse qu’un monceau de cendres à la conquête ; l’hésitation de la marche au-delà ou du retour qui rend les deux partis également funestes ; le retour à travers les frimas ; le passage de la Bérézina ; les convulsions héroïques et suprêmes de l’armée anéantie ; la dispersion de cette multitude dans les glaces de la Pologne ; le bilan sinistre de l’historien à Koenigsberg, qui réduit à une poignée d’hommes expirant dans les hôpitaux les débris de ces corps qui couvraient quelques mois avant les routes et les steppes de la Pologne ; cette nécrologie de la gloire est cette fois pour l’histoire la plus éloquente des rétributions. Le chiffre implacable est sa vengeance ; ce chiffre lui donne le courage d’énumérer les fautes de Napoléon dans cette campagne qui ne fut qu’un enchaînement de fautes ; et cependant l’historien hésite encore, à la dernière ligne, à prononcer le jugement définitif sur cet attentat contre l’humanité.

« Il faut laisser, dit-il, à celui qui se trompe si désastreusement, sa grandeur, qui ajoute encore à la grandeur de la leçon, et qui, pour les victimes, laisse au moins le dédommagement de la gloire. »

Non ! il faut laisser la grandeur aux grandes actions même malheureuses, accomplies ou tentées pour un grand but ; mais la grandeur aux mémorables et cruelles folies des hommes, il faut montrer qu’elle n’est que petitesse devant Dieu et devant la postérité. Nous cherchons en vain le dédommagement des victimes de cette démence dans la fausse gloire de celui qui a semé leurs six cent mille cadavres du Rhin à la Moskowa ! L’histoire, pour être vraiment nationale, ne doit pas toujours excuser, elle doit savoir maudire. La malédiction est la seule justice qui reste aux victimes contre les auteurs de ces désastres de l’humanité ; amollir cette justice, c’est désarmer la conscience des peuples et encourager les conquérants futurs à tout oser devant des historiens qui pardonnent tout.

XX

Mais soyons juste nous-même envers l’historien ; ce mot n’est qu’une faiblesse de sa partialité pour la guerre. À dater de ce retour lamentable de Napoléon à Paris, où il entre seul avec le fantôme de son armée ensevelie, M. Thiers devient sinon sévère, du moins exigeant envers son héros.

Les désastres et l’évacuation de l’Espagne ; la campagne de Saxe, dernière étreinte des bras qui veulent retenir en vain le monde tout entier quand chacune de ses conquêtes lui échappe ; les faux retours de gloire à Dresde, à Lützen, à Bautzen ; les négociations de mauvaise foi avec l’Autriche, négociations aussi exigeantes après les revers qu’après les victoires ; le tombeau de la dernière armée française à Leipsick ; la retraite sur le Rhin ; le second retour de Napoléon sans armée à Paris, pour demander le dernier soldat à la terre qui lui a donné en trois ans trois armées de six cent mille soldats à jouer et à perdre, sont les dernières scènes de ce magnifique drame entre un homme et l’univers.

Arrêtons-nous ici, et voyons si l’écrivain aura la constance de conduire son héros jusqu’à Waterloo, où il tombe enfin dans le sang de ses derniers compagnons d’armes pour ne plus se relever que dans l’imagination sans mémoire des peuples. Nous le suivrons jusqu’où il voudra aller, car l’historien, pendant ces quinze volumes, est aussi entraînant que le héros.

XXI

Telle est cette histoire ; malgré le petit nombre de défaillances de pensée ou de style, nous n’en connaissons aucune qui ait fourni d’une si forte haleine une si longue course à travers un si long temps. C’est le panorama militaire du globe ; seulement l’éternelle fumée du canon y voile trop tous les autres horizons de la civilisation moderne ; c’est l’histoire des armées plutôt que celle des peuples. On nous dira : C’est que les peuples n’étaient que des armées pendant le règne de Napoléon par le fer. Administrer et se combattre, c’est tout le sens de cet immense récit. Aussi ce livre sera-t-il à jamais le manuel des administrateurs et des militaires ; les philosophes, les politiques, les hommes de pensée, les hommes de liberté, les hommes de religion, les hommes d’humanité, les hommes de bien écriront à leur tour cette histoire en se plaçant à un autre point de vue que le champ de bataille, au point de vue du bien ou du mal fait au genre humain par ce héros de l’armée et par ce héros du despotisme.

Mais, tel que le préjugé populaire et tel que le fanatisme militaire veulent le considérer historiquement aujourd’hui, ce grand homme du fait, et non de l’idée, ne pouvait rencontrer un historien plus accompli que M. Thiers ; la naissance, le caractère, l’opinion, le talent de M. Thiers ont été, selon nous, une des bonnes fortunes de Napoléon. On dirait que la Providence a mis la main dans ce hasard : le héros a été fait pour l’historien, et l’historien a été fait pour le héros ; de la plume à l’épée ils se ressemblent. Sans Napoléon M. Thiers n’aurait pas pu écrire ce livre aussi supérieur à son Histoire de la Révolution que l’homme fait dans M. Thiers est supérieur au jeune homme qui essaye la plume avant de comprendre son sujet. Sans M. Thiers Napoléon existerait dans toute sa fantasmagorie gigantesque de légende populaire, mais il n’existerait pas historiquement dans toute la grandeur réelle de ses proportions colossales comme administrateur, comme général et comme despote. M. Thiers a reconstruit Napoléon, non avec des fables, mais avec des réalités ; voilà son œuvre : on ne la surpassera pas.

XXII

Le génie à la fois séductible, précis et technique de M. Thiers était éminemment propre, on pourrait dire prédestiné, à ce grand ouvrage de sa vie d’écrivain. Quel autre que lui pouvait avoir cette patience facile, quoique obstinée au travail, de rechercher dans cet océan de documents financiers, administratifs, diplomatiques, surtout militaires, qu’il fallait réunir et compulser pour présenter des états de situation de cet immense empire, depuis le dernier centime perçu sur le dernier contribuable de Hollande, de Prusse, d’Espagne, d’Italie, de France, jusqu’au dernier soldat recruté directement ou auxiliairement par tout le continent, des bords du Tage aux bords de l’Elbe ou aux embouchures de l’Escaut ? Quel autre que lui pouvait entrer pertinemment dans l’exposition et dans l’analyse intelligente de ces négociations, jusque-là ténébreuses, du Concordat avec la cour de Rome ; du droit ecclésiastique avec le concile de Paris, du droit allemand avec les princes médiatisés de la Confédération du Rhin, des traités de Tilsitt, de Presbourg, des conférences de Dresde, des perfidies diplomatiques de Bayonne, des ultimatum aussitôt retirés qu’avancés du congrès de Dresde ? Quel autre que lui pouvait passer en revue, sur toutes les routes de l’empire, ces innombrables bandes de conscrits qui allaient, du dépôt du bataillon de marche au bataillon de guerre, former, d’étape en étape, ces prodigieux rassemblements d’hommes qu’on appelait l’armée de Boulogne, l’armée d’Austerlitz, l’armée de Wagram, l’armée d’Iéna, l’armée d’Espagne, l’armée de Moscou ? Quel autre que lui pouvait établir les plans de campagne, étudier sur les cartes et sur les lieux la topographie des champs de bataille, faire mouvoir les masses au doigt même du général en chef, porter l’œil et le jour sur les innombrables accidents de la lutte, débrouiller la mêlée, donner la raison secrète de la victoire ou de la déroute ? Puis, quand la fumée est abattue, compter, chiffres en mains, les fuyards, les blessés, les morts, et ramener ces tronçons mutilés de ces grands corps pour en recomposer, par le recrutement, des armées nouvelles ? Il fallait pour ce travail surhumain le génie administratif, le coup d’œil du géographe ; l’amour du chiffre, cet élément constructif de toute chose numérique ; la passion de la vérité matérielle ; l’intelligence des détails, sans lesquels il n’existe pas d’ensemble ; l’habitude des négociations, qui fait comprendre la pensée voilée sous les dépêches ; l’instinct militaire, qui fait manœuvrer à tort ou à droit les masses ; le goût de l’héroïsme, qui anime l’historien du feu de la gloire ; l’ordre dans l’esprit, qui fait qu’on ne s’égare jamais et qu’on n’égare pas un soldat dans cette déperdition de millions d’hommes ; enfin le mouvement de l’esprit, qui se plonge lui-même avec vertige dans le tourbillon des événements, des campagnes, des batailles, des victoires ou des défaites qu’on retrace en courant à la postérité. Toutes ces qualités, si rares dans un même esprit, M. Thiers les réunissait à un degré prodigieux dans un même homme ; voilà pourquoi il a fait seul et seul il pouvait faire l’histoire de Napoléon et de ses armées. À ce drame universel il fallait un écrivain universel. Tu es ille vir !

XXIII

Nous entendons d’ici l’objection : L’homme universel nous le voyons bien, nous dit-on ; mais l’écrivain où est-il ? Or qu’est-ce qu’une histoire où l’écrivain manque ? Le style n’est-il pas la forme des choses écrites ? Ces choses sont-elles réellement écrites quand elles ne sont ni peintes, ni senties, ni réfléchies, et quand le narrateur fidèle n’est pas en même temps le suprême artiste ? L’intelligence suffit-elle à tout, comme le prétend M. Thiers dans sa théorie contre le style, et le génie d’écrire est-il donc inutile au génie de raconter ?

Ici nous pourrions, si nous le voulions bien, tirer une vigoureuse représaille de cette théorie de l’intelligence sans l’art et sans le génie, théorie exposée par M. Thiers dans son septième volume, théorie dans laquelle on a voulu voir une allusion dépressive contre les essais d’histoire que nous avons ébauchés nous-même dans le livre des Girondins ; mais loin de nous une si mesquine satisfaction de petitesse littéraire ! En présence de si grandes choses, où s’effacent les individualités, être juste, voilà la seule vengeance des grandes âmes. Eh bien ! est-il juste de nier le style dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire ? Non ; ce qui est juste, c’est de reconnaître que M. Thiers, tant doué par la nature sous le rapport de l’intelligence, de la justesse, de la délicatesse du coup d’œil, de l’aptitude à tout, de l’esprit, n’a pas été doué au même degré de la faculté d’exprimer, en écrivant, sa pensée ; ce qui est juste, c’est d’avouer que M. Thiers n’a ni le style athénien de Thucydide, ni le style romain de Tacite, ni le style biblique de Bossuet, ni le style italien de Machiavel, ni le style français de Montesquieu, et que, quand on vient de lire une page de bronze historique de ces suprêmes artistes de la plume, on croit descendre un peu trop l’échelle de l’art d’écrire en lisant les pages de l’Histoire du Consulat et de l’Empire.

Nous l’avouons, et cependant nous l’avouons par une condescendance de notre esprit plutôt que nous ne le sentons en lisant ce livre. Pourquoi donc ne sentons-nous jamais, ou presque jamais, à cette lecture, la prétendue insuffisance de l’écrivain sous l’insuffisance quelquefois réelle du style ? Pourquoi ? C’est que, sous ce dénuement apparent de style, il y a mieux que le style lui-même, il y a la chose, il y a le fait, il y a l’objet ; il y a plus encore, il y a l’impression. N’est-ce pas dire qu’il y a un style ? Car, le style, qu’est-ce autre chose que le moyen de communiquer l’objet à l’œil de l’esprit ? M. Thiers a donc en réalité un style : son style, c’est le nu.

Nudité d’expression, nudité d’ornement, nudité de son, nudité de forme, nudité de prétention, nudité de couleurs, hélas ! et trop souvent nudité de grandiose dans la pensée. C’est là le style de M. Thiers ; ce n’est pas là le style qui fait penser, mais c’est le style qui fait voir.

Pensez après par vous-même si vous pouvez ; M. Thiers ne pense pas pour vous : il expose, il décrit, il raconte ; or, exposer lucidement, décrire fidèlement, raconter intarissablement, n’est-ce pas au fond tout l’historien ?

Et pendant que cet historien sans style, selon vous, expose, décrit, raconte avec ce prestige de curiosité toujours excitée et toujours satisfaite, qui est la magie de ce talent, qui est plus que le talent, car il le fait oublier par le lecteur, sentez-vous qu’il manque quelque chose à l’historien ? Non. Eh bien ! puisque vous ne sentez pas qu’il lui manque quelque chose, c’est qu’il ne lui manque rien, en effet, pour reproduire en vous l’histoire ; c’est qu’à force de vérité il a trouvé le moyen de se passer du style. N’est-ce pas le chef-d’œuvre de l’ouvrier de faire oublier l’outil ? Se passer de style, n’est-ce pas mille fois plus artiste que d’avoir un style ?

XXIV

Ce n’est donc pas dans cette prétendue absence de style chez M. Thiers que nous ferions porter la véritable critique qui pèsera sur cette belle histoire ; c’est sur l’absence de philosophie politique qui marque et qui attriste ce long récit. Il n’est pas permis à un magnifique récit en seize volumes de remuer le monde de fond en comble, pendant vingt ans de convulsions et de catastrophes, sans en faire jaillir autre chose que de la fumée de canon, des cliquetis de baïonnettes, des éclairs livides de gloire soldatesque. Non, cela n’est pas permis, cela n’est pas humain, cela n’est pas même vrai. Le monde a un sens, car il est l’œuvre de Dieu, le suprême Penseur des choses mortelles et immortelles ; celui qui ne découvre pas ce sens divin dans le spectacle des choses humaines n’est pas seulement un aveugle, il est un impie : Cœli enarrant gloriam Dei ! les cieux racontent la gloire de Dieu  ; mais la terre aussi et ses grands événements racontent la gloire de Dieu dans les choses humaines. Où est-elle cette gloire de Dieu ? où est-il ce témoignage de sa providence ? où est-elle cette moralité des événements ? où est-elle cette leçon aux peuples, aux rois, aux soldats, aux conquérants, au génie qui gouverne les nations, dans l’histoire de Napoléon pas M. Thiers ? Nulle part ; un païen d’Athènes ou un fataliste de Stamboul aurait écrit ainsi l’histoire de l’empereur et de l’empire français.

XXV

Toute la philosophie morale et politique de M. Thiers, résumée à la fin de ses livres les plus sanglants et les plus cadavéreux, sur des plaines changées en sépulcres pour la gloire d’un homme ; toute cette philosophie et toute cette morale se bornent à un léger avertissement, timidement adressé à son héros, de se modérer un peu dans l’excès de son ambition et de craindre les retours de fortune, ces vengeances voilées de la destinée. Toutes ses plus grandes accusations sont des accusations de témérité, jamais ou presque jamais des accusations de sévices contre l’humanité ou contre la Divinité. Le héros n’écoute pas ; son historien rétrospectif chante son nouveau triomphe dans un bulletin et marche en avant, tantôt au meurtre du duc d’Enghien, surpris dans l’inviolable asile de la terre étrangère ; tantôt à l’enlèvement du pape, chez qui les gendarmes entrent nuitamment par les fenêtres ; tantôt à la trahison de Bayonne, où l’Espagne, prise au piège dans la personne de ses rois, se venge par l’extermination de quatre cent mille Français ; tantôt à l’incendie de Moscou ; tantôt au cirque de Leipsick ; tantôt au dernier soupir de l’armée à Mayence, tantôt, enfin, à la double invasion de la France par le reflux des peuples, et à l’expiation de Sainte-Hélène. Mais de chaque scène de ce grand drame il ne sort de la bouche de l’historien qu’un léger blâme pour ce héros emporté trop loin par son génie, et toujours ce mot de génie appliqué aux plus ruineuses folies du monde, et toujours ce mot de gloire jeté comme une amnistie de la justice sur les plus lugubres catastrophes de l’humanité !

Voilà notre seul grief contre cette histoire : elle raconte admirablement, elle juge insuffisamment ; elle n’est pas rétributrice, elle est adulatrice.

XXVI

Quand on l’a bien lue, comme je l’ai fait cinq ou six fois avec un intérêt toujours palpitant, on se demande quel autre fruit que cet intérêt lui-même on a recueilli de cette lecture. Un nouveau sens politique ou moral est-il né en vous ? Sentez-vous cette édification consciencieuse, cet équilibre intérieur, cette justice satisfaite du bien et du mal qu’une aussi longue histoire doit laisser dans l’âme comme la conclusion historique de tant d’événements et de tant de beaux récits ? Aimez-vous plus la justice ? Plaignez-vous plus l’humanité ? Goûtez-vous plus la liberté compatible avec l’ordre des sociétés humaines ? Avez-vous plus de pitié pour les vaincus ? plus de haine contre les oppresseurs ? plus de mépris pour les manœuvres de la fausse diplomatie qui prennent les peuples au filet des ambitieux sans foi ? Détestez-vous plus les trompeurs ou les tueurs d’hommes ? Les peuples qui auront lu cette histoire seront-ils plus disposés à défendre leurs institutions légitimes contre les usurpations du génie armé ou contre les séductions de la gloire coupable ? En un mot, ce qu’on appelle vertu publique se sera-t-il accru d’un atome dans votre âme et dans l’âme des générations à venir ?

Hélas ! non. Il y aura bien un certain petit blâme de l’excès, un certain petit refrain de prudence recommandé au génie qui s’emporte, à la gloire qui s’enivre, mais c’est tout ; la conscience de l’historien ne va pas plus haut ni plus loin que ce mot : modération ! Or qu’est-ce que la modération dans l’injuste ? La prudence des mauvais desseins, la circonspection de l’ambitieux. Est-ce assez pour qu’un aussi grand historien de l’ambition et de la gloire que M. Thiers mérite le nom de juge ? Encore une fois, non ; son histoire est sans vertu, bien qu’elle ne soit pas sans honnêteté, mais honnêteté bourgeoise et timide qui semble craindre d’aborder corps à corps une si grande ombre !

XXVII

Cependant il ressort pour nous trois choses d’une véritable valeur de cette histoire dans l’âme des lecteurs capables de la bien lire. Ces trois choses sont : un fort sentiment de gouvernement, une puissante science de l’administration, une haute glorification de la guerre quand elle est juste ; ces trois choses sont trois nécessités, et, nous ne craignons pas de le dire, trois vertus des civilisations nationales chez les peuples modernes. M. Thiers possède ces trois vertus de l’homme d’État et de l’historien à un degré très rare chez ce qu’on appelle les hommes de la tribune ; il fait plus qu’en avoir la foi, il en a l’intelligence, il en a l’audace ; il les confesse hardiment et fièrement devant un siècle qui les oublie trop souvent, et il les réhabilite avec une grande évidence de conviction. Ce sont là les trois mérites de cette histoire, que nous ne saurions sous ce rapport trop louer.

Ce sentiment du gouvernement est la première des qualités de l’homme d’État, comme il est le premier devoir de l’historien politique. Nous avouons que nous avons à cet égard la même foi que M. Thiers, et quand nous l’avons combattu autrefois, comme orateur ou comme chef de parti, dans les luttes parlementaires où la mêlée des événements nous avait jetés face à face à la même époque, c’est qu’il oubliait dans l’opposition ce respect de l’unité et de la force du gouvernement qu’il est permis de conquérir, mais qu’il ne faut jamais saper dans son pays.

Qu’est-ce, en effet, qu’un gouvernement dans l’acception métaphysique de ce grand mot ? Le gouvernement est la force des intérêts généraux de la société reliés ensemble pour le salut des sociétés contre la révolte et l’anarchie des intérêts particuliers qui cherchent sans cesse à prévaloir contre la communauté ; en d’autres termes, le gouvernement, c’est tous ; les factions, c’est l’individualité. Nous sommes, comme M. Thiers, pour tous contre quelques-uns ; le sentiment du gouvernement est à nos yeux une des formes les plus saintes, non seulement du bon sens, mais de la vertu publique.

L’administration, c’est la méthode du gouvernement, c’est cette syntaxe des lois, c’est ce mécanisme admirable des rouages intérieurs à l’aide desquels la volonté et l’action du pouvoir se transmettent avec régularité de la tête aux membres, pour imprimer à chaque chose éparse ou à chaque individu isolé l’unité et la force de l’ensemble.

Enfin la guerre, quand elle est juste et nécessaire, c’est l’héroïsme collectif des nations, c’est ce dévouement surnaturel jusqu’à la mort, dévouement qui élève, par le devoir et par l’enthousiasme de la patrie, un peuple au-dessus du vil intérêt de propre conservation pour lui faire donner la mort sans crime ou la recevoir sans peur, dans l’intérêt de cette communauté civile dont il était membre et dont il se fait le soldat.

Qui n’estimerait pas ces trois vertus sociales, ces trois instincts organisateurs, administrateurs et défenseurs des peuples, sans lesquels il n’y a pas de peuples, il n’y a que des hordes ou des individualités ?

Nous ne reprochons donc pas à M. Thiers de les avoir et de les manifester à un degré si éminent dans son Histoire du Consulat et de l’Empire ; nous comprenons même que l’excès de ces trois vertus gouvernementales dans l’historien l’ait rendu plus indulgent que sévère et juste envers son héros au 18 brumaire, au consulat de dix ans, au consulat à vie, à l’usurpation de l’empire. Nous savons, comme lui, que, quand le gouvernement est tombé dans la rue chez un peuple, le premier droit et souvent le premier devoir d’un grand citoyen est d’en relever un, fût-ce dans sa personne ! Nous savons que ces saintes audaces qui portent un grand citoyen à s’emparer du gouvernement, pour sauver le peuple de lui-même, sont des coups d’État de la nécessité absous par le salut public. Nous-même nous en avons fait un, de ces coups d’État de salut public, dans une heure d’écroulement universel de toutes les institutions existantes, et nous n’en avons pas le moindre remords devant Dieu ni devant les hommes. La société est au premier venu quand ce premier venu se dévoue à elle et non à lui-même ; voilà la loi de la conscience quand il n’y a plus que la conscience pour loi.

XXVIII

Mais la société nationale était-elle sans gouvernement la veille du 18 brumaire, quand un général heureux et populaire vint renverser violemment le gouvernement directorial, avec les armes mêmes et avec l’autorité empruntée que le Directoire lui avait remis dans les mains ? C’est là une de ces questions que l’histoire, trop récente et trop partiale pour le vainqueur, n’a pas encore étudiée et sur laquelle nous ne partageons nullement les opinions de l’auteur du Consulat. N’était-ce donc pas sous le gouvernement de la république modérée et concentrée du Directoire que les échafauds avaient disparu, que les proscriptions avaient cessé, que la liberté des consciences avait été rendue au peuple avec le libre exercice des cultes, que les confiscations avaient été abolies, que les émigrés désarmés rentraient en masse sous des amnisties tacites dans la patrie ? N’était-ce pas sous le Directoire que la réaction organique et spontanée contre les excès et les anarchies de la démagogie se constituait progressivement par la seule action de la raison publique et promettait à la France d’épurer les principes de 89 des démences et des crimes de 93 ? N’était-ce pas sous le Directoire que le territoire de la République avait refoulé les armées de la première coalition bien au-delà du Rhin, des Alpes et de l’Helvétie ; que Moreau, Masséna, Hoche, Macdonald, Napoléon lui-même avaient fait ces immortelles campagnes d’Allemagne, de Suisse, d’Italie, d’Égypte, dont les noms de ces généraux rapportaient la gloire, mais dont le gouvernement directorial avait organisé les plans, les moyens, les armées, les finances, le mérite ?

Il n’y avait donc rien de plus injuste que d’accuser cette ébauche encore incomplète de gouvernement des forfaits, des tyrannies, des impuissances et des décadences de la patrie. C’était la Révolution revenant sur ses pas, relevant ses débris et cherchant à se fixer au point précis où la liberté régulière peut se constituer en gouvernement, entre la raison et l’abus, entre la licence et la tyrannie ; le Directoire était la résipiscence de la nation par elle-même. Surprendre la nation dans cette résipiscence salutaire et progressive pour la ramener par la violence au despotisme militaire en lui faisant gagner quelques batailles, mais en lui faisant perdre tout le terrain gagné par la raison publique, est-ce là un acte qu’un historien libéral doive amnistier et glorifier en conscience ? Nous ne l’avons jamais pensé. Nul ne sait ce qu’il serait advenu de la France si le Directoire ou si les autres gouvernements nationaux que la France libre allait se donner sous d’autres formes n’avaient pas été sabrés par le général revenu du Caire à Paris ; mais, s’il est douteux que ces gouvernements eussent fait passer en triomphe la France de Rome et de Madrid à Vienne, à Berlin, à Moscou, par toutes les capitales de l’Europe, il est douteux aussi que ces gouvernements eussent anéanti sous les pieds des soldats tous les fruits si chèrement achetés de la révolution de 1789, et qu’ils eussent ramené deux fois sur leurs pas les invasions étrangères au cœur de Paris. Rien n’est donc moins prouvé en politique et en histoire que la nécessité et que le bienfait du coup d’État du général Bonaparte au 18 brumaire. Dans tous les cas ce coup d’État était-il innocent ? Nul dans sa conscience n’osera l’innocenter que par son succès ; mais le succès n’est que l’amnistie de l’audace, il n’en est pas la justification. Un homme de conscience devait le sentir, un historien devait le dire ; M. Thiers ne le dit pas.

Ce qu’il dit et ce qu’il prouve admirablement, c’est le génie gouvernemental, administratif et militaire de son héros. Nous convenons qu’à cet égard il nous a convaincu nous-même. S’il y a un droit divin dans la supériorité d’esprit et de caractère d’un homme de génie, Napoléon, dans cette histoire, apparaît, plus que partout ailleurs, marqué de ce signe du commandement. Les Mémoires si injustement contestés, mais si vrais et si informés du maréchal Marmont ; les correspondances récemment publiées de Napoléon avec son frère Joseph et avec le vice-roi d’Italie, Eugène ; les séances du conseil d’État ; les conversations diplomatiques de Napoléon, rapportées et élucidées par M. Thiers, donnent de ce grand homme une mesure qui s’agrandit à chaque publication. Cet homme, Toscan d’origine comme Machiavel et comme Mirabeau, avait véritablement sa racine dans le tuf antique et romain. Il n’avait pas eu besoin d’apprendre, il avait inventé la haute ambition ; c’était un despote inné : il portait en lui le gouvernement. Jamais, dans un temps d’anarchie et d’illusions philosophiques sur la constitution des sociétés civiles ; jamais le néant des systèmes et l’infaillibilité de la nature, en matière de pouvoir, ne s’étaient incarnés plus fortement que dans ce jeune homme. Dieu semblait lui avoir révélé les lois qui font que tous obéissent et qu’un seul commande ; il n’avait pas seulement l’instinct monarchique, il était la monarchie à lui tout seul, inhabile à obéir, incapable d’autre chose que de commander.

Le commandement étant nécessaire aux peuples comme aux armées, nous ne nions pas que ce génie du commandement, qui fait qu’un homme monte par sa vertu spécifique au sommet de ses semblables, ne fût un titre de supériorité réel dans Napoléon. M. Thiers, qui paraît doué lui-même à un haut degré de cet instinct du gouvernement et de ce dédain souvent si juste des théories, M. Thiers apprécie et fait apprécier cette capacité de gouvernement au-dessus de tous les historiens dans son héros ; il fait du génie une légitimité ; il l’élève souvent jusqu’au rang de vertu, quelquefois au-dessus de la vertu même ; il semble lui reconnaître le droit de mépriser les hommes et d’abuser d’eux, parce qu’il les domine.

Encore une fois, nous comprenons cette insolence de la supériorité d’esprit envers la nature humaine dans un écrivain qui a le droit de s’estimer très haut lui-même sous ce rapport ; nous comprenons ce culte du génie et de la force sous la plume de l’historien de la force et du génie. Il y a même de beaux côtés dans cette mâle indulgence, qui fait beaucoup pardonner à qui a beaucoup gouverné dans un temps où le gouvernement semblait anéanti en Europe. C’est une grande et salutaire leçon de la nécessité et de la sainteté du gouvernement donné au peuple ; c’est la réhabilitation de l’autorité par l’histoire ; l’autorité est la force exécutive de la loi morale ; mais il faut la recevoir et non la prendre cette autorité, et quand on l’a reçue, il faut l’employer au bien de ses semblables et non à la gloire étroite de son propre nom.

C’est cet égoïsme de gloire qui remplit d’une seule autorité, d’une seule personnalité, d’un seul génie, d’un seul intérêt les seize volumes de cette gigantesque histoire de Napoléon. Cet homme est grand comme le monde, mais enfin ce n’est qu’un homme ; il ne doit pas nous cacher le monde. Cet égoïsme au fond qui semble tout remplir est un grand vide, car c’est le vide de tout droit et de toute vertu dans les choses humaines. Ce vide on l’éprouve en fermant ce beau livre ; je ne sais quelle tristesse vous saisit comme après une ivresse de gloire ; on est ébloui, on n’est pas éclairé intérieurement de cette saine lumière qui satisfait la conscience. Après tant d’événements, après tant de bruit, après tant de mouvement, après tant de génie, après tant de cadavres et tant de ce que l’écrivain appelle gloire, on se demande : L’humanité a-t-elle grandi ? Non, elle paraît plus petite ; mais un homme paraît plus vaste ! Triste grandeur ! Qu’est-ce qu’un homme qui a rapetissé l’humanité tout en immolant des millions d’hommes à sa seule personnalité ? Selon M. Thiers, c’est un grand homme ; selon nous, c’est une grande figure, puisqu’il n’a rien grandi que lui-même.

Égoïsme, c’est le dernier mot de cette histoire ; dévouement, c’est le dernier mot de la vraie grandeur. Que M. Thiers y pense : il est encore temps de donner une moralité à son chef-d’œuvre. — Il n’a pas fini.

Lamartine.

Nota

Par une erreur de pagination dans la copie du manuscrit, on a placé les considérations sur la campagne d’Égypte après Marengo au lieu de les placer après Campo-Formio, anachronisme qui sera corrigé par une rectification de la pagination dans le prochain Entretien.