(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Légendes françaises. Rabelais par M. Eugène Noël. (1850.) » pp. 1-18
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Légendes françaises. Rabelais par M. Eugène Noël. (1850.) » pp. 1-18

Légendes françaises. Rabelais par M. Eugène Noël.
(1850.)

Sous ce titre, un écrivain peu connu encore, et que je crois jeune d’après la nature de quelques-unes de ses idées, vient de publier un petit travail assez agréable sur Rabelais, qu’il range dans une espèce de galerie de Légendes françaises. Le titre de légende indique assez que le jeune écrivain n’a pas prétendu tracer de Rabelais une biographie exacte, rigoureuse et critique, et qu’il ne s’est pas fait faute d’accueillir le Rabelais de la tradition, tel que l’a transformé à plaisir l’imagination populaire. Je dirai tout à l’heure un mot de l’esprit dans lequel a été composée cette petite brochure, quand j’aurai moi-même causé un moment avec le maître, et essayé de m’en rafraîchir l’idée.

Causer avec Rabelais, si on le pouvait en effet, s’il était donné de le saisir un instant tel qu’il fut en réalité, et de l’entendre, que ne donnerait-on point pour cela ? Chacun a son idéal dans le passé, et la nature, la vocation de chaque esprit ne se déclarerait jamais mieux, j’imagine, que par le choix du personnage qu’on irait d’abord chercher si l’on revenait dans un temps antérieur. J’en sais pourtant qui n’auraient aucun choix de préférence et qui iraient indifféremment à l’un ou l’autre, ou même qui n’iraient pas du tout. Laissons ces esprits sans amour et sans flamme, sans désir ; ce sont les tièdes : ils manquent du feu sacré dans les lettres. J’en sais d’autres qui voudraient courir à plus d’un à la fois, et qui embrasseraient dans leur curiosité et leur tendresse quantité d’auteurs favoris sans trop savoir par lequel commencer. Ces esprits-là ne sont pas indifférents comme les autres ; ils ne sont pas tièdes, mais un peu volages et libertins : je crains que, nous autres critiques, nous n’en tenions. Mais les bons et louables esprits sont ceux qui ont dans le passé un goût bien net, une préférence bien déclarée, et qui s’en iraient tout droit par exemple à Molière, même sans s’arrêter devant Bossuet ; ce sont ceux enfin qui osent avoir une passion, une admiration hautement placée, et qui la suivent. À ce prix-là, si l’on pouvait aller passer une journée tout entière au xvie  siècle, et s’en aller causer chacun avec son auteur, avec son philosophe, où iriez-vous ?

Calvin, Rabelais, Amyot, Montaigne, sont les quatre grands prosateurs du xvie  siècle, desquels Montaigne et Rabelais peuvent être dits plutôt deux poètes. Je ne compte pas ici une foule d’écrivains secondaires, dignes, à côté d’eux, d’être mentionnés et salués. Or, dans cette journée que je suppose qu’on puisse aller passer au xvie  siècle avec son auteur préféré, je doute que Calvin, de nos jours, eût beaucoup de chalands. Le bon Amyot nous attirerait assez par son sourire de vieillard aimable et par ses grâces un peu traînantes. Mais Montaigne, tout le monde voudrait aller à lui, — tout le monde, excepté un groupe assez nombreux et déterminé, qui, même en regrettant, entre les deux, d’être obligé de choisir, s’en irait faire ses dévotions à Rabelais.

Il y a dans le goût et le culte qu’ont certaines personnes pour Rabelais plus que de l’admiration encore, il y a de cette curiosité excitée qui tient à un coin d’inconnu et de mystère. Nous savons presque à l’avance comment serait Montaigne ; nous nous le figurons assez bien tel qu’il nous paraîtrait au premier abord ; mais Rabelais, qui le sait ? On a fort discuté sur la vie et sur le caractère réel de Rabelais. Je crois, et tout lecteur réfléchi croira de même, que ceux qui se seraient attendus à trouver exactement en lui l’homme de son livre, une espèce de curé-médecin, jovial, bouffon, toujours en ripaille et à moitié ivre, auraient été fort désappointés. La débauche de Rabelais se passait surtout dans son imagination et dans son humeur : c’était une débauche de cabinet, débauche d’un grand savant, plein de sens, et qui s’en donnait, plume en main, à gorge déployée. Toutefois, je ne suis pas moins persuadé qu’après très peu de temps passé dans son commerce, en pratiquant l’homme de science, d’étude, et sans doute aussi de très bonne compagnie pour son siècle, on devait retrouver au fond et bien vite le railleur incomparable. Il était impossible que le jet naturel d’une telle veine se contînt et ne sortît pas. La personne de l’homme, si noble de prestance et si vénérable qu’elle pût être au premier aspect, devait par instants s’animer et se réjouir aux mille saillies de ce génie intérieur, de cette belle humeur irrésistible qui s’était jouée dans son roman, ou plutôt dans son théâtre. Je dirai cela de Rabelais comme de Molière. Ce dernier n’était pas toujours gai et plaisant, tant s’en faut ; on l’appelait le contemplatif ; il avait même de la tristesse, de la mélancolie, quand il était seul. Mais il est immanquable qu’excité et une fois poussé dans l’entretien, il devait redevenir le Molière que nous savons. Ainsi sans doute de Rabelais.

On a d’Étienne Dolet, le même qui fut brûlé vif pour crime d’hérésie, une jolie pièce de vers latins sur Rabelais, médecin et anatomiste. Dolet y fait parler un pendu qui avait eu l’honneur, après son exécution, d’être disséqué dans l’amphithéâtre public de Lyon par Rabelais en personne, ou qui du moins lui avait fourni le sujet d’une belle leçon d’anatomie :

En vain la Fortune ennemie a voulu me couvrir d’outrages et d’opprobre, disait le pendu dans les vers de Dolet ; il était écrit qu’il en serait autrement. Si j’ai péri d’une manière infamante, voilà qu’en un instant j’obtiens plus que personne n’eût osé espérer de la faveur du grand Jupiter. Exposé dans un théâtre public, on me dissèque : un savant médecin explique devant tous, à mon sujet, comment la Nature a fabriqué le corps de l’homme avec beauté, avec art, avec une parfaite harmonie. Un cercle nombreux m’environne et contemple de toutes parts en moi, et admire, en l’écoutant, les merveilles de l’organisation humaine.

Certes, le jour où Rabelais faisait dans l’amphithéâtre de Lyon cette leçon publique d’anatomie, il devait avoir, comme Vésale, cet air vénérable de docteur et de maître dont quelques-uns de ses biographes ont parlé, et il représentait dignement en lui la majesté de la science.

Fils d’un cabaretier ou d’un apothicaire de Chinon, on sait qu’il avait commencé par être moine et moine cordelier. Le sérieux et l’élévation de ses goûts, la liberté naturelle et généreuse de ses inclinations, le rendirent bientôt un objet déplacé dans un couvent de cet ordre, en cet âge de décadence. Il en sortit, essaya un autre ordre moins méprisable, de celui des Bénédictins, mais ne put s’en accommoder davantage ; c’est alors qu’il quitta l’habit régulier, c’est à dire monacal, pour prendre l’habit de prêtre séculier ; il jeta, comme on dit, le froc aux orties, et alla à Montpellier pour y étudier la médecine. Le peu qu’on sait avec certitude de sa biographie positive et non légendaire a été très bien recueilli et exposé au tome XXXIIe des Mémoires de Niceron : si l’honnête biographe nous y représente Rabelais sous des traits un peu austères ou du moins très sérieux, et en toute sobriété, il a du moins cet avantage de ne rien dire de hasardé et d’être sans système. On y peut voir au long les bulles que Rabelais eut l’habileté d’obtenir du Saint-Siège pendant un de ses voyages de Rome à la suite du cardinal Du Bellay, et par lesquelles il se mit prudemment en règle du côté de ses ennemis de France. Il est dit, dans une bulle datée du 17 janvier 1536, qu’il lui est permis d’exercer en tous lieux l’art de la médecine, à titre gratuit toutefois, et jusqu’à l’application du fer et du feu exclusivement ; ces sortes d’opérations étaient interdites aux prêtres. Mais on n’y dit rien des livres pantagruéliques qu’il avait déjà composés et qu’il devait composer encore ; et Rabelais ne se crut en aucun temps obligé de se les interdire.

Rien n’est moins commode que de venir parler convenablement de ces livres, car Rabelais a de ces licences qui ne sont qu’à lui, et que la critique la plus enthousiaste ne saurait prendre sur son compte. Quand on veut lire tout haut du Rabelais, même devant des hommes (car devant les femmes cela ne se peut), on est toujours comme quelqu’un qui veut traverser une vaste place pleine de boues et d’ordures : il s’agit d’enjamber à chaque moment et de traverser sans trop se crotter ; c’est difficile. Une dame faisait un jour reproche à Sterne des nudités qui se trouvent dans son Tristram Shandy ; au même moment, un enfant de trois ans jouait à terre et se montrait en toute innocence : « Voyez ! dit Sterne, mon livre, c’est cet enfant de trois ans qui se roule sur le tapis. » Mais, avec Rabelais, l’enfant a grandi ; c’est un homme, c’est un moine, c’est un géant, c’est Gargantua, Pantagruel ou pour le moins Panurge, et il continue de ne rien cacher. Ici il n’y a aucun moyen de dire aux dames : Voyez ! et, même quand on ne parle que devant des hommes et qu’on est de sang-froid, il faut choisir.

Je choisirai. Dans le premier livre de Rabelais, dans ce livre de Gargantua, qui ne fut pas composé le premier en date peut-être, mais qui est le plus suivi, le plus complet en lui-même, ayant un commencement, un milieu et une fin, on trouve quelques admirables chapitres, pas trop sérieux, pas trop bouffons, et où les grandes parties sensées de Rabelais se déclarent. Je veux parler des chapitres qui traitent de l’éducation de Gargantua. Après toutes les folies du début, la naissance de Gargantua par l’oreille gauche, la description mirifique de sa layette, les premiers signes qu’il donne de son intelligence et certaine réponse très coquecigrue qu’il fait à son père et à laquelle celui-ci reconnaît avec admiration le merveilleux entendement de son fils, on lui donne un maître, un sophiste en lettres latines ; et c’est alors que commence la satire la plus ingénieuse et la plus frappante de la mauvaise éducation de ce temps-là. Gargantua était censé être né dans la dernière moitié du xve  siècle, et on le soumet d’abord à cette éducation scolastique, pédantesque, pleine de puérilités laborieuses et compliquées qui semblaient faites exprès pour abâtardir les bons et nobles esprits. Cependant son père Grandgousier voyait que son fils étudiait très bien, et qu’il n’en devenait que plus sot chaque jour ; il est fort étonné d’apprendre d’un de ses confrères, vice-roi de je ne sais quel pays voisin, que tel jeune homme qui n’a étudié que deux ans sous un bon maître, et par telle nouvelle méthode qui vient de se trouver, en sait plus que tous ces petits prodiges du vieux temps, livrés à des maîtres dont le savoir n’est que bêterie. On met Gargantua en présence du jeune Eudémon, enfant de douze ans, qui s’adresse à lui avec bonne grâce, avec politesse, avec une noble pudeur qui ne nuit pas à l’aisance. À tout ce que ce jeune page lui dit d’aimable et d’encourageant, Gargantua ne trouve rien à répondre, « mais toute sa contenance fut qu’il se prit à plorer comme une vache, et se cachoit le visage de son bonnet ». Le père est furieux ; il veut occire de colère maître Jobelin, le pédant, qui a fait une si triste éducation ; mais on se contente de le mettre à la porte, et de confier Gargantua au même précepteur qui élève si bien Eudémon, et qui a nom Ponocrates.

Nous touchons ici à l’une des parties du livre de Rabelais qui renferment un grand sens et, jusqu’à un certain point, un sens sérieux. Je ne parle qu’avec quelque réserve ; car, en reconnaissant les parties sérieuses, il faut prendre garde de les supposer et de les créer comme l’ont fait tant de commentateurs, ce qui doit bien prêter à rire à Rabelais, s’il se soucie de nous chez les Ombres. Mais, dans le cas présent, l’intention n’est pas douteuse. On vient de voir le jeune Gargantua livré aux pédagogues de la vieille école, et les tristes résultats de cette éducation crasseuse, routinière, pédantesque et tout à fait abrutissante, dernier legs du Moyen Âge expirant. Ponocrates, au contraire, est un novateur, un homme moderne, selon la vraie Renaissance. Il prend l’élève ; il l’emmène avec lui à Paris, et va s’appliquer à le morigéner.

Que d’espiègleries pourtant chemin faisant ! que d’aventures sur la route et en entrant à Paris ! Quel accueil Gargantua y reçoit des trop curieux et toujours badauds Parisiens ! et quelle bienvenue il leur paie en retour ! Lisez toutes ces choses, ces gigantesques polissonneries d’écolier qui sont devenues des scènes de comédie excellentes : je me réfugie dans les parties à demi sérieuses.

Ponocrates commence par essayer son écolier ; il emploie à l’avance la méthode de Montaigne, qui veut qu’on fasse d’abord trotter le jeune esprit devant soi pour juger de son train. Ponocrates laisse donc le jeune Gargantua suivre quelque temps son train accoutumé, et Rabelais nous décrit cette routine de paresse, de gloutonnerie, de fainéantise, résultat d’une première éducation mal dirigée. Je résumerai cette éducation en un seul mot : le jeune Gargantua se conduit déjà comme le plus cancre et le plus glouton des moines de ce temps-là, commençant sa journée tard, dormant la grasse matinée, débutant par un déjeuner copieux, entendant nombre de messes qui ne le fatiguent guère, et en tout adonné au ventre, au sommeil et à la paresse. En lisant ces descriptions, comme on sent bien le dégoût que Rabelais dut éprouver de cette ignoble vie quand il était cordelier !

Il est grand temps de réformer cette éducation vicieuse ; mais Ponocrates, en homme sage, ne fait point la transition trop brusque, « considérant que Nature n’endure mutations soudaines sans grande violence ». Ces chapitres xxiii et xxiv du premier livre sont vraiment admirables, et nous offrent le plus sain et le plus vaste système d’éducation qui se puisse imaginer, un système mieux ménagé que celui de l’Émile, à la Montaigne, tout pratique, tourné à l’utilité, au développement de tout l’homme, tant des facultés du corps que de celles de l’esprit. On y reconnaît à chaque pas le médecin éclairé, le physiologiste, le philosophe.

Gargantua s’éveille à quatre heures du matin environ : pendant sa première toilette, on lui lit quelques pages de la sainte Écriture, hautement et clairement, de manière à élever dès le matin son esprit vers les œuvres et les jugements de Dieu. Suivent quelques détails d’hygiène, car le médecin en Rabelais n’oublie rien. Après quoi le précepteur emmène son élève, et lui montre l’état du ciel qu’ils avaient également observé la veille au soir avant de se coucher ; il lui fait remarquer les différences de position, les changements des constellations et des astres, car chez Rabelais, l’astronome, celui qui avait publié des almanachs, n’est pas moins habile que le médecin, et il ne veut considérer comme étrangère aucune science, aucune connaissance humaine et naturelle.

Sur ce point de la connaissance physique du ciel, nous avons bien peu profité en éducation depuis Rabelais. Quoique Newton soit venu, et quoique M. Arago ait donné le signal dans ses Leçons de l’Observatoire, l’enseignement journalier n’y a rien gagné. Nous, qui rougirions d’ignorer la géographie et ses divisions principales, nous n’avons qu’à lever les yeux vers le ciel pour voir que nous ignorons à peu près tout de cette cosmographie sublime qu’il suffirait cependant de quelques soirées et d’un démonstrateur pour nous apprendre. Ponocrates aurait rougi que son élève restât dans une telle ignorance d’un spectacle si majestueux et si habituel.

Après cette petite leçon en plein air, viennent les leçons du dedans, trois bonnes heures de lecture ; puis les jeux, la balle, la paume, tout ce qui peut servir « à galamment exercer les corps, comme ils avoient auparavant exercé les âmes ». C’est ce mélange et ce juste équilibre qui caractérise la véritable et complète éducation selon Rabelais : le médecin, l’homme qui sait les rapports du physique au moral et qui consulte en tout la nature, se retrouve en lui à chaque prescription.

À table, à ce qu’on appelait alors le dîner (et que nous appellerions le déjeuner), il ne fait manger à son élève que ce qu’il faut pour apaiser les abois de l’estomac ; il veut que ce dîner, ce premier repas, soit sobre et frugal, lui réservant un souper plus large et copieux. Pendant ce repas du matin, à propos de chaque mets, l’entretien roule sur la vertu, propriété et nature des objets, des viandes, poissons, herbes ou racines. On rappelle les passages des anciens qui en ont parlé ; au besoin on se fait apporter les livres ; sans s’en apercevoir, l’élève devient aussi savant qu’un Pline, « et n’étoit médecin alors qui en sût la moitié autant qu’il faisoit ».

Après le repas viennent les cartes, mais c’est encore pour apprendre sous ce prétexte mille petites gentillesses et inventions nouvelles, qui toutes dépendent de l’arithmétique et des nombres. Le jeune Gargantua fait de la sorte ses récréations mathématiques en se jouant.

La digestion faite, et après quelques soins d’hygiène encore, que je passe sous silence ; mais que Rabelais ne sous-entend jamais, on se remet à l’étude pour la seconde fois et sérieusement, par trois heures ou davantage. Après quoi, vers l’heure de deux ou trois heures après midi environ, on sort de l’hôtel, et l’on va en compagnie de l’écuyer Gymnaste s’essayer à l’art de la chevalerie et à la gymnastique. Gargantua, sous un si habile maître, profite hardiment et utilement. Il ne s’amuse pas à rompre des lances, « car c’est la plus grande rêverie du monde, remarque Rabelais, de dire : J’ai rompu dix lances en tournoi ou en bataille ; un charpentier en feroit bien autant ; mais une louable gloire, c’est d’une lance d’avoir rompu dix de ses ennemis ». Ne sentez-vous pas déjà comme le bon sens se substitue au faux point d’honneur, et comme ce Rabelais, qui ne fait rien par gloriole et par crânerie, va corriger désormais les derniers des Bayards ? Ils ne se corrigeront que trop.

Ici, dans la description des divers exercices, manège, chasse, lutte, natation, Rabelais s’amuse : ces tours de force de maître Gymnaste deviennent, sous sa plume, des tours de force de la langue. La prose française fait là aussi sa gymnastique, et le style s’y montre prodigieux pour l’abondance, la liberté, la souplesse, la propriété à la fois et la verve. Jamais la langue, jusque-là, ne s’était trouvée à pareille fête.

C’est vraiment un admirable tableau idéal d’éducation, où presque tout devient sérieux ; si on le réduit, du géant Gargantua, à des proportions un peu moindres. Il y a de l’excès, de la charge assurément dans tout l’ensemble ; mais c’est une charge qu’il est facile de ramener au vrai, et dans le sens juste de l’humaine nature. Le caractère tout nouveau de cette éducation est dans le mélange du jeu et de l’étude, dans ce soin de s’instruire de chaque matière en s’en servant, de faire aller de pair les livres et les choses de la vie, la théorie et la pratique, le corps et l’esprit, la gymnastique et la musique, comme chez les Grecs, mais sans se modeler avec idolâtrie sur le passé, et en ayant égard sans cesse au temps présent et à l’avenir.

Quand la journée est pluvieuse, l’emploi des heures est différent, et la diète aussi diffère. Faisant moins d’exercice en plein air, on se nourrit ces jours-là avec plus de sobriété. Ces jours-là aussi, on visite plus particulièrement les boutiques et ateliers des divers ouvriers, lapidaires, orfèvres, alchimistes, monnayeurs, horlogers, imprimeurs, sans oublier l’artillerie alors toute nouvelle, et partout, « donnant le vin aux gens », on s’instruit dans les industries diverses. Il est remarquable comme Rabelais veut que son royal élève soit en quête et curieux de toutes choses utiles, de toute invention moderne, afin qu’il ne se trouve empêché ni étonné nulle part comme tant de petits savants qui ne savent que les livres. Une telle éducation à la Ponocrates concilie à la fois les anciens et les modernes. Perrault, le novateur, ce digne commis de Colbert, n’y trouverait rien à désirer, et Mme Dacier, l’adoratrice d’Homère, y trouverait son compte.

Nous avons dans ce cours d’éducation et d’étude à l’usage du jeune Gargantua le premier modèle de ce qu’ont représenté depuis plus au sérieux, mais non plus sensément, Montaigne, Charron, l’école de Port-Royal par endroits et parties, cette école chrétienne qui ne se savait pas si fort à cet égard dans la même voie que Rabelais, l’étrange précurseur ! Nous avons d’avance dans une vue et une gaieté de génie ce que plus tard Jean-Jacques étendra dans l’Émile en le systématisant, et Bernardin de Saint-Pierre dans ses Études de la nature en l’affadissant.

Ce dernier, Bernardin de Saint-Pierre, dont le talent chaste, idéal, volontiers rêveur et mélancolique, semble le moins d’accord avec l’esprit de Rabelais, l’a pourtant saisi à merveille par le côté sérieux que nous indiquons, et il a dit de lui dans une page mémorable et qui n’est pas toute chimérique, bien que trop simple de couleur et trop embellie :

C’en était fait du bonheur des peuples, et même de la religion, lorsque deux hommes de lettres, Rabelais et Michel Cervantes, s’élevèrent, l’un en France, et l’autre en Espagne, et ébranlèrent à la fois le pouvoir monacal et celui de la chevalerie. Pour renverser ces deux colosses, ils n’employèrent d’autres armes que le ridicule, ce contraste naturel de la terreur humaine (Quelle plus juste et plus heureuse définition !). Semblables aux enfants, les peuples rirent et se rassurèrent. Ils n’avaient plus d’autres impulsions vers le bonheur que celles que leurs princes voulaient leur donner, si leurs Princes alors avaient été capables d’en avoir. Le Télémaque parut, et ce livre rappela l’Europe aux harmonies de la nature. Il produisit une grande révolution dans la politique…

Je n’oserai accepter tout à fait cette manière d’expliquer l’histoire moderne et d’en rapporter le principal résultat à deux ou trois noms, à deux ou trois livres. Il s’est passé dans les intervalles du Gargantua, du Don Quichotte et du Télémaque, plus de choses que Bernardin de Saint-Pierre ne paraît en soupçonner. Il y a pourtant du vrai dans cette manière d’envisager Rabelais le franc rieur, au sortir des terreurs du Moyen Âge et du labyrinthe de la scolastique, comme ayant consolé et rassuré le genre humain.

Ce plan d’éducation que j’admire chez Rabelais, chez Montaigne, chez Charron et chez quelques-uns de leurs successeurs, avait une grande opportunité quand il s’agissait d’émanciper la jeunesse, de l’affranchir des méthodes serviles et accablantes, et de ramener les esprits aux voies naturelles. On a, pour réaliser ce programme, même après trois siècles, bien des progrès à faire encore. Toutefois, rappelons-nous bien que ces méthodes nouvelles, et, avant tout, agréables, d’apprendre les sciences aux enfants, moyennant un précepteur ou gouverneur pour chacun, ne tiennent nul compte des difficultés inhérentes à l’éducation publique et de celles qui dépendent de l’ordre de la société même. Dans celle-ci en effet, et à mesure qu’on avance dans la vie ; que de fatigues, que de luttes et de peines n’a-t-on pas à supporter ! Il n’est pas mal de s’y être accoutumé de longue main par l’éducation, et qu’on ait eu à y sentir de bonne heure le poids des choses. Un philosophe du xviiie  siècle, plus sensé que Jean-Jacques (Galiani), recommande deux points avant tout dans l’éducation : apprendre aux enfants à supporter l’injustice ; leur apprendre à supporter l’ennui.

Mais Rabelais ne voulait que jeter à l’avance quelques idées de grand sens et d’à-propos dans un rire immense : ne lui en demandez pas davantage. Il y a de tout dans son livre, et chaque admirateur peut se flatter d’y découvrir ce qui est le plus analogue à son propre esprit. Mais aussi il s’y voit assez de parties tout à fait comiques et franchement réjouissantes pour justifier son renom et sa gloire devant tous. Le reste est contestable, équivoque, sujet à controverse et à commentaire. Les lecteurs qui sont de bonne foi avoueront qu’ils ont peine à mordre à ces endroits-là, et même à les entendre. Ce qui est incontestablement admirable, c’est la forme du langage, l’ampleur et la richesse des tours, le jet abondant et intarissable de la parole. Son français sans doute, malgré les moqueries qu’il fait des latinisants et des grécisants d’alors, est encore bien rempli et comme farci des langues anciennes ; mais il l’est par une sorte de nourriture intérieure, sans que cela lui semble étranger, et tout, dans sa bouche, prend l’aisance du naturel, de la familiarité et du génie. Chez lui comme chez Aristophane, bien que plus rarement, on distinguerait des parties pures, charmantes, lucides et véritablement poétiques. Voici l’un de ces passages par exemple, qui est plein de grâce et de beauté ; il s’agit des études et des muses qui détournent de l’amour. Lucien, dans un dialogue entre Vénus et Cupidon, avait fait demander par la déesse à son fils pourquoi il respectait tant les muses, et l’enfant avait répondu quelque chose de ce que Rabelais va reprendre, amplifier en ces termes et embellir :

Et me souvient avoir lu que Cupido, quelquefois interrogé de sa mère Vénus pourquoi il n’assailloit les Muses, répondit que il les trouvoit tant belles, tant nettes, tant honnêtes, tant pudiques et continuellement occupées, l’une à contemplation des astres, l’autre à supputation des nombres, l’autre à dimension des corps géométriques, l’autre à invention rhétorique, l’autre à composition poétique, l’autre à disposition de musique, que, approchant d’elles, il débandoit son arc, fermoit sa trousse et éteignoit son flambeau, de honte et crainte de leur nuire. Puis ôtoit le bandeau de ses yeux pour plus apertement les voir en face, et ouïr leurs plaisants chants et odes poétiques. Là prenoit le plus grand plaisir du monde. Tellement que souvent il se sentoit tout ravi en leurs beautés et bonnes grâces, et s’endormoit à l’harmonie…

Voilà le Rabelais, les jours où il se souvient de Lucien, ou mieux encore de Platon.

Nul auteur n’a été plus admiré que Rabelais, mais il l’a été de deux manières et comme par deux races, très distinctes d’esprit et de procédé. Les uns l’admirent encore moins qu’ils ne le goûtent ; ils le lisent, le comprennent là où ils peuvent, et se consolent de ce qu’ils n’entendent pas, avec les portions exquises qu’ils en tirent comme la moelle de l’os, et qu’ils savourent. Cette manière d’admirer Rabelais est celle de Montaigne, qui le range parmi les livres simplement plaisants ; c’est celle du xviie  siècle tout entier, de Racine et de La Fontaine, lequel demandait naïvement à un docteur qui lui parlait de saint Augustin, si ce grand saint avait bien autant d’esprit que Rabelais. Il y a une autre manière d’admirer Rabelais, c’est de vouloir en faire un homme de son parti, de son bord, de le tirer à soi, de le montrer, comme Ginguené l’a fait dans une brochure, un des précurseurs et des apôtres de la Révolution de 89 et de celles qui suivront. Cette dernière manière, qui se pique d’être beaucoup plus philosophique et plus logique, me semble beaucoup moins rabelaisienne1

Le jeune auteur de la brochure dont j’ai parlé en commençant, M. Eugène Noël, suit un peu cette dernière méthode, en l’appliquant selon les idées et les données de notre temps, c’est à dire en l’exagérant encore. Il a trouvé ainsi moyen de gâter par du système une Étude d’ailleurs estimable, qui suppose beaucoup de lecture et une connaissance assez intime de son sujet. M. Michelet poursuivant, après trois siècles, cette guerre contre le Moyen Âge qu’il croit retrouver encore menaçant, commença un jour une de ses leçons au Collège de France, en ces mots : « Dieu est comme une mère qui aime que son enfant soit fort et fier, et qu’il lui résiste ; aussi ses favoris sont ces natures robustes, indomptables, qui luttent avec lui comme Jacob, le plus fort et le plus rusé des pasteurs. Voltaire et Rabelais sont ses élus préférés. » Ce Rabelais de M. Michelet, qui lutte contre Dieu pour lui faire plaisir, est un peu celui de M. Eugène Noël :

Il arracha, dit ce biographe, les hommes de son temps aux ténèbres, aux jeûnes formidables du vieux monde… Son livre, tout paternel, répondit à ce cri de soif universelle du xvie  siècle : À boire au peuple !… Ce grand fleuve de l’Église papale, où le Moyen Âge avait bu si longtemps, était desséché. À boire ! à boire ! était le cri universel ; aussi sera-ce le premier mot de Gargantua.

Voilà une soif allégorique d’une explication nouvelle et à laquelle les commentateurs n’avaient pas encore songé.

Chaque siècle a sa marotte ; le nôtre, qui ne plaisante pas, a la marotte humanitaire, et il croit faire grand honneur à Rabelais en la lui prêtant.

Je m’imagine que, quand on essaie de le tirer ainsi à soi, Rabelais se laisse faire et qu’il y va, mais pour en rire. Il doit s’étonner cette fois d’être devenu, sous forme de légende, un apôtre, un saint, que dis-je ? un Christ d’évangile futur. Parlant de la manière dont il s’acquittait de ses devoirs de curé à Meudon, et persistant dans ce mode d’explication symbolique, le nouveau biographe s’écrie :

Que j’aurais voulu l’entendre ! que j’aurais voulu, par un beau jour de Pâques, assister à sa messe ; contempler sa majestueuse et sereine figure, lorsque, entendant chanter autour de lui : Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, il repensait, avec un divin sourire de satisfaction, à cette soif infinie de son Pantagruel !

Revenons au bon sens et à la mesure en finissant ; Voltaire nous y aidera. Il avait commencé, jeune, par mordre très peu à Rabelais. Il raconte qu’un jour le duc d’Orléans, régent, au sortir de l’Opéra, causant avec lui, s’était mis à lui faire un grand éloge de Rabelais : « Je le pris pour un prince de mauvaise compagnie, dit-il, qui avait le goût gâté. J’avais alors un souverain mépris pour Rabelais. » Dans ses Lettres philosophiques, il a parlé de lui très légèrement en effet, en le mettant au-dessous de Swift, ce qui n’est pas juste : « C’est un philosophe ivre, concluait-il, qui n’a écrit que dans le temps de son ivresse. » Mais, vingt-cinq ans plus tard, il lui a fait réparation en écrivant à Mme Du Deffand :

J’ai relu, après Clarisse, quelques chapitres de Rabelais, comme le combat de frère Jean des Entommeures et la tenue du conseil de Picrochole ; je les sais pourtant presque par cœur, mais je les ai relus avec un très grand plaisir, parce que c’est la peinture du monde la plus vive. Ce n’est pas que je mette Rabelais à côté d’Horace… Rabelais, quand il est bon, est le premier des bons bouffons : il ne faut pas qu’il y ait deux hommes de ce métier dans une nation, mais il faut qu’il y en ait un. Je me repens d’avoir dit autrefois trop de mal de lui.

Oui, Rabelais est un bouffon, mais un bouffon unique, un bouffon homérique ! Ce dernier jugement de Voltaire restera celui de tous les gens de sens et de goût, de ceux qui n’ont point d’ailleurs pour Rabelais une vocation décidée et une prédilection particulière. Mais, pour les autres, pour les vrais amateurs, pour les vrais dévots pantagruéliques, Rabelais est bien autre chose, et il y a au fond du tonneau de maître François, et jusque dans sa lie, je ne sais quelle saveur qu’ils préfèrent à tout. Pour nous, s’il nous est permis d’avoir un avis dans une question si solennelle, il nous semble que ce qu’on va ainsi goûter chez lui aux bons endroits et avec le plaisir d’un certain mystère de débauche, on le trouve de même qualité et tout ouvertement chez Molière.

Je me suis demandé quelquefois ce qu’aurait pu être Molière érudit, docteur, affublé de grec et de latin, Molière médecin (figurez-vous donc le miracle !), et curé après avoir été moine, Molière venu dans un siècle où tout esprit libre avait à se garder des bûchers de Genève comme de ceux de la Sorbonne, Molière enfin sans théâtre et forcé d’envelopper, de noyer dans des torrents de non-sens, de coq-à-l’âne et de propos d’ivrogne son plus excellent comique, de sauver à tout instant le rire qui attaque la société au vif par le rire sans cause, et il m’a semblé qu’on aurait alors quelque chose de très approchant de Rabelais. Cependant il restera toujours en propre à celui-ci l’attrait singulier qui tient à une certaine difficulté vaincue, à une certaine franc-maçonnerie, bachique à la fois et savante, dont on se sent faire partie en l’aimant. Dans le pur pantagruélisme en un mot, il y a un air d’initiation, et cela flatte toujours.