I. — Littérature
I. Alexandre Dumas fils. — Le Théâtre des autres
Alexandre Dumas a publié sous ce titre : le Théâtre des autres, un nouveau volume qui fait partie de son théâtre complet avec préfaces inédites.
Ce dernier comprend les trois pièces que le maître a écrites en collaboration : un Mariage dans un Chapeau (Vivier), le Supplice d’une Femme (Émile de Girardin) et Héloïse Paranquet (Durantin).
Dans une éloquente préface que nos lecteurs connaissent déjà, Alexandre Dumas a expliqué pour quelles raisons de « paternité partagée » il n’a pas cru devoir, dans son édition définitive, mêler ces pièces à ses œuvres personnelles, à la place que chronologiquement, elles auraient dû occuper.
« Comme elles sont, dit-il, le produit de circonstances particulières, je leur constitue dans la famille, un état civil particulier, à peu près celui des enfants reconnus, relativement aux enfants légitimes. »
Mais en tête de chacune de ces trois pièces, il raconte, dans la forme la plus exquise, comment elles ont vu le jour et comment elles ont donné lieu parfois, entre leurs premiers auteurs et lui, à des conflits que personne ne regrette maintenant.
La préface d’Héloïse Paranquet a pour sujet une de ces revendications si fréquentes entre collaborateurs.
Mais laissons la parole à M. Alexandre Dumas :
« Dans le courant du mois de décembre 1865, Montigny se trouva tout à coup dans un grand embarras. Sardou lui avait livré les deux premiers actes de Nos bons Villageois qui devaient occuper tout l’hiver, et il était tombé malade si gravement que l’on ne savait pas quand il pourrait se remettre au travail. Pour moi, après l’accueil fait à l’Ami des Femmes, j’avais juré de ne plus faire de théâtre, serment de joueur que je devais refaire et auquel je devais manquer encore bien des fois. Je ne voulais plus écrire que du roman et j’étais tout à l’Affaire Clémenceau. Montigny vint me trouver et après m’avoir demandé si je ne pouvais pas le tirer d’affaire par moi-même avec une œuvre personnelle, ce qui était une façon d’entrer en matière puisqu’il connaissait mes résolutions, il tira timidement de sa poche un manuscrit et me demanda si je ne voulais pas remanier cette pièce dans laquelle, disait-il, il y avait une donnée intéressante. Je sortais à peine de tous les ennuis que m’avait causés le Supplice d’une Femme, représenté au mois d’avril de cette même année 1865, et je n’avais aucune envie de recommencer l’école que je venais de faire. Je refusai absolument. Montigny insista. “Il faisait trois cents francs de recette ; s’il n’avait rien, et s’il n’avait rien pour suppléer Sardou, l’été arrivant par-dessus un pareil hiver, c’était la ruine ; je devais bien à notre amitié de sacrifier mes ressentiments ; d’ailleurs je n’aurais même pas affaire à l’auteur dont il avait les pleins pouvoirs et dont il ne me dirait même pas le nom si je ne voulais pas le connaître ; tout se passerait entre lui, Montigny, et moi, etc., etc.” J’avais une telle affection et une telle estime pour cet homme qui, depuis vingt-deux ans, mettait son théâtre et son expérience au service de toutes mes idées, que je commençai▶ à fléchir… »
Bref, Alexandre Dumas se rendit à toutes ces prières, mais il posa des conditions fort inattendues :
« Voici ce que je proposais et je voyais dans ma proposition un moyen original d’exciter la curiosité du public, si l’on parvenait à le tromper jusqu’au bout, curiosité si affamée qu’elle se laisse prendre quelquefois aux moyens les plus grossiers : je proposais que Montigny mît en circulation cette légende qu’il allait représenter une pièce d’un inconnu, pièce qui avait été déposée au Gymnase, avec une lettre où l’auteur déclarait qu’il ne se ferait connaître que si sa pièce était reçue, et que le moyen de l’en informer était de lui donner réponse dans le Figaro qu’il lirait tous les jours. Dans le cas où sa pièce ne serait pas agréée, il priait qu’on l’avisât de la même façon ; il la ferait reprendre. Montigny, après avoir inséré dans le Figaro une note rappelant que la maladie de Sardou retardait indéfiniment Nos bons Villageois, inviterait l’auteur d’Héloïse Paranquet à se présenter tout de suite au théâtre, où les répétitions de sa pièce allaient ◀commencer▶. Héloïse Paranquet n’était pas le titre de la pièce de M. Durantin, mais il était nécessaire de changer le titre et le nom des personnages pour dépister les personnes qui avaient eu connaissance du premier manuscrit. M. Durantin avait lu sa pièce au Comité de la Comédie-Française qui l’avait refusée. Il ne fallait pas qu’à la seule annonce du Figaro, un des sociétaires reconnût et dévoilât notre supercherie. Montigny cautionnait la discrétion de M. Durantin, qu’il tenait très justement pour un galant homme, et qui avait d’ailleurs tout intérêt à se taire. Ni lui ni moi ne paraîtrions au théâtre pendant les répétitions, et les comédiens du Gymnase eux-mêmes ne devaient pas savoir la vérité. À mesure que les études de la pièce avanceraient, on renouvellerait l’avis du Figaro et l’on engagerait de nouveau l’auteur mystérieux à se révéler, ce qu’il ne ferait pas, bien entendu. Cette fable, si l’on pouvait la rendre vraisemblable jusqu’au bout, avait ce double avantage d’augmenter le succès, s’il y avait succès, en intriguant le public, d’atténuer l’échec s’il y en avait un. Tout retomberait, dans ce dernier cas, sur un anonyme que personne ne dénoncerait. Mon idée sourit à Montigny qui s’en alla trouver M. Durantin, lequel l’agréa, sauf cette condition que son nom figurerait sur la brochure, car nous avions oublié la brochure qui ne pouvait pas paraître sans nom d’auteur. Montigny avait, en effet, le droit de représenter une pièce qu’on lui avait adressée, avec prière de la jouer, et dont les droits d’auteurs, perçus par l’agent dramatique, seraient à la disposition de l’inconnu, quand il lui plairait de se faire connaître ; mais le directeur du théâtre n’avait pas le droit de vendre à un éditeur la pièce qu’il représentait. Qui donc toucherait le prix de cette vente ? Et puis M. Durantin, qui tenait toujours sa pièce pour excellente, cela va sans dire, malgré le refus du Théâtre-Français et la réception de Montigny subordonnée à mon intervention, M. Durantin était convaincu que je n’aurais à opérer que quelques changements sans grande importance dans sa comédie, qu’elle aurait le plus grand succès, que ce succès lui serait dû et qu’il était juste, n’en ayant pas recueilli la gloire sur la scène, qu’il la recueillît par le livre. Enfin il n’est si bonne plaisanterie qui ne doive avoir un terme, et il fallait bien livrer un jour au public le nom de l’énigme. Bien résolu à ne me nommer, ni avant, ni pendant, ni après, je ne voyais aucun inconvénient à ce que M. Durantin se nommât une fois que la pièce serait lancée. Du reste, il était probable que si le résultat n’était pas tel que l’auteur l’espérait, il renoncerait de lui-même à l’exécution de cette clause. »
Montigny parti, Alexandre Dumas lut Mademoiselle de Breuil (c’était le titre choisi par Durantin), et il refit complètement la pièce.
« Le hasard, dit-il, avait mis à la disposition de M. Durantin un sujet vrai et original, mais qui, dans la réalité, n’avait pas eu la solution définitive qu’on exige au théâtre, après une situation aussi tendue que celle-là. Aux prises avec une donnée au-dessus de ce qu’il était capable d’imaginer lui-même, M. Durantin, non seulement n’avait pas osé l’aborder de front, mais il l’avait dénouée par un incident dépendant absolument de sa volonté : un duel où l’honnête homme tue le coquin.
« Outre qu’on a fort abusé de ce moyen au théâtre, il faut reconnaître que la Providence a des distractions et qu’elle laisse quelquefois, pour ne pas dire souvent, le coquin tuer l’honnête homme.
« Je recommande ce précepte à mes jeunes confrères, peut-être un peu ahuris au milieu des principes dramatiques nouveaux qu’ils entendent énoncer de toutes parts, je leur recommande bien de ne jamais terminer une pièce ayant la prétention de reproduire une phase de la vie réelle par l’intervention du hasard. Un dénouement doit toujours être la résultante mathématique, fatale, des circonstances, des passions, des caractères présentés et développés dans le courant de l’action. Je leur recommande aussi un procédé dont je me suis toujours trouvé très bien, qui consiste à ne jamais faire faire à leurs personnages ce qu’ils ne feraient pas eux-mêmes s’ils se trouvaient à leur place, et de se mettre toujours à leur place, tout le temps qu’ils écrivent. À quelques conséquences, insolubles au premier aspect, que la logique de la situation vous amène, ne reculez jamais devant ces conséquences ; examinez-les bien ensuite sous toutes leurs faces, il est impossible qu’elles ne vous fournissent pas, logiquement encore, la solution dont vous avez besoin ; elles la contiennent, comme elles étaient contenues elles-mêmes dans la situation. Le tout est de l’extraire. Vivez donc tous vos personnages, quels qu’ils soient, c’est le meilleur moyen de leur donner la vie. »
Bref, tout fut modifié, refait, transformé :
« En cinq jours, la pièce fut écrite. Chaque matin, j’envoyais un acte à Montigny. M. Durantin le copiait pour que les copistes ne reconnussent pas mon écriture, et très souvent il témoignait de ses inquiétudes devant ce nouveau personnage d’Avertin ; il était avocat lui-même et convaincu que le code ne pouvait pas résoudre la question. Il n’y-avait que lui, Montigny et moi dans la confidence. Le secret a été admirablement gardé, et, quand Landrol, après le succès qui fut très vif, vint dire aux spectateurs : “Mesdames et messieurs, je vous donne ma parole d’honneur que nous ne connaissons pas l’auteur de la pièce que nous venons de représenter devant vous”, il ne mentait pas. Seul, Sarcey, parmi les critiques, après le prologue, avait reconnu la main du Supplice.
« Lorsque la brochure parut, M. Durantin la signa, selon les conventions arrêtées, mais il crut devoir la faire précéder de la préface suivante :
« Ceci n’est pas une préface, — je les déteste — c’est une explication.
« On s’est demandé pourquoi j’avais mis un masque sur mon nom.
« Pourquoi ? c’est qu’en donnant ma comédie au public, j’ai voulu que le public me donnât la sienne. S’il s’est intéressé à ma pièce, sa pièce, à lui, m’a fort amusé.
« Je l’ai entendu crier : l’auteur ! quand l’auteur riait dans une stalle à côté de lui.
« Je l’ai entendu attribuer ce succès aux plus grands noms, aux plus vaillantes plumes ; merci.
« Ô public ! cher public ! Enfant capricieux et gâté ! Pendant vingt-cinq ans je t’ai crié mon nom avec mes drames et mes comédies, avec mes feuilletons et mes romans, et tu t’es bouché les oreilles de peur de m’entendre, tu t’es fermé les yeux pour ne pas me voir.
« Aujourd’hui ce nom, dont tu te souviens si peu, je te le cache un mois ; et voilà que tu le veux, voilà que tu l’acclames ; de l’ombre tu le jettes en pleine lumière.
« Après cela ose encore demander pourquoi ce mystère, qui a si fort intrigué tes salons, si bien excité la verve aux mille facettes de tes chroniqueurs, et qui t’a distrait quelques heures, ô sultan blasé !
« ARMAND DURANTIN. »
« J’avais promis de garder le secret, je tins ma promesse. Il fallait que M. Durantin fût bien sûr que je la tiendrais pour écrire une pareille préface. D’ailleurs nombre de critiques, Sarcey en tête, se chargèrent de répondre pour moi, sans que j’aie rien raconté à aucun d’eux.
« Plus tard, en 1882, c’est-à-dire seize ans après, M. Durantin a publié : Histoire d’Héloïse Paranquet et manuscrit primitif ayant servi à M. Alexandre Dumas pour retoucher la pièce que lui a portée M. Armand Durantin et qui s’appelait alors Mademoiselle de Breuil.
« Cette publication était accompagnée d’une nouvelle préface dans laquelle il regrettait un peu la première et où je trouve ce passage : M. Dumas se refusait à toucher aucune indemnité pour son travail. Ce n’est pas vous que j’oblige, me disait-il, c’est à Montigny seul que j’entends rendre service. J’insistai pour qu’il reçût la moitié des bénéfices. Dès qu’il eût terminé son travail, il me dit : “Maintenant, faites de la pièce ce que vous voudrez.” Quant au mystère qui se fit sur le nom de l’auteur, on le doit à M. Dumas.
« M. Durantin m’envoya cette brochure ; je la joignis sans la lire au manuscrit que j’avais gardé de sa pièce. Je n’ai même pas collationné ces deux textes : je suis sûr qu’ils sont conformes. Je ne doute pas une minute de la bonne foi de M. Durantin, et pour preuve c’est le texte de sa brochure que je publie ici, toujours sans l’avoir relu, comme document pouvant intéresser les amateurs de ces sortes de controverses. Ils pourront ainsi se rendre facilement compte de mes retouches, en confrontant la version de la brochure publiée par M. Durantin avec celle de la pièce représentée au Gymnase, telle que je l’ai livrée à Montigny. »
Telle est la genèse exacte d’Héloïse Paranquet, et l’on reconnaîtra que tout n’est pas rose dans la tache de redresseur de pièces.
Alexandre Dumas est philosophe, et je ne crois pas qu’il ait éprouvé de grandes déceptions en voyant combien les services littéraires rendus portent peu de reconnaissance ; il en est, il est vrai, de ceux-là comme d’autres, et je ne saurais mieux conclure qu’en disant avec lui que le cœur humain a ses habitudes.
Il. Jules Lemaître. — Myrrha, vierge et martyre
M. Jules Lemaître a réuni, en un volume, plus de vingt récits qui sont autant de morceaux de l’art le plus délicat qu’on puisse rêver ; c’est par le tact, la mesure, la sensibilité de bon aloi, l’esprit sans recherche, que se recommandent ces nouvelles, dont l’une : Myrrha, vierge et martyre, donne le titre au volume. Ceux qui aiment à développer leurs opinions trouveraient là belle matière à un parallèle entre M. Jules Lemaître et Maupassant. Je dispenserai le lecteur de ce banal exercice de rhétorique en lui disant que Myrrha est une œuvre toute personnelle et qui porte, partout en elle, la marque de son auteur.
Myrrha est une jeune chrétienne qui, sans que son âme innocente puisse le pressentir, enveloppe d’un amour inconscient, léger comme un voile de vierge, l’empereur Néron, le bourreau de ses coreligionnaires et bientôt le sien. L’éclat de la pompe impériale, la grandeur même de ses crimes ont fait de lui, à ses yeux, une sorte de créature hors l’humanité ; involontairement elle est prise pour Néron d’une immense pitié et, comme elle est chrétienne, elle voudrait sauver son âme. Ingénument, elle confesse ses plus secrets sentiments au prêtre qui garde sa conscience ; un jour, cachée derrière une charmille, elle a vu l’Empereur se promenant dans ses jardins, escorté de ses courtisans.
« — L’avouerai-je, ô mon père ? J’ai d’abord été éblouie par sa beauté et par la magnificence de ses habits. Puis, il s’est mis à parler, et bien que le sens de quelques-unes de ses paroles m’ait échappé, j’ai compris qu’il devait être réellement coupable des iniquités et des cruautés dont on l’accuse, mais aussi j’ai compris qu’il souffrait.
« — Si cela est vrai, ce n’est que justice.
« — Je n’oserai donc pas vous dire une pensée qui m’est venue.
« — Parle, Myrrha, je le veux.
« — Eh bien, peut-être que, s’il a commis tant de crimes, c’est qu’il est l’empereur et qu’il voit tout le monde au-dessous de lui. Et alors il ne serait pas plus méchant, même en commettant ses crimes, que ne le sont les autres hommes en se laissant aller à des fautes ordinaires… Et puisque Dieu savait qu’il serait méchant à ce point, pourquoi donc l’a-t-il mis au monde ? »
Le drame ◀commence▶, Myrrha, ainsi que d’autres chrétiens, va être livrée aux bêtes. Le supplice aura lieu le lendemain :
« — L’Empereur y sera-t-il ? demanda Myrrha à l’un des geôliers.
« — L’Empereur ne manque pas une de ces fêtes, répondit l’homme.
« Une grande joie illumina le visage de la jeune fille, ce pâle et diaphane visage où il n’y avait plus de place que pour les grands yeux ardents aux paupières violettes et pour la petite bouche toujours entr’ouverte par le léger halètement d’un angélique désir… Elle ne voyait plus clair dans ses pensées. Il lui était doux de mourir pour un si grand coupable et d’accomplir ainsi son vœu. Mais mourir par lui n’était-ce pas horrible ? Non, car sans doute son supplice était aggravé par là, mais il serait ainsi plus méritoire et plus efficace et, à cause de cela, il ne serait donc plus douloureux. Enfin, elle ne savait plus.
« Parfois, elle était prise d’épouvante : elle ne comprenait pas que Néron ne lui fit pas horreur. Elle n’entendait, ne voyait plus rien, vivait dans une fièvre et dans un rêve.
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« La veille du supplice, après la prière du soir, que les condamnés faisaient en commun, Myrrha dit à haute voix :
« — Prions pour l’empereur Néron.
« Les chrétiens hésitèrent un instant. Mais le prêtre Calliste songea en lui-même :
« — J’avais tort d’être inquiet : Myrrha est plus sainte que nous tous.
« Et il ◀commença▶ la prière pour l’Empereur, et les autres chrétiens la récitèrent avec lui.
« Or, en entendant cela, un geôlier qui se tenait près de la porte (c’était un Gaulois très grand et très blond) se mit à pleurer et pria Myrrha de lui expliquer la religion du Christ.
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« Les lions étaient sortis de la cage : et, d’abord aveuglés par la lumière subite, les uns s’étaient arrêtés, les autres tournaient au hasard, le mufle bas.
« Myrrha marchait toujours, les yeux attachés sur Néron. L’Empereur, à demi penché vers l’un de ses compagnons, sentit ce regard et se retourna. Il crut que la jeune fille venait lui demander grâce et eut un méchant sourire.
« Mais elle arriva, sans dire un mot ni relever ses mains unies, jusqu’au pied de l’estrade ; et là, immobile, elle continuait à le regarder.
« Ses cheveux dénoués pendaient sur son dos, et une déchirure de sa robe découvrait son épaule délicate.
« L’Empereur avança un peu sa tête de dieu bestial. Une courte flamme s’alluma sous ses paupières lourdes. Il se leva et, appelant par son nom le chef des belluaires, fit un geste de grâce…
« Un des lions ayant aperçu Myrrha, s’approchait à grands pas obliques…
« Alors le vieux Calliste, qui avait compris le geste de l’Empereur, saisit Myrrha dans ses bras maigres et, de toutes ses forces, il la poussa vers le lion. »
Tous les récits qui composent le livre de M. Jules Lemaître ne sont pas aussi dramatiques, mais tous sont traités avec un égal souci de la perfection. La Cloche, Briseïs, sont de charmantes nouvelles écrites d’une plume légère et élégante ; l’esprit y point quand il le faut, ni plus ni moins qu’il ne faut. Pour me résumer, c’est une lecture charmante pour tous, les jeunes et les autres, que celles de Myrrha ; elle repose l’esprit de toutes ces œuvres qui ne sont pétries que des défauts et des vices humains ; car il est bien doux de passer quelques heures de lecture avec d’honnêtes gens ; la rareté de ces moments-là en double le prix.
III. Marcel Prévost. — Les Demi-Vierges
Il ne faut toucher que d’une main très délicate à la blancheur du lis ou à celle de la neige, sous peine de ne faire que de la flétrissure et de la boue de ce que la nature a voulu immaculé ; et la preuve, c’est qu’il a suffi à M. Marcel Prévost d’apporter un léger correctif au mot Vierge, pour que ce mot qui représente l’innocence et la candeur devienne suspect, presque impudique. Dans une préface très habile, l’auteur a tenu à expliquer qu’il ne prétendait pas parler des jeunes filles du monde tout court, mais seulement du monde oisif et jouisseur, plus spécialement parisien, ou du moins ayant une part importante de sa vie à Paris ; mieux, il affirme que la demi-vierge est bien plus répandue à l’étranger qu’en France : « Je ne serais pas surpris, dit-il,
qu’elle fût chez nous une importation. Le flirt est anglo-saxon et l’on aura beau enguirlander le mot de toute l’innocence et de toute la poésie qu’on voudra, nous savons la vérité sur le flirt. Nulle part moins qu’en France il n’y a de demi-vierges. »
On pourrait répondre à M. Marcel Prévost qu’il se défend peut-être un peu trop tôt de l’objection qui peut lui être faite et que, puisqu’il l’a prévue, il eût pu choisir son terrain d’étude en Amérique, en Angleterre ou en Allemagne ; mais il faut dire aussi que, malgré sa protestation fort galante pour les jeunes filles françaises, le type en question existe fort bien chez nous, et qu’Alexandre Dumas, tout en ne le montrant, dans le Demi-Monde, qu’avec toutes les réserves commandées par les convenances sociales et l’optique du théâtre, n’en a pas fait un mystère. Ajoutons que la Marcelle de Dumas, malgré son assurance de femme, sa liberté de langage, est restée pure d’âme et apportera à son mari un cœur tout neuf dans un corps sans tache. Les héroïnes de M. Marcel Prévost n’ont, elles, qu’une préoccupation, c’est de livrer à leur époux un seul point de leur corps qui puisse être déclaré intact par un médecin légiste ; elles se soucient si peu du reste qu’elles courent à des rendez-vous avec la sécurité des femmes habituées à l’adultère, sachant bien qu’elles ne risquent pas pour cela de s’exposer aux récriminations d’un mari au lendemain du mariage.
Il ne fallait pas moins que le très grand talent de M. Marcel Prévost pour nous montrer ces perverses sans provoquer de répulsion. C’est qu’il les a enveloppées de tant de charme, de tant d’attrait et qu’il les a rendues si séduisantes que tout homme se trouverait encore très heureux des demi-faveurs qu’elles veulent bien accorder. Aussi le succès de son livre est-il déjà considérable, un des plus grands-de l’auteur qui nous met juste assez de morale à côté du vice pour que les gens austères soient de son avis et que les autres trouvent qu’il a raison. Le tout est si bien pondéré que, quand on a lu le livre des Demi-Vierges, on se demande d’abord s’il ne serait pas sain de le donner à méditer à bien des jeunes filles ; en réfléchissant un peu, on constate bientôt le danger, et on se rappelle l’effroi que jettent dans les âmes d’enfants les fantômes, les loups-garous, les histoires contées dans les livres destinés à les guérir de la peur.
Mais pour n’être pas un traité de morale à l’usage des jeunes filles, le livre de M. Marcel Prévost n’en est pas moins une très intéressante étude, fruit de réelles observations, et écrite avec une rare sûreté de mains. C’est une photographie impitoyable du libertinage dans lequel sont élevées des jeunes filles devant qui l’on dit tout, devant qui l’on fait tout. Comme c’est dans un monde d’exception qu’évoluent tous ces personnages, M. Marcel Prévost ne recule pas devant les tableaux, les scènes de sensualité qui en constituent la vie ordinaire : sensualité à fleur de peau, avec toutes les restrictions voulues par ces jeunes filles, qui prodiguent les intérêts d’un capital qui, pour les délicats, ne saurait plus avoir grande valeur. La maman (une sorte de comtesse Dobronowska) n’est pas là, le jeune homme entre dans le salon, charmant, élégant, baise cérémonieusement la main de Maud, la jeune fille :
« — Bonjour, mademoiselle… Vous allez bien ?
« D’un coup d’œil il inspectait la pièce où ils étaient et le grand salon voisin…
« — Non… Personne… fit Maud à demi-voix.
« Alors il l’attira, la serra, moulée contre lui, lui caressant des lèvres, sur l’étoffe du corsage, le gonflement de la gorge, le sillon mystérieux de l’aisselle, puis remontant jusqu’au col, jusqu’aux yeux, jusqu’aux joues, des baisers qu’elle lui rendit longuement quand ils effleurèrent la bouche.
« Ils se séparèrent tout frémissants.
« Maud, un peu de rose sur sa peau pâle, revint à la glace de la cheminé, et de quelques coups de doigts remit ses cheveux en ordre et les plis un peu froissés de son corsage. Suberceaux, tombé sur une chaise près du bureau d’acajou, la regardait. »
Puis vient le rendez-vous, rendez-vous sans fièvre, sans imprudences, où la jeune fille, toujours trop
maîtresse d’elle-même, accorde juste la quantité de tendresse qu’elle juge compatible avec la sécurité dans le mariage qu’elle a projeté. Il n’y a d’ailleurs pas que ces deux personnages dans ce livre qui ressemble singulièrement à une comédie, et qui a fourni à l’auteur l’étude de caractères très variés. Comme contrepartie à la corruption de ce monde de jouisseurs, où nous trouvons une horrible androgyne chanteuse de salon, des mères qui se plaignent que les « flirts » de leurs filles ne leur font pas assez de cadeaux, des petites demoiselles qui peuplent les cours mixtes où l’on disserte sur l’amour conjugal, chantent des chansons libertines de cafés-concerts, parlent comme des charretiers, cherchent dans la valse un moyen « de donner à leurs chers petits sens une satisfaction bien mérité »
, préparent leur trousseau de mariage sans décourager leurs amants, l’auteur nous a montré aussi des gens vivant de la vraie vie, aux cœurs droits, à la virginité absolue de conscience et d’honnêteté dans une famille de province, les Chantel, dont le fils, Maxime, fasciné par la beauté de Maud, aveuglé par son amour, croit trouver en elle une femme digne de lui et des siens. Le mariage est décidé et Julien, l’amant fractionnaire qui, lui, adore sincèrement celle qui s’est donnée à demi, se voyant signifier son congé, veut se tuer, fou de douleur ; mais la passion fait dévier le peu de sens moral qui lui reste et, pour garder Maud, il ne trouve qu’un moyen, une lâcheté, dire
à Maxime qu’il a été son amant. Maud arrive au moment de la confidence :
« ? Qu’est-ce qu’il vous a dit ? demanda la jeune fille en ramenant sur Maxime ses yeux où elle y mit de la douceur.
« — Il m’a dit… il allait me dire, du moins, car je ne lui ai pas permis d’achever, que vous aviez été sa… (le mot se brisa dans un sanglot sec) sa… maîtresse.
« Elle marcha à Suberceaux et demanda :
« — Tu as dit cela ?
« Il ne nia pas. Il balbutia seulement son nom :
« — Maud…
« Sans proférer un mot de reproche, elle le regarda encore un long moment, avec des yeux qui changeaient, se chargeaient d’hostilité et de mépris. Puis, d’un seul geste en coup de fouet, elle lui sabra le visage de son ombrelle, qui se brisa en deux, lacérant la peau qui saigna.
« — Va-t’en, dit-elle, jetant les morceaux à terre. » Il tremblait comme un enfant qu’on vient de châtier. La brève douleur de ce cravachement, pourtant, lui fut chère, il chercha la caresse dans cette brutalité. Mais le regard de Maud, arrêté sur lui, lui ôtait toute force… Il ramassa son chapeau d’un geste machinal.
« — Va-t’en ! répéta Maud.
« Lentement, il remit son chapeau bossué, sali de terre. C’était douloureux, affreux, cet écroulement brusque de la dignité d’un homme sous l’impérieuse violence d’une femme, et le cœur de Maxime, à ce spectacle, se leva d’indignation. Lui, Suberceaux, ne voyait plus Maxime, ni l’endroit où il était ; il ne voyait que Maud, et peut lui importait d’être humilié. Il ne pensait que ceci : “Maud irritée… et la seule chance d’être pardonné, obéir, obéir vite.”
« — Va-t’en !
« Il ne demanda plus rien ; humblement, comme une bête battue, il partit, sans hâte… Maud et Maxime le virent s’éloigner à pas lents. »
« — Je me tuerai ! »
dit le lendemain Julien à Maud. — « Eh bien ! tue-toi ! »
lui répond-elle avec indifférence. Julien tient sa promesse, Maxime rentre dans sa province, emportant la meurtrissure de son cœur ; quant à Maud, voyant que le monde où elle voulait entrer se ferme devant elle, elle vend froidement à un banquier du nom d’Aaron une virginité intacte et déshonorée.
Tel est le résumé de ce livre qui mérite infiniment mieux que le succès qu’il aura auprès de certains lecteurs à la recherche de romans égrillards. C’est une étude aussi vraie que triste d’un monde qui, pour être peu étendu, n’en existe pas moins. La conclusion de M. Marcel Prévost est celle-ci ; s’adressant aux mères, il leur dit :
« Si vous n’avez pas le courage, vous dont les filles grandissent, de vivre exclusivement pour les élever et les conduire, intactes de cœur et de corps, au mariage, c’est-à-dire de recommencer, pour elles, à vivre de la vie des jeunes filles, de grâce, ne les associez pas à votre vie mondaine, ne les habituez pas à vivre comme des femmes. Mariez-les jeunes, mais excluez-les du monde jusqu’au mariage. »
C’est-à-dire mettez-les au couvent, éloignez-les de vous. Là-dessus, il y aurait encore bien des choses à objecter, mais je dois conclure en disant que, pour périlleux qu’il soit, le livre de M. Marcel Prévost doit être connu de ceux qui ont des filles et qui ont souci de leur dignité et de leur bonheur. Après avoir lu les pages de cet éloquent plaidoyer, après avoir aperçu tout cet élégant vilain monde, toute cette séduisante corruption, on se sent, comme je l’ai dit, un peu triste, on éprouve le besoin de voir autre chose, on serait heureux d’ignorer. Mais, au fond, cette corruption ne fait pas sur notre état social une tache si grande ; le voile d’innocence, la blanche mousseline d’une première communiante qui passe suffit pour le faire oublier.
IV. Paul Stapfer. — Des réputations littéraires
M. Paul Staffer, à qui l’on doit d’excellents ouvrages de critique, vient d’en accroître le nombre d’un volume intitulé : Des réputations littéraires, essais de morale et d’histoire, Un des grands mérites de la critique de M. Paul Staffer est de ne pas s’appesantir sur tel ou tel auteur, d’en disséquer l’œuvre avec plus ou moins de soin et de passer à un autre. C’est l’ensemble des faits qui l’attire, le résultat obtenu, la constatation du terrain perdu ou gagné dans la bataille littéraire. Dans ce livre, rempli d’aperçus philosophiques très neufs et très nets, un chapitre m’a surtout intéressé parce qu’il a trait à l’état d’une partie de notre littérature, et qu’il témoigne d’une tendance vers un charme morbide aujourd’hui, peut-être mortel demain ; il a pour titre : Prestige de l’obscur et du vague. Tout d’abord je suis d’accord avec le critique qui demande le respect des légendes, lesquelles n’ont rien à gagner à être précisées :
« Une belle légende n’est-elle pas pour un peuple une vérité morale infiniment plus précieuse que la vérité d’ordre inférieur qui la détruit ?
« Il y a de même en littérature des héros, des auteurs, des textes, idéalisés par l’imagination de plusieurs générations de lecteurs au point de n’avoir plus qu’un rapport très vague et très lointain avec la réalité. Une représentation conventionnelle, que la tradition conserve et modifie lentement d’époque en époque, s’est substituée à la chose même, parfois si oubliée qu’on cesse complètement de s’occuper d’elle ; si un curieux, la découvrant un jour, s’avise de nous la montrer telle qu’elle est, nous n’en croyons pas nos yeux, et admirant de quelle petite source est sorti le fleuve des idées et des images, nous nous écrions, tout surpris : Quoi ! ce n’est que cela !
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« La Bastille, en 1789, était presque une prison pour rire ; la prise de la Bastille ne fut, en réalité, que la poussée d’une foule en goguette contre des portes mal fermées et mal défendues par quelques gardiens invalides : cette échauffourée est devenue le symbole et l’annonce de l’affranchissement des peuples, et la légende, formée sur-le-champ, a pris une importance historique si rapidement et si immensément grandissante qu’aujourd’hui l’historien qui, sous prétexte de rétablir la vérité des faits, présente la prise de la Bastille comme un événement insignifiant, fausse l’histoire elle-même et fait preuve de myopie. »
M. Paul Staffer, qui n’est pas l’ennemi du nuageux dont s’enveloppent les légendes, ne le repousse pas non plus tout à fait en ce qui concerne la présentation, l’expression des idées :
« La notion du grand prix que peut avoir ce qui est obscur, vague, inachevé, défectueux en partie, est une acquisition récente de la critique française, que les décadents et les impressionnistes déshonorent à l’envi par l’abus qu’ils en font ; mais ils ne peuvent pas plus discréditer le vrai que l’ivresse des alcooliques fait tort ou honte à la “fine Champagne”. »
Et il ajoute :
« Il est bon que ces grandes œuvres ne soient pas d’une beauté trop claire. Les défauts des contradictions, les bizarreries, un peu de mystérieuses ténèbres, bien loin de leur être préjudiciables, leur rendent un service vraiment vital en excitant sans fin ni terme l’intelligence et l’imagination lancées dans une carrière immense. On a bientôt fait le tour de ce qui est net et intelligible. Rien n’est plus infécond, rien n’est moins suggestif qu’un sens parfaitement rond et achevé. »
Évidemment le plaidoyer pourrait se soutenir avec chance de gain de cause devant un tribunal composé de génies littéraires suédois ou allemands, mais je crois qu’on ferait bien d’écarter de l’audience les nommés Molière, La Fontaine, Rabelais, Montaigne, Voltaire et Diderot lui-même, qui a dit, il est vrai : « La clarté nuit à l’enthousiasme… Soyez ténébreux ! »
puis : « Une esquisse nous touche souvent plus qu’un tableau parce qu’elle laisse plus de liberté à notre imagination qui y voit ce qu’il lui plaît »
mais qui a écrit aussi la notice sur La Fontaine en tête de l’édition des Fermiers généraux, un chef-d’œuvre de précision et de clarté.
Je ne veux pourtant pas laisser croire que M. Paul Staffer défende cette thèse outre mesure ; il a voulu surtout constater un fait, la tombée de l’obscur et du vague au soir de l’éclatante lumière que projetait sur tout ce qu’elle touchait notre forme littéraire. Quant aux hommes à qui la postérité a accordé la gloire, il estime très justement que le lointain leur est profitable et que leurs œuvres ne perdent pas, bien au contraire, aux divers changements que les traditions leur ont infligées ; et en effet, que diraient les maîtres peintres s’ils voyaient sous quelles épaisseurs de crasse et de vernis nous admirons des œuvres dont la lumière et le coloris éclatant faisaient toute sa gloire ; combien les reconnaîtraient peu, combien ne les reconnaîtraient pas et se révolteraient contre une méprise d’admiration qui méconnaît absolument leur génie.
V. Gyp. — Professional-Lover
Professional-Lover est le titre de l’odyssée heureuse d’un très beau garçon que Gyp a fait pauvre employé de ministère, et à qui sa bonne étoile, sous la forme d’une cocotte de haute volée,-apporte une charmante jeune fille dotée de quelques millions, sans qu’il ait fait autre chose que se laisser conduire. Le talent de l’auteur a été de ne pas rendre odieux son héros que l’héroïne, la charmante madame de Grâce, baptise du nom de d’Épernon pour remplacer celui de Gouillat qu’il tenait de ses ancêtres, et qui ne lui eût pas permis de devenir membre du Jockey où il entre présenté par un duc et un banquier juif.
Dans ce livre d’une très amusante lecture, plein de mots de situation, ceux qui ne veulent que se distraire trouveront une lecture très agréable ; quant à ceux qui lui demanderont un peu plus, ils trouveront sous une forme aimable beaucoup d’observation du « monde mondain » et de jolies leçons de philosophie pratique. Le baptême du nouveau gentilhomme fournit une véritable scène de comédie :
SUZANNE. — Il faut changer de nom.
RAOUL. — En changer ?… mais on croirait que j’en ai de rechange, des noms ?…
SUZANNE. — Sans en avoir de rechange, on peut en… en trouver un !…
RAOUL, ahuri. — Où ça ?…
SUZANNE. — Mais, par exemple, dans ma tête… en cherchant bien…
RAOUL. — ???……………………………………………………
SUZANNE. — Mais oui !… c’est facile à trouver, un joli nom !…
RAOUL. — Facile à trouver, je ne dis pas !… mais pas à prendre ?… c’est à quelqu’un, les jolis noms !…
SUZANNE. — Pas toujours !… ainsi, le mien, par exemple… ou, pour parler plus exactement, celui que je porte…
RAOUL. — Ah !… ce n’est pas…
SUZANNE. — Tu penses ?… c’est le nom d’un hôpital…
RAOUL, étonné. — Ah !…
SUZANNE. — Je m’appelle Duval !… oui… c’est pas un nom chic Duval !… ? mais enfin, c’est tout de même pas un nom comme Gouillat !? ben, c’est un soir que je déblatérais contre Duval, que ton ami Cernay m’a dit : « Pourquoi ne choisis-tu pas un autre nom ?… ou pourquoi ne t’appelles-tu pas Duval de quelque chose ?… » et comme je demandais « de quoi » ?… il m’a répondu : « Dame ! c’est à voir… Duval de Grâce, par exemple ?… »
RAOUL. — Ah !… c’est donc pour ça que tu l’appelles toujours parrain ?…
SUZANNE. — Juste… j’ai sauté sur son idée… j’ai rayé Duval et je me suis appelée de Grâce sans que jamais personne ait paru s’apercevoir de mon emprunt…
RAOUL. — Ah !… c’est ingénieux… et alors, tu veux…
SUZANNE. — Procéder de la même façon pour toi… oui…
RAOUL, commençant à mordre à l’idée. — Il faudrait trouver un joli nom ?… un nom de pays ?…
SUZANNE. — De pays ?… ça a l’air juif ou opéra-comique… pour toi, il faut autre chose que ça…
RAOUL. — Quoi ?
SUZANNE. — Un nom ancien… (Mouvement de Raoul) et même historique ne me déplairait pas…
RAOUL, effaré. — Historique ?… mais, sapristi, ils sont à quelqu’un, ceux-là !…
Bref, on arrive, à force de chercher, à trouver le nom de d’Épernon qui n’appartient, paraît-il, plus à personne. Muni de ce passeport, le jeune homme va un soir à l’Opéra ; il fait sensation dans le monde féminin ; on se questionne, on apprend son nom, dignus est intrare, et toutes les dames, jeunes ou vieilles, l’attirent, et lui prouvent avec frénésie qu’elles le considèrent comme un gentilhomme. Il est devenu « de race » et sa fortune est bientôt faite. Ce qui prouve une fois de plus qu’il est aussi prudent pour un homme que pour une femme de se munir d’une indiscutable beauté, autrement il est à peu près inutile de venir au monde, si l’on veut faire son chemin sans le secours du travail ou du talent.
VI. Hugues Le Roux. — Gladys
En parlant du dernier recueil de nouvelles publiées par M. Hugues Le Roux, j’ai émis le désir de lui voir écrire un roman développé, ce que nous appelons : un livre.
M. Hugues Le Roux ne s’est point fait attendre le livre a vu le jour, c’est un roman, il a pour titre : Gladys et a paru avec une lettre de Paul Bourget. Le nom de ce dernier dit assez la bannière littéraire sous laquelle s’est rangé l’auteur.
Sous prétexte d’études du cœur féminin, les romanciers du jour ont le tort de nous servir de nombreuses pages remplies d’infiniment petits détails, croyant que le lecteur ne s’intéresse plus qu’aux choses microscopiques et qu’il leur saura plus de gré de lui montrer un cheveu de son héroïne sous tous ses aspects de jour et de nuit, que cette héroïne elle-même. Grave erreur, dont le premier châtiment est la peine de mort pour le roman, car, quoi qu’on en veuille dire, rien ne résiste à l’ennui, même les œuvres qui nous arrivent avec l’estampille de la Scandinavie.
Gladys a pour sous-titre « ou l’amour moderne » ; je n’y contredis pas, quoique, au fond, je n’y aie rien trouvé qui n’eût été de mise aussi bien au siècle dernier qu’à celui de mademoiselle Scudéry, qu’à celui de Pétrarque, qu’à tous les siècles depuis qu’on a inventé l’amour. Le costume seul diffère, et le costume s’étend, bien entendu, jusqu’au langage ; à ce point de vue, Gladys est moderne ; mais, au point de vue des choses du cœur, de ses hésitations, de sa force, de sa faiblesse, Gladys est de toutes les époques et c’est ce qui peut arriver de plus heureux pour elle.
Le roman, très bien construit, a pour but de nous montrer le siège du cœur d’une honnête femme mariée fait par un homme qui, heureusement pour lui, peut disposer de tous les instants de sa vie pour les consacrer à ces man œuvres obsidionales. Toute ville assiégée doit se rendre si l’ennemi n’est pas impatient ; cet axiome de guerre ne trouve pas encore de démenti cette fois ; la ville est prise et on devine de quelle façon l’ennemi va s’y conduire. Ce n’est pourtant pas sur ce ton gaillard qu’il convient de parler de la remarquable étude de M. Hugues Le Roux, et l’analyse express que je viens d’en décrire ne saurait, si on s’y tenait, qu’en donner une fausse idée. Écrit avec un rare souci de la perfection, ce livre contient plus d’observations réelles, plus d’idées neuves et personnelles qu’il n’est d’usage aujourd’hui. De sa lecture il faudrait conclure ceci, qu’il n’est guère de femmes pouvant devenir des épouses dignes de ce titre, que celles qui sont déjà initiées à l’amour. Le mari n’est généralement pas celui à qui il soit nécessaire qu’incombe le rôle d’instructeur :
« Dans la pratique c’est à un homme choisi presque au hasard qu’appartient le soin de mettre une âme au point de sa sensibilité. D’Arcelles me faisait observer qu’un accordeur de pianos est le premier venu.
« — Il suffit, disait-il, qu’il ait l’ouïe un peu fine, qu’il sache monter et descendre une corde. C’est affaire à l’artiste qui viendra derrière ce man œuvre de communiquer son émotion à l’instrument. »
Ajoutons pourtant qu’il est pas mal de maris qui préfèrent accorder eux-mêmes leurs pianos, ce dont je n’aurai pas le courage de les blâmer ; il n’y a pas de petites besognes en amour.
M. Hugues Le Roux a bien d’autres opinions qui, ainsi détachées, prennent une sorte d’intensité d’inconvenance qu’elles n’ont pas dans le livre où, amenées fort habilement, elles deviennent comme les déductions inévitables d’un raisonnement ; le charme du langage ajoute beaucoup aux efforts de persuasion du plaidoyer et, quand succombe Gladys, épouse jusque-là fidèle d’un homme à qui elle avait voué plutôt de l’admiration que de l’amour, la chute paraît naturelle. C’est assez dire que voilà un livre à lire pour tous… les fiancées exceptées, qui pourraient aller un peu loin avec ceux qu’elles ne croiraient considérer que comme de simples accordeurs.
VII. Le Cte R. de Montesquiou-Fezensac. — Le Chef des odeurs suaves
C’est dans la Salammbô de Flaubert, à côté de l’Annonciateur-des-Lunes, que l’auteur des Chauves-Souris, M. de Montesquiou-Fezensac, a choisi le titre de son volume de vers. Le nom de Chef des Odeurs suaves qu’il lui a donné ne saurait être mieux placé qu’en tête d’un livre de poésies qui ne chantent que les fleurs, nous en fait encore respirer les parfums au-delà de leurs petites vies, et nous les fait suivre jusque dans le vol de leurs âmes légères.
Le Chef des Odeurs suaves contient près de deux cents petits poèmes, et j’avoue qu’avant d’en avoir lu le premier vers, je pensai involontairement à ce grenadier qui, voyant se précipiter sur son bataillon d’innombrables ennemis, mâchonne dans sa moustache le légendaire : « Ils sont trop ! » La vérité est qu’ils sont beaucoup, mais non pas trop, car tous offrent un intérêt particulier. En effet, la marque distinctive du talent de M. de Montesquiou étant l’horreur de la banalité, nous n’avons pas à redouter la lassitude qu’amène l’uniformité. Certes, il la fuit, cette banalité, serait-ce parfois aux dépens de la clarté, de la régularité, de la forme ; tant pis pour les césures, pour les rimes, il s’élance résolument, cingle sans pitié son Pégase fin de siècle, et arrive au but ; enfant de race habitué à réaliser tous ses caprices, les obstacles ne comptent pas pour lui ; rien ne l’arrête, il forge les mots que la langue ne lui donne pas, prend ses aspirations parfois d’une assonance ou d’une consonance, mais il dit tout ce qui lui vient à la tête et, s’il y passe des choses un peu surprenantes, il y passe aussi et le plus souvent d’exquises.
L’humanité ne tient pas directement une grande place dans l’œuvre de M. de Montesquiou : c’est l’objet, la chose inanimée qui l’attirent et le frappent par leur charme ou par leur éclat ; il ne peut s’empêcher de leur vouloir la vie qui bouillonne en lui et s’efforce de la leur infuser ; il les voit inspirant toutes nos pensées, nos sensations et, quand ses héros sont, comme ici, des plantes et des fleurs, il sait les animer de telle sorte que, lorsqu’ils tombent brisés ou fauchés, on est tout étonné de voir couler la sève et non le sang de leurs blessures.
Tout en tenant compte de certaines réserves, il faut dire qu’il est impossible à un poète de lire ce livre avec indifférence, car c’est l’inquiétude du mieux et l’amour de l’imprévu qui l’inspirent et y inscrivent, selon leur élan ou leur caprice, une strophe géniale ou une plaisanterie. L’idée maîtresse du Chef des Odeurs suaves, la dominante de cette œuvre de délicat, de raffiné, c’est l’influence qu’exercent sur nos sens les objets qui nous environnent :
Sur les vierges feuillets où mes vers vont éclore, Chaque matin, je pose un feuillage ou des fleurs.
Et chaque soir, la fleur qui féconde la page,Sentant mourir sa part d’éphémère beauté,………………………………………………Se réjouit de voir en nouvel équipage,Refleurir en mes chants ce qui lui fut ôté !
L’idée est charmante et la forme impeccable ; l’auteur y revient ; pour lui, le bouquet placé près de l’écrivain est l’antidote de l’encre :
Car la meilleure conseillèreEst bien la fleur !
Mettez-en sur votre pupitre, dit-il,
Pour infuser à vos penséesDe ces douceursQui s’évaporent des pensées,Florales sœurs.
Il envie les Lotophages d’Homère :
Peuples heureux qui se nourrissaient d’une fleur !
Chemin faisant, en tournant les pages du livre, je trouve une charmante pièce en mémoire de Chevreul qui indique, à propos des couleurs et de l’harmonie de leurs groupements :
La fleur qui ne doit pas côtoyer une fleur.………………………………………………Et j’aime à contempler ce sévère chimistePrès du creuset, pensif, jugeant de son devoirD’avertir la Beauté de ce qui lui résisteEt faisant profiter Vénus de son savoir.
Je passe sur des poésies en vers monosyllabiques, dissyllabiques qui ont, à mes yeux, le grand tort d’être dépourvues de rimes. Une curieuse pièce est celle des Syringas que le poète enferme pour leur arracher le secret de leurs aromes troublants ; Louis XIV avait créé des infirmeries pour ses orangers malades, M. de Montesquiou, plus cruel, emprisonne ses fleurs et les soumet à la question ! Il a, plus loin, un petit poème intitulé : « Les lissassitudes », un mot qui nous initie aux fantaisies de son esprit. Une bien jolie pièce est celle de la mort du Paon que je ne puis résister au plaisir de citer entièrement :
Paon, l’oiseau Paon est mort, et le Dieu Pan le pleure !…Tout à l’heure il jouait dans les fleurs, et rouait ;Tout à coup on le vit s’affaisser comme un leurre,Et s’effacer, du trépas superbe jouet.
Ses yeux se sont éteints, mais non ceux de sa traîne…Il rayonnait vivant, il rayonne défunt ;Il enseigne à mourir d’une façon sereine,Ses pairs n’ont pas pour lui pris de crêpes d’emprunt.
Il a passé faisant le bel, faisant la roue,Le Paon se meurt ! Le Paon est mort, d’ombre effleuré,Sur son col de saphyrs descend son bec de proue.Paon, l’oiseau Paon est mort, le dieu Pan l’a pleuré !
« Vigile » est un très beau morceau de poésie mystique qui nous montre la Vierge filant, près d’un lys, les langes de Jésus qui va naître :
Elle ne connaît rien de l’âme qui défailleSous un faix surhumain d’ineffable douleur…Elle ne connaît rien du lin qu’elle travailleSinon qu’elle le file à côté d’une fleur !
C’est dans la pureté, dans la candeur de la légende de la Vierge, que l’auteur a pris l’inspiration de cette pièce exquise. M. de Montesquiou aime les métamorphoses et substitue volontiers un sens à un autre, les astres deviennent des fleurs et réciproquement, le regard peut entendre, l’oreille voir ; mais pourquoi chicaner le plaisir qu’on éprouve ? C’est un rêve de blancheur, de neige immaculée que la série de ces petits quatrains que lui a inspirés la vue des cygnes en mue :
Ô lys, flocons embaumés,Ô cygnes, flocons flétris,Vous vous êtes défleuris,Vous vous êtes déplumés.…………………………………Ces vêtements sans couleursTourbillonnent dans les brumes :Les lys, ces signes des fleurs,Les cygnes, ces lys des plumes,Ne connaissent plus les leurs…
Près de ces harmonies, des rimes inattendues et de haute fantaisie qu’eût enviées Banville :
Un kiosque parqueté d’écailléEt de coquille lambrissé ;Et de coquillage, où qu’ailleLe regard, partout hérissé.
Un morceau tout de premier ordre, tombe sous mes yeux ; il a pour titre : « Ce que dit la Bouche d’Ambre » ; il s’agit d’une enfant qui écoute les bruits d’une conque marine :
… Entendant la voix énorme et si pareilleDe l’Océan lointain qui semble s’approcher.
Votre esprit y puisait le reflet des marées…Votre cœur le reflux, vos lèvres le corail ;Et votre teint poli, des douceurs chamarréesDe nacre et de satin ; vos prunelles, l’émail.Et c’était inouï, la confession lenteDe la bouche des mers en l’âme de l’enfant :………………………………………………
L’Océan inspire encore cette idée charmante et ces jolis vers au poète :
Il aimait tant la mer ? c’était sa seule amie !Qu’il allait dans les prés, par les jours d’accalmieCueillir de grands bouquets de roses et d’iris,Pour les jeter aux flots alors qu’ils sont superbes,Quand la tempête en fleurs s’épanouit en gerbesD’écume, où l’on entend déferler de longs cris.
Les stances aux Edelweiss sont de délicieuses fantaisies, celles des Emblèmes aussi. Mais je n’ai plus de place que pour conclure ; cinq vers encore, cependant, d’une pièce d’un sentiment exquis ; le jardinier a bouleversé le jardin, jeté en tas plantes et racines, mais l’amant des fleurs passe au bout de quelques jours :
Lors d’une touffe omise, une expectante pousseQue l’outil en passant négligea de férir,Du quart d’heure de grâce use assez pour fleurirEt projeter l’adieu que nous lègue à voix douceLa fleur qui, par mégarde, oubliait de mourir !
J’ai voulu donner idée de ce livre d’un véritable poète, et mon grand désir est d’y avoir réussi autant qu’il est possible, en ne pouvant montrer que des fragments de ce qui forme un tout. Pour moi, l’œuvre de M. de Montesquiou-Fezensac est, quelque opinion littéraire qu’on professe, absolument intéressante et concourt à marquer une étape de l’histoire de notre poésie. Comme je l’ai dit en commençant, elle ne doit être indifférente à personne, on peut la louer largement et la critiquer aussi, mais, dans tous les cas, elle commande l’estime due à une œuvre qui est à la fois celle d’un poète, d’un artiste et d’un penseur.
VIII. Monseigneur Rozier. — Panégyriques
Monseigneur Rozier, missionnaire apostolique et camérier secret de S. S. Léon XIII, vient de faire paraître quinze panégyriques prononcés à l’occasion de certaines fêtes de l’Église. Sans rien atténuer de la grandeur de la parole sacrée, monseigneur Rozier a le talent de la moderniser, pour ainsi dire, et de la rendre accessible à tous. Ce sont de véritables œuvres littéraires que ses panégyriques de saint Vincent de Paul, saint Charles Borromée, etc. Un de ceux qui m’ont le plus frappé est celui de saint François d’Assise. Divisé en trois parties, ce discours nous montre le saint non seulement comme continuateur de Jésus-Christ et comme martyr, mais aussi comme apôtre de la joie, suivant ainsi le précepte de l’Ecclésiaste : « Et j’ai compris qu’en cette
vie, il n’y a rien de mieux à faire que d’être joyeux et de faire le bien. »
« François fut la vivante condamnation de la piété morose et chagrine, sur laquelle on se méprend, bien qu’elle soit une mauvaise contrefaçon de la vraie, de la piété égoïste qui, sous le prétexte menteur de ne point plaire aux hommes, pour ne plaire qu’à Dieu, ne s’aperçoit pas qu’elle met inconsciemment entre les hommes et Dieu un intermédiaire à qui vont ses hommages, et l’intermédiaire est le “moi haïssable”. Le sourire de saint François prêche que la sainteté amère et rechignée, qui veut se rendre insupportable aux hommes, court grand risque d’être insupportable à Dieu.
« Son âme transparente réfléchissait Dieu partout, de tous les êtres, de l’oiseau, du brin d’herbe, du soleil, du Loup de Gubbio, de la douleur, de la mort, surtout de la douleur, surtout de la mort. Tout ce qui se sent, se voit et s’entend, éveillait au fond de son être des sensations joyeuses ; oui, je l’ai dit, même la souffrance, surtout la souffrance ; parce que tout lui parlait de Celui qui est la souveraine joie.
« Aussi, à ce point culminant de la sainteté la plus impitoyable à elle-même, son âme de poète, plus tendue et plus vibrante que jamais, fut une harpe aux cordes si sensibles, que, moins qu’un souffle, un rayon la faisait chanter. Même à l’heure des suprêmes douleurs qui précèdent l’agonie, François moribond, et joyeux comme au temps où, troubadour sans souci, il chantait les chansons de France dans les rues de la cité, se fit chanter son cantique à la nature, à son frère le soleil, à ses sœurs les étoiles, à sa sœur la douleur, à sa sœur la mort. Beau cantique, tout à fait de poésie et de parfum, qui avait jailli de son âme à une heure d’enthousiasme, et devint la sérénade de sa vie, l’aubade de l’éternité. Rayons et cantiques !
« Ce fut un saint et un joyeux. À travers les siècles, ses actes de macération et d’humilité nous arrivent encore sous une forme riante. Quand son corps affaibli réclamait quelque repos, il le frappait jusqu’au sang, en l’appelant gaiement : Frère âne. “Frère âne, disait-il, en se flagellant, voilà qui vous convient bien.”
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« Un jour, c’était à un de ces chapitres généraux, il fit afficher ce placard en gros caractères : “Les frères ne doivent pas se montrer avec une mine chargée de nuages, mais aimables, souriants, gais, comme il convient.”
« Voilà une affiche qui, pour sembler étrange, n’en est pas moins empruntée au divin maître : Ne soyez pas tristes comme les hypocrites.
« Lui-même se défendait énergiquement de ce mal qu’il appelait “babylonien”, et quand il en sentait les atteintes premières, il priait, priait, jusqu’à ce que, “par la porte de son âme toujours ouverte devant Dieu, la tristesse fût sortie et la joie fût entrée”. »
Comme le dit très justement monseigneur Rozier, François d’Assise avait accouplé ces deux choses qui semblent inconciliables et vont si bien ensemble, la sainteté et la gaieté. Le gai trouvère de l’Ombria qu’il avait été au temps de sa jeunesse était resté le gai trouvère de la pauvreté et de la douleur. Il avait concilié la vie de ce monde avec celle du ciel, il avait su être un joyeux et être un saint.
IX. Gustave Toudouze. — L’Apôtre
On raconte qu’un de nos plus grands peintres paysagistes a pris un serviteur chargé, lorsqu’il a choisi un point de vue pittoresque, de prier les artistes qui seraient séduits par le même site, de s’abstenir de tout coup de crayon ou de pinceau. Les amis du peintre ont donné à ce fidèle employé le nom de Garde-motif. Plus libéral, M. Gustave Toudouze n’a interdit à aucun romancier le droit de décrire la Bretagne ; le fond de cette générosité c’est qu’il la possède mieux que personne et que c’est avec la supériorité d’un homme qui a vu, qu’il sait parler de sa terre, de ses prés, de ses rivages, de ceux qui l’habitent, de son ciel merveilleux ou des terribles tempêtes qui viennent s’y déchaîner.
M. Gustave Toudouze vient d’ajouter un nouveau volume à sa série de romans bretons, en publiant un Apôtre. C’est une idylle doublée d’une thèse philosophique et religieuse que le sujet de l’Apôtre ; la fable est touchante et la leçon qu’elle renferme a sa grandeur. Je la résume en ces quelques lignes : Un jeune marin absent depuis deux ans, Denis Le Marrec, neveu du recteur, curé de Camaret, revient au pays par un jour de tempête. Tous les braves gens du village, sa fiancée, tendent les bras vers le bateau qui le ramène. Il débarque, chacun le presse, le félicite, l’embrasse, examine ce qu’il rapporte de son long voyage. Il en ramène, à la stupéfaction de tous, une délicieuse jeune fille, une Bretonne qu’il a sauvée du naufrage. Celle-ci s’est sentie tout heureuse de devoir la vie à ce beau et brave garçon qui, de son côté, dès qu’il l’a vue, a senti faiblir la joie qu’il éprouvait à retrouver bientôt sa fiancée.
Quand le hasard s’occupe de nos affaires, il ne s’en mêle pas à demi. La jeune fille sauvée n’est autre que Faïk Goalen, la fille de Nédélek Goalen, le Reboutou, comme on l’appelle, une sorte de sorcier, surnommé aussi l’homme du cap de la Chèvre, à cause du domicile étrange qu’il a choisi à la pointe d’un rocher. Tout le monde redoute ce Reboutou qui n’a fait que du bien à chacun et qui a sauvé nombre de gens délaissés, heureusement pour eux, par les hommes de science. Le malheur veut que le recteur partage les sentiments de répulsion des ignorants du pays et ne songe guère à féliciter son neveu de la bonne action qu’il a faite en sauvant Faïk. Les paysans se signent tout bas en la regardant, murmurant les paroles de démon, d’esprit malin, de ar pot hôz, etc.
« Des bouches épouvantées le redirent, des signes de croix s’ébauchèrent, tandis que tante Rosalie, apitoyée, se hâtait d’entraîner Faïk Goalen vers l’Hôtel de la Marine, et que Denis Le Marrec, surpris, regardait de ses yeux étonnés et douloureux la silhouette dure et raide, le visage fermé, les yeux sévères de son oncle qu’il ne semblait plus reconnaître pour l’homme de bonté, d’amour et de miséricorde, qui venait, un instant auparavant, de l’étreindre si affectueusement sur sa poitrine.
« C’était l’église qui se dressait, défendant la Bretagne pieuse, défendant la Croix, défendant la Religion, contre la Bretagne mystérieuse des fées, des korigans, des intersignes, contre la Science suspecte, contre le sournois Ennemi du genre humain.
« Tout à sa mission de confesseur de la Foi, de combattant du Paganisme, le prêtre indulgent et paternel faisait place à l’Apôtre. »
Le curé n’a plus d’autre souci que de marier son neveu à la fiancée qui l’attendait. C’est alors que ◀commence▶ le roman. Denis déclare qu’il n’aura pour femme que la pauvre Faïk. La colère, la consternation de l’oncle n’ont d’égales que l’obstination du neveu qui, ne pouvant supporter l’idée de la vie sans pouvoir la partager avec celle qu’il aime, tombe malade et voit, sans changer de volonté, s’approcher les ombres de la mort. Les médecins ont déclaré le garçon perdu, il ne reste plus qu’à recourir au Reboutou, au sorcier. Au nom de la religion, le curé s’y oppose ; puis, pressé par tous, il consent à le recevoir. Mais le prétendu magicien refuse de se déranger et exige que le curé vienne en personne lui demander, au cap de la Chèvre, de sauver Denis. La scène de l’entrevue des deux hommes est belle, très nettement et très sobrement développée :
« Le prêtre arrivait avec une âme bouillonnante de zèle, de colère, chauffé par tous les ressouvenirs de l’antiquité et du moyen âge qui, le long de la route, avaient entretenu son fanatisme, prêt à parler haut et dur, à traiter ce malheureux comme il pensait que l’Église devait traiter un réprouvé ; il éprouva une émotion si différente de celle pour laquelle il s’était préparé qu’il ne trouva pas un mot à répondre.
« Il se laissa conduire par son hôte, machinalement, la pensée pleine de trouble, le cœur inquiet.
« Pourtant, il voulut réagir contre ce qu’il considérait comme une faiblesse, et, la voix âpre questionna :
« — Tu as refusé de venir voir mon neveu, Denis Le Marrec, qui est très malade ; pourquoi ?
« Tous deux se trouvaient en ce moment dans la pénombre, sans quoi il eût pu voir sur le visage de son interlocuteur, en dépit de son navrement, le mince sourire résigné, qui en était comme le cachet habituel, le coin caractéristique, tandis que celui-ci répondait :
« — Vous seul, monsieur le recteur, avez le pouvoir de délier ce qui avait été lié, tout comme notre divin Maître ; c’était donc de votre bouche même qu’il me fallait recevoir un pareil ordre pour que je puisse m’y rendre. Vous m’avez interdit l’entrée de l’église et du presbytère ; j’ai souffert beaucoup de cette interdiction, que je ne crois pas avoir méritée ; mais vous aviez parlé, je n’avais plus qu’à m’incliner !… Parlez, et je vous obéirai encore !…
« Son visiteur eut un geste indécis de la main devant lui ; mais l’argument était si juste, qu’il chercha vainement une réponse et grommela :
« — C’est bien !
« Son tempérament puissant eût eu besoin de se heurter à une violence, à une contradiction ; cette douceur, cette résignation un peu plaintive, sous lesquelles ne rampait aucune ironie, allèrent toucher au fond de son cœur la fibre tendre que les êtres de pitié et de douleur y faisaient toujours vibrer.
« Ce ne pouvait être un impie, un être voué au démon, tout Reboutou qu’il fût, cet homme qui parlait du Christ en ces termes. Ce n’était pas un ennemi de Dieu, au contraire ; seulement il paraissait voir Dieu à travers ses œuvres, à travers ses plantes qui guérissent, à travers ses phénomènes célestes, maritimes, terrestres, qui sont des signes où certains peuvent lire.
« Par un complet et brusque revirement de ses pensées, Pierre Kerbiriou songeait en ce moment que tout le succès de ce Nédélek Goalen venait peut-être de ce que l’Église, austère et rigide, défiante des hérésies, montre un Dieu trop en dehors de ces choses, un Dieu abstrait que ne peuvent que difficilement comprendre ces âmes enfants des pêcheurs et des humbles. »
Je passe quelques pages ; le recteur, qui a vaincu la résistance de Reboutou, reprend la route de Camaret :
« Des doutes recommençaient à l’assiéger.
« Il était si troublé qu’il ne savait plus où il se trouvait ; une bifurcation de chemin l’arrêta.
« Aussitôt ses prunelles furent arrêtées impérieusement par la croix de pierre brute qui se dresse un peu au-delà du cimetière, à l’embranchement de la petite route se détachant de l’artère principale pour conduire au village de Kerhoz.
« Cette croix, appelée, en raison de quelque légende oubliée, la croix du Loup, bordait autrefois le côté gauche de la route et appartenait à la commune de Camaret ; transplantée maintenant à droite, elle relève de Crozon comme les crèches de Kerhoz.
« Un cri lui échappa :
« — La croix !…
« Cette croix, une ancienne pierre druidique, est comme la caractéristique de cette terre de Bretagne, si curieuse, où l’on voit des menhirs surmontés du symbole sacré, des dolmens marqués de l’emblème catholique. Adroitement, chaque fois qu’elle l’a pu, la Religion s’est ainsi emparée de la Légende, et, au lieu de détruire le monument païen des Druides, l’a transformé, en lui imposant sa croix.
« Ce souvenir illumina l’esprit de l’abbé Kerbiriou, lui arrachant la réflexion :
« — Voici l’indication !…
« Il songeait à ces croix plantées par les premiers missionnaires de Bretagne sur les Pierres maudites. »
Le dénouement du roman se devine ; j’ai tenu à en extraire ces fragments, qui résument l’idée qui l’a fait naître. On verra qu’elle est le résultat d’observations très justes sur l’état actuel de l’esprit du paysan breton que, ni les progrès de la civilisation, ni les révélations de la religion n’ont pu détacher de croyances dont quelques-unes remontent encore aux temps druidiques. À ce point de vue aussi, l’Apôtre est une œuvre à lire et digne du succès.
X. Léon Riotor. — Le Pêcheur d’Anguilles
Sous ce titre : le Pêcheur d’Anguilles, M. Léon Riotor a fait paraître un poème inspiré par une légende ou un lied en prose qui pourrait bien nous venir des brumes de la Hollande : non pas que ce poème manque de clarté, mais à cause du charme particulier à ces bords des mers du Nord qui semble s’en dégager. La légende de M. Léon Riotor se déroule comme une longue fresque d’Holbein ; dans ce défilé mystique la mort joue le grand rôle. Le pauvre pêcheur, qui fait rêver à celui de Puvis de Chavannes, l’appelle comme fait le Bûcheron de La Fontaine et, comme lui aussi, trouve qu’elle vient trop tôt. C’est par le détail de ses tableaux, la variété des scènes qu’ils représentent que vit ce poème qui renferme de remarquables passages :
Triomphante, elle passe, elle passe la Mort !la bienvenue, aimée et désirée, et reine,celle dont la bouche sereine baise la bouche qu’elle mord…
celle dont la caresse à jamais ne se lasse,qui garde ses amants à jamais dans ses drapsqui les emporte entre ses bras,la voyez-vous la mort qui passe ?…
Le mouvement est beau et ces deux quatrains ne diffèrent guère des meilleurs de ceux des parnassiens les plus classiques, si l’auteur ne nous informait de ses tendances rénovatrices par le manque de majuscules au commencement de ses vers. Mais, à quelque école qu’ils appartiennent, ce sont des vers, ce qui n’est pas le cas de tous ceux qu’on nous donne pour tels, ornés ou non de majuscules.
XI. Fernand Vandérem. — La Cendre
Lamartine, en quatre vers d’un euphémisme élégant, avait trouvé moyen de dire à une jeune fille arabe ou turque, je ne sais plus au juste, et qui s’exagérait la persistance de la flamme des poètes, qu’il ne se sentait plus la vaillance des jeunes années :
J’ai passé l’âge heureux où la fleur de la vie,L’amour s’épanouit et parfume le cœur,Et l’admiration dans mon âme ravieN’a plus pour la beauté qu’un rayon sans chaleur !
On n’avoue pas avec plus d’élégance et de tact un inconvénient dont Stendhal a parlé assez lourdement d’ailleurs. Mais il ne s’agissait là que d’une déchéance physique, et c’est d’une déchéance morale qu’est né le roman qui nous occupe et qui est intitulé : la Cendre.
En effet, le héros du livre de M. Fernand Vandérem est plein de jeunesse, et ce qui s’est éteint en lui, ce n’est pas l’ardeur du sang, mais la faculté passionnelle d’aimer. En riche inconsidéré, il a follement dépensé pour un premier amour tout ce qu’il possédait de tendresse et d’illusions dans le cœur, et quand, s’apercevant qu’il avait fait fausse route, il a voulu recommencer l’expérience, il s’est aperçu que la nature lui avait repris cette faculté magique qui transforme tout et enveloppe l’objet aimé du charme même qu’il n’a pas. Condamné désormais à voir juste, et voulant retrouver l’amour, il vivra dans la réalité, et les femmes ne seront plus pour lui que ce qu’elles sont réellement ; s’il était sage, il pourrait se trouver encore fort heureux avec cette réalité, mais allez dire à un homme qui a été millionnaire qu’il lui est permis de se tirer d’affaire avec une douzaine de mille francs de rentes, à un mangeur d’opium qu’il est facile de renoncer à ses rêves et qu’il doit se contenter de sa demi-tasse de café !
Tel est le cas de Gilbert Mareuil, le héros du livre de M. Fernand Vandérem, cas intéressant s’il en fut ; un analyste de profession se fût perdu là dans l’étude des divers états d’âme de ce pauvre garçon, et ne nous eût pas épargné le détail des fluctuations de son esprit ; il nous l’eût représenté installé à son laboratoire moral et étudiant avec complaisance les caprices de son moi, dissertant sur ce qui était arrivé, sur ce qui n’était pas arrivé, sur ce qui pouvait bien arriver. Mieux avisé, l’auteur de la Cendre nous a montré Gilbert Mareuil aux prises avec l’ennemi, luttant pour retrouver l’amour, rencontrant des femmes de monde différents, bonnes ou mauvaises, cherchant à les aimer à travers l’ivresse d’autrefois et ne pouvant plus que les voir telles qu’elles sont, les confondant dans une même indifférence. Renonçant à retrouver même une étincelle du feu sacré dans des cendres refroidies, il fuit prudemment de nouvelles épreuves et se marie. Le plus curieux serait qu’il retrouvât dans sa femme légitime ce qu’il cherchait si vainement dans les autres ; ce n’est pas chose impossible, mais l’auteur ne nous le dit pas, et nous ne pouvons que l’espérer pour Gilbert Mareuil dont la cruelle mésaventure nous a fort intéressé.
XII. Albert Cim. — Demoiselles à marier
Demoiselles à marier, le livre de M. Albert Cim est à la fois un roman et, comme il le dit une protestation contre cet abus de l’instruction et cette diplomanie qui jettent chaque année dans la circulation des milliers de jeunes filles dépourvues de dot, sans ressources et dégoûtées d’avance du mariage, de la famille et de toute œuvre manuelle. Fatalement vouées pour la plupart au célibat, ces belles dédaigneuses sont destinées à faire la joie des célibataires.
C’est dans une administration qui, comme celle des téléphones, des télégraphes et autres administrations publiques ou privées, emploient des femmes, au Crédit international du Commerce et de l’Industrie, que l’auteur a placé son champ d’observation. Avec une remarquable fidélité il a su résumer les scènes que chaque jour amène et renouvelle dans ces milieux de commises, il a raconté cette série de cancans, de mensonges, de jalousies, d’ambitions, de révoltes et de platitudes qui résultent des rivalités de femmes pour la plupart déclassées, trop instruites pour avoir voulu devenir ouvrières, et cherchant à singer un monde où leur manque de fortune et leur naissance ne leur permettent pas d’entrer. M. Albert Cim nous a montré aussi ces pauvres victimes d’un orgueil qu’elles expient parfois cruellement, dans ces administrations où les femmes se trouvent en rapport de service avec les hommes ; c’est là qu’il a trouvé son véritable terrain d’étude, mettant aux prises la coquetterie ou la nécessité de la vie des femmes avec la lâcheté et la brutalité de la plupart des hommes. La question devient ici plus grave, car c’est là que ◀commence▶ le cortège des misères de l’inconduite, les trahisons, les maternités inavouées, les avortements, les suicides. Le tableau n’est pas exagéré, et si ces désastres ne frappent pas toutes les commises, il en atteint un nombre assez considérable pour qu’on s’en émeuve.
Le livre de M. Cim est de ceux qui doivent intéresser les gens qui prétendent s’occuper d’économie sociale ; la question en vaut la peine ; quant au roman, à part une ou deux scènes un peu crues, selon moi, il prend immédiatement possession de l’attention du lecteur et par le pittoresque, l’esprit du détail et la vérité de l’ensemble ; il est indubitable que M. Albert Cim ait été renseigné par quelqu’un ou quelqu’une de ceux ou de celles qui vivent constamment dans un établissement similaire du « Crédit international du Commerce et de l’Industrie », et c’est ce qui doit donner encore plus de poids à son livre.
XIII. O. Gréard. — Prévost-Paradol
Si on ne se souvient pas assez aujourd’hui de ce que fut Prévost-Paradol, c’est que, de quelque talent que la nature ait doué l’écrivain politique militant et le journaliste, il est invariablement considéré comme ne livrant qu’une besogne éphémère destinée à être oubliée au bout de vingt-quatre heures. Nul plus que Prévost-Paradol n’a apporté de chaleur, de lumière, d’esprit dans toutes les questions qu’il a abordées, mais le poncif, le cliché, l’opinion toute faite prévaudront toujours ; si on ne lit plus ses écrits, c’est parce que l’on ne veut voir en lui qu’un brillant journaliste, et que les dignes fils de M. Prudhomme estimeront toujours plus un volume de sottises longuement méditées que l’improvisation la plus fournie, la plus richement documentée du « simple folliculaire » qui fait leur opinion dans le journal qu’ils reçoivent le soir ou le matin.
C’est pour eux le tort des journalistes en général et de Prévost-Paradol en particulier, que cette facilité rapide à concevoir et à exprimer ; elle provoque le dédain qu’on a pour les choses légères et fait que le premier ignorant venu leur préférera toujours un volume bien lourd qu’il ne lit pas, mais qu’il garde, à ce journal qui est son viatique et qu’il jette. Je ne sais plus quel peintre répondait à un amateur qui s’étonnait du prix très haut auquel il avait vendu un portrait enlevé en quelques séances : « Mais voilà trente ans que j’y travaille ! »
C’est le cas de bien des journalistes et de Paradol ; pour écrire comme il écrivait, il fallait avoir longuement et fructueusement étudié ; pour improviser comme il le faisait, il fallait avoir muni son esprit d’une longue suite d’observations sur toutes choses et l’avoir armé d’assez de vérités éprouvées pour n’être jamais surpris au dépourvu. Que l’on compare l’acquis d’un improvisateur comme celui-là à celui de tel ou tel de nos milliers de soi-disant savants qui, péniblement, compilent des notes dans les bibliothèques, les entassent dans leurs indigestes livres, et en résumé ne sont et ne seront jamais que des intermédiaires entre le public et les dictionnaires, et l’on verra où est le véritable écrivain, l’homme qui aura fait le plus et le mieux pour son pays.
Mon but n’est d’ailleurs pas de défendre Prévost-Paradol, mais de le rappeler à ceux qui l’ont connu et de le faire connaître à ceux qui l’ignorent. Un de ceux qui l’ont aimé et admiré depuis son enfance jusqu’à sa mort s’est chargé de cet acte de justice en écrivant sa vie et en la faisant connaître par sa correspondance, c’est M. Octave Gréard, de l’Académie française ; son livre a pour titre : Prévost-Paradol, étude suivie d’un choix de lettres. Ces lettres sont écrites pour la plupart à Sainte-Beuve, à Taine, à MM. Gréard, Ludovic Halévy, etc., et sont jointes à celles qu’il reçut de Thiers, du comte de Falloux, de Veuillot, de Mgr Dupanloup, de Sainte-Beuve, du comte de Montalembert, de Villemain, Victor Hugo, Thiers, etc.
M. Gréard a fait précéder ce livre si intéressant d’une étude sur Prévost-Paradol, le suivant depuis le collège, l’École normale, le professorat, le journalisme jusqu’à sa carrière politique, jusqu’au jour de ce suicide qu’on a attribué à tant de causes et qui, s’il n’a pas été simplement le résultat d’une fièvre chaude, ne peut être que celui du dégoût qu’il prit en voyant sa carrière diplomatique compromise par la guerre de 1870. Que de choses depuis le jour où il écrivait à son ami Gréard (en 1852), après avoir remporté le prix d’éloquence à l’Académie française : « Victoire ! j’ai le prix tout seul ! Tu entends bien : tout seul !… Es-tu en état de me faire dîner au Palais-Royal ?… J’ai douze sous à moi ! »
Comme
je l’ai dit, M. Gréard le suit pas à pas, jusqu’à l’Opéra où nous le rencontrâmes tant de fois, sur la scène, curieux de toutes choses, faisant là aussi sa moisson d’observations.
M. Gréard a conservé des notes précieuses, prises au moment de sa nomination à l’ambassade des États-Unis.
« Le 12 juin, il était nommé. Quelques jours après, l’Empereur et l’Impératrice le recevaient en audience de départ. Sur une note prise au crayon, le lendemain, presque sous sa dictée, je retrouve, dans leur désordre familier, les indications suivantes : “… L’impératrice, après quelques moments d’entretien banal sur les traités de commerce, les douanes, les tarifs, une leçon qu’elle avait apprise le matin, abordant brusquement le sujet qui hantait son esprit, discourant avec une extrême abondance et une passion extrême — ici tout coulait de source et sortait du cœur — de la Prusse et de représailles, comme si nous avions quelque injure à venger, de la nécessité pour la France de reprendre rang, comme si nous étions sous le coup d’un complot européen, adorant son fils, prête à tout faire pour préparer son avènement, encore mal éclairée sur la portée de la politique du 2 janvier, ayant son parti de cour. Bien voir de ce côté, le jour où nous ferons quelque chose… L’Empereur très affable et préoccupé de plaire, conversant librement et naturellement en homme déchargé, heureux même de courir, après toutes les autres, cette suprême aventure, un peu triste (serait-il gravement malade, comme on en a répandu le bruit ?), parlant avec sagesse du couronnement de l’édifice, de la presse, des services qu’elle rend en Angleterre, des passions qu’elle suscite en France, de la manie qu’elle y entretient de discuter la forme du gouvernement. Une lettre de Gambetta avait paru le matin… C’est la République prochaine, dit l’Empereur. — Que voulez-vous, Sire ? Il y a là trois ou quatre gouvernements qui attendent, le chapeau à la main, la grande faute qui leur permettra d’entrer. Il avait sur sa table la France nouvelle… Il déclare qu’il veut la paix : nous ne pouvons affronter la guerre que les mains pleines d’alliances. Son dernier mot : terminez l’affaire des tarifs et revenez prendre votre place dans le gouvernement. Grand éloge de lord Clarendon, l’homme le plus aimable, le plus fin, le plus habile. Il a aussi beaucoup de goût pour Ollivier…” »
La notice de M. Gréard n’est pas un éloge de Prévost-Paradol, elle est un récit de sa vie pleine de travail, d’honnêteté, elle ◀commence▶ humblement chez la grande comédienne qui fut sa mère, se développe au milieu des lettres qu’il aima toujours et s’arrête subitement au-delà de l’Océan, dès qu’on apprit que l’étranger, qu’il eut du moins le bonheur de ne pas y voir, allait envahir son pays et y déchaîner les terribles orages qui l’ébranlent encore aujourd’hui.
XIV. Madame Marie Gjertz. — L’Enthousiasme
Une nouvelle édition vient de paraître d’un livre qui n’obtint pas, à son apparition, le succès qu’il mérite. L’Enthousiasme, qualifié roman par son auteur, madame Marie Gjertz, est bien plutôt une œuvre philosophique embrassant toutes les questions : art, politique, religion, réformes ; c’est un livre militant où l’auteur, défendant par toutes armes la patrie norvégienne, veut la voir devenir la première des nations, régénérée par l’art infusé dans tout son organisme social. Écrit dans une bonne langue, débordant de passion, d’amour du beau plus que du réel, ce livre renferme les doctrines les plus hardies émises par une âme pleine de foi et de mysticisme. La fable du roman, si peu accusée qu’elle soit, y existe bien et c’est elle qui jette sur cet ensemble d’idées aussi nettes qu’intransigeantes, le voile adoucissant des vapeurs du Nord.
Le livre se compose d’une suite de lettres que deux amies éprises d’idéal s’écrivent l’une à l’autre ; toutes deux avaient juré de ne pas connaître d’autre amour que celui de l’art et de la patrie, mais la nature a parlé et toutes deux se sont mariées. L’une d’elles représente l’irréductible logique, l’autre le rêve enthousiaste qui n’a pas assez de l’univers pour y développer son domaine. L’une vit en plein réalisme du xixe siècle, l’autre dans le mysticisme et le chevaleresque du moyen âge ; la vérité se trouvait entre ces deux tempéraments.
Les théories contre le mariage sont très développées ; je leur emprunte seulement ces lignes :
« Comme vous parlez de bon sens sur l’invincible amour ! Oui, certes, l’on pourrait résister. Ce sont les hommes, sans doute, qui nous coulent dans l’esprit cette erreur de la toute-puissance de l’amour, afin que nous ne les examinions pas de trop près. Aucune femme ne se marierait si elle savait que l’on peut vaincre l’amour. »
Il est vrai que ces théories précèdent dans le roman le mariage des deux amies. J’ai dit que l’amour de la Norvège et, partant, la haine du Danemark était la note dominante du livre ; l’héroïne n’apporte guère plus de tolérance dans les questions religieuses :
« Je respecte infiniment la religion, qui est la croyance en Dieu ; je ne respecte nullement le luthéranisme, qui est la croyance en Luther. Je puise le droit de ma protestation dans l’exemple même de cet excellent docteur. Luther ayant pris le droit, dans sa seule conscience, de protester contre l’Église catholique, je ne vois pas ce qui m’empêcherait de prendre, moi aussi, dans ma seule conscience, le droit de protester contre le protestantisme. Luther a certainement eu raison d’abolir les abus et les superstitions catholiques, mais il a certainement eu tort d’abolir la beauté du culte. Songez à nos temples nus, froids, laids, où rien ne parle à l’imagination, rien au cœur ; comparez cette laideur aux descriptions que font nos chroniques des magnificences des anciennes églises, et vous comprendrez la pauvreté d’esprit de ce pauvre Luther. J’ai la conviction que Luther porte, de concert avec le Danemark, la responsabilité de l’abaissement de notre bien-aimée Norvège. »
Les idées aristocratiques ne sont pas défendues avec moins de véhémence contre les tendances démocratiques :
« Car la distinction des caractères est le signe même de la vie, comme la confusion des caractères est le signe même de la mort. Effacez les hiérarchies, établissez dans les sociétés humaines l’égalité absolue, et à l’instant même ces sociétés ◀commencent▶ à s’acheminer vers la mort.
« La démocratie est une tendance vers cette abolition des caractères. L’aristocratie, au contraire, ayant pour base la distinction des caractères, est l’expression directe de la vie. La lutte de la démocratie contre l’aristocratie n’est donc autre chose que la lutte même de la mort contre la vie, du néant contre l’Être.
« En abolissant la noblesse, la démocratie norvégienne a ◀commencé▶ cette lutte ; la mènera-t-elle jusqu’au bout ? Il faut espérer que non ; il faut espérer qu’elle s’arrêtera avant ce moment fatal où l’habitude de ne jamais lever le regard lui aura fait oublier que la vie habite les hauteurs. »
Comme on le voit, les idées démocratiques qui, d’ailleurs, n’ont pas beaucoup relevé la France dans l’esprit de l’Europe, sont de celles que repousse particulièrement l’auteur. Sans vouloir défendre précisément cette démocratie qui menace de tomber dans le socialisme, il faut dire que madame Marie Gjertz a le tort de vouloir juger les Français et les Françaises d’après leurs écrits, d’après les romans surtout. Le dernier, le plus cruel affront que l’on pourrait faire à nos compatriotes serait de les croire quand ils parlent d’eux-mêmes ; contrairement aux autres peuples qui ne vantent que leur littérature, leurs mœurs, leur musique, leurs arts, etc., le peuple français se plaît présentement à se verser lui-même des paniers d’ordures sur la tête et à n’être que miel et sucre pour tout ce qui vient de l’étranger qu’il le comprenne ou non, ce dernier cas le plus fréquent. Je termine en recommandant la lecture de cette œuvre écrite avec sincérité et conviction, un peu dogmatique parfois, mais ouverte aux idées les plus nobles, les plus généreuses. C’est un livre de lecture très douce où, sous une forme poétique recouvrant une âme ardente, sont traitées les plus grandes questions de l’humanité.
XV. Émile Faguet. — Les Écrivains du XVIe siècle
Voici une série de très remarquables études littéraires sur les grands écrivains du xvie siècle. Parmi ceux-ci : Commynes, Clément Marot, Rabelais, Calvin, Ronsard, Du Bellay, d’Aubigné et Montaigne. C’est à M. Émile Faguet que sont dues ces études, écrites avec une rare netteté de vues, une science d’analyse qui en font une œuvre de maître.
Je me garderais bien de juger un tel juge et je me bornerai à donner cette charmante page sur Commynes et sa tournure d’esprit :
« Commynes est avant tout un homme très intelligent, et c’est presque toute sa définition. Il y a des hommes qui sont nés pour agir, et selon qu’ils ont du bon sens ou n’en ont point, ce sont des actifs ou des agités. Il y a d’autres hommes qui sont nés pour comprendre, et qui ne s’en lassent jamais. Ils peuvent être actifs aussi, mais comme en seconde ligne. L’homme d’action se sert de son intelligence pour agir, et l’homme intelligent qui est mêlé à l’action ne se sert guère de l’action que pour comprendre plus de choses. Tel était Commynes. Personne plus que lui n’a contribué à faire l’histoire, en ayant l’air de rester témoin curieux plus qu’acteur. Il devait savoir se dédoubler, s’occuper d’une affaire en la conduisant au but, mais en même temps en l’étudiant pour elle-même, et les hommes qui y étaient mêlés comme objets très intéressants pour le curieux de choses humaines.
« Très différent en cela de Saint-Simon, à qui du reste on n’a pas eu tort de le comparer. Saint-Simon, parfaitement incapable d’action, est possédé par la curiosité, et malgré toute sa pénétration, malgré tout son génie, qui n’est pas ici en cause, reste toujours extérieur aux choses dont il est témoin. Commynes est dedans, à l’intérieur même de ces choses-là ; il y est mêlé intimement, il les fait ; mais il est assez froid pour les observer cependant, et il les observe comme du centre. De là, avec cent fois moins de talent qu’un Saint-Simon, une sûreté, une certitude, une plénitude de sens, un manque merveilleux d’imagination, qui sont des qualités supérieures d’historien. »
L’étude consacrée à Clément Marot n’est pas moins intéressante, et je ne saurais trop recommander la lecture de ce livre à ceux qui veulent connaître ou revoir d’un seul coup d’œil d’ensemble les œuvres de ces grands prosateurs, de ces grands poètes et de ces grands penseurs.
XVI. Séverine. — Notes d’une frondeuse
Notes d’une frondeuse est le titre sous lequel Séverine publie un certain nombre de ces articles si hardiment pensés et écrits qui paraissent presque quotidiennement dans divers journaux. Polémiste ardente, suivant sa passion où elle la mène, surtout du côté de ceux qu’elle croit les faibles et les déshérités, Séverine a toujours pour but de provoquer à la pitié ou à la charité ; elle a le cœur de la femme la plus tendre, la plume de l’homme le plus courageux. Pour donner une idée de la franchise de ses idées et de son style, je citerai ce morceau d’un article qu’elle écrivit un de ces tristes 14 juillet qui ne semblent faits que pour rappeler aux uns que leurs ancêtres ont égorgé, aux autres que les leurs ont été égorgés.
« Cette nuit, sur la plage d’asphalte que dominent mes croisées, des épaves humaines, le père, la mère et deux petits, avaient échoué sur un banc. Des hauteurs où, bien malgré moi, je plane, on ne distinguait rien qu’un tas de chairs grises et de nippes terreuses d’où émergeaient, par ci par là, un bras, une jambe, au mouvement lent et douloureux comme une patte de crabe écrasé.
« Ils dormaient, serrés les uns contre les autres, blottis en un seul tas, par une habitude de meurt-de-froid — même sous cette tiède nuit d’été !
« Des agents sont venus qui ont tourné autour, les flairant du regard, avec cette curiosité hostile des chiens de garde et des sergots envers les mal vêtus — pas trop méchants, pourtant. Ils ont tapé sur l’épaule de l’homme, qui a sursauté, s’est frotté les yeux, s’est mis debout d’un effort de reins, décalant le groupe où les moutards, éveillés brusquement, ont ◀commencé▶ de crier.
« Aux gestes, j’ai compris qu’il racontait leur histoire ; et encore aux larmes silencieuses de la femme, s’épongeant les yeux avec le coin de son tablier, tandis que l’autre, en les rappelant, ravivait ses douleurs.
« Ni des gouapes, ni des bohèmes, — des ouvriers ! Des ouvriers parvenus aux plus extrêmes limites de la détresse ; ayant tout engagé, tout vendu, tout perdu !
« Seulement, une consolation pouvait demeurer à cet infortuné : celle d’avoir vécu en homme libre dans un siècle libre ; et les drapeaux pavoisant l’auberge de la Belle-Étoile (son dernier gîte !) rappelaient éloquemment combien il était heureux, pour lui et les siens, d’avoir été « délivrés » un siècle avant !
« Misérable, oui, — mais électeur et citoyen ! C’est tout de même bien profitable qu’on ait affranchi plèbe et glèbe !
« Quand il a eu fini, les gardiens de la paix ont conciliabulé, avec de grands écarts de bras qui semblaient dire :
« — Que faire ?
« Rien, évidemment, qu’obéir à la consigne, exécuter la loi… la loi équitable qui a succédé à l’affreux règne du bon plaisir !
« Au nom de la liberté ils ont emmené l’homme libre et sa nichée au poste — lui, résigné, courbant le dos ; la mère et les enfants, créatures inconscientes des bienfaits de l’indépendance, presque allègres à l’idée que la captivité leur réservait un lit et du pain… »
Quelle leçon dans ce petit tableau peint d’une main si ferme, et comme il résume bien ces fameuses conquêtes que les candidats font miroiter aux yeux des pauvres électeurs qui se figurent qu’une révolution de plus sera jamais pour eux autre chose qu’une nouvelle duperie ! Le livre de Séverine contient entre autres curieux chapitres ceux qui sont consacrés à madame de Bonnemain et au général Boulanger qu’elle suit jusqu’au dernier jour de leurs misères, c’est-à-dire jusqu’à leur mort.
XVII. Pierre de Nolhac. — Paysages de France et d’Italie
C’est pour l’élévation des aspirations, pour l’exquise et impeccable pureté de forme, que je recommanderai, à ceux que touchent les beaux vers formés d’idées, les Paysages de France et d’Italie, de M. Pierre de Nolhac. Que ceux qui croient que les recherches que fait un savant, la suite de travaux matériels auxquels l’oblige la découverte d’un texte, la poursuite d’une étymologie, émoussent la jeunesse de son cœur et y tuent le sentiment et la grâce, prennent ce livre et se détrompent.
L’érudition de M. de Nolhac est trop notoire pour que j’aie à y insister, et si je la rappelle, c’est pour en fortifier l’opinion que je viens d’émettre.
Dans une pièce intitulée : Ad Mortem (je cite au hasard), je trouve ces vers pleins d’une hautaine philosophie :
…………………………………………………La terre d’où tu viens n’a pas été trop durePour les illusions dont ton sein s’est nourri ;Tu n’as pas bu beaucoup, mais la source était pure :La science et l’amour t’ont quelquefois souri.
Aujourd’hui, suffisante ou rare, ton œuvre est faite.La plus sonore voix ne porte pas bien loin ;Pourquoi t’inquiéter de la tâche incomplète ?Ce que tu n’as pas fait, d’autres en prendront soin.
Et plus loin, ce charmant sonnet à Marguerite de France, duchesse de Savoie :
Les poètes énamourésOnt dit la grâce et les méritesDe la perle des MargueritesÉclose dans les royaux prés.
Tous servaient ses autels sacrés ;Du Bellay célébrant ses ritesS’écriait : « Venez, ô Charités,À l’ombre des grands lys dorés ! »
Leurs meilleurs vers étaient pleins d’elle.La princesse tendre et fidèleLes aima comme des amis ;
Et si son nom garde une histoire,C’est que le bon Ronsard a misUn peu d’amour sur sa mémoire.
Le volume renferme des pièces bien plus considérables d’inspirations diverses ; il en est qui émeuvent par leur éloquence, d’autres qui touchent par leur grâce, toutes sont œuvre de poète et par l’émotion involontaire et par la perfection voulue.
XVIII. Henri Lavedan. — Le Lit
Le Lit, titre du livre que M. Henri Lavedan vient de faire paraître, n’est pas à proprement dire un roman, c’est une suite de saynètes dont le lit joue partout la principale scène. Ni la gaîté, ni l’esprit n’y manquent, le nom de l’auteur le dit assez, mais c’est surtout la pointe d’observation qui y perce partout, qui en est pour moi le grand mérite. Je citerai pour exemple le chapitre intitulé : « Tu devrais t’y mettre » qui n’est fait que de pure vérité, si invraisemblable qu’elle paraisse. On sait avec quelle fidélité M. Lavedan excelle à peindre ces beaux fils de famille, tirés à quatre épingles, absolument inutiles et assez fiers de leur inutilité. En voici un qui, ne sachant comment tuer le temps, prend le parti de se mettre au lit dans la journée sans autre but que d’être bien assuré que ni son corps ni son esprit ne fonctionneront pas :
BRESSOL. — Bonjour. Ah çà ! qu’est-ce que j’apprends ? Que tu es couché ? On est donc sur le dos, ma pauvre petite fillette ?
DORLOTON. — Tu vois.
BRESSOL. — Tu es malade ?
DORLOTON. — Non.
BRESSOL. — Qu’as-tu ?
DORLOTON. — Rien.
BRESSOL. — Tu as quelque chose, puisque tu es couché.
DORLOTON. — Rien du tout, encore une fois.
BRESSOL. — Des embêtements moraux ?
DORLOTON. — Non plus. Je vais bien par tous les bouts.
BRESSOL. — Alors, je donne ma langue.
DORLOTON. — Je me couche parce que ça me fait plaisir. Tout bêtement.
BRESSOL. — Comme ça, en plein jour ?
DORLOTON. — Oui. C’est une invention à biribi Jacquot.
BRESSOL. — T’as pris un brevet ?
DORLOTON. — Tu peux te moquer. Ça m’est égal.
BRESSOL. — Et il y a longtemps que t’as innové ce petit système ?
DORLOTON. — Six mois.
BRESSOL. — Pourquoi te couches-tu, en somme ? La vérité ?
DORLOTON. — Pour jouir de mon lit.
BRESSOL. — Eh bien, et la nuit ? elle ne te suffit donc pas ?
DORLOTON. — La nuit, c’est pour dormir. Quand on dort, on ne jouit pas de son lit. Tandis que dans le jour… Ah ! c’est délicieux ! Tu ne peux pas te faire une idée du bonheur que je me procure ! Et à bien peu de frais ! Après déjeuner, quand ma digestion est dans le sac, Denis arrive et me déshabille.
BRESSOL. — Tous les jours ?
DORLOTON. — Tous les jours. À condition que je sois bien portant ? Parce que si je suis malade, je ne me couche pas.
BRESSOL. — Pourtant, ça serait bien le cas, au contraire.
DORLOTON. — Non. Je ne jouirais plus de mon lit. Je me coucherais comme malade… Ce n’est plus ça.
BRESSOL. — Continue. Tu es sur le point de m’intéresser.
DORLOTON. — Je me mets donc dans ce divin meuble, vers les trois heures moins le quart, tel que tu me vois. Je me cale bien dans mes oreillers. On me pose, près de moi, sur cette petite table, les journaux illustrés de la semaine, des publications à images.
BRESSOL. — Que tu regardes ?
DORLOTON. — Jamais. Je n’y touche pas. Seulement, elles sont là, à ma portée. Ça me suffit. Je sais que si je veux les feuilleter, je n’ai qu’à allonger le bras.
BRESSOL. — Alors, qu’est-ce que tu fais ?
DORLOTON. — Rien.
BRESSOL. — Tu dors ?
DORLOTON. — Dieu m’en garde !
BRESSOL. — À quoi passes-tu ton temps ?
DORLOTON. — À rien.
BRESSOL. — Tu penses à quelque chose, enfin ?
DORLOTON. — Le moins possible. Ou alors à une seule chose.
BRESSOL. — Laquelle ?
DORLOTON. Que je suis dans mon lit, en plein jour, pendant que tout le monde va et vient dans les rues. La plume de mon oreiller craque doucement… Je remue un de mes bons petits bras, une de mes chères petites jambes… Le paradis ! Sans compter qu’il n’y a rien de plus précieux pour la santé, l’intelligence, pour tout ! Le cerveau ne travaille pas… Il reste chez lui.
Le récit n’est pas chargé, le type existe absolument, et ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’il est tiré à un nombre d’exemplaires assez considérable. Lisez les autres nouvelles de M. Lavedan et vous verrez que celui-ci n’a rien de plus invraisemblable que les autres.
XIX. Gilbert Augustin-Thierry. — Le Masque
Sincèrement épris, peut-être, de la théorie religieuse qui émane de la vision d’Hermès et de la migration des âmes, M. Gilbert Augustin-Thierry a tenté d’initier les lecteurs de romans aux mystères de l’antique Égypte.
— Les âmes peuvent-elles mourir ? demande Hermès à Osiris.
— Oui, répond sa voix, beaucoup périssent dans la descente fatale. L’âme est une fille du ciel et son voyage est une épreuve. Si dans son amour effréné de la matière, elle perd le souvenir de son origine, l’étincelle divine qui était en elle et qui aurait pu devenir plus brillante qu’une étoile retourne à la région éthérée, atome sans vie, et l’âme se désagrège dans le tourbillon des éléments grossiers. »
Je passe sur l’explication des Sept rayons et je reviens au livre intitulé : le Masque, conte milésien, qui vient de paraître.
C’est en plein Paris, hier, à l’église Saint-François-de-Sales, rue Brémontier, que ◀commence▶ ce roman qui nous fait entrevoir les mystères d’Hermès, dont la célébration a lieu, ne riez pas, dans un quartier de la butte Montmartre. Le héros, qui n’est pas un fou, mais dont le crâne a certainement reçu une véritable fêlure, se désespère de voir épouser par un autre la jeune fille aimée. Le père, homme pratique, a repoussé sa demande en objectant que son enfant ne serait pas heureuse avec lui.
« — Elle, pas heureuse avec moi ! moi dont la vie ne fut toujours qu’un douloureux sanglot jeté vers l’inconnu du grand amour ! » s’écria le jeune homme.
J’avoue que cette réplique excuse suffisamment, à mes yeux, le refus du père de la jeune fille, la vie devant être insupportable avec un gendre qui s’exprime de la sorte ; ces garçons-là seraient faits pour vous réconcilier avec les épiciers si on était brouillé avec eux. Donc le jeune homme désespéré, l’esprit ouvert à toutes les insanités, cherche à distraire sa douleur. Il y parvient aisément grâce à l’apparition d’un étrange personnage, d’une fille des rues, blême, étiolée, cadavéreuse, d’une répugnante laideur, qui prêche la révélation du Grand Mystère aux âmes légères, aux voyageurs terrestres, trop oublieux de leur Karma.
Ici ◀commence▶ le roman inspiré des dogmes égyptiens. Par un avatar tout naturel dans les révélations d’Hermès, cette fille des rues n’est autre que la courtisane antique Callista qui expie ses fautes sous des formes terrestres jusqu’à purification complète de son âme ; elle doit tout souffrir, toutes les souillures, toutes les misères de la matière avant d’avoir le droit d’y échapper. Quant au héros du roman, il est, lui aussi, condamné à vivre pour expier, car, amant de la courtisane, il s’est tué pour elle, il y a quelques milliers d’années ; par des phénomènes très bien admis dans le spiritisme, son cœur reconnaît par instants son ancienne maîtresse, reçoit les splendeurs de sa beauté évanouie sous le haillon de chair qui la cache aujourd’hui. Ces intermittences de vision lui valent l’internement dans une maison de santé où il mourra peut-être, s’il a assez souffert, réuni à l’aimée qui, elle aussi, aura passé le temps de ses épreuves.
Je ne suis pas bien certain d’avoir rendu très exactement la pensée de l’auteur, je suis même persuadé de la trahir quelque peu pour me faire mieux comprendre. Ce n’est pas, comme on peut le deviner sous ce compte rendu sommaire, un roman banal que le Masque ; outre les qualités de l’homme d’imagination, il nous montre celles de l’écrivain fidèle à notre langue, bien qu’on y rencontre parfois des tournures archaïques plus cherchées que naturelles. « Je craignis un moment quelque burlesque riotte »
,
par exemple. Évidemment on n’a qu’à prendre un dictionnaire pour savoir que riotte veut dire querelle, dispute, mais le lecteur, à juste raison, n’aime guère fermer son livre pour recourir à son lexique.
XX. Auguste Vacquerie. — Depuis
Sous ce titre : Depuis, M. Auguste Vacquerie a fait paraître un recueil de pièces de vers qui est, en même temps qu’une œuvre poétique considérable, une sorte d’autobiographie, comme il le dit dans une courte préface. Bien que ne commençant son récit qu’à la Révolution de février, l’auteur remonte parfois, par la pensée, aux premiers jours de cette belle et forte amitié qui l’a lié à Paul Meurice et que ni les années ni les traverses de la vie n’ont jamais altérée un seul jour ; toute une pièce dédiée à M. Paul Meurice rappelle les grandes crises littéraires de leur jeunesse ; d’un œil plus froid aujourd’hui, le grand défenseur du romantisme considère les jours de lutte pour les Burgraves et l’arrivée de Ponsard, posé imprudemment par « l’école du bon sens » en adversaire de Victor Hugo ; Ponsard, dit M. Vacquerie, ne s’aperçut pas tout de suite que cet amour pour lui n’était que de la haine pour Victor Hugo :
Un jour n’étant pas bête,Il le vit, et le dit tout haut, étant honnête.Mais alors il était l’ennemi. Sans arrêtNous cognâmes. L’envie à son aide accourait.Des gens dont le public vénérait les perruquesGlorifiaient l’art « sobre et continent ». — Eunuques !Leur criai-je en colère, et, dans l’ardeur du feuLes dévots n’étaient bien frappés que dans leur dieu,Je maltraitai Racine, et j’eus tort, à vrai dire,Mais c’est que nous étions enragés de ShakspeareQu’ils insultaient ; car nous, dès notre premier jour,Nos haines n’ont jamais été que de l’amour.
Et ce ne fut pas seulement aux grands jours du romantisme que M. Vacquerie apporta sa passion pour les batailles littéraires ; il est aussi convaincu aujourd’hui sur ce chapitre qu’il l’était hier ; mais la question d’art ne l’a jamais conduit plus loin qu’il ne voulait aller, car il a toujours mis au-dessus de tout la question de l’humanité.
Et, à ce propos, il me paraît assez curieux de constater ici que le fameux : « beau geste », qui valut à un jeune écrivain un jour d’attention de la presse, ne lui appartient pas complètement et pourrait n’être que l’involontaire souvenir d’une belle sortie que fit M. Auguste Vacquerie contre des frénétiques d’art quand même et partout, dont la secte existait déjà il y a une quarantaine d’années. Ainsi je trouve dans : Profils et Grimaces, cette phrase écrite à Jersey en 1855 :
« Ils ont leur monde à eux, étranger au monde de tous. Il leur est indifférent que le vers soit pour ou contre la liberté ; lutteur ou assassin, pourvu qu’il assassine avec un beau geste. Ils battent des mains aux incendies quand la flamme est très rouge sur le ciel bien noir. Ils admirent la pourpre du sang versé, ils notent la musique des cris du martyr ! »
Cette belle et généreuse protestation, d’actualité malheureusement encore, se trouve à la page 373 de l’édition de Profils et Grimaces, faite par Pagnerre en 1864. Revenons à la dernière œuvre de M. A. Vacquerie, laquelle se divise en sept parties : L’Entrée dans l’action, mes Années de Jersey, Chantiers, les Heures noires, les Étoiles, À Paris et à Villequier et l’Arbre. Chacune de ces divisions représente une étape de la vie de l’homme et des pérégrinations de sa pensée, qu’elle constate un fait ou nous entraîne aux hautes spéculations de sa philosophie et de sa poésie. La bonne humeur a sa place aussi dans le livre, la bonne humeur, cette fleur rare qui n’éclot que dans les esprits sains et les corps bien portants, et reste, en dépit des années, comme la marque d’un parfait équilibre. Quand Auguste Vacquerie fit représenter Tragaldabas, la critique, qui voulait peut-être lui faire payer quelques mots malsonnants employés dans la lutte, pour la défense des drames de Victor Hugo, prit des airs indignés et accéléra la chute du drame. En philosophe qu’il était, l’auteur écrivit deux charmantes pièces de vers où je trouve des strophes que tous ses confrères en art dramatique devraient retenir et méditer :
Que, d’humeur clémente ou farouche,Le public siffle à pleine boucheOu batte des mains,Qu’est-ce que ça change à la chose ?Puis, la chute — ou l’apothéose —Ont leurs lendemains.
Avais-tu l’idée imbécileQue la route serait facile ?Et ne vas-tu pasT’effarer si le vent s’élèveEt si tu n’atteins pas ton rêveÀ ton premier pas ?
Et l’auteur se remit à la besogne, se gardant bien de perdre son temps à maugréer contre la critique, le public et les directeurs, et il a bien fait. Puis viennent les temps où la politique prend le dessus ; des articles de journal, éloquents mais poursuivis, conduisent le prosateur en prison, il y redevient poète et, si son corps est enfermé, sa pensée qui a des ailes s’envole à travers les grilles. Il chante tout dans son cachot et sa captivité et ses amours, jusqu’à ses geôliers, jusqu’à une petite chatte qui s’attache à lui parce qu’il est hospitalier, et qui le suit en exil parce qu’il est bon ; elle y meurt, la pauvre bête, mais sa mémoire vivra dans une charmante pièce de vers dont je copie ces quatrains :
Oui, je t’aimais vraiment, compagne douce et fière,Amie au cœur charmant, sur tous les reniésRépandant la gaîté, la grâce et la lumière,Consolant les proscrits après les prisonniers.
Et je t’ai franchement pleurée, et c’est à peineSi je n’ai pas encore de l’eau sous plus d’un cil.Mais cette fin était digne d’être la tienneQu’étant née en prison tu sois morte en exil.
Je ne sais si la Société protectrice des animaux enregistrera cet acte de charité pour une jolie petite bête, mais pour ma part j’y applaudis sincèrement ; l’homme, s’il était sage, devrait faire en sorte que le passage de toute créature sur la terre fût heureux ; il devrait s’efforcer de faire une vie de bonheur, non seulement aux hommes, mais aux animaux (peut-être même aux plantes) dans la mesure du possible, agir enfin comme si, prévoyant son retour, il devait renaître homme, animal ou plante, et profiter dans l’avenir du bien qu’il aurait préparé dans le présent.
Mais dans le poème intitulé Chantiers, le poète, monté plus haut que la terre, voit plus loin, il a l’immensité pour y étaler ses rêves, ses désirs, y donner la volée à de merveilleuses chimères :
Et les relations d’un univers à l’autreCroîtront de jour en jour, et l’enfer qui se vautreEt la terre qui marche et les globes ailésSe toucheront, et, l’un par l’autre conseillés,Nous trouverons moyen de traverser l’espace,Et l’azur deviendra comme un détroit qu’on passe,Et nous verrons enfin des pays inconnus,Et comme on va dans l’Inde on ira dans Vénus,Et nous nous unirons aux étoiles profondes,Et tu naîtras alors, République des mondes !C’est là que je vais, moi, par les tombeaux ouverts.Je veux l’embrassement de tous les univers.
Les Heures noires forment un second grand poème dont l’intérêt se double de celui qu’apporte un interlocuteur innomé qui n’est autre que Victor Hugo. C’est en exil, en se promenant au bord de la mer, à la maison, un peu partout, que le maître et le disciple abordaient ces mystérieuses questions de l’au-delà, fortifiantes pour les grands esprits, stériles et décourageantes pour les autres. Victor Hugo, déiste absolu, apportait dans la discussion les hautes conceptions de son génie, pendant que Vacquerie ramenait tout à l’humanité, combattant respectueusement, mais avec toute la vivacité de la conviction, ses grandioses suppositions. J’ai dit que tout lieu leur était bon pour discuter, j’ajouterai que c’était surtout à table, en famille, que s’élevaient, à Jersey, ces beaux débats presque quotidiens. Tout en déjeunant, on abordait ces graves questions que Victor Hugo et Vacquerie n’abandonnaient pas plus que leurs sièges, jusqu’au moment où la servante venait pour desservir. Elle enlevait devant eux, verres, assiettes et serviettes, sans qu’ils se fussent seulement aperçus de sa présence et, bien des fois, sans avoir quitté la place, ils la voyaient revenir pour mettre le couvert du dîner pendant lequel on continuait encore à discuter sur l’immortalité de l’âme.
À Victor Hugo lui disant que l’homme n’est malheureux que parce qu’il le mérite, Vacquerie opposait l’enfant :
Bien. Mais l’enfant qui pleure en sortant de sa mère ?N’ayant rien fait encor, quel mal a-t-il pu faire ?
Et Victor Hugo disait :
— Non, l’enfant ne naît pas sur la terre ! Ses pleursSont la punition de ce qu’il fit ailleurs.
Parlant du Christ il ajoutait :
…………… Jésus est plus que pur ! Parfois,Parmi les condamnés qu’emprisonne la terre,Il arrive du ciel un vivant volontaire.Un archange parfois, dans les hauts paradis,Se sent pris de pitié pour ses frères mauditsEt, dans cet ouragan hideux qui nous ravage,Comme le généreux nageur qui du rivageVoyant des naufragés que le flot va couvrir,Se jette dans la mer pour sauver ou périr,Un plongeur de l’azur jusqu’au fond de notre ombreSe jette pour sauver l’humanité qui sombre !Prométhée et Socrate et Jeanne sont des Christs.Ils quittent les élus pour venir aux proscrits ;Ils veulent nous aider dans le flot qui nous brise ;Ils ont soif de souffrir !
Le disciple répliquait au maître :
— Et Dieu les martyrise ?Quoi ! pour avoir senti la pitié les gagner !Et Dieu ne leur dit pas : — « J’aime mieux pardonnerÀ tous les univers que de frapper un juste ! »Dieu, créancier exact et tourmenteur robuste,Dit : — « Bien ; vous vous offrez, ma justice vous prend ;Qu’il me paye en méchants ou qu’il me paye en anges »
Et le plaidoyer contre la souffrance se développe plein d’éloquence et de passion ; les raisons invoquées par Auguste Vacquerie, et que combattait Victor Hugo, sont loin d’être orthodoxes, mais il faut reconnaître que ce sont celles qui viennent d’abord à l’esprit humain tel que Dieu l’a fait et voulu, c’est-à-dire affamé de logique, de vérité et de justice.
Je signalerai encore d’autres superbes parties de cette œuvre : la pièce du Cimetière de Villequier, un chef-d’œuvre de tendresse ; l’Arbre, une des plus belles conceptions du poète ; je terminerai mes citations par un morceau très court mais qui donnera idée du charme de quelques-uns de ces remarquables poèmes :
L’espace, cette nuit, était tout radieux,Jamais l’immensité n’avait ouvert plus d’yeux ;On eût dit que le paon de Dieu faisait la roue.Pareils aux longs cheveux que l’amoureux dénoue,Les rayons ruisselaient dans le grand flot dormant,Et l’Océan était un second firmament.Une vague bonté traversait l’ombre entière,Et tout le ciel n’était qu’un baiser de lumière.L’infini se penchait sur l’homme avec douceur ;Le mystère disait à la terre : Ma sœur !Et je sentais, pauvre âme atteinte et courroucée,La paix des univers entrer dans ma pensée.Une barque glissait, et mon cœur désarméÉtait tout amolli par la brise de maiQui semblait comme un sein enfler d’amour ses voiles.On devrait plus souvent regarder les étoiles.
Je m’arrête, renvoyant le lecteur à ce livre plein de hautes pensées, de l’amour de l’humanité et de la justice et que M. Auguste Vacquerie annonce comme devant être son dernier. Je ne sais pas s’il en a fait le serment, mais tous ceux qui liront Depuis l’engageront certainement à y manquer, et ils feront preuve de goût.
XXI. G. Larroumet. — Nouvelles études de littérature et d’art
Le dernier ouvrage de M. Gustave Larroumet : Nouvelles études de littérature et d’art, s’il contient de précieux renseignements sur les lettres, des jugements sains et sainement exprimés sur l’art avant Louis XIV, Lamartine, Weiss, Taine, Jules Lemaître, etc., renferme aussi des renseignements très piquants sur la vie privée des artistes dont il a analysé l’œuvre, témoin ces deux pages que j’emprunte à sa belle étude sur un grand et consciencieux artiste de notre temps, M. E. Frémiet. Il est en effet curieux, aujourd’hui qu’il est arrivé au sommet de son art, que les suffrages du public et de l’Académie qui lui a ouvert ses portes l’ont placé au rang mérité, d’apprendre quels furent les singuliers débuts de celui qui devait nous donner les beaux monuments de Jeanne d’Arc et de Raffet. Comme il était jeune et sans fortune, Frémiet dut accepter les besognes qui s’offrirent d’abord à lui.
« Dupuytren et Orfila avaient créé une branche d’industrie, en introduisant dans l’étude de la médecine les figures de cire coloriée. Cette industrie relevait de l’art, car il y fallait la plus exacte fidélité. Le jeune Frémiet fut trop heureux d’être l’un des sculpteurs qu’elle employait. Avec le genre de modèles auxquels il avait affaire : cadavres dévastés par la maladie, plaies ou blessures, ruines humaines, on devine qu’il lui fallut des nerfs solides et quelque ténacité. Il travaillait d’ordinaire dans un atelier du faubourg Saint-Antoine, alimenté par l’hôpital voisin. Seul, au fond d’une cour, il passait là de longues heures à modeler des pourritures et à copier des sanies. Une après-midi de mars, où les premiers souffles du printemps ◀commençaient▶ à tiédir, il trouvait, en arrivant à l’atelier, une grande terrine pleine d’un liquide bleuâtre où baignait une blancheur confuse. Sans y prêter autrement d’attention, le sculpteur se mettait au travail, lorsqu’entrait le médecin qui l’employait. Ce médecin retroussait sa manche, plongeait la main dans la terrine et en tirait une peau de femme, bien complète ; après avoir constaté l’état de la préparation, il la replongeait dans le bain, en disant : “Voici le carnaval, elles ne seront pas rares cette année.” Le carnaval, paraît-il, était des plus gais, cette année-là, et chaque nuit de bal masqué, semant les pleurésies, faisait entrer à l’hôpital nombre de jeunes femmes. Cette peau avait dansé, soupé et aimé avant d’aboutir à cette terrine.
« Préparateur de pièces anatomiques, le jeune sculpteur était encore, à la Morgue, un auxiliaire de la médecine légale. Un soir, on l’appelait en hâte pour mettre une charbonnière coupée en morceaux à même de figurer utilement dans une confrontation judiciaire. Il trouvait le cadavre reconstitué, et, devant lui, le médecin légiste en tenue de soirée et attendant avec impatience, car il dînait en ville. Un coiffeur avait été mandé aussi. L’artiste se mettait à l’œuvre (c’est le sculpteur que je veux dire) : il rougissait les joues et les lèvres, redonnait à ce visage marbré les couleurs de la vie. Puis c’était le tour du coiffeur ; blême de peur et le peigne tremblant dans sa main, il accommodait cette chevelure. Enfin, le médecin, délicatement, du bout de ses doigts gantés, plaçait dans les orbites vides des yeux de verre, en essuyant avec son mouchoir la buée qui les ternissait.
« Le Jardin des Plantes faisait diversion et compensation à ces travaux funèbres. L’étude prolongée du cadavre humain avait donné au sculpteur le désir de représenter l’animal vivant. Aussi, au printemps et en été, dès l’aube, il était devant les cages, le crayon à la main, et, sous les vieux arbres, devant les formes vigoureuses, les attitudes souples, les pelages mouvants sur les muscles sains, il oubliait avec bonheur l’hôpital et la Morgue. »
Ce n’est là qu’un détail, un épisode de cette belle étude sur un artiste de haute valeur dont la jeunesse s’est écoulée entre deux artistes de génie, Rude et Barye, et qui, dans ce voisinage redoutable, a su rester lui-même et conserver sa personnalité.
XXII. G. Rodenbach. — Le Musée de Béguines
C’est l’œuvre d’un esprit très sensibilisé, d’une plume très délicate, apte à reproduire les moindres traits, que le Musée de Béguines, publié par M. G. Rodenbach. Nul mieux que lui ne sait rendre le charme silencieux de ces poétiques retraites, et chacune des nouvelles qui composent son livre est, à ce point de vue, un chef-d’œuvre de fidélité ; impressionné par les milieux saints dans lesquels il nous conduit et nous initie discrètement, l’auteur semble baisser le ton pour ne pas rompre d’un éclat de voix ce calme tout spécial dont on n’est nulle part envahi comme dans les béguinages belges. Lui-même en donne une juste idée dans cette charmante page que j’emprunte à son livre :
« Les Béguinages s’éveillent au seuil de l’aube, matineux, émergeant de la brume du Nord, qui se désagrège, s’évapore en encens pâle. Blancs et roses, ils s’angélisent, parmi les villes à beffroi des Flandres âgées. Chacun d’eux y forme un quartier autonome, aux confins de la banlieue, où les maisons se débandent, où les canaux s’isolent entre des talus, dénudés de tous reflets…
« Hameau du moyen âge ! Jardin de vierges ! Enclos gothique qu’on dirait survécu à Memling ou à Quentin Metzys, avec ses toits de tuiles fanées, couleur des vieilles voiles, ses pignons en forme de mitres, sa pelouse rectiligne, et ce ciel flamand, par-dessus, qui a toujours l’air d’un ciel de tableau.
« Ah ! qu’on s’y sent loin de tout, et loin de soi-même ! Un mouton paît dans l’herbe du terre-plein. N’est-ce pas l’Agneau pascal ? Une cornette de Béguine apparaît derrière les vitres miroitantes d’un petit couvent, en allée de fenêtre en fenêtre… Ne sont-ce pas des ailes de linge en route pour le ciel ? Et la fumée onduleuse qui s’élève des demeures placides ? On y devine un texte entr’aperçu : inscription en ufite, bleu qui prie, banderole qui chante, comme ces phylactères, dans les triptyques, aux lèvres des saints et des saintes.
« Et quel calme, sans pli, tout uni… Seulement de faibles bruits, presque à ras du silence. Seulement un peu de cloches intermittentes, un peu de cloches qui s’effiloche, juste assez pour toujours y susciter l’impression que c’est dimanche. Car la cloche est la voix du dimanche. C’est elle qui donne l’air du dimanche à l’air quotidien.
« Divine quiétude des Béguinages ! Ravissante simplesse des Béguines, petites âmes liges du bon Dieu, fleurs qui sont à peine des femmes, lis tuyautés en cornettes, lis qui ne filent pas, vous, mes Sœurs, vraiment les sœurs que j’ai élues ; ah ! leur dire : “Ma Sœur” ; ah ! pouvoir entrer en elle, et que mon rêve s’emmielle à leurs âmes, et que je vive en elles comme un autre ange gardien ! »
Comme on le voit, le prosateur est doublé du poète. Certes, les visiteurs des béguinages n’y verront pas tant de choses que M. Rodenbach, mais je ne crois pas qu’il soit possible d’en sortir sans que l’esprit garde quelque temps un peu du calme pris dans ces claires et reposantes demeures.
XXIII. Gustave Geffroy. — La Vie artistique
L’impressionnisme en peinture a été fort attaqué et l’est encore aujourd’hui ; ajoutons que c’est le plus souvent très justement quand on examine les étranges productions qui sont venues se ranger sous sa bannière. Il n’est opinion au monde, et surtout en France, qui n’ait le triste privilège de se rallier immédiatement un troupeau de fous et de déséquilibrés ; si demain on annonçait dans un journal qu’un citoyen quelconque a trouvé le moyen de parler chinois sans l’apprendre, sans l’aide de grammaire ni de dictionnaire, et rien que par la volonté de parler chinois, soyez sûrs que vous verriez apparaître des défenseurs de cette méthode, qui affirmeraient que pour bien savoir s’exprimer dans la langue du Céleste Empire, il est inutile et même nuisible de l’apprendre. C’est ce qui s’est passé pour la peinture impressionniste ; les découragés, les fruits secs que rebutaient les sérieuses études ont cru, à l’éclosion de cette nouvelle religion artistique, que le « grand soir » était arrivé et que c’en était fait de tous ceux qui savaient peindre, dessiner ou modeler un pied, un nez, une jambe ou un arbre. Convaincus que l’à-peu-près suffirait, ils se sont lancés dans l’à-peu-près, et ceux-là surtout qui voyaient mal ou pas du tout se sont empressés de peindre comme ils voyaient ou croyaient voir. De là le ridicule qui a d’abord enveloppé bien des héros de la phalange.
Mais les années ont passé et, peu à peu, on s’est aperçu qu’il en était qui partaient en guerre munis de bien autre chose que du dédain de la peinture de ceux qui les avaient devancés. Pour inégales que soient leurs productions, il est indiscutable aujourd’hui, même pour l’École académique, qu’il est tels morceaux d’eux qui méritent qu’on s’y arrête ; ce ne sont pas toujours ceux des artistes qu’acclament les intransigeants du parti, lesquels ne sauraient tolérer le souci de la construction plastique non plus que d’un coup de pinceau qui ne réunirait pas toutes les couleurs du prisme, mais de ceux qui ne font pas trop fi du succès, ce succès déclaré si détestable par ceux qui n’y ont jamais goûté et qui n’y goûteront peut-être jamais.
C’est en lisant le livre très éloquent d’un défenseur de l’impressionniste, M. Gustave Geffroy, la Vie artistique, que me sont revenus les souvenirs de ces luttes de l’École nouvelle. Grand admirateur et ami de M. Claude Monet, il lui a dédié son livre et consacré une très importante étude. M. Geffroy a bien choisi son bouclier, et c’est celui-là qu’il oppose aux attaques des révolutionnaires de jadis, classiques d’aujourd’hui ; nul n’excelle d’ailleurs mieux que M. Geffroy à plaider une cause, il n’est détail qui ne serve à sa défense, et si jamais homme a fait parler un tableau, c’est certainement lui. Je transcris cette jolie page :
Les Peupliers de Claude Monet
« Par la série de toiles des Meules, montrées en mai 1891, par la série des Peupliers, de mars 1892, fut rendue plus visible l’image des formes de notre univers, fut développée en une suite la preuve réelle du parcours et de l’influence de la lumière.
« Les Meules racontaient des moments tout au long de l’année, à des heures diverses. Les Peupliers refaisaient l’expérience presque sur un seul point.
« C’est l’étude du même paysage pendant les saisons douces, aux différentes heures du jour. Un sol de prairie, — un tournant de mince rivière, — trois arbres en avant, — et la continuation, en arrière, de la frêle colonnade sinueuse de ces peupliers couronnés de leur mouvant chapiteau de verdure, — c’est là le sujet choisi par le paysagiste pour dire un poème nouveau à la gloire de la terre et de la lumière.
« Dans les troncs effilés et oscillants monte la sève alimentée au sol humide, — autour de l’écorce, à travers les feuilles, sur la surface de l’eau, s’épand, se masse ou se vaporise l’atmosphère bleuâtre, dorée, dense ou légère. La pure clarté matinale allume, brûle et dissout en cendre rose les tendres cimes. Midi sonne visiblement en notes lumineuses au-dessus du paysage épanoui dans la chaleur. La nuit vient, endeuille l’espace, change les massifs de feuillages en rideaux de guipures, apaise les reflets sur l’eau, neutralise les couleurs.
« Ainsi se développe ce poème changeant, si harmonieux, aux phases nuancées, si étroitement suivies et unies que l’on a la sensation, par ces quinze toiles, d’une seule œuvre aux parties inséparables.
« Il n’y a plus, aujourd’hui, à défendre l’œuvre admirable qui était, hier encore, méconnue. Les détracteurs se taisent, devant ces pages de force et de grâce, en attendant qu’ils crient des éloges avec affectation. Maintenant on a le droit de dire, sans provoquer des clameurs, qu’il a été donné, aux gens de ce temps-ci, d’assister à un magnifique phénomène d’évolution artistique, par cette succession de toiles peintes par Claude Monet depuis une vingtaine d’années. Il n’y a guère eu de vision aussi directe, aussi naturelle des choses. »
On peut ne point partager les tendances artistiques de M. Geffroy en général, mais on ne peut nier qu’il les défende avec l’arme la plus persuasive que possède le critique, c’est-à-dire la conviction qui a fait de lui un écrivain comme elle a fait un peintre de M. C. Monet.
XXIV. Auguste Dorchain. — Vers la lumière
M. Auguste Dorchain est un poète au sens absolu du mot, si poète signifie, comme disait Voltaire : « Écrivain qui remue l’âme et qui l’attendrit. »
La moindre pièce du recueil de poésies : Vers la lumière, suffirait pour prouver ce que j’avance ; une exquise sensibilité anime toutes ces pages, dictées par l’émotion ; nul n’est plus sincère, nul n’est plus convaincu que celui qui les a écrites, et ce m’est un délicat régal de les relire après les lui avoir entendu réciter. Voici, par exemple, une pièce intitulée : « Musique au bord de la mer » qui me semble résumer le mieux la délicatesse de l’inspiration du poète :
Un soir, un soir d’été calme et propice au rêve,Nous nous étions ensemble assis près de la grève.Une ineffable paix tombait des cieux en nous,Et, nous tenant les mains, unissant nos genoux,Nous écoutions la plainte à peine saisissableDes vagues qui là-bas se mouraient sur le sable.— Tout à coup, dans la nuit, un violon lointainChanta. Ce chant vers nous flottait, comme incertain,Mais si mélancolique et si beau qu’à l’entendreOn s’étreignait plus fort, on se sentait plus tendre.On eût cru des baisers, des soupirs, des adieux…Et nos rêves suivaient l’archet mélodieux.
Ah ! tristes, chantait-il, sont les roses fanées !Tristes, les jours perdus et les nuits profanées,Les amours qu’un matin suffit à défleurir !Tristes, la source impure et qu’on ne peut tarir,La beauté que le temps inexorable emporteEt la virginité du cœur flétrie et morte !…— Mais douces sont les fleurs et douces les amoursQui naissent dès l’aurore et qui durent toujours !Beaux, les nobles amants qui sans crainte ni doute,Vers le même sommet ont pris la même route,Dont le fier idéal n’est jamais abattu,Qui sentent leur amour pareil à la vertu,Et dont le cœur d’enfant peut se montrer sans voiles,Profond comme la mer, pur comme les étoiles ! »
Ainsi le violon, sous le clair firmament.Auprès des flots chantait harmonieusement,Puis s’assombrit le ciel et se tut la musique…Et nous pleurions d’avoir, en cet instant magique,Goûté, dans un accord grave et délicieux,L’infini de l’amour, de la mer et des cieux.
Quoi de plus harmonieux, de plus vraiment pénétrant que cette invocation pleine de jeunesse qui, elle aussi, charme l’oreille et le cœur comme une délicieuse mélodie ?
XXV. Gyp. — Le 13e
Pour fuir la peste qui désolait Florence, sept jeunes dames et trois jeunes hommes se réunirent loin de la ville, et de cette réunion est né le Décaméron.
C’est pour éviter l’ennui généralement enfanté par la villégiature, que six ménages du grand monde de Paris ont loué un vaste chalet au bord de la mer, espérant trouver dans leur vie commune un élément de distraction. Car se distraire est le grand point pour ces inoccupés qui ne vivent guère que de plaisirs conventionnels et d’insipide papotage : on espère bien que sur ces douze personnes une au moins inventera chaque matin un moyen de tuer la journée. Tout est bien convenu, le petit port de mer est choisi, le chalet loué, quand un treizième mondain, le vicomte Pierre d’Okaz, demande à faire partie du groupe ; on hésite puis on le prend en lui assignant une résidence à côté du chalet d’abord, pour ne pas être treize, et ensuite parce qu’on ne se gêne pas avec un célibataire.
Hélas ! tous ont compté sans un quatorzième, qui vient sans qu’on l’invite, l’ennui, l’inévitable ennui, ce compagnon né des désœuvrés. Que de scènes de vaudeville, de comédie même se jouent dans ce phalanstère improvisé ! Les maris respectent les femmes des autres, mais un célibataire n’a pas d’esprit de corps qui le retienne, bien au contraire. Toutes les femmes viennent tour à tour lui demander de leur faire la cour, moins une qu’il trouve adorable et qui le fuit. Désolé, et pour se soustraire aux poursuites, notre célibataire flirte profondément avec une petite dame mariée des environs, si bien que le mari, accompagné d’un commissaire de police, vient constater le flagrant délit, aux fins d’un divorce.
Comme on le voit, Le 13e
, car c’est le titre du nouveau livre très amusant, très observé de Gyp, ne manque pas de mouvement. Ce qu’il faut ajouter, c’est qu’à côté de toutes ces scènes pleines de gaîté où est peinte d’une touche légère la stupidité mondaine, on trouve le petit grain de philosophie qui donne la saveur à toutes ses œuvres. Il y a là-dedans des mots féminins dignes de Gavarni et des réflexions dans le genre de celle que fait M. de Valtanant qui,
voyant le trompé Pochon enchanté de divorcer avec sa femme, dit pour conclure : « Il a tort de se réjouir tant que ça ! Sans sa femme, il ne sera plus reçu nulle part ! »
XXVI. Jean Richepin. — Les Îles d’or
Le nouveau livre de M. Jean Richepin : Mes Paradis, se divise en trois parties : Viatiques, Dans les remous, Les Îles d’or. Les deux premières se composent de pièces dans lesquelles on retrouvera toute l’énergie, la liberté d’allure des Blasphèmes, bien que les tendances en soient diamétralement opposées ; c’est la tolérance qui cette fois est la note dominante du livre. Quant aux Îles d’or, il est nécessaire pour naviguer dans leur archipel d’être muni d’un pilote. Disons tout d’abord que la conclusion de l’œuvre est qu’il y a dans chaque individu des milliers de « moi », et qu’il est fou d’espérer pouvoir les réduire à un seul, absolu, unique ; il ne faut par conséquent pas chercher un paradis, mais des paradis sans nombre ; le poète nous les montre dans les Îles d’or qui ne sont autre chose que les bonheurs épars qu’il est permis à chacun de conquérir ou de rêver.
Il y a les îles de la Jeunesse pleines de joie, les îles où l’on cueille l’amitié comme une fleur, les îles d’où l’on regarde les étoiles, là-bas les îles mystérieuses où fleurissent les baisers. Plus loin, avant que l’âge soit encore venu, on fait un retour sur les îles d’or de l’enfance, paradis jadis vécu ; on redevient le tout petit des premiers gestes, des premiers bégaiements et des grands yeux aux histoires contées. Puis ce sont les vingt ans batailleurs, puis une autre île d’or, les Lettres divines, où l’on oublie son âge ; enfin, après nous avoir montré bien d’autres îles encore, le poète conclut par trois pièces qui se résument à ceci : il faut pleinement et follement s’enivrer : « Du bonheur qui survit, île d’or d’un moment »
, pleinement et follement s’enivrer : « De tout ce qui survit au rapide moment »
, mais surtout être aimé, être aimé follement, c’est là le paradis possible à tout moment. Horace n’eût pas pensé autrement si les dieux lui avaient infligé de voir le xixe
siècle.
Voici d’abord l’île volcanique des passions, où la jeunesse croyante en ses forces veut lutter contre toutes celles de la nature, avec la belle certitude de les vaincre :
Il en est qui sont des volcansAu sol en fièvre, aux flancs craquants,Aux cheveux de flamme et de cendre.On se demande, revenu,Où l’on prit l’orgueil ingénuEt le désir fou d’y descendre
Et cependant j’y descendis.C’était l’âge des vœux hardis,De la vaillance, de la force,Des nerfs d’acier, du sang qui bout,Du corps toujours prêt et deboutÀ toute lutte offrant son torse.
En avant ! le monde est étroit.On n’a peur de rien. On se croit,Étant invaincu, l’invincible.On a l’arc et l’on est l’archerDont tous les coups doivent toucher,Prît-on le firmament pour cible.
Puis, c’est l’île que le soleil d’automne ◀commence▶ à dorer, où l’homme déjà mûr goûte par avance les fruits prochains de la vieillesse, c’est-à-dire le calme dans la lecture et la communion quotidienne avec les grands esprits du passé. Maintenant c’est l’île discrète des joies familiales que l’on goûte plus que l’on ne les exprime :
Et d’abord celle-ci, deux sœurs qui font la paire :Être père, et songer que l’on sera grand-père ;En ses petits revivre un peu ses premiers ansEt tous les beaux passés qu’on retrouve présents,Et plus tard, front chenu que la neige décore,Aux petits des petits pouvoir revivre encore.Ah ! sur ces bonheurs-là, j’en dirais, j’en diraisMais les foyers heureux veulent être discrets.Il faut de vieux amis pour que tu les admettesÀ savourer ce miel des intimes Hymettes.Silence ! Et vous, à qui ce miel reste interdit,Trois actes, sachez-le, sans savoir qui l’a dit,Sont requis pour sentir tout ce que c’est que vivre :Faire un enfant, planter un arbre, écrire un livre.
Enfin dans cette pièce, d’une rare délicatesse de sentiment, le poète nous montre l’île où il fait naître les grâces de l’enfance et les charmes de la maternité.
Qu’a donc le cher mignon à s’agiter ainsi ?Chacun veut le calmer ; mais nul n’a réussi,Ni le père orgueilleux de sa science vaine,Ni grand’mère chantant le son, son, vène, vène.Il crie, il pleure, il tord ses bras ; de ses pieds nusIl gesticule ; il a des chagrins, inconnusMême de la maman, l’interprète divineQui comprend tout, et tout explique, et tout devine.Ce sont de grands chagrins, bien qu’ils n’aient pas de nom.Inexprimables, certes. Inconsolables ? Non.La mère en souriant découvre sa poitrine.Au bout du sein, bouton de rose purpurine,Tremble, blanche rosée, une goutte de lait.À la voix de l’enfant d’avance elle y perlait.Lui, comme une églantine ouverte, tend sa bouche.Et sitôt que la rose à l’églantine touche,C’en est fini des cris, des pleurs, des grands chagrins.La mère le couvant de ses regards sereins,Lui verse avec son lait l’oubli. Son souffle calmeS’épand dans l’air ainsi qu’au rythme d’une palmeEt chasse, en l’éventant d’un mouvement léger,Tous ces noirs papillons qu’il sentait voltigerConfusément autour de lui d’une aile obscure.Ah ! maintenant, ni d’eux, ni de rien il n’a cure.Il est tout au bonheur qu’il boit béatement.Ses yeux levés et doux sont en plein firmamentÀ contempler les yeux de sa mère. Il se presseContre elle. Ses doigts lents, à la vague caresse,Vont, viennent, sur le sein élastique et neigeux,Et semblent y frôler, pour les mystiques jeuxD’un ballet d’anges dans les célestes concordes,Une harpe de rêve aux invisibles cordes.Et rien, ni le profond délire de l’amantLorsque l’aimée et lui se fondent ardemmentDans le baiser qui fait de deux êtres un être,Ni la voluptueuse ivresse qui pénètreUne vieille dévote attablée au saint lieu,Sentant son corps s’unir au corps même de Dieu,Ni le ravissement d’un saint dont les prunellesVoient déjà resplendir les lampes éternellesEt s’emplissent de leurs extatiques clartés,Rien n’est heureux autant que ces doigts écartés,Que cette bouche en fleur suçant la fleur de vie,Et que ces yeux mouillés de tendresse assouvieComme si, cependant que l’enfant prend son lait,Dans son cœur tout le cœur de sa mère coulait !
On retrouve dans ce volume écrit avec une prodigieuse facilité, toutes les brillantes qualités du grand producteur qu’est M. Richepin ; un critique lui souhaitait dernièrement plus de méditation, plus d’hésitation avant de lancer un ouvrage, pièce, roman ou poème ; moi je conseillerai à M. Richepin de prendre acte de ce conseil bienveillant mais de n’en point profiter. Il a l’abondance, il a le jet, c’est le don exceptionnel, important en art ; n’importe qui peut, avec du travail, avoir le reste ; s’il n’a point cela il restera n’importe qui.
XXVII. Edmond et Jules de Goncourt. — L’Italie d’hier
L’Italie d’hier est un recueil de notes prises par Edmond et Jules de Goncourt, au cours d’un voyage qu’ils firent en Italie en 1855 et 1856. Outre un grand nombre d’impressions d’art prises à la vue d’un tableau, d’un coin de ville, d’église, l’Italie d’hier contient de précieux détails sur la vie italienne d’alors qui ne ressemble plus guère à celle d’aujourd’hui. Il s’en faut que les jugements des deux frères ressemblent à ceux des guides ou aux relations de voyageurs qui tombent en arrêt d’admiration devant les chefs-d’œuvre acceptés et convenus ; c’est ainsi que je trouve cette courte description de Florence :
« Ville toute anglaise, où les palais sont presque du triste noir de la ville de Londres, et où tout semble sourire aux Anglais, et en première ligne le Moniteur Toscan, qui ne s’occupe que des choses de la Grande-Bretagne. Ville où les trois quarts des rues sentent mauvais, où les femmes ont sur la tête des paillassons pour chapeaux, où l’Arno, quand il a de l’eau, a de l’eau couleur café au lait, où les quais sont une exposition de retirate, où la place ducale a l’air d’un déballage d’antiquités, où il fait une humidité puante, laissant le corps sans ressort ? une ville qui n’a pour elle que le bon marché de la vie, et le merveilleux musée des Uffizi. »
Plus loin, par exemple, une étincelante description des bals de la cour ; puis, c’est la copie, à la bibliothèque de Saint-Marc, d’un manuscrit renfermant des petits renseignements inédits sur des faits du xviiie siècle, touchant la Du Barry, Pigalle, la reine Marie-Antoinette, M. de Necker, etc., et enfin ces deux pages sur l’assassinat de Rossi :
« Le matin, le Pape parlait au comte Rossi de bruits menaçants pour sa vie : Rossi lui répondait : “J’ai vu les Français en révolution… Qui a vu ce peuple-là, dans ces moments, n’a pas peur des autres peuples… n’a pas peur des Romains”, — et s’agenouillant aux pieds du Pape, lui disait :
« — Saint-Père, donnez-moi votre bénédiction. »
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« Aux portes du palais de la Chancellerie, où un médaillon en camaïeu représentait le Pape accordant la Constitution, la foule était immense et la voiture du ministre avait peine à passer. La voiture arrivée sous le péristyle, Rossi en descendit, son portefeuille sous le bras.
« Or, dans cette foule attendant là, il y avait au moins une trentaine d’hommes sachant tuer un cochon, et l’un de ces hommes avait dit à un autre, la veille : “Moi, je me mettrai à gauche avec mon couteau, toi, tu te mettras à droite avec ton bâton… Tu frapperas sa jambe droite, ainsi comme cela… et quand il se retournera de ton côté pour te voir, je lui mettrai dans son cou tendu mon couteau tout entier, ainsi comme cela.”
« Et les lèvres muettes de tout ce monde, qui était dans le secret de ce qui allait se passer : les lèvres des femmes penchées sur les balcons, les lèvres des enfants perchés sur les toits, disaient au couteau de l’homme de la foule : « Qu’il soit tué ! qu’il soit tué ! qu’il soit tué ! »
« Quand le comte vit les yeux de toute cette plèbe, derrière la haie des soldats, de cette plèbe contre le petit mur du palais, de cette plèbe au pied des vieilles colonnes du temple de Pompée, il laissa échapper à voix basse : Fiat voluntas, — et résigné, droit dans sa grande taille, et portant haut sa belle tête décharnée, il s’avança, le regard dédaigneux.
« Un bâton frappa sa jambe droite, et lorsqu’il se retourna pour voir celui qui l’avait frappé, un couteau entra tout entier dans la gauche de son cou. Et le sang jaillit de la carotide, souffletant les soldats au visage, et, passant par-dessus leurs têtes, alla rougir la fausse petite porte, tout nouvellement rebadigeonnée.
« Dans la foule, ni un cri, ni une parole, pendant que l’ensanglanté tirait de sa poche un mouchoir, dont il boucha le trou du couteau, puis se remettant à marcher… Il marcha un pas, deux pas… Le silence avait quelque chose d’effrayant… Les regards attendaient… Le comte marcha encore deux pas, au milieu de tous ces yeux qui comptaient les minutes de sa vie… Puis encore, il monta trois marches du petit escalier à la rampe de bois, les jambes fermes, les papiers d’État serrés plus fort contre sa poitrine.
« Cependant les yeux du peuple qui le regardaient monter ◀commençaient▶ à s’impatienter. Vingt-deux marches étaient devant lui. Il continua à monter, mais la seconde marche, il la monta plus lentement que la première, la troisième plus lentement que la seconde, la quatrième plus lentement que la troisième.
« Alors de lèvres en lèvres, d’abord un murmure alla disant : “Le cochon est égorgé !” puis des voix : “Le cochon est égorgé !” enfin mille cris : “Le cochon est égorgé !”
« Le comte Rossi montait toujours, dans les voix, dans les cris, dans les vociférations, plus lent à chaque marche. À la vingt-quatrième marche, il vacilla, couvé par tous les regards de la place. À la vingt-cinquième marche, il tomba sur le palier, la face contre terre, en poussant un profond soupir… »
Il était impossible de mieux peindre cette épouvantable scène qui nous montre en même temps que le courage de l’homme, la lâcheté des foules. De ce côté, hélas, le peuple de Paris n’a rien à envier à celui de Rome, il ne l’a que trop prouvé. On trouvera bien d’autres passages saisissants dans l’Italie d’hier, mais c’est l’élément artistique qui est la note dominante de ce volume, qui, outre les impressions écrites, contient de nombreux croquis exécutés d’après nature par Jules de Goncourt.
XXVIII. Jules Bois. — Les Petites Religions de Paris
C’est un très curieux ouvrage que celui que M. Jules Bois a publié chez L. Chailley, sous ce titre : les Petites Religions de Paris ; beaucoup y apprendront avec étonnement qu’il existe dans notre capitale des gens qui sacrifient encore de bonne foi aux divinités antiques : des Païens, des Swedenborgiens, des Bouddhistes orthodoxes et éclectiques, des Théosophes, des gens qui adorent la lumière ; d’autres, Satan ; des Lucifériens, des Gnostiques, des gens qui appartiennent au culte d’Isis, de l’Essénianisme et de l’Humanité. Il y a bien d’autres religions encore, mais celles-là sont les principales ; il n’est tel que le vent des temps d’incrédulité pour raviver des étincelles dans des cendres que l’on croyait éteintes depuis longtemps.
Il est très intéressant de suivre M. Jules Bois dans ses pérégrinations qui le conduisent jusque dans des mansardes pour y retrouver les prêtres et les prêtresses de tant de cultes divers. Il en est de vraiment impressionnants par leur conviction et leur sincérité ; je n’affirmerai pas que le docteur Charcot ne les eût pas un peu considérés comme se rattachant à sa clientèle, mais quel est le philosophe qui n’en fait pas plus ou moins partie ? La gaîté elle-même a parfois son mot dans ce livre où je trouve le profil d’un disciple d’Auguste Comte, du « docte M. Laffitte, qui démolit Victor Hugo et Napoléon, appelant Napoléon : “le jobard de Sainte-Hélène !” »
Jobard nous paraît bien vite dit ; à ce compte, tous les vaincus, tous les assassinés sont des jobards ; César est le jobard de Brutus, Vercingétorix de César, saint Louis des croisades, Jeanne d’Arc des Anglais, Henri IV de Ravaillac, Charles Ier de Cromwell, sans compter la grande ère de la Révolution qui devrait, plus que tout autre, s’appeler celle du Jobardisme ! Jobards, les nobles, les bourgeois, les gens du peuple, les vieillards, les femmes, les enfants guillotinés par les Camille Desmoulins, Robespierre, Danton et le reste qui, devenus jobards à leur tour s’entre-guillotinèrent ; jobards, Desaix et tous les soldats tombés sur les champs de bataille ; jobards, les savants qui sont tués dans leurs laboratoires, les médecins qui meurent d’une piqûre anatomique ; jobards, les missionnaires qu’on scie entre deux
planches. Que de jobards, bon Dieu ! dans le passé, le présent et l’avenir ; voilà qui me paraît lestement jugé. Pourtant si le positivisme n’avait découvert que cette vérité vraiment contestable, il est douteux que le nom d’Auguste Comte fût parvenu jusqu’à nous.
En lisant, dans le livre de M. Jules Bois, le résumé de tant d’efforts sortis des âmes et des cerveaux pour s’orienter vers la vérité et adorer ce qui doit être adoré, en examinant les complications d’arguments philosophiques, de considérations scientifiques, de conceptions psychologiques que nous apportent les inventeurs ou rénovateurs de tant de cultes minuscules, on se demande s’il ne serait pas plus simple, en présence de ce besoin impérieux d’une religion, de prendre celle qui a résumé tout ce que les autres avaient de bon ; celle qui contient le pardon et l’espérance, qui fortifie les faibles et grandit les humbles, et qui n’a véritablement qu’un tort : celui d’être la nôtre.
XXIX. Jacques Normand. — La Muse qui trotte
La Muse qui trotte, ce titre alerte et léger, est celui d’un volume de poésies de M. Jacques Normand. C’est par l’extrême facilité, l’élégance native, la recherche du naturel, que se recommande le vers de M. Jacques Normand. Outre le mérite de la facture, on trouvera dans la Muse qui trotte une suite de petits tableaux mondains et parisiens d’une saisissante vérité : « Dans le monde » est un de ces croquis ; il en est bien d’autres aussi séduisants ; voici, par exemple, la fin d’une pièce très légère et spirituelle qui a pour titre : Cirque d’Été.
Oui ! tout cet enfantin poèmeEn moi semble ressuscité…Voilà pourquoi si fort je t’aime,Ô mon bon vieux Cirque d’Été !
Ici-bas tout passe et tout lasse ;Tout change en mieux ou bien en mal…Seul, tu gardes la même place,Ô temple auguste du Cheval !
Ces traditions immortellesD’un art restreint et défini,Tu les maintiens dignes, et tellesQu’au temps de monsieur Franconi.
On ravagera des provinces ;Les ministères tomberont ;On verra de princes en princes,Les couronnes changer de front…
Qu’importe ! Ferme sur tes bases,Ô Cirque, tu sauras toujoursMontrer, parmi le flot des gazes,Et le chatoiement des velours,
Les bras tendus comme des ailes,Sous l’œil enflammé du pompier,D’intéressantes demoisellesTrouant des cerceaux en papier !
M. Sully-Prudhomme a, comme nous, été séduit par cette poésie sans prétention, sans recherche ni faux éclat, ne demandant aux mots qu’un moyen d’exprimer exactement la pensée. Je lis dans sa lettre-préface cet alinéa que je reproduis en le dédiant aux jeunes bourreaux qui prennent plaisir à torturer le vers français :
« La mesure de vos vers n’emprunte rien aux innovations récentes. Je ne saurais m’en plaindre, j’appartiens par mes maîtres au passé. Vous y demeurez également fidèle. Vous pensez comme moi sans doute qu’il n’y a rien eu d’arbitraire dans la préférence accordée par l’oreille à certaines combinaisons harmonieuses que lui offrait le langage spontané. Ces combinaisons, déterminées par des rapports arithmétiques, ne sont pas en nombre illimité ; tout porte à croire que, dans son œuvre de sélection séculaire, l’ouïe en a épuisé les essais. Il serait, en effet, surprenant qu’elle eût jusqu’à nos jours négligé de reconnaître les délices d’un vers de treize syllabes, par exemple. Les sens ne sont pas coutumiers d’oublis pareils dans la recherche de leurs voluptés. »
Voilà qui est de la logique, et la logique est bonne partout, même dans le royaume de la poésie.
XXX. E. Legouvé. — Béranger
Béranger devenant un classique, lui qu’on semblait dédaigner depuis bien des années, voilà qui étonnera bien des gens, et qui cependant n’a rien que de logique quand on a lu le livre très intéressant que M. Ernest Legouvé vient de publier chez Garnier sous ce titre : Le Béranger des Écoles. Outre un choix fait avec un rare discernement dans les chansons du grand poète populaire, M. Legouvé nous donne dans ce volume, accompagné de notes, une remarquable étude sur la personnalité de Béranger aux points de-vue littéraire, patriotique, humain et politique :
« Béranger a été le grand conseiller de son temps. Les hommes les plus hauts placés, Manuel, Benjamin Constant, Laffitte, Thiers, ne faisaient rien sans consulter Béranger.
« À la Révolution de Juillet, M. de Talleyrand témoigna le désir de s’entendre avec Béranger. Mais ils étaient vis-à-vis l’un de l’autre à l’état de puissances ; ils ressemblaient aux souverains que leur dignité empêche de se rendre visite. Béranger ne voulait pas se rendre à l’hôtel de la rue Saint-Florentin, où s’était faite la Restauration. M. de Talleyrand ne pouvait pas monter au troisième étage de Béranger. Ils se contentèrent de causer par intermédiaires. Ils échangèrent des notes diplomatiques.
« Plus tard, Béranger eut pour amis trois des plus grands esprits du xixe siècle, Chateaubriand, Lamartine et Lamennais. Il connaissait et reconnaissait leur supériorité de génie, et cependant, tous trois ont subi son ascendant ; tous trois l’ont pris, dans les circonstances les plus délicates de leur vie, pour confident, pour conseiller, pour arbitre, pour intermédiaire. C’est à lui que Lamartine venait confier ses rêves de spéculations financières ; Chateaubriand ses éternelles doléances d’homme gêné ; Lamennais ses troubles de conscience. “Restez prêtre, lui répétait sans cesse notre poète. C’est une partie de votre honneur. Quitter l’Église, pour vous, ce n’est pas abdiquer, c’est déserter.” Lamennais lui résista sur ce point, mais sans cesser d’avoir recours à ses conseils.
« Comment expliquer une telle influence ?
« Par quatre qualités morales de premier ordre. D’abord, un désintéressement absolu. Sa plume eût été bien facilement une plume d’or. Les offres tentantes ne lui ont pas manqué ; mais il ne voulait devoir à la poésie que l’aisance modeste qui assure l’indépendance. Faire de l’art un commerce lui semblait indigne de l’art. Une pension viagère, en échange de la propriété de ses œuvres qu’il abandonna à son éditeur composait toute sa fortune ; et il trouvait moyen de rester généreux en étant presque pauvre. »
Alors que ce livre n’était encore qu’un projet, M. Legouvé écrivait :
« Quant à sa biographie, je la demanderais un peu à tout le monde, et surtout à lui-même. Je puiserais dans sa correspondance, dans ses mémoires, dans ses préfaces. On le trouverait là, peint de sa propre main, avec la plus fine plume de prosateur, et de ce volume ainsi composé, sortirait une des figures de poète les plus originales et les plus attachantes de notre siècle.
« Mon vœu se réalisera-t-il ? Je n’en désespère pas. Un jour, au Bois de Boulogne, dans une promenade où je lui parlais de lui, de sa réputation, il s’arrêta tout à coup, me prit la main et me dit : “Savez-vous quelle serait mon ambition ? C’est qu’il restât cent vers de moi.” Il en restera davantage… »
Le désir de M. Legouvé est accompli et le Béranger des Écoles vient de paraître ; ce n’est pas seulement aux classes d’enseignement primaire qu’il s’adresse, Béranger n’est pas le poète des enfants, c’est à l’ensemble de nos écoles secondaires, supérieures, normales et scientifiques. « La jeunesse », dit M. Legouvé, voilà le juge à qui j’en appelle de l’oubli où est tombé Béranger.
XXXI. Léon Daudet. — Les Morticoles
L’ouvrage que M. Léon A. Daudet vient de faire paraître et qui a pour titre : les Morticoles, est considéré comme un livre à clé, et c’est à qui veut y reconnaître telle ou telle personnalité médicale de notre temps. S’il en était ainsi, ce serait là le plus terrible acte d’accusation qu’on puisse rêver contre nos médecins qui non seulement seraient tous des-ignorants, des charlatans, mais aussi, fort souvent, des escrocs et des assassins. Molière n’allait pas si loin. La vérité, c’est que l’auteur a formé ses héros de multiples personnalités, et que chacun d’eux peut ressembler à dix autres à la fois.
Mis à même, par ses premières études, de savoir tout ce qui se passe dans les coulisses des hôpitaux, des cabinets médicaux, des amphithéâtres, des écoles pratiques, des salles d’examen, M. Léon Daudet a recueilli non seulement ce qu’il a vu et entendu, mais aussi ce que d’autres ont vu et entendu. C’est là qu’est le point délicat ; je veux croire aveuglément ce que M. Daudet avance, mais je suis moins sûr des renseignements qu’il tient des autres et qui peuvent recéler pas mal de racontars d’étudiants courroucés contre leurs maîtres ou de médecins enchantés de discréditer un peu le concurrent. Qu’on ajoute à cela le grossissement voulu pour le pittoresque du récit, et on pourra avoir une idée juste de ce livre écrit avec une prodigieuse abondance d’idées et de détails, un grouillement de faits, un mouvement de personnages incroyables.
Les Morticoles, dit M. Léon Daudet, sont des sortes de maniaques et d’hypocondriaques qui ont donné aux docteurs une absolue prééminence. Dans son livre, on n’assiste qu’à de terribles opérations, à la réalisation de fantaisies médicales de gens indifférents à la douleur, à la mort des autres, on ne voit que des monstruosités produites par l’application irréfléchie des découvertes scientifiques : les charlatans abondent dans ce pays où l’on célèbre la Fête de la Matière, et où, le héros du livre, voyageur comme Gulliver, tombe un jour pour son malheur ; il y devient domestique comme Gil Blas, mais domestique de chirurgiens, de médecins, après avoir été leur malade, et c’est du récit de ses aventures comme patient et comme aide-bourreau qu’est fait le livre.
Ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’un jour d’opérations chirurgicales dans un hôpital liront avec terreur ce passage approchant assez de la vérité ; le maître fonctionne devant ses élèves ; voici une femme qui maigrit sans discontinuer et à qui il va réséquer la vésicule biliaire :
« — Levez-vous, madame.
« D’un brancard près de moi surgit un squelette en camisole blanche. Les yeux sont si loin qu’on ne les voit plus ; le corps et les mains tremblent. Le jupon noir glisse sur l’absence des hanches. Un peu de brouhaha. Bruits de cuvettes entrechoquées. On s’agite dans l’hémicycle. On passe vite entre nous… Jaury me tapote le front ; tout le monde se lave les mains, surtout Malasvon dont les gros doigts craquent, tandis que la surveillante verse dessus un filet d’eau. J’entends la pendule, le pulvérisateur, des voix qui chuchotent à la hâte… puis un ronflement, une sorte de sifflet. C’est l’homme qui a avalé la pièce de dix sous et qui étouffe. On ◀commence▶ par lui. Une poulie descend du plafond, s’éclaire d’une lueur soudaine ; l’électricité grésille. Malasvon saisit la gorge de l’étranglé que les élèves maintiennent. Un éclair de bistouri. La lampe se balance au bout de son fil ; on l’approche du cou : “… Pince… Éponge… Une autre pince…” Ces mots on se les passe aussi vite que l’objet qui disparaît entre les phalanges robustes de Malasvon. Un gargouillement, comme de bulles d’air et de liquide. Le maître sort victorieux, au bout de sa pince, une pièce rouge : “Voilà, messieurs !” On applaudit… “À une autre… À une autre… Le numéro suivant… Non, pas celle-là…” On tourne tous les brancards dans le même sens. Je vois les têtes de mes camarades d’angoisse. Elles sont terribles. Les yeux dilatés fixent l’autel du supplice, la table, où l’on empile en ce moment d’épais coussins de cuir que l’on tapote et recouvre de linceuls blancs… Les dents claquent… J’entends leurs castagnettes. Je raidis mes muscles… On me souffle : “N’ayez pas peur.” Si j’ai peur… Il y a une bousculade dans l’amphithéâtre ; on descend pour mieux voir. On se presse. “Assis ! chapeau ! assis !” Au moins, maintenant, je ne les vois plus, ces assistants assoiffés de meurtre ! Je leur tourne le dos. Mais je vois l’opérée, qui s’assied en pleurant, puis se couche sur la table. Comme elle paraît petite ! Malasvon domine tout ce monde. Une autre machine descend du plafond. On l’applique sur le visage de la femme qui se débat. Une terrible odeur se répand, pénétrante, entêtante, vireuse : le chloroforme ! La patiente ne remue plus, mais elle râle et murmure : “Mais si… mais si… Lâchez-moi… Mon chéri… Bonsoir… Bé… Bé… Bé… Gueu… gueu…” Horreur, un jet de sang a jailli sur ma face ! Je voudrais me sauver. Je ne le puis. Je suis prisonnier du brancard !… Chacun s’effare ! Qu’y a-t-il donc ? On emporte la victime inerte et sanglante, couverte de pinces qui s’entrechoquent sinistres : “C’est un malheur, messieurs, c’est un malheur heureusement très rare.” Et Malasvon, superbe dans son gilet, dans son habit, la tête droite, éponge son front où perle la sueur. Tismet lui passe des compresses. Il a mis son lorgnon : il est très beau, très digne, Tismet…“À une autre… À l’autre…” Cela continue ; c’est un vertige, un tourbillon ; l’odeur du chloroforme, l’électricité, l’haleine des assistants, l’acide phénique, les murmures et les ordres : “Pince… Éponge… Bistouri… Sonde cannelée… Éponge… pince…” Oh ! les lamentations égarées des malades ! “À une autre… La tumeur… vite…” La pendule même semble pressée. La voix de Malasvon, obstinée, rauque d’effort : “Ah ! messieurs, elle résiste… Mais nous l’aurons.” Un han furieux : “La voilà ! Examinez. Faites passer.” Une boule de chair sanglante voltige. Applaudissements.
« Je sens que mon tour approche. Je prie éperdument et je n’écoute pas ma prière. La peur me troue comme un couteau. Je tremble d’un fourmillement de frissons, les uns chauds et les autres froids. J’ai envie de demander grâce et en même temps la haine des Morticoles. Celle-ci s’aggrave de la vue de Cudane. On me saisit avec brutalité. On m’étend sur le lit. Malasvon parle de son opération. J’entends un cliquetis d’instruments et je sens, tout près de moi, l’épouvantable odeur du chloroforme. On m’applique violemment sur la bouche la petite boîte mortelle. J’étouffe, j’étouffe. On pompe. On veut donc me tuer ? Au secours !… »
Je ne parle pas des terribles essais faits sur les pauvres gens des hôpitaux, essais qui auraient pour but de connaître assez un mal pour pouvoir l’entretenir longtemps sur les riches clients, je me tairai sur la comédie des consultations, sur l’entente avec les médecins des villes d’eaux, sur les moyens de recueillir indirectement les héritages que la loi défend, sur les tortures infligées aux fous, les cruautés inutiles exercées sur des gens qui doivent mourir, sur les avortements, etc., etc., et j’arrive à ce passage, exagéré, j’espère, mais dont le récit est certainement basé sur des faits constatés. Il s’agit de l’interrogatoire des malades devant une assistance d’élèves, de curieux :
« On les amène, hommes et femmes, pâles, grelottants, roulant des yeux égarés. Le maître s’est assis. Ce n’est plus le même être. Sa voix et son geste ont changé. Il a l’air, non plus d’un charlatan, mais d’un juge autoritaire et dure. La figure du perroquet s’est glacée. Sa bouche est mince et mauvaise : “Votre père s’est tué. Ah ! Comment ? Contez-nous ça !… Votre mère était une prostituée. Parlez plus haut ! Une pro-sti-tuée, que diable ! Nous savons ce que c’est… Et alcoolique ? Depuis quand buvait-elle ?… Vous-même êtes sujette à des crises d’épilepsie… Vous tombez, vous bavez et ça vous cuit dans la nuque… Au suivant !” Les élèves prennent activement des notes. C’est ainsi : devant deux cents personnes ricaneuses, ces infortunés doivent étaler leurs hontes, leurs tares et celles de leurs familles, dévoiler leurs secrets intimes. Rien n’arrête l’inquisiteur implacable : “Vous êtes voleuse et vicieuse, madame. La police vous connaît. Vous avez jeté un fœtus à l’égout. — Docteur, c’est que… — Taisez-vous. Je ne vous demande pas d’interprétation. À quelle époque avez-vous cessé d’être vierge ? Et vous êtes enceinte ? C’est du joli !… Bromure de potassium, un gramme. Eau, deux cents grammes. Passez à côté, on va vous donner votre ordonnance… À qui le tour ?” Foutange plonge, avec une adresse diabolique, jusqu’au fond de ces consciences frustes. Il recueille des aveux lamentables, des confidences qui remuent le flot noir, rouge et boueux des souvenirs, amènent aux joues des larmes de honte. Ces confessions, variées en apparence, se réduisent toutes au manque de pain, de gîte, d’éducation morale, de croyance, aux mauvais contacts. Il ne comprend pas, ce Foutange, que l’odieux matérialisme dont il est un des représentants, que l’exploitation de l’homme par l’homme, que la science sans conscience sont les causes nécessaires et prochaines de toutes ces maladies qu’il étiquète de noms baroques et qu’il attribue à l’alcool, etc., à ce qu’il appelle des dégénérescences nerveuses. »
Je m’arrête ayant donné, dans la mesure du possible, une idée de ce livre qui, pour être exagéré, comme je l’ai déjà dit, ne contient pas moins une foule de constatations qu’il est bon d’enregistrer ; certes, il y a des ignorants, des grotesques et des charlatans dans tous les arts et tous les métiers, mais les plus dangereux sont sans contredit ceux entre les mains desquels on remet la vie de ceux que l’on aime et la sienne propre. Le ridicule jeté par Molière sur les médecins de son temps ne les a pas beaucoup modifiés, reste à savoir si les révélations de M. Daudet auront plus de succès auprès de ceux du nôtre. En tout cas, son livre, pour très touffu qu’il soit, n’en est pas moins de ceux qu’il faut lire et desquels il y a profit à tirer.
XXXII. Hugues Le Roux. — Confidences d’hommes
Confidences d’hommes est le titre d’une suite de récits que M. Hugues Le Roux vient de publier ; l’amour joue, je ne dirai pas le plus grand, mais le seul rôle dans cette sorte de décaméron où chaque invité raconte ce qui lui est arrivé dans les diverses phases de ses amours ; ces histoires d’hommes ne sont donc, comme toujours, que des histoires dit femmes, fort bien racontées ; le détail minutieux ne-déplaît pas à l’auteur, il s’en faut, et quand il nous fait assister à une bonne fortune ou à une mauvaise, il s’arrange de façon à ce que le spectateur ne perde pas un mouvement de ses acteurs ; c’est là qu’est parfois le défaut et souvent la qualité de l’œuvre. Comme Jean-Jacques, chaque héros de M. Hugues Le Roux a été sensitif de bonne heure, et ce n’est pas sans charme que tous racontent par sa plume leurs impressions, depuis les plus enfantines jusqu’à celles de leur âge présent. Je trouve parmi elles ces pages de confession, qui ne manquent ni de charme ni de vérité ; le garçonnet dont il s’agit n’a guère plus de sept ans et aime avec la tendresse de l’enfance et de l’adulte qui s’annonce, une charmante Américaine reçue dans sa famille, quelques semaines avant son mariage :
« J’aurais voulu ressembler à Nelly, — comme cette image que son miroir nous renvoyait. Du moins, je m’efforçais de l’imiter en toutes choses. Et d’abord, j’imaginai d’observer ce qu’elle prenait à table, afin de goûter uniquement aux mets qui avaient sa faveur. Nelly professait pour le sucre un dégoût tout à fait incompréhensible. Non seulement elle refusait tous les chocolats, toutes les friandises qui circulent dans un salon, pendant les visites, mais elle buvait son thé tout raide à table, elle écartait les pâtisseries. Même elle choisissait entre les fruits ; elle ne mettait ses belles dents, blanches comme des amandes, que dans les pulpes qui n’étaient point tout à fait mûres, En revanche, Nelly nourrissait pour les épices un penchant désordonné ; c’était d’abord une moutarde que l’on délayait exprès pour elle, dans du gin ; puis toutes les variétés de poivres rouges ; puis toutes ces sauces compliquées de muscade et d’ingrédients fauves que l’on enferme dans de petites bouteilles de cristal, bouchées d’argent comme des flacons de sels. Un mois durant, je m’incendiai et je me privai de toutes les sucreries que j’aimais tant. Nelly ne s’aperçut jamais de mon supplice, et je me gardai bien de lui en parler. Un tel aveu m’eût suffoqué de honte.
« Ces repas étaient pour moi une autre occasion de souffrir. Il me fallait regarder Nelly sans lui baiser les mains, sans toucher à ses bras ni à sa robe. Après le déjeuner, il m’était défendu de passer sur la terrasse, où l’on prenait le café, en causant. Alors j’avais imaginé un enfantin subterfuge, une folie d’amoureux, pour faire prendre patience à mon désir. Je sortais de la salle avec tout le monde, puis, dès qu’elle était vide, je rentrais sur la pointe du pied ; j’allais à la chaise de Nelly, je l’entourais de mes bras, je la baisais, j’appuyais ma joue sur le cuir encore chaud de ce corps adoré. Et là, je m’endormais presque, l’âme défaillante, le cœur fêlé par l’éclat de ma tendresse. Par le trou de la serrure, les domestiques m’épièrent, et je ne doute point que leur grossièreté ne se divertît infiniment de mon manège. Ils imaginèrent, pour me duper, une ruse féroce : dès qu’on avait quitté la salle, le maître d’hôtel rangeait vivement tous les sièges contre le mur. Qu’espérait-il ? Décourager mon idolâtrie ? Vraiment, aucun de ces gens-là n’avait jamais aimé. Je continuai à me glisser furtivement dans la salle, et, l’une après l’autre, je baisai toutes les chaises, avec la certitude que j’effleurais celle de Nelly, dans le tas.
« Impossible de me rappeler l’occasion où Nelly nous quitta. Son fiancé vint-il la rejoindre ? Je ne retrouve dans ma mémoire ni les traits, ni la stature de ce rival. J’aperçois seulement toutes les malles de Nelly, — des malles hautes et imposantes comme des sarcophages, — entassées, pour le départ, dans le vestibule. Et puis, c’est la nuit ; je ne vois même pas le dernier sourire de mon amie, je ne sens pas sur ma joue la dernière caresse de sa main.
« Sans doute, pour des années, je retombai dans la torpeur de l’enfance dont l’amour m’avait fait sortir.
« Je sais seulement ceci :
« Tous les ans, aux environs de Noël, nous recevions une lettre de Nelly ; elle arrivait de Sydney imprégnée de l’odeur des paquebots. Régulièrement Nelly annonçait la naissance d’un enfant nouveau. Elle disait que son mari se portait bien, que l’élevage des moutons prospérait ; invariablement aussi, elle finissait par un souvenir gracieux à mon adresse. Mon père lisait la lettre tout haut, à la fin du repas, et moi je devenais pourpre ; j’aurais voulu disparaître dans un abîme, car elle m’avait laissé dans le cœur un ferment de tendresse, et mon sang bouillonnait quand on disait son nom.
« Aujourd’hui Nelly est une femme presque mûre, et pour toujours allongée sur un divan : tant de naissances d’enfants l’ont blessée. Elle est rentrée en Angleterre, et ce sont ses grands fils qui, là-bas, élèvent les brebis. Or, l’été dernier, comme j’arrivais à Dartmouth, on me dit qu’elle habitait dans les environs. Un désir fou me vint de sauter dans le train, d’aller la voir. J’ai résisté. J’ai bien fait. Je veux laisser son auréole de recul et de rêve à la créature unique par qui j’ai connu l’amour, — celui qui se sacrifie sans paroles, sans espoir de récompense, pour la volupté de souffrir — celui que les hommes ressentent une seule fois et qu’ils exigent des femmes toute la vie. »
J’ai tenu à donner ce récit, dont la naïveté est une des notes les plus caractéristiques de ce volume, écrit d’une main très sûre et qui renferme assez de vérité pour forcer le souvenir et donner au lecteur l’envie de raconter à son tour ses histoires d’amours vrais et aussi de ceux qu’on a cru véritables.
XXXIII. Émile Zola. — Lourdes
« Lourdes est l’exemple éclatant, indéniable, que jamais peut-être l’homme ne pourrait se passer du rêve d’un Dieu souverain, rétablissant l’égalité, refaisant du bonheur à coups de miracles. Quand l’homme a touché le fond du malheur de vivre, il en revient à l’illusion divine ; et l’origine de toutes les religions est là, l’homme faible et nu n’ayant pas la force de vivre sa misère terrestre sans l’éternel mensonge du paradis. Aujourd’hui l’expérience est faite, rien que la science ne semble pouvoir suffire, et on va être forcé de laisser une porte ouverte sur le mystère… Une religion nouvelle, une espérance nouvelle, un paradis nouveau, oui ! le monde en a soif… Il la faudra sans doute plus près de la vie, faisant à la terre une part plus large, s’accommodant des vérités conquises. Et surtout une religion qui ne soit pas un appétit de la mort. »
Ainsi conclut le héros du livre (je n’ose dire : du roman) de M. Émile Zola, et ce héros est un prêtre, l’abbé Pierre, devenu incrédule. La simple probité lui commandait dans ce cas de jeter la soutane et de retourner parmi les hommes. Mais il avait vu des prêtres renégats et il les avait méprisés. Un prêtre marié, qu’il connaissait, l’emplissait de dégoût ; et après des journées d’angoisse, après des luttes sans cesse renaissantes, il prit l’héroïque résolution de rester prêtre et prêtre honnête, refusant tout avancement qui lui aurait semblé une aggravation de son mensonge, un vol fait à de plus méritants.
Que cet homme aime une jeune fille infirme que la médecine aux abois envoie guérir à Lourdes, et l’on devinera les tourments de cette conscience que révolte l’idée seule du miracle et qui, en présence du miracle accompli, n’y veut voir qu’un accident nerveux guéri par une émotion. Plus exigeant que Jean-Jacques et moins logique que lui, l’abbé Pierre n’est au fond qu’un athée, qui n’a pas le courage de son opinion. « Je crois en Dieu, a dit l’auteur du Contrat social, et Dieu ne serait pas juste si mon âme n’était immortelle. Quand je n’aurais d’autre preuve de l’immortalité de l’âme que le triomphe du méchant et l’oppression du juste en
ce monde, cela seul m’empêcherait de douter. Une si choquante dissonance dans l’harmonie universelle me ferait chercher à la résoudre. Je me dirais : Tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans l’ordre à la mort. »
Et malgré cette belle profession de foi, Rousseau a été classé l’autre jour au nombre des athées ; je sais bien qu’il y a loin de reconnaître Dieu à accepter des miracles comme ceux que Lourdes a la réputation de voir journellement, mais en quoi les miracles qui sont rapportés diffèrent-ils tant des merveilles inexpliquées que la nature produit incessamment ?
Les gens de science s’en tirent en invoquant les phénomènes nerveux qui donnent et font disparaître certaines maladies. Qu’on baptise ces guérisons du nom de phénomènes ou de miracles, peu importe, il y a là quelque chose qui sort de l’ordinaire de la nature et que la science n’a pu expliquer jusqu’à présent.
Pour lui, M. Zola ne nie pas plus qu’il n’accepte l’authenticité des miracles ; ce qui ressort surtout de son volumineux travail sur Lourdes, c’est qu’il a voulu nous mettre au courant de ce qui se passe chaque jour sur ce petit coin de terre rendu célèbre par Bernadette et dont le nom a fait le tour du monde chrétien. Avec une incroyable patience, il a recueilli tout ce qui a été dit pour et contre Lourdes, tout ce qui s’y est passé et, pour que son livre appelé à être discuté ne fût fait que de vérités, il a voulu tout voir de ses yeux, tout entendre de ses oreilles. C’est à cette conscience d’écrivain que nous devons le bloc énorme de détails curieux et effroyables qui forment le volume que nous venons de lire.
« Bien moins lugubre est le corbillard qui traîne au cimetière ceux qui viennent de s’acquitter de souffrir que cet épouvantable train blanc qui emporte régulièrement à Lourdes des pèlerins dont les cris de douleur, les râles d’agonie sont couverts par le bruit des roues des wagons, le souffle et les sifflets de la locomotive. Les épouvantes de l’enfer du Dante, les supplices, les tortures de son imagination ne sont que plaisanteries à côté des horreurs que révèle chaque compartiment. Voici un ataxique aux jambes mortes ; sa femme, qui l’accompagne, les lui déplace, quand elles finissent par trop lui peser, pareilles à des lingots de plomb. Celle-ci est rongée par un cancer à l’estomac, elle en est aux déjections noires, comme si elle rendait de la suie. De tout le voyage elle n’a pas encore dit un mot, les lèvres murées, souffrant abominablement. Puis un vomissement l’a prise et elle a perdu connaissance. Dès qu’elle ouvre la bouche, une odeur épouvantable, une pestilence à faire tourner tous les cœurs s’exhale… Celle-ci est affligée d’un lupus qui a envahi le nez et la bouche, peu à peu grandi là, une ulcération lente s’étalant sans cesse sous les croûtes, dévorant les muqueuses. Les cartilages du nez sont presque mangés, la bouche s’est rétractée, tirée par l’enflure de la lèvre supérieure. Une sueur de sang mêlée à du pus coule de l’énorme plaie livide ! J’en passe de plus épouvantables encore. Là c’est une pauvre petite fille presque mourante, sa mère la supplie de la regarder. Mais déjà la fillette, dont on venait de voir les yeux vagues, d’un bleu de ciel brouillé, les refermait ; et elle ne répond même pas, retombée à son anéantissement, toute blanche dans sa robe blanche, une coquetterie suprême de la mère, qui avait voulu cette dépense inutile, dans l’espoir que la Vierge serait plus douce pour une petite malade bien mise et toute blanche. Que de tableaux navrants, sans compter celui de la mort d’un malade blotti dans le coin du wagon ! Il y reste droit, le torse raidi, il n’a qu’un petit balancement de la tête à chaque secousse du train qui continue à l’emporter, tandis que la locomotive, heureuse d’arriver sans doute, pousse des sifflements aigus, toute une fanfare de joie délirante, à travers la nuit calme.
« Et pendant ces scènes horribles, les pèlerins entonnent l’Ave Maris Stella, chantent des litanies et des cantiques. »
C’est journée à journée, pour ainsi dire pas à pas, que M. Zola nous conduit à Lourdes. Il nous y montre l’arrivée de ce train chargé de tant de douleurs,
nous montre le débarquement de ce troupeau effaré, cherchant de quel côté tourner pour trouver la sortie. Des hospitaliers, les mains gantées, roulent difficilement dans leurs petites voitures de pauvres femmes sordides et s’embarrassent dans leurs brancards. Que d’horreurs encore dans cet effroyable défilé ! « C’est le pêle-mêle de tous les maux, le dégorgement d’un enfer où l’on aurait entassé les maladies monstrueuses, les cas rares et atroces donnant le frisson. C’étaient des têtes mangées par l’eczéma, des fronts couronnés de roséole, des nez et des bouches dont l’éléphantiasis avait fait des groins informes. Des maladies perdues ressuscitaient, une vieille femme avait la lèpre, une autre était couverte de lichens comme un arbre qui se serait pourri à l’ombre… Une hydrocéphale, assise dans une petite voiture, balançait un crâne énorme, trop lourd, retombant à chaque secousse… Une enfant de vingt ans, à la tête écrasée de crapaud, laissait pendre un goitre si énorme, qu’il descendait jusqu’à sa taille, ainsi que la bavette d’un tablier. »
Je m’arrête et, comme M. Zola, je n’ai pas le courage de reprocher leur crédulité à tous ces déshérités pour qui la réalité est si abominable, qu’il leur vient un immense besoin d’illusion et de mensonge. « Oh ! croire qu’il y a quelque part un justicier suprême qui redresse les torts apparents des êtres et des choses, croire qu’il y a un rédempteur, un consolateur qui est le maître, qui peut
faire remonter les torrents à leur source, rendre la jeunesse aux vieillards, ressusciter les morts ! Se dire, quand on est couvert de plaies, qu’on a les membres tordus, le ventre enflé de tumeurs, les poumons détruits, se dire que cela n’importe pas, que tout peut disparaître et renaître sur un signe de la Sainte-Vierge, et qu’il suffit de prier, de la toucher, d’obtenir d’elle la grâce d’être choisi ! »
Et en effet, qui serait assez cruel, étant sûr de la vérité, pour aller dire à tous ces misérables que c’est en vain qu’ils prient, qu’ils espèrent, que la nature est sourde et indifférente, et voit passer devant elle les douleurs aussi bien que les joies humaines.
Le talent descriptif de M. Zola ne fait pas faute à ce livre d’une invraisemblable abondance de détails, d’une profusion de documents que je ne puis indiquer même sommairement. Entre tous, il est un tableau qui m’est resté devant les yeux comme si je l’avais vu, c’est celui de la procession aux flambeaux de plus de trente mille pèlerins :
« Ce fut un enchantement. De petites lumières tremblantes se détachaient du vaste foyer, s’élevaient doucement, d’un vol délicat, sans qu’on pût rien distinguer qui les tînt à la terre. Cela se mouvait comme de la poussière de soleil, dans les ténèbres. Bientôt, il y en eut une raie oblique ; puis la raie se replia, d’un coude brusque, et une nouvelle raie s’indiqua, qui tourna à son tour. Enfin, tout le coteau fut sillonné d’un zigzag de flamme, pareil à ces coups de foudre qu’on voit tomber du ciel noir, dans les images. Mais la trace lumineuse ne s’effaçait pas, toujours les petites lumières marchaient du même glissement doux et ralenti. Parfois, seulement, il y avait une éclipse soudaine, la procession devait passer derrière un bouquet d’arbres. Plus loin, les cierges se rallumaient, recommençaient leur marche vers le ciel, par les lacets compliqués, sans cesse interrompus et repris. Un moment arriva où ils cessèrent de monter, arrivés en haut du coteau ; et ils disparurent au dernier coude du chemin… Au ciel il semblait y avoir moins d’étoiles. Une voie lactée était tombée de là-haut, roulant son poudroiement de mondes, et qui continuait sur la terre la ronde des astres. Une clarté bleue ruisselait, il n’y avait plus que du ciel, les monuments et les arbres prenaient une apparence de rêve, dans la lueur mystérieuse des milliers de cierges, dont le nombre croissait toujours. »
Dans ce livre, que M. Zola a voulu faire surtout documentaire, je le répète, il a raconté tout au long l’histoire de Bernadette, rétablissant, autant que possible, la vérité sur ce fait autant affirmé que contesté, de l’apparition de la Vierge à la petite bergère. Il a recueilli sur place de précieux renseignements et conclu à l’entière bonne foi de l’enfant, qui devait payer d’une vie cloîtrée ses récits de la visite divine à la Grotte de Lourdes. Il est aussi de charmants épisodes, tels que celui de la douce et pieuse amitié qui s’est établie entre un jeune médecin et sœur Hyacinthe ; le récit des premiers jours où ils se sont connus tous deux est exquis : c’est une délicate idylle qui vient briller un instant au milieu des pages sombres du roman.
Je reviens aux personnages principaux en qui se résume l’idée-mère du livre, à l’abbé Pierre et à Marie, la jeune malade qui est venue demander un miracle à la Vierge de Lourdes. Le miracle a lieu, la guérison est instantanée. En voyant Marie devenue une jeune fille comme toutes les autres, le prêtre sent qu’un abîme vient de se creuser entre elle et lui, puisqu’il est décidé à rester prêtre, lui qui a le mépris des renégats. Il ne parle pas, mais pendant que le train les ramène à Paris pendant la nuit, il pleure, et la jeune fille devine ce qui se passe dans son cœur. « Écoutez, mon ami, lui dit-elle. Il y a un grand secret entre la Sainte-Vierge et moi. Je lui avais juré de ne le dire à personne. Mais vous êtes trop malheureux, vous souffrez trop, et elle me pardonnera ; je vais vous le confier. »
Puis, dans un souffle :
« Pendant la nuit que j’ai passée devant la grotte, je me suis engagée par un vœu, j’ai promis à la Sainte-Vierge de lui faire don de ma virginité, si elle me guérissait… Elle m’a guérie et jamais, vous entendez, Pierre ! jamais je n’épouserai personne. Ne disons rien de plus, mon ami, ce serait mal peut-être… Je suis très lasse, je vais dormir maintenant. » Elle resta la tête contre son épaule, et s’endormit confiante comme une sœur. Et telle fut leur nuit de noces. »
Ainsi finit le roman. J’ai esquissé à grands traits ce livre qui commande l’intérêt, quelque critique qu’on en puisse faire d’ailleurs au point de vue des développements. En le fermant, l’idée persistante qui m’est restée est celle que M. Zola a émise par la bouche de l’abbé Pierre, celle du besoin d’une religion. Tout en étant complètement de son avis, je me permettrai pourtant de dire à l’abbé Pierre : Je reconnais ainsi que vous la nécessité d’une religion surtout en présence des horribles choses que nous a données la libre pensée mise à la portée de toutes les intelligences. Une seule chose qui m’étonne, c’est qu’il la faille nouvelle ; je ne trouve pas que les principes de la nôtre soient détruits, même entamés par le trop grand usage qu’on en a fait, et que celui, par exemple, qui dit : aimez-vous les uns les autres, doive être mis de côté pour avoir trop servie alors que nous ne pensons qu’à forger des lois contre les assassins et à doubler le nombre des sergents de ville pour protéger la vie de nos prochains et la nôtre.
XXXIV. Mary Darmesteter. — Froissart
Mary Darmesteter vient de faire paraître un résumé de la vie et des œuvres de Froissart. Très justement il décharge la mémoire du charmant chroniqueur de la lourde réputation d’historien que la tradition lui inflige. Il nous le montre poète, faiseur de romans, et reconnaît à ses écrits leur valeur réelle en restituant cependant à Jean le Bel des morceaux qui ont contribué à la réputation de Froissart. « Demandez, écrit-il, au premier venu de vous dire les plus belles pages des Chroniques. Neuf fois sur dix il vous citera la mort du roi d’Écosse, le rachat des bourgeois de Calais, la bataille de Poitiers, la mort d’Aymérigot Marchès et le voyage de Béarn. Or, de ces cinq chefs-d’œuvre, les deux premiers sont dus à la main de fer de messire Jean le
Bel. »
M. Darmesteter, qui a étudié de près les textes de Froissart, y relève bien des inexactitudes, sans cependant cesser d’admirer sa valeur littéraire :
« Avouons que les Chroniques de Froissart abondent en fantaisies, et qu’il vaut toujours la peine de les contrôler par les documents d’archives, si nombreux, si accessibles aujourd’hui. Il ne faut pas croire cependant que le témoignage lumineux des textes tournera toujours à la confusion du chroniqueur : il nous fera admirer davantage son excellent compte rendu des guerres d’Espagne et de Portugal ; il nous le montrera au moins un peu plus exact que ses confrères dans ses récits de la Guerre de Gascogne et de la campagne d’Écosse ; et, à côté de quelques détails confus, de quelques dates embrouillées, que de précieux renseignements nous trouverons dans sa notation de la politique française pendant la dernière décade du xive siècle !
« C’est là un témoignage qui coûte un peu à l’auteur de ces lignes, orléaniste convaincu… d’il y a cinq cents ans. Or Froissart est invariablement Bourguignon, et l’esprit de parti colore son appréciation des événements. Il a fait un mal incalculable à la réputation de Louis Ier duc d’Orléans, et tout ce qu’il dit sur son compte est perfide et malicieux. Froissart, qui reflète toujours à merveille l’esprit de ceux qui l’entourent, ne nous donne de la maison d’Orléans que l’image odieuse et déformée qu’on s’en faisait dans le parti bourguignon au plus fort de la brouille. Le jeune duc ambitieux et presque fratricide, la duchesse empoisonneuse d’enfants, le beau-père sorcier, tout y est ! Une malveillance si absolue rend plus que suspect tout ce qu’elle dicte. Froissart pourtant n’est pas homme de parti ; il n’a pas de théorie raisonnée sur la politique française, il n’y a presque jamais en lui rien qui rappelle l’esprit d’un véritable homme d’État, tel que Philippe de Commines. »
Après avoir cité sa charmante description de l’île de Céphalonie, l’auteur écrit cette fois et sans restrictions :
« Quelle pureté de rosée dans ces quelques lignes ! Une page pareille, et tant d’autres aussi fraîches qu’il a prodiguées au travers de son œuvre, reposent, comme une main de fée posée sur le front fiévreux de notre temps. Ce sont là des choses qui ne perdront jamais de leur prix, bien loin de là : car c’est en vieillissant qu’on s’aperçoit combien est belle la fraîcheur de la simple jeunesse. Cette fraîcheur, cette âme d’enfant éprise du merveilleux, Froissart les posséda en perfection, et nul en même temps n’a eu le regard plus clair, l’oreille plus fine, l’esprit plus net et plus juste. Son plus grand défaut — et son brevet de poète — c’est qu’en regardant le monde il n’y voyait pas la seule vérité, et que ses Chroniques reflètent le monde comme on le voit à vingt ans — plus vif, plus beau, plus laid, plus varié, — moitié réalité et moitié rêve. »
Signalons aux curieux une trouvaille littéraire, celle du roman de Froissart, Mélindor, ne contenant pas moins de trente mille six cents vers, retrouvé par miracle et dont M. Darmesteter nous donne un résumé très clair. Les imitateurs de Wagner trouveront là une suite de sujets d’opéras, il y a des panaches, des armures, des chevauchées, un chevalier bleu, un chevalier rouge, un cerf blanc, un tournoi, des anneaux échangés, un cerf-fée, bien d’autres choses, de quoi enfin défrayer tous les sous-Bayreuth du monde ; mais ces enfantillages sont pleins du charme que quatre cents ans peuvent ajouter à un récit écrit par un poète comme Froissart.
XXXV. Charles Fuster. — Louise
M. Charles Fuster qualifie : roman lyrique, l’ouvrage qu’il vient de publier sous le titre de Louise. De fait, il s’agit d’un roman ou plutôt d’une nouvelle développée, mise en vers, tout comme le Jocelyn de Lamartine. En composant Louise, M. Charles Fuster qui est poète, a cherché et trouvé prétexte à des élans poétiques, conduisant son roman un peu à la façon des livrets d’opéras où l’auteur a pour principal souci de créer ce qu’on appelle des situations musicales à son collaborateur. Or, tout est situation musicale, comme tout est situation poétique dès l’instant qu’il y a ce que nous appelons situation. Les hors-d’œuvre, les explications sont donc simplifiés à l’extrême, réduits à exposer très brièvement la fable et à ne laisser que les points où le musicien ou le poète peuvent exercer leur virtuosité.
Sans analyser en détail l’action de l’œuvre de M. Ch. Fuster, je dirai qu’elle se passe pendant la dernière guerre, que deux fiancés, Louise et Pierre, recueillent, soignent un blessé, lequel se prend d’amour pour la jeune fille ; mais le malade, rendu à la santé, retourne parmi les siens ; Louise revient peu à peu à celui qui n’a cessé de l’aimer et oublie ce mirage d’un instant qui avait trompé son cœur.
Sur ce thème très simple, M. Fuster a trouvé des développements fort touchants et sa muse y a pris prétexte à chanter aussi bien les grandes guerres, l’héroïsme, que le charme de la nature et les phases d’un amour qui s’éteint et se ranime. Je signalerai dans un charmant tableau intitulé : Deux femmes, ces strophes qui sont à la fois d’un poète et d’un penseur :
La plus jeune, — celle qui pleureOù vient de pleurer tout à l’heure, —Est grande, droite, avec des yeuxCalmes comme la conscience,Bleus et profonds comme les cieux,Mais où l’on sent l’expérienceDes désespoirs silencieux.
On dirait que les yeux des hommes,Nos yeux à nous, tant que nous sommes,Changent dès qu’ils ont vu la mort :Ces yeux ont soulevé la pierre,Vers l’inconnu tenté l’effort,Et, caché sous chaque paupière,Un peu du grand mystère y dort.
Comme on le voit, M. Fuster n’est pas un révolté de la forme du vers français et c’est plaisir de le lire dans ses inspirations et sa clarté.
XXXVI. Anatole France. — Le Lys rouge
Quand il s’agit de donner un titre à ses ouvrages, M. Anatole France procède parfois comme une femme qui, pour se parer, prendrait un bijou au hasard dans son écrin, sans se demander si c’est bien celui qui est nécessité par l’ensemble de sa toilette ; le bijou lui plaît isolément, elle n’en demande pas davantage. Voilà pourquoi le dernier roman de M. A. France a pour titre : Le Lys rouge ; son héroïne a acheté chez un antiquaire italien une petite cuiller en vermeil dont la spatule se termine par le lys de Florence, au calice émaillé de rouge, c’est ce bijou qui attire le regard de M. A. France, et son roman s’appelle le Lys rouge.
Je ne raconterai pas cette aventure amoureuse d’une femme de haut fonctionnaire qui, n’ayant plus de goût pour son amant, en prend un autre ; cet autre est un statuaire, simple de cœur, point initié aux coutumes de l’amour mondain ; trop naïf pour pouvoir admettre qu’une femme qui s’est donnée volontairement à un amant puisse divorcer avec lui comme avec un mari imposé par la loi, il la chasse parce qu’il ne peut plus croire en elle. Quand j’ai lu ce roman pour la première fois dans la Revue de Paris, c’est le roman lui-même qui m’a captivé ; sous sa nouvelle forme de livre, c’est par le détail, les observations ingénieuses, une façon particulière et personnelle de voir les choses qu’il m’a charmé. J’y ai trouvé un peu de tout et cette variété a retenu ma curiosité. J’ai mieux apprécié l’originalité d’une sorte de bohème philosophe, Choulette, qui, en sortant de chez un liquoriste, ramasse une pauvre fille dont les garçons du liquoriste n’auraient pas voulu et qu’il aima pour son humilité :
« Elle se nomme Maria. Encore ce nom n’est-il point à elle, c’est celui qu’elle trouva cloué sur sa porte au bout de l’escalier d’un garni où elle vint loger. Choulette fut touché de cette perfection de pauvreté et d’infamie. Il l’appela sa sœur et lui baisa les mains. Depuis lors il ne la quitte plus. Il la mène en cheveux et en fichu dans les cafés du quartier Latin, où les étudiants riches lisent les revues. Il lui dit des choses très douces. Il pleure ; elle pleure. Ils boivent ; et, quand ils ont bu, ils se battent. Il l’aime. Il l’appelle la très chaste, sa croix et son salut. Elle était nu-pieds ; il lui a donné un écheveau de grosse laine et des aiguilles à tricoter pour se faire des bas. Et il ferre lui-même les souliers de cette malheureuse avec des clous énormes. Il lui apprend des vers très faciles à comprendre. Il craint d’altérer sa beauté morale en la tirant de la honte où elle vit dans une simplicité parfaite et un dénuement admirable. »
Puis c’est une promenade d’artiste à travers Paris, dans laquelle l’héroïne nous montre le soir Notre-Dame, lourde comme un éléphant, fine comme un insecte, une soirée dans laquelle on parle antisémitisme, politique, etc. ; j’y trouve ce croquis de Napoléon Ier :
« Il était violent et léger ; et par là profondément humain. Je veux dire semblable à tout le monde. Il voulut avec une force singulière tout ce que le commun des hommes estime et désire. Il eut lui-même les illusions qu’il donna aux peuples. Ce fut sa force et sa faiblesse, ce fut sa beauté. Il croyait à la gloire. Il pensait de la vie et du monde à peu près ce qu’en pensait un de ses grenadiers. Il garda toujours cette gravité enfantine qui se plaît aux jeux des sabres et des tambours, et cette sorte d’innocence qui fait les bons militaires. Il estimait sincèrement la force. Il fut l’homme des hommes, la chair de la chair humaine. Il n’eut pas une pensée qui ne fût une action, et toutes ses actions furent grandes et communes. C’est cette vulgaire grandeur qui fait les héros. Et Napoléon est le héros parfait. Son cerveau ne dépassa jamais sa main, cette main petite et belle, qui broya le monde. Il n’eut pas un seul moment le souci de ce qu’il ne pouvait atteindre.
« … Son âme toujours neuve renaissait chaque matin. Il eut plus que tout autre la capacité du divertissement. Le premier jour qu’il vit le soleil se lever sur son rocher funèbre de Sainte-Hélène, il sauta de son lit en sifflant un air de romance. C’était la paix d’une âme supérieure à la fortune, c’était surtout la légèreté d’un esprit prompt à renaître. Il vivait du dehors. »
Naturellement l’état de militarisme dans lequel nous sommes forcés de vivre a aussi une page :
« La caserne est une invention hideuse des temps modernes. Elle ne remonte qu’au xviie siècle. Avant, on n’avait que le bon corps de garde où les soudards jouaient aux cartes et faisaient des contes de Merlusine. Louis XIV est un précurseur de la Convention et de Bonaparte. Mais le mal a atteint sa plénitude depuis l’institution monstrueuse du service pour tous. Avoir fait une obligation aux hommes de tuer, c’est la honte des empereurs et des républiques, le crime des crimes. Aux âges qu’on dit barbares, les villes et les princes confiaient leur défense à des mercenaires qui faisaient la guerre en gens avisés et prudents ; il n’y avait parfois que cinq ou six morts dans une grande bataille, et quand les chevaliers allaient en guerre, du moins n’y étaient-ils point forcés ; ils se faisaient tuer pour leur plaisir. Sans doute n’étaient-ils bons qu’à cela. Personne, au temps de saint Louis, n’aurait eu l’idée d’envoyer à la bataille un homme de savoir et d’entendement. Et l’on n’arrachait pas non plus le laboureur à la glèbe pour le mener à l’ost. Maintenant, on fait un devoir à un pauvre paysan d’être soldat. On l’exile de la maison dont le toit fume dans le silence doré du soir, des grasses prairies où paissent les b œufs, des champs, des bois paternels ; on lui enseigne, dans la cour d’une vilaine caserne, à tuer régulièrement des hommes ; on le menace, on l’injurie, on le met en prison ; on lui dit que c’est un honneur, et, s’il ne veut pas s’honorer de cette manière, on le fusille. Il obéit parce qu’il est sujet à la peur et de tous les animaux domestiques le plus doux, le plus riant et le plus docile. »
Le roman continue sa marche au milieu de ces détails qu’il contourne sans s’y attarder ; nos futurs amants sont réunis en Italie et n’en sont encore, pour leur bonheur, qu’aux délicates prémisses de l’amour :
« Il fut presque surpris qu’elle parlât, qu’elle pensât. Le son clair de cette voix l’étonnait comme s’il ne l’avait pas encore entendue.
« Il répondit au hasard et sourit avec effort pour cacher le fond brutal et précis de son désir. Il fut gauche et maladroit. Elle ne parut pas s’en apercevoir. Elle semblait contente. Cette voix profonde, qui se voilait et défaillait, la caressait à son insu. Elle disait, comme lui, des choses faciles :
« — Cette vue est bien belle. Le temps est doux. »
Je signale, chemin faisant, une belle scène, celle de la tentative de rupture du sculpteur avec sa maîtresse ; il part la nuit, dans la campagne noire, sans rien voir, sans rien entendre, toujours droit devant lui, par les flaques d’eau et de boue, d’une marche rapide, aveugle, affreuse, jusqu’au moment où celle qu’il aime et qui l’aime vient lui barrer la route.
Je trouve, quelques pages plus loin, cette pensée qui ralliera bien des suffrages de femmes, que toute créature humaine est un être différent en chacun de ceux qui la regardent et qu’en ce sens une même femme n’a jamais appartenu à deux hommes.
Et, pour terminer, je citerai cet aphorisme, vérité incontestable pour le beau sexe : « Une femme est franche quand elle ne fait pas de mensonges inutiles. »
XXXVII. Léonce de Larmandie. — Nuit close
C’est le livre d’un blessé que ce livre étrange et cruel que M. Léonce de Larmandie a fait paraître sous le titre de : Nuit close ; que de misanthropie, que de souvenirs poignants, de tableaux terrifiants dans ces cinquante nouvelles où l’auteur nous montre, à côté des horreurs du réalisme, des banalités sociales, des horizons pleins d’une fantastique poésie. Ce n’est pas de l’Hoffmann ni de l’Edgar Poë, mais cela les avoisine. Je ne saurais mieux faire, pour permettre de les juger, que de reproduire un de ces récits ; celui-ci a pour titre : « Fin de soleil » :
« J’ai ◀commencé▶ l’histoire de cet enthousiaste de la lumière, tombé aveugle, et qui, pour recouvrer la vue pendant l’espace d’un jour, se soumit joyeux à d’effroyables tortures, et abandonna la moitié de sa fortune au médecin illuminateur. Ce médecin a tenu parole.
« Aux premières blancheurs d’une certaine aurore, le malade peut saluer de ses hurrahs frénétiques le retour des clartés perdues.
« Voici qu’il redevient un petit enfant.
« Il se précipite au jardin et baise les fleurs une à une, il étreint les arbres et les massifs comme de vieux amis retrouvés ; il fuit la maison, son cercueil noir. Il court, il saute, il gambade, il exulte, il triomphe, il chante d’un ton enfiévré de folie tous les gais refrains de sa jeunesse, il se roule sur l’herbe fraîche qu’il essaie de saisir et d’embrasser.
« Au flamboiement de midi, il s’assied majestueux et glorieux, il reçoit le muet hommage des ambiances parfumées, ses bien-aimés sujets un instant reconquis. Gloutonnement, mais avec la plus subtile finesse, il jouit des fractions de seconde, où il concentre une intensité de bonheur réfléchi ; pareil à l’ange de saint Augustin, dans un petit trou creusé sur la plage, il veut faire entrer l’immensité de la mer.
« Tant que l’astre projette ses feux puissants, il oublie le terme fatal et savoure l’éphémère allégresse, comme il boirait le Paradis éternel.
« Vers l’Occident le soleil incline, et un tressaillement formidable agite le cœur du désespéré. Sa lucidité, longtemps merveilleuse, se trouble graduellement à mesure que s’approche l’heure crépusculaire, il se jette à genoux et tend ses bras au divin flambeau qui va s’éteindre. Il répète la prière du Lac :
Ô temps, suspends ton vol.« Il se retourne vers ces fleurs et ces arbres, prenant à témoin avec des cris d’angoisse l’implacable nature qui regarde la journée mourir. Il ouvre la bouche comme un oiseau altéré, il veut absorber les rayons avec les lèvres comme avec les yeux.
« Le soleil est couché.
« L’homme s’affaisse.
« Au champ de sa vision moribonde les suprêmes lueurs ont disparu. Dans ses paupières et dans son âme les ténèbres sont rentrées comme au ciel.
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« Des serviteurs l’emportent. Il appelle le médecin et l’accable de supplications. Le médecin ricane :
« J’ai tenu parole, maintenant c’est fini… à jamais.
« — C’est vrai, vous avez tenu parole, soupire l’infortuné ; je vous ai embrassé, quand vous m’avez promis un jour de soleil ; vous m’avez donné ce jour, venez que je vous embrasse encore.
« Le médecin approche, le malade palpe minutieusement sa tête, et tout à coup, de toute sa vigueur, projette son index et son médius raidis dans la direction de ses yeux. Le médecin s’abat avec des hurlements.
« — Je crois avoir réussi, rugit l’aveugle, j’aurai maintenant un compagnon de nuit ! »
N’y a-t-il pas là mieux qu’un récit, un apologue ? Combien plus heureuses eussent été des milliers de créatures humaines si on ne leur avait pas fait entrevoir un bien qu’on ne pouvait leur donner ! Nos philosophes socialistes imprudents, qui ont montré au peuple un fantastique monde de joies et de richesses, doivent reconnaître aujourd’hui ce qu’il adviendra pour eux des sommations de bonheur et d’opulence qui leur sont faites. Ils doivent craindre que les déshérités à qui ils ont promis la richesse de la bourgeoisie, dont ils ne disposent pas, deviennent plus exigeants chaque jour et, constatant leur impuissance, leur infligent le châtiment que mérite l’imposture. C’est alors qu’ils reconnaîtront que mieux vaut laisser un homme aveugle toute sa vie que lui montrer le ciel et la terre quand on ne peut les lui montrer qu’un seul jour.
XXXVIII. Jules Claretie. — La Frontière
M. Jules Claretie vient de publier sous ce titre : la Frontière, non pas un roman, mais une nouvelle intéressante et par ses tendances et par le milieu dans lequel se déroule son action. M. Jules Claretie est un de ceux qui ont conservé pour le drapeau de leur pays un culte heureusement professé par beaucoup, mais qu’une poignée de fous veut combattre aujourd’hui sous couleur de philosophie humanitaire. La besogne leur sera dure, et pour faire à l’instant s’envoler tous leurs sophismes, leurs arguments les plus serrés, leurs plus belles déclamations, il suffira toujours du bruit d’un coup de canon qui semblerait venir du côté de la frontière.
M. Jules Claretie est né patriote et mourra tel, cela éclate à chaque page de son petit livre, et je l’en félicite.
La Frontière est une sorte d’hommage rendu par l’auteur à un corps de notre armée peu connu jusqu’ici ; il s’agit des chasseurs alpins, dont les exercices et les manœuvres sont si intéressants, et dont la réputation de courage et de dévouement n’est pourtant plus à faire.
« J’ai voulu, comme je le ferai pour d’autres, saluer les troupiers que j’ai suivis, de loin, avec une sympathie fraternelle. Ce sont des soldats d’une qualité particulière et dont l’esprit doit, comme celui des marins, recevoir je ne sais quel mystérieuse empreinte de la nature qui les entoure, les éblouit, les menace ou les berce. Ils me semblent surtout heureux dans leur héroïque et dure destinée, parce qu’ils peuvent, si leur âme se prête à la mélancolie, unir l’action, qui nous fait oublier les soucis de la vie, au rêve qui nous en console. »
La nouvelle se résume à peu près à ceci : Au cours de leurs promenades militaires dans les montagnes, au bord des précipices, des chasseurs alpins français se rencontrent avec un détachement de chasseurs alpins italiens ; on ne se hait pas à de pareilles hauteurs, si près de toutes les immensités, à moins qu’on ne soit en guerre : comme on est en paix, on se tend la main, on déjeune ensemble, puis on se quitte, chacun reprenant son devoir. Bien qu’on ait fraternisé, on n’a pas fait le sacrifice de l’amour-propre national et, voyant un fort italien perché sur une cime, des soldats français ont l’idée de planter le drapeau français au sommet d’un mont bien plus élevé, juste en face le fort italien ; le projet est accompli avec une extrême audace et l’on bat des mains.
Mais la tourmente vient arracher ta nuit l’étendard flottant. Il faut retrouver le drapeau. C’est là qu’est le drame.
Le capitaine lui-même se met à l’œuvre et le cherche, fouillant du regard les précipices voisins. Tout à coup une voix se fait entendre au-dessus de sa tête et qui tombait en quelque sorte du versant étranger :
« Le capitaine leva les yeux et là, en effet, sur le rebord de l’Alpe italienne, il aperçut, apparaissant avec un de ses officiers et une dizaine de ses hommes, le capitaine Salvoni qui le saluait en portant la main à son chapeau de feutre.
« — Capitaine, dit l’Italien avec une politesse parfaite, un peu affectée peut-être, c’est ce drapeau que vous cherchez ?
« Les voix, dans ces solitudes, s’entendent claires et perceptibles, à des distances incroyables.
« — Oui, capitaine, répondit Deberle.
« — Ne vous donnez pas la peine, mon cher camarade ; j’ai de mes hommes en bas, tout près du névé, ils seront trop heureux de vous le rapporter !
« Il y avait, dans la galanterie de ces paroles, une sorte de constatation, volontairement soulignée, de l’adresse des alpins italiens.
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« Il y avait là comme une gageure de courage, une bravade d’amour-propre et il s’agissait d’arriver, d’arriver vite, avant que les chasseurs alpins de l’autre nation eussent, plus rapprochés puisqu’ils étaient à mi-chemin, plus bas, atteint le fond du trou où gisait le drapeau…
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« Et Deberle, redressant la tête, s’écria en s’adressant aux Italiens rangés là-haut :
« — Inutile et merci, capitaine ! J’y vais !
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« Et follement, comme par une brusque détente instinctive, magnétisé, attiré, grisé par ce tricolore qui appelait comme un être vivant, agonisant ou perdu, le capitaine fit un bond vers le sol neigeux, un bond fantastique, d’un élan prodigieux, sans calculer la distance ; et, dans une clameur qui partit à la fois des deux versants, sous les cris poussés par les Italiens et les Français, il sauta. Les soldats le virent tombant droit à côté de l’étendard, demeurant un moment comme planté au sol après ce bond dans le vide, puis, tout à coup, chancelant. Malgré un raidissement visible, l’officier parut se casser en quelque sorte en deux, et s’affaissa brusquement, les bras étendus, étalé sur le drapeau que son corps abattu semblait couvrir.
« Le chasseur italien s’était arrêté net devant ce corps qui s’interposait là, tombant d’une hauteur de vingt mètres, entre le but et lui, et aux cris d’effroi des troupiers un silence de mort succédait brusquement.
« Orthegaray, le pied foulé, se traînait cependant vers Deberle :
« — Capitaine ! capitaine !
« Et il voulait le soulever, lui prenant la tête ? cette fine tête rêveuse dont les yeux tout à coup étaient devenus fixes, avec un peu de sang faisant un ourlet rouge sous la moustache blonde. »
Tel est le trop court résumé de cette nouvelle impressionnante dans son cadre restreint, à la façon de celles de Mérimée, mais, de plus, empreinte de poésie, et chaude de cette jeunesse de cœur qui fut toujours étrangère à l’auteur de Colomba. Peut-être trouvera-t-on que ce capitaine a obéi bien légèrement à un sentiment d’amour-propre alors que l’honneur du drapeau n’était pas en jeu ; M. Claretie le reconnaît dans sa conclusion en disant :
« Oui, c’est la folie du drapeau qui entraîne mon héros — comme dans la réalité, au haut de ces sommets et au bord de ces gouffres, elle en a poussé bien d’autres. Mais n’est-ce pas une belle folie à opposer à l’horrible folie du couteau ? J’ai voulu qu’on regardât en haut, très haut — où nos couleurs flottent dans l’air libre. L’héroïsme, toujours prêt, de nos soldats ne diminue en rien les qualités de nos voisins. C’est, sur la frontière, une fleur de paix que j’ai cueillie, au sommet des Alpes : — ce n’est pas une fleur de sang… »
XXXIX. Jules Delafosse. — Études et Portraits
M. Jules Delafosse, qui, comme député et journaliste, a vu de près bien des faits et des gens de notre temps, vient de réunir en un volume très intéressant, intitulé : Études et Portraits, une suite d’impressions ressenties au cours de sa vie politique et littéraire. Le vrai titre de ce livre, l’auteur le dit lui lui-même, devrait être : Réaction, si ce mot ne prêtait pas aux interprétations équivoques. « Il est communément admis, dit-il, que la réaction doit s’entendre de tout effort fait en vue de ramener l’humanité à la routine et aux abus du passé. Il y a cependant, dans le présent, des oppressions qui ne pèsent pas moins lourdement sur elle, et c’est réagir aussi que de vouloir l’en affranchir. »
Et plus loin :
« Mais qualifier de doctrine et présenter comme une œuvre de progrès les servitudes diverses que le parti républicain fait peser sur la conscience et l’esprit de notre temps, c’est l’une des aberrations les plus grossières que l’on puisse commettre, un recul vers la nation barbare de la morale d’État, et tous ceux qui s’y rattachent sont plus près du moyen âge que de la Révolution française. Cependant les auteurs et les apologistes de cette barbarie nous traitent couramment de réactionnaires, parce que tout ce qu’a fait le jacobinisme jusqu’ici nous paraît vieillot, suranné, stupide, et que nous entendons faire place nette de cette routine. Dans vingt ans, on ne trouvera plus un Français qui les comprenne. Leur tyrannie brutale et grossière fera tache dans l’histoire de la civilisation, et s’il reste quelques prosélytes de ce passé humiliant, ils seront dans la société émancipée comme des hiboux qui fuient la lumière et poussent leur hululement solitaire dans la nuit. »
Telle est la tonalité générale de ce livre que les gauchistes et les socialistes combattront certainement, mais qui me semble présentement résumer l’opinion de la majorité du pays. Le Conseil municipal de Paris y trouvera de cruelles, mais justes vérités dans le parallèle que fait M. Jules Delafosse de nos édiles d’aujourd’hui avec ceux du dernier Empire, et la comparaison, il faut le dire, est loin d’être flatteuse pour les premiers :
« … Mais Paris ne saura jamais se donner un Conseil municipal qui l’honore. À l’artiste, au savant, au lettré, au protecteur éclairé de sa ville, il préférera toujours un prosélyte quelconque de ces sectes incompréhensibles qui se partagent sa clientèle, un broussiste, un allemaniste, un guesdiste, un marxiste, un blanquiste, un possibiliste, un auto-moniste, tous gens dont il ne connaît pas plus la personne qu’il n’en comprend la doctrine, mais qui flattent ses curiosités mauvaises et ses appétits de désordre, parfois même un bohème de la révolution démocratique et sociale, sans feu ni lieu, qui proteste, à sa façon, contre la propriété, en couchant sous les ponts.
« C’est la volonté du nombre, et le nombre est notre loi. Mais la loi du nombre nous fait descendre en spirale aux plus bas-fonds de la démagogie, et la menace de cette barbarie prochaine incline les meilleurs esprits, ceux-là mêmes qui furent les adeptes les plus fervents et les plus sincères du suffrage universel, à chercher des garanties contre ses fatalités. C’est une question sur laquelle il faudra souvent revenir. En ce qui concerne le Conseil municipal de Paris, on ne trouvera jamais mieux que l’expédient de l’Empire. Qu’on le supprime ! »
La théorie du « bloc », la laïcisation des hôpitaux, toutes les grandes questions du jour sont traitées dans ce livre avec une rare franchise, et dans lequel l’auteur a dit leur fait aux hommes et aux choses. L’anarchisme y est aussi étudié et M. Delafosse, remontant à ses causes, dit :
« En réalité, l’anarchisme est une filiation directe de la République, et la bombe par laquelle il s’annonce est, en quelque sorte, le point final du nihilisme abject et désespérant qu’est le fond de la politique officielle. La République, avant l’épreuve, apparaissait à ses fidèles comme un idéal de désintéressement, de justice et d’honneur, et l’immatérielle splendeur de leur rêve justifiait assez le culte farouche qu’ils lui avaient voué. Les malheureux, après avoir attendu vingt ans la réalisation de leur rêve, ont cru s’apercevoir que ce n’était qu’une caverne : le népotisme, la vénalité, la corruption, l’effronterie des programmes, le mépris des promesses, le cynisme des apostasies, voilà les spectacles qu’on leur a servis ! Il s’est bâti là-dessus des fortunes insolentes, et ceux qui les ont faites ont eu la témérité plus insolente encore d’enseigner aux déshérités que la vraie fin de l’homme était de jouir et de s’amuser comme eux ! »
À propos de l’étrange interdiction du Thermidor de Victorien Sardou, l’auteur refuse au gouvernement le pouvoir d’anticiper sur le jugement que le publié a le droit de porter sur des pièces surtout quand elles sont représentées sur des théâtres subventionnés, par conséquent payés aussi bien par l’argent des réactionnaires que des républicains.
« Il plaît aujourd’hui, par exemple, à certains républicains de proclamer que la Terreur est une période glorieuse et sacrée pour leur parti et d’ériger Robespierre en idole. C’est leur droit et je ne me mets pas en peine d’y contredire. Qu’ils fassent donc ou commandent des pièces pour glorifier la Terreur et déifier Robespierre. Je m’engage d’avance à ne point troubler les cérémonies de leur culte. Mais qu’ils laissent, en revanche, à ceux qui ne voient dans la Terreur qu’un accès de bestialité sanglante et dans Robespierre un sinistre et plat gredin, la liberté de les peindre comme ils les voient, et qu’ils contestent au public qui pense comme eux la liberté de ses applaudissements. »
Bien d’autres sujets, des questions littéraires aussi, sont traitées dans ce livre qui est comme le résumé des interrogations qui se posent de tous côtés et que nul jusqu’à présent n’a trouvé le moyen de résoudre. Je recommanderai, entre autres chapitres intéressants, celui qui traite du socialisme au Parlement, et dont la conclusion est qu’il faut se méfier aussi bien des réformateurs du Palais-Bourbon que des agitateurs de la rue. Les uns et les autres nous mènent, par des chemins différents à la guerre civile.
XL. Maurice Dubard. — Fleur d’Afrique
Ce n’est pas la sœur des héroïnes océaniennes, turques ou japonaises de Pierre Loti, mais c’en est bien une petite parente que cette Élise dont M. Maurice Dubard nous raconte la douce et triste aventure dans le livre qu’il intitule : Fleur d’Afrique. Le roman est touchant, mais ce qui m’y-paraît le plus intéressant, c’est le milieu dans lequel son action se passe et où l’auteur a vécu ; M. Dubard aime cette terre sénégalaise en patriote, en observateur artiste, et en poète de la mer et de l’exotisme. Avec beaucoup d’habileté il a coupé, sans l’interrompre, les pages de son récit par des tableaux, des croquis d’après nature de grand intérêt. Voici par exemple une fête de mort, d’un caractère étrange, parfois comique et qui pourtant ne manque pas de grandeur :
« M’Barrick Dialo avait, le matin même, rendu son âme au Créateur et, suivant la coutume indigène, depuis plusieurs heures, on adressait au trépassé une série interminable de questions plus ou moins saugrenues.
« Dans un coin de sa case en argile battue, sur un lit de parade formé de nattes raidies par quatre gros piquets fichés en terre, au milieu de bibelots nègres et d’ustensiles de ménage, le bonhomme, revêtu de ses plus beaux boubous, entouré de ses femmes, de ses enfants, de ses captives, assiste impassible et rigide à toutes ces grimaces. C’est d’abord le tour des enfants :
« Viens, lui dit Aoua-Diop, voici ton petit Saco, l’aîné des fils que tu m’as donnés ; tu l’aimais bien, autrefois… et aujourd’hui tu ne le regardes plus. Pourquoi ? Aurait-il mérité ton courroux ?
« — Écoute, continue Fatimata, écoute-moi, M’Barrick : je t’amène Loupi, tu te souviens du mal qu’il m’a causé ; ton amour pour lui était grand… Eh bien ! pourquoi cette indifférence ? As-tu donc oublié que j’ai failli mourir en lui donnant le jour ? »
« La plupart des enfants défilent ainsi accompagnés de leurs mères.
« Et comme on suppose que l’amour paternel n’est pas assez puissant pour réveiller le mort, on évoque, l’amour charnel.
»-M’Barrick ! M’Barrick ! c’est la captive Braïla, celle que tu as si longtemps désirée et que tu as achetée tout dernièrement, vingt pièces de guinée ; vois comme elle est belle, comme sa taille est cambrée, sa gorge ferme ; regarde ses yeux ; sont-ils assez tendres, assez langoureux ! Comme ses dents blanches sont bien entretenues au sokiou vert ! Quoi ! tu n’as pas un sourire pour elle, pas un désir ne s’élève en tes sens pour son beau corps ?… »
« Rien, toujours rien…
« Alors on fait appel à d’autres sentiments. Des hommes s’avancent ; l’un conduit un cheval en bride, l’autre porte des armes, un autre des vêtements.
« — M’Barrick Dialo ! Tu n’as pas répondu à tes enfants, à tes femmes, à tes captives ; tous ces êtres faibles n’ont plus d’empire sur toi ; mais nous, nous, tes compagnons, tes amis, tu ne vas pas nous abandonner ; nous t’apportons tes plus beaux pagnes qui te paraient si bien, tes armes que tu chérissais tant et avec lesquelles tu as exécuté de si beaux exploits ; ton cheval, ton beau cheval noir, aux pieds blancs, que tu as eu tant de peine à enlever l’année dernière à Fadioungou ; tu vas le monter, n’est-ce pas, ceindre ton grand sabre et venir avec nous ?…
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« Après chaque question, l’assistance pousse de vrais hurlements et l’interrogatoire continue de plus belle, pendant des heures et des heures, jusqu’à la nuit tombante.
« Aux premières étoiles la veuve principale prend la parole.
« — Vous le voyez, mes amis, mon pauvre homme est dégoûté de ce monde ; il ne veut plus rester parmi nous ; il préfère aller rejoindre son père, sa mère, ses aïeux. Après tout, il n’a peut-être pas tort. Puisqu’il ne répond rien à toutes vos bonnes paroles, c’est qu’il est bien disposé à partir et qu’il est satisfait de s’en aller. Nous n’avons pas le droit de le retenir et, puisqu’il est content, nous n’avons rien de mieux à faire que de nous réjouir avec lui.
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« Alors on emporte le pauvre diable et la fête ◀commence▶, une fête qui dure huit bons jours, pendant lesquels on mange, on danse, on chante avec grand renfort de tam-tam, de cris horribles et de claquements de mains sonores. »
Le roman de M. Maurice Dubard, très bien construit, se prête sans effort aux tableaux d’un grand nombre de scènes de la vie réelle au Sénégal ; son livre, outre le charme du récit, commande l’intérêt par un grand nombre de renseignements précieux sur ce coin de l’Afrique si important pour la France.
XLI. Masson-Forestier. — La Jambe coupée
Le nombre des lecteurs de romans a notablement diminué depuis quatre ou cinq ans, me disait un grand éditeur de Paris. Les faiseurs d’enquête et les affamés d’interviews trouveront là, les premiers prétextes à écrire des articles, les seconds à parler d’eux-mêmes, tout en ayant l’air de ne parler que des autres. Je crois tant de peine inutile, et la raison de cette indifférence peut, je crois, s’expliquer en quelques lignes.
Si le public paraît se désintéresser des romans, c’est uniquement parce que certains écrivains éperdus, croyant qu’il faille se préoccuper de chercher l’originalité, ce don naturel, cette vertu involontaire, ne lui offrent plus ce qui répond à ses besoins, à la curiosité de son esprit ; ceux-là, il faut le reconnaître, travaillent avec un acharnement digne de pitié, suent, souffrent, se contournent, s’épuisent à vouloir ne rien penser de ce qui s’est pensé, ne rien dire de ce qui s’est dit ; si les écrivains analystes n’étudient de l’âme humaine que les replis les plus intimes, les réalistes et les mondains ne voient que son aspect matériel, et ne nous montrent de l’homme que son revêtement matériel, exact et creux comme un moulage de plâtre ; les uns s’évertuent à faire descendre le lecteur dans les horribles et répugnants bas-fonds du bourbier terrestre, les autres veulent le hausser dans le vide où flottent, insaisissables, leurs conceptions indécises ; ceux-ci tirent trop bas, ceux-là visent trop haut, aucun ne songe à tirer, je veux dire à écrire, à hauteur d’homme.
Aussi est-ce une douceur pour le critique quand il croit rencontrer un écrivain voyant juste, ignorant des joies de la boue, des hantises, des symboles, du fumier, des suggestions et des états d’âme. Ce plaisir nous a été donné en lisant un livre paru ces jours derniers.
M. Masson-Forestier, dont le nom n’est pas aussi connu qu’il devrait l’être, vient de publier un recueil de nouvelles intitulé : la Jambe coupée, et qui révèle de rares qualités d’écrivain et de conteur. Son style est clair et précis, ses nouvelles très concises sont d’un intérêt puissant. M. Sarcey l’a engagé à venir à Paris, M. Melchior de Vogué lui conseille de rester chez lui, M. Ludovic Halévy le supplie de mettre plus de femmes dans ses romans, M. Brunetière le conjure de n’en rien faire. M. Masson-Forestier, pour ne désobliger personne, continuera à agir comme par le passé, et il fera bien. Lire, pour s’en convaincre, les récits exquis intitulés : Baraterie, le Banqueroutier, Mille francs de récompense ! et surtout celui qui a donné son titre au livre : la Jambe coupée.
L’action de ces récits est tellement serrée qu’il est difficile d’en donner un extrait significatif. Je ne veux pourtant pas manquer à mes habitudes et je citerai la fin de la nouvelle intitulée : Baraterie, un drame poignant écrit en quelques pages. En voici la donnée.
Un misérable brasseur d’affaires, ruiné, imagine d’acheter un navire et de l’assurer bien au-dessus de sa valeur. Il engage un capitaine, pauvre diable sans ressources, tout récemment marié, puis des matelots, et fait charger le navire de façon à ce que, privé de lest, il ne puisse que périr au cours de son premier voyage. Le bateau part, on devine le reste. Mais l’armateur a compté sans l’assureur qui n’est pas plus naïf que lui ; ce dernier lui apprend que son projet est deviné et qu’il peut être traduit devant les tribunaux pour homicide s’il ne consent pas une réduction sur la prime d’assurances. La scène est fort impressionnante, d’autant plus qu’on sait que la jeune femme du capitaine, veuve sans le savoir encore, attend dans l’antichambre le moment de parler à l’armateur :
« … J’accepte, dit enfin Le Hertel, très sombre.
« — Je le savais parbleu bien ! Tenez, voici mon chèque : il était tout préparé.
« L’armateur, après avoir pris le chèque, qu’il glissa vivement dans son tiroir, se passa la main sur le front avec un soulagement évident.
« — Voyons, maintenant, monsieur Mazelin… Non, mon ami, vous ne pouvez pas vous en aller comme ça… Au moins dites-moi ce que vous savez du… navire ; car, avec tout ça…
« — Tenez, fait l’assureur en tirant de la poche de son pardessus un papier plié : voici la dépêche qui nous a été expédiée hier de San-Juan de Porto-Rico, et que nous avons tenue secrète jusqu’à ce moment. Maintenant que j’ai fini avec vous, je n’ai plus aucune raison d’en différer l’affichage. Je vais la piquer tout à l’heure en Bourse au tableau des sinistres :
« Vigie ayant signalé forte épave, visible du fort de Paceira, deux barques ont mis voiles dessus et reconnu carène chavirée de trois-mâts français Gladiateur. Certainement équipage péri. »
« — Dites donc, fait l’assureur qui ne paraît pas désireux de prolonger la conversation, dites donc… j’ai entendu sonner tout à l’heure : vous devez avoir quelqu’un là à côté. Ne pensez-vous pas qu’il serait dangereux pour vous qu’on… surprît ?… quelque chose ?… Donc, il vaut mieux que je me retire.
« Et, sur un geste machinal de Le Hertel :
« — Quoi ! vous serrer la main ? Non… un autre jour… Si vous êtes encore à Nantes ; mais pas aujourd’hui. Allons, je suppose que vous allez faire dire quelques petites messes pour le repos de l’âme des dix-huit hommes de l’équipage. Vous leur devez ça ! C’est bien dix-huit qu’ils étaient ?
« M. Le Hertel n’écoute pas. Il est absorbé. Il cherche sans doute comment s’y prendre maintenant. Qui va-t-il rouler ? Voisins ? — ses créanciers ? — ou bien les Anglais ? En tout cas, voilà un fameux danger d’évité.
« C’est encore curieux, comme les assureurs étaient renseignés ! Oh, les affaires deviennent d’un difficile par le temps qui court !
« Mazelin, voyant que l’armateur ne lui répond pas, ouvre la porte et sort.
« Dans l’antichambre, il y a effectivement quelqu’un qui attend. En passant, l’assureur soulève son chapeau. Vous pouvez entrer, madame, M. Le Hertel est seul, maintenant.
« C’est la femme du capitaine, venue s’informer si l’armateur est toujours sans nouvelles.
« — Non ! non ! c’est-à-dire… mais non ! rien !
« M. Le Hertel paraît très agité.
« — Ah ! je vous demande mille pardons, madame… mais je suis obligé de sortir… une course urgente…
« — Alors, monsieur, murmure doucement la jeune femme, qui a tout de suite un mouvement effarouché pour s’en aller ; je reviendrai tantôt quand monsieur sera moins occupé.
« — Non ! non ! ne revenez pas ! Je m’absente… je… je… pour… quelques jours même. Oui, je… je… Paris…
« Oh ! comme il est singulier, M. Le Hertel ! Oh !…
« La jeune femme le regarde pensivement de ses grands yeux de pauvre être douloureux à qui la vie a appris à être compatissante… Est-ce que, lui aussi… ce malheureux monsieur… il aurait des peines ?
« Alors, raison de plus : il vaut mieux qu’elle dise tout de suite…
« — Ce que j’avais à vous demander, monsieur, ne va pas vous retarder longtemps… Voici : c’était que, maintenant, comme je suis tout à fait sûre de ne pas me tromper sur ma… position (elle baisse les yeux), alors je venais vous demander de nous faire l’honneur, à Robert et à moi, d’être… d’être…
« — Quoi donc ?
»… Le parrain de notre enfant.
« — Moi ! moi ! fait Le Hertel, qui, les traits convulsés, se lève en sursaut comme si la chaise le brûlait.
« — Mais… oui, monsieur ! murmure la jeune femme toute confuse, tout émue.
« Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’elle aurait dit quelque chose… Qu’a-t-il donc, M. l’armateur ?
« Elle avance la main d’un geste timide qui implore. Bien sûr, elle aura dit un mot de trop… elle aura commis une maladresse…
« — Je vous demande… pardon, monsieur ; mais… on m’avait assuré que c’était l’habitude que l’armateur soit le parr… Sans cela… je ne me serais jamais…
« — J’accepte, balbutie Le Hertel.
« La douce figure de la femme se rassérène :
« — Ah ! merci, monsieur, merci ! J’avais sans doute eu le tort, oui… un enfant, cela vous rappelle quelque pénible souvenir… Je ne vous en suis que plus reconnaissante… Robert aussi… Merci, monsieur ! »
Comme on le voit, peu de mots à effet, pas de recherches de pittoresque quand même, l’émotion par le seul exposé de la vérité ou le langage le plus simple. C’est presque du théâtre tant les traits sont nets, les personnages mis en relief. Dans la préface qu’il a écrite en tête de son livre, M. Masson-Forestier nous dit ses prédilections littéraires, il avoue qu’aux grands maîtres qui s’appellent Flaubert, Tolstoï, Daudet, Maupassant, il y a quelqu’un qu’il préfère encore de beaucoup, c’est le grand ironique, le grand chercheur d’émotions aiguës, qui menait tambour battant et dans une si belle langue Mateo-Falcone, Carmen et l’Enlèvement de la redoute. Il ne l’eût pas dit que tout le monde l’eût deviné.
XLII. Lucien Descaves. — Les Emmurés
M. Lucien Descaves intitule : roman, le livre qu’il vient de publier sous ce titre : les Emmurés ; c’est bien un roman de par l’intérêt des événements qui s’y déroulent, mais c’est aussi une étude remarquablement complète d’un monde que la nature a séparé du nôtre par un voile de ténèbres, du monde des aveugles. En vain les philanthropes ont-ils voulu les rapprocher de notre société, les y faire entrer par l’instruction, l’éducation, des moyens de communication comme une écriture que tout le monde devrait connaître, la fusion absolue ne s’est pas faite, et ceux qui sont privés de la vue doivent, en dépit de leur volonté, de leur intelligence, continuer à vivre entre eux, « emmurés » ensemble, comme le dit très justement M. Descaves.
J’insiste surtout sur le côté humanitaire du livre qui, sans être précisément une œuvre de protestation, traite d’une façon pratique de toutes les modifications et améliorations qui pourraient être apportées à l’éducation des aveugles et leur assurer des moyens d’existence. Évidemment M. Descaves est très renseigné sur la question, et ceux qui s’intéressent à la situation des aveugles trouveront d’utiles documents dans son plaidoyer. Plaidoyer d’autant plus éloquent qu’il n’a rien d’aride et que pour ceux qui ne voudront voir dans les Emmurés qu’un roman, les aventures du pauvre Savinien seront plus que suffisamment intéressantes par elles-mêmes. L’auteur n’a pas, pour mieux impressionner son lecteur, fait de son héros un déshérité, un mendiant, il nous a présenté un aveugle sortant de l’Institution et aussi bien armé que possible pour la lutte sociale. Il nous le montre en proie aux désirs, aux passions de la jeunesse, et finalement le marie à une femme qui le trompe. Il y a de très émouvantes pages à signaler, entre autres celles où le pauvre mari découvre un buste de sa femme fait par le sculpteur son rival. Sous ses doigts tremblants renaît le visage de l’infidèle ; en cris désespérés, il pleure son malheur, jusqu’au moment où l’égarée vient tomber entre ses bras. La scène est belle et touchante et termine heureusement ce livre aussi intéressant qu’utile.
XLIII. Edmond Lepelletier. — Une Femme de cinquante ans
Nous avons eu de belles études sur la femme de trente ans et sur celle de quarante ans ; M. Edmond Lepelletier a très justement pensé que la femme ne cessait pas de l’être sitôt, et il nous donne sous le titre de : une Femme de cinquante ans, un roman de grand intérêt, écrit très solidement et témoignant d’une véritable puissance d’observation. Je voudrais ne faire aucune réserve à l’éloge de ce livre, et pourtant je dois dire qu’il renferme deux ou trois pages qui seront peut-être une raison de succès auprès des amis de la littérature naturaliste, mais qui, outre qu’elles me paraissent inutiles au roman, m’empêchent de le recommander comme je le voudrais à mes lecteurs. Ceci dit, pour l’acquit de ma conscience, je dois ajouter que j’ai pris grand plaisir à suivre, dans toutes les phases de sa vie, la brave madame Bénard, si bonne, si généreusement dupe-de son cœur ; voici d’ailleurs un portrait admirablement peint et que je ne résiste pas au plaisir de reproduire :
« Une seule chose la désolait un peu : elle engraissait, et à chaque retour de saison, sa couturière devait élargir ses corsages.
« Son existence s’écoula, paisible et bonne, entre son mari et ses livres de commerce. Cette femme bien nourrie, bien portante, d’une intelligence moyenne, n’avait pas de désillusions par conséquent. Elle connaissait les petites misères maladives : l’indigestion, le rhume de cerveau, les œils-de-perdrix, le mal blanc qui cuit au doigt et le furoncle qui tiraille la nuque : elle ignorait complètement la souffrance de l’âme, le malaise du cœur, l’étirement du cerveau. Elle ne savait pas ce que c’était que la névrose et ne se connaissait pas plus en maladie à la mode qu’une vachère savoyarde en dentelles de Malines.
« Sans doute, à plusieurs reprises, dans les bals et dans les dîners, où sa beauté robuste faisait sensation, des cavaliers s’étaient rencontrés fort disposés à mordre au plein de cette carnation tentatrice. Tous les hommes n’aiment pas à étreindre des modèles de primitifs, des ombres vaporeuses et des spécimens ostéologiques ; les épaisseurs et les rotondités ont leurs dévots. La chlorose ne saurait accaparer toutes les ardeurs masculines, et la vigoureuse ostentation de la chair irrite et fait se gonfler le désir de nombreux mâles. Si Mignard a ses amateurs, combien plus sont excusables les compagnons de tes lippées fraîches, maître Rubens, ogre de la peinture ! Mais les aimables carnivores durent rester les dents longues en face de l’étal appétissant de la dodue commerçante. Allez donc entamer une femme qui, toute l’année, vit en cage et ne se montre, de huit heures du matin à six heures du soir, qu’à travers un grillage, carmélite du négoce ; qu’on ne peut approcher de nuit qu’au bras de son mari, dans des endroits très surveillés où les mamans, de vieilles filles et les dames affligées de laideurs professionnelles, exercent une police toujours en éveil, rarement en défaut. Tout se borna donc à d’insignifiants badinages, à des fleurs prises et gardées, à deux ou trois rendez-vous chuchotés durant un quadrille, et auxquels madame Bénard ne se rendit point, — c’était l’heure du courrier ou celle de la réception des marchandises : impossible de songer à autre chose et de correspondre avec les galants à ces instants-là. Bénard put ainsi descendre au tombeau, le front vierge, ce qui est rare dans le commerce des métaux de la rue de la Verrerie, aussi bien que dans toute autre rue et en n’importe quelle profession. »
Tel est le ton de ce livre qui ne révèle pas ce que tous ceux qui lisent savent depuis longtemps, que M. Edmond Lepelletier est un écrivain de grand talent, mais aussi un romancier qui possède un rare don : l’intérêt. Rien de plus amusant que de suivre le manège des quatre hommes qui veulent épouser la riche veuve, rien de plus touchant que ses naïfs étonnements, sa douleur quand elle apprend qu’il ne s’agit que de sa cassette. La pauvre femme, qui avait cru qu’on pouvait retourner aux rivages de la jeunesse, continue tristement le chemin de la vie du point où elle s’était arrêtée et, comme César en voyant « son fils » Brutus lever le poignard, s’abandonne à la mort, elle ne veut pas non plus se défendre en se voyant trahie par son jeune amant, et se laisse épouser par un ambitieux dont elle fait la fortune. Ce qui prouve une fois de plus que Voltaire avait bien raison de dire en de jolis vers qu’il faut avoir l’esprit de son âge ; j’ajouterai en prose inférieure, que ceux qui, malgré les années, ont conservé l’esprit jeune, feront bien de se méfier et de ne pas toujours croire à leur corps l’âge de leur esprit,
XLIV. Paul Adam. — Les Images sentimentales
Je ne sais pas de lecture qui ait pour moi plus de charme que celle d’un livre qui contient le récit d’une existence écrit honnêtement par celui qui l’a vécu ; par : honnêtement, j’entends sans ce cabotinage involontaire qui vient fausser la plume et lui fait écrire plus gros qu’il ne faudrait ce qui touche le moi ; le moi, cette chose si délicate qu’un rien rend odieux ou ridicule ; le moi, qui n’a de valeur que quand il veut dire : vous, nous, et qui ne nous touche que quand nous y reconnaissons les mouvements de notre pensée et de notre propre cœur.
D’où vient que les siècles ont pardonné et pardonneront à Montaigne ce beau livre plein de lui-même, c’est que sa voix est la nôtre, c’est qu’il voit avec nos yeux, entend avec nos oreilles et que l’intensité de son cri répond exactement à l’intensité de notre souffrance ; car, quoi qu’on dise, les hommes sont coupés sur un même patron et celui-là seul a le génie qui sait parler, penser, souffrir, s’indigner et espérer comme tout le monde.
C’est de cette conviction qu’est né le plaisir que j’ai eu à lire les Images sentimentales de M. Paul Adam.
Surtout dans la première partie du livre, celle qui est consacrée à l’enfance de son auteur, j’ai pu constater à quel degré d’intérêt on pouvait atteindre rien que par la sincérité ; ce sont de biens menus faits que ceux qui appellent l’attention des enfants, et pourtant chacun d’eux a son importance, renferme une leçon, enfonce dans leur mémoire un grain d’expérience qui germera plus tard ; les sens, la vue et l’ouïe, le tact, tout comme la raison, la logique, profitent d’un aspect, d’une parole, d’un accident ; machinalement, la mémoire enregistre des matériaux que l’intelligence emploiera en temps utile ; telle chose insignifiante retenue par l’enfant peut devenir plus tard d’un grand secours à l’homme.
Aux impressions de l’enfance, M. Paul Adam fait succéder celles de l’âge mûr ; naturellement, le terrain d’observation est plus étendu, vu de plus haut ; on y trouvera de curieuses remarques et sous la forme de fantaisies, des récits voilés, des tableaux pleins d’ombre d’abord, mais d’où se détachent peu à peu des formes vagues qui se précisent bientôt pour l’œil qui veut y pénétrer.
XLV. Gabriel Monod. — Renan, Taine, Michelet
M. Gabriel Monod a fait paraître un livre de haut intérêt : Renan, Taine, Michelet, qu’il appelle les maîtres de l’histoire. Ces trois études qui sont aussi des biographies, résument admirablement le rôle joué dans la philosophie et dans l’histoire par ces trois écrivains dont il est nécessaire, comme le dit très justement l’auteur, d’écouter la leçon particulière. Ils se complètent, dit-il, et se corrigent l’un l’autre. Si l’on craint en se laissant séduire par les côtés ironiques et sceptiques du génie de Renan, de ne plus voir dans l’histoire qu’un jeu décevant d’apparences imaginaires, on écoutera la voix grave de Taine qui nous ordonne de croire à la science et de découvrir sous les changeantes apparences la vérité positive et les lois immuables
de l’univers ; si l’on craint, en suivant les austères et durs enseignements de Taine, de perdre le sens et l’amour de la nature et des hommes, on apprendra de Michelet que, dans la poursuite des vérités morales, il ne faut pas s’adresser à l’intelligence seule, mais aussi à l’imagination et au cœur « d’où jaillissent les sources de la vie »
.
Après ces quelques lignes qui résument les opinions de M. Gabriel Monod sur les trois grands écrivains, je signalerai ce portrait, presque un croquis, mais d’une rare ressemblance, de l’auteur de la T’ie de Jésus ; tous ceux qui l’ont connu l’y retrouveront et les autres en auront une juste idée.
« … Il n’avait rien dans son apparence extérieure qui, au premier abord, parût de nature à charmer. De petite taille, avec une tête énorme enfoncée dans les épaules, affligé de bonne heure d’un embonpoint excessif qui alourdissait sa marche et a été la cause de la maladie qui l’a emporté, il paraissait laid à ceux qui ne le voyaient qu’en passant. Mais il suffisait de causer un instant avec lui pour que cette impression s’effaçât. On était frappé de la puissance et de la largeur de son front ; ses yeux pétillaient de vie et d’esprit, et avaient pourtant une douceur caressante. Son sourire disait surtout toute sa bonté. Ses manières, où s’était conservée quelque chose de l’affabilité paternelle du prêtre, avec les gestes bénisseurs de ses mains potelées et le mouvement approbateur de sa tête, avaient une urbanité qui ne se démentait jamais et où l’on sentait la noblesse native de sa nature et de sa race. Mais ce qui ne saurait se dire, c’est le charme de sa parole. Toujours simple, presque négligée, mais toujours incisive et originale, elle pénétrait et enveloppait à la fois. Sa prodigieuse mémoire lui permettait sur tous les sujets d’apporter des faits nouveaux, des idées originales ; et en même temps sa riche imagination mêlait à sa conversation, avec un tour souvent paradoxal, des élans de poésie, des rapprochements inattendus, parfois même des vues prophétiques vers l’avenir.
« Il était un conteur incomparable. Les légendes bretonnes, passant par sa bouche, prenaient une saveur exquise. Nul causeur, sauf Michelet, n’a su allier à ce point la poésie de l’esprit. Il n’aimait pas la discussion, et on a souvent raillé la facilité avec laquelle il donnait son assentiment aux assertions les plus contradictoires. Mais cette complaisance pour les idées d’autrui, qui prenait sa source dans une politesse parfois un peu dédaigneuse, ne l’empêchait pas, toutes les fois qu’une chose grave était en jeu, de maintenir très fermement son opinion. Il savait être ferme pour défendre ce qu’il croyait être juste ; il avait fait assez de sacrifices à ses convictions pour avoir le droit de ne pas se fatiguer dans des discussions inutiles. Il avait horreur de la polémique. Elle lui paraissait contraire à la politesse, à la modestie, à la tolérance, à la sincérité ; c’est-à-dire aux vertus qu’il estimait entre toutes. Il savait, du reste, admirablement, par des comparaisons charmantes, exprimer les nuances les plus rares de ses sentiments. Un jour, dans un dîner d’amis, un convive, en veine de paradoxe, soutenait que la pudeur est une convention sociale, un peu factice, qu’une jeune fille très pudique n’aurait aucune gêne à être nue si personne ne la voyait. “Je ne sais, dit Renan. L’Église enseigne qu’auprès de chaque jeune fille se tient un ange gardien. La vraie prudence consiste à craindre d’offusquer même l’œil des anges.” »
N’est-ce pas d’un sentiment exquis et rien que ce trait ne met-il pas une grande distance entre le véritable Renan et celui que certains grossiers défenseurs de la libre pensée ont inventé pour leur usage particulier ?
XLV. Max O’Rell. — La Maison John Bull et Cie
Chateaubriand a inventé une majestueuse excuse à l’usage de ceux qui désirent parer leurs instincts casaniers d’un panache de penseurs : « L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir, il porte avec lui l’immensité. »
Les Français n’en demandaient pas tant pour trouver prétexte à rester chez eux et à se persuader que les Landes suffisaient pour leur donner une juste idée du désert, Fontainebleau des forêts vierges, la Seine des grands fleuves, la Beauce des pampas, Enghien des grands lacs, et Montmartre des montagnes.
Il est vrai que Voltaire, qui avait beaucoup moins voyagé que l’auteur d’Atala, avait écrit l’autre siècle ce quatrain sur l’utilité des lointaines excursions :
Dieu mûrit à Moka, dans le golfe Arabique,Le café nécessaire au pays des frimas.Il mit la fièvre en nos climatsEt le remède en Amérique.
D’où les esprits forts du temps conclurent que la Providence ne savait pas ce qu’elle faisait et dispersait les biens et les maux au hasard, et les gens pratiques qu’il fallait aller dans tous les pays, si lointains qu’ils fussent, pour en rapporter les bonnes choses qui manquaient au nôtre. Les Anglais, mieux avisés, nous avaient devancés dans cette recherche et avaient établi partout des comptoirs pour nous vendre fort cher ce qu’un peu plus d’activité et de clairvoyance nous eût donné pour rien. Le mal est fait maintenant et s’aggrave encore tous les jours. Une sorte de réaction s’est pourtant opérée, et aujourd’hui nous sommes devenus un peu plus soucieux de ce qui se passe au-delà de nos frontières, à la condition toutefois que cela nous soit raconté d’une façon légère, amusante, et que les relations des voyageurs ne soient pas alourdies par des pages de tarifs douaniers, des recensements de population ou des questions d’économie politique comparative. Le talent du conteur est de nous informer aussi bien que possible, mais sans en avoir l’air, et de prendre un ton plaisant toutes les fois qu’il aborde une question sérieuse.
C’est pour avoir tenu compte de ces exigences du lecteur français que le livre de Max O’Rell, John Bull et son Île, a obtenu un si juste succès à son apparition. Aujourd’hui, le grand excursionniste nous donne un supplément à cet ouvrage en un volume intitulé : la Maison John Bull et Cie . Ce ne sont plus les Îles Britanniques qu’il nous montre dans ce livre, mais ce qu’il appelle les « grandes succursales » de l’Angleterre : le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud. Dans cet ouvrage, comme dans le premier, les documents abondent, mais présentés sous forme de récits, de traits de mœurs, d’anecdotes, de mots même.
Je ne suivrai pas Max O’Rell dans ses lointains voyages et, ouvrant son livre un peu au hasard, après avoir parcouru des pages pleines d’intérêt sur le Canada français, ses institutions, après avoir lu les récits sur San-Francisco, Sydney, l’Australie en général, je trouve dans un chapitre intitulé : « Le fléau des colonies », entre autres exemples de ce que l’ivresse devient sous ces climats, ces scènes sténographiées, pour ainsi dire, par l’auteur. Max O’Rell faisait une conférence en Australie :
« Quelquefois, le soûlard colonial a le mot pour rire.
« Je n’oublierai jamais celui de Bendigo qui, installé au premier rang des fauteuils d’orchestre, me cria de sa place :
« — Tais-toi, imbécile, avec ta causerie sur les Anglais. Fais-nous une conférence sur la bataille de Waterloo, voilà mon affaire,
« Comme le sujet annoncé pour la causerie de ce soir-là n’était point Waterloo et qu’il ne faut jamais changer un programme sans prévenir le public, il me fut impossible de me rendre au désir de cet aimable pochard. Mais comme il insista, et que la persuasion de ses voisins n’y fit rien, il fallut avoir recours au policeman. Il se laissa emmener en bon enfant et ne fit aucune résistance. Cependant, arrivé à la porte de sortie, il se retourna vers l’auditoire et cria :
« — Je vous dis que c’est un imbécile. Il se dit Français et il ne peut pas nous faire une conférence sur Waterloo ! Ce garçon-là ne se fera pas d’argent en Australie, voilà ce que je prédis.
« Et il disparut aux applaudissements effrénés de l’auditoire, qui avait saisi l’humour de la situation.
« Ici, on pourrait noter un contraste frappant. Quand un Français est soûl, il est généralement socialiste, anarchiste, révolutionnaire, et il crie à tue-tête : “À bas les tyrans !” Quand l’Anglais s’est piqué le nez, il devient conservateur et chauvin. Il in vite tous les peuples de la terre à venir se battre avec lui, et si M. Gladstone, le grand chef libéral, lui tombait entre les mains, il le hacherait menu comme chair à pâté. Waaarloo est encore sur la bouche de tout ivrogne anglo-saxon. »
Et enfin, pour en finir avec le chapitre des ivrognes qui fourmille d’exemples, je citerai encore ces deux pages :
« Il n’est pas rare, en Australie, de voir un jeune homme arriver en ville, donner un chèque de cinquante ou soixante livres sterling au propriétaire d’un hôtel en lui disant :
« — Fournissez-moi à boire. Quand j’aurai bu mon chèque, vous me préviendrez et je m’en retournerai chez moi.
« J’ai vu à Grafton, à quelques lieues des tropiques, un vieux fermier de quatre-vingt-quatre ans, qui était venu passer quelques jours à l’hôtel pour se soûler du matin au soir. Sa femme était avec lui pour le coucher et lui rafraîchir la tête.
« L’ivrognerie dans les pays froids, j’admets cela sans le tolérer, il y a là un prétexte ; mais dans les pays chauds, aux tropiques ! L’ennui, l’absence de distractions sociales, artistiques ou intellectuelles, voilà, je crois, la seule explication.
« J’ai vu mieux que tout cela. J’ai vu, de mes yeux vu, la petite scène suivante :
« Un individu d’une quarantaine d’années, bien mis, les traits tirés ; les yeux hagards, l’air morne et sinistre d’un Chinois dans un opium-den, se présente vers neuf heures du matin au guichet privé d’un bar, à l’hôtel où j’étais descendu. Il pose six pence sur la tablette et se fait servir un verre de whisky. Il y ajoute un peu d’eau ; d’une main tremblante il porte le verre à ses lèvres et d’un trait il avale le contenu. Puis, silencieux, sans détacher de la terre ses yeux en boule de loto, il s’en va. Au bout d’une demi-heure il revient et l’opération recommence. Une demi-heure plus tard, il reparaît. La main tremble de plus en plus et semble ◀commencer▶ à refuser de se prêter plus longtemps à l’exercice.
« Le propriétaire, qui m’avait vu observer la scène, me dit :
« — Pendant les intervalles il va boire à un autre hôtel. Si vous n’avez rien de mieux à faire, restez à votre poste d’observation et vous verrez bientôt quelque chose qui vous récompensera de votre peine.
« Vers midi et demi, le malheureux paraît au guichet pour la septième fois. Les six pence sont allongés, le verre est rempli. La main tâte le verre, mais n’a plus la force de le saisir. Après bien des efforts, cependant, elle l’empoigne, mais elle n’est plus capable de soulever le breuvage. L’ivrogne jette à droite et à gauche un regard éteint et furtif. Il n’est point observé. Il tire de sa poche un long foulard de soie et se le passe autour du cou. Des deux mains il en tient les bouts ; de la main droite il empoigne le verre, de la main gauche il tire le foulard qui, autour du cou, fait poulie, et l’ingénieux soûlard réussit à faire monter le verre jusqu’à ses lèvres. Il replace le verre, se traîne jusqu’à la porte et, lentement, en tâtant les murs, il se dirige vers sa maison pour y jouir rie quelques heures de repos. »
L’auteur, à côté de ces ignobles scènes dont les acteurs vont invariablement mourir à l’hôpital dans une agonie secouée par le « delirium tremens », nous en montre d’autres plus gaies ; entre celles-ci en voici une qui pourrait fournir une variante aux poncifs sur les belles-mères, qui défrayent depuis si longtemps l’imagination indigente de nos vaudevillistes ; il s’agit d’un beau-père, ou plutôt d’un futur beau-père, ivrogne appartenant à la haute société. La scène se passe sur un paquebot. La jeune fille raconte à un passager qu’elle est fiancée à un jeune homme de son monde.
« Il ne me reste, dit-elle, qu’une difficulté à surmonter, c’est d’obtenir le consentement de papa.
« — Peut-être refuse-t-il, lui est-il objecté.
« — Oh ! du tout, ce n’est pas cela ; mais pour que ce consentement ait de la valeur, il faut que je tâche de l’obtenir pendant que papa est responsable de ses paroles. Voilà la difficulté », fit-elle en soupirant.
La pauvre jeune fille arriva à destination sans avoir réussi à surmonter la difficulté. Son père était ivre quand il s’embarqua el, constant dans ses affections, il était ivre aussi en débarquant !
Il y a bien d’autres récits que des histoires d’ivrognes dans ce livre, mais celles-ci sont si complètes qu’il les faut reproduire presque textuellement pour ne pas paraître les avoir arrangées. Le livre fourmille de faits, je le répète.
Toute chose a son chapitre, celui des mendiants n’est pas moins curieux ; on en voit qui demandent l’aumône à cheval ; l’Australie a bien d’autres côtés intéressants ; la race de ses habitants est faite de contrastes extraordinaires ; ceux-ci prient et jurent d’une haleine, ne tolèrent ouverts le dimanche que les églises et les tavernes ; dans la plupart des musées des colonies, les statues servant de modèles aux étudiants sont toutes nues ; mais quand arrive l’heure d’ouvrir le musée au public, le surintendant va chercher des feuilles de vigne aux dimensions gigantesques au moyen desquelles il dissimule les nudités trop apparentes.
Un Australien veut un jour citer un verset de la Bible pour éclairer le sujet d’une conversation qui roulait alors sur la théologie. Il avait beau chercher, il ne pouvait arriver à se rappeler le verset du saint livre.
— Comment se fait-il, s’écrie le théologien, que je ne puisse pas me remettre en mémoire ce s… n… d… D… de verset.
Je m’arrête sur ce mot, renvoyant au livre les lecteurs qui veulent être informés sur les mœurs et les habitudes des colonies anglaises. Elles sont loin de ne montrer que ce que je viens d’en signaler, elles doivent même, sous bien des côtés, nous donner de fructueux exemples, et c’est surtout à ce point de vue que j’insiste sur l’intérêt du livre de Max O’Rell.
XLVII. A. Barratin. — Chemin faisant
Je signalerai un volume de pensées signe : A. Barratin, et intitulé : Chemin faisant. En principe, on redoute les livres de pensées, par crainte des vérités à La Palisse, et on a raison ; je demande qu’on fasse exception pour celui-ci, qui me semble très supérieur à la moyenne de ces sortes de recueils, et qui révèle beaucoup de tact et d’expérience. Je copie au hasard pour donner une idée du genre d’esprit, d’observation de l’auteur :
* *
« Si la ronce me déchire, je m’en prends à la ronce et non au chemin ; si l’homme me blesse, pourquoi en accuserais-je la vie ?
* *
« On a de la voix sans portée, comme on a de l’esprit sans autorité.
* *
« Il faut se juger à jeun, et juger les autres après dîner.
* *
« Charmer, c’est conquérir sans bruit.
* *
« De la jeunesse de reste, c’est souvent plus gênant qu’une vieillesse précoce.
* *
« Les hommes sont comme les enfants : ils sentent-quelquefois le besoin d’aller dîner à la cuisine.
* *
« Il faut être aimée à son goût et louée au goût des autres.
* *
« L’Amour à l’Amitié : — Ôte-toi de là que je m’y mette ! — Mets-toi là que je m’en aille !
* *
« Les heures nous restent pour pleurer les instants. »
Il n’en faut pas davantage, je crois, pour juger du mérite d’un livre.
Ce sont des pensées venues naturellement et naturellement exprimées, ce qui en double la valeur.
XLVIIl. Francis Poictevin. — Ombres
M. Francis Poictevin vient d’ajouter à ses œuvres un nouveau volume qu’il a intitulé : Ombres. L’esprit se sent effectivement comme enfermé d’ombre en pénétrant dans les mystérieux milieux où l’auteur a enveloppé ses pensées. Au bout de quelques instants d’effort pour en percer les ténèbres, il aperçoit de vagues lueurs, sortes de phosphorescences dont l’indécision n’est pas sans charme pour les raffinés ; mais il est le plus souvent obligé, il faut le dire, d’y mettre bien de la bonne volonté et de se livrer à un véritable travail. M. Francis Poictevin semble oublier que tout lecteur, et particulièrement le lecteur français, a la haine de l’effort pour comprendre, qu’il a l’horreur, lui qui généralement n’a pas voulu apprendre une langue étrangère, de traduire une langue faite de mots de la sienne. Je trouve, par exemple, dans ce livre, qui serait, plutôt qu’une œuvre définitive, un recueil de notes prises pour un grand ouvrage projeté, de croquis ébauchés pour un tableau, cette observation qui précisera mieux ma pensée que toutes les phrases que je pourrais faire :
« Au petit jour de perle, les dernières lumières apercevables les suivre éperdument, tandis qu’elles s’égarent à l’invisible de l’horizon et titubantes en une teinte extrême d’or gris qu’on entendrait tinter, n’est-ce pas le plus naturel effort de la parcelle lumineuse de notre pitoyable être terrestre, effort qui s’entourbillonne diversement universel. »
Et plus loin :
« À ce printemps de l’an dernier, le renouveau de la nature nous inquiétait, désespérait presque dans notre plus que physique maladie. Cependant, la nuit, certains rêves se reperdaient en une douceur ; non, on ne sait plus du tout, au réveil ; et pourtant cette idée subsistante en nous de l’évanouissement de quelque chose de charmeur et d’infini semblerait se suffire ; il reste un intime écho abandonné. »
Et enfin :
« Sous de mystiques symboles indo-germains ou plutôt encore dans notre songe panthéistement impersonnel, nous cherchons en tremblant à balbutier le nom impassible… abîme hypersubstantiel, nuit translucide, ancestrale, enchanteresse ; virtualité inqualifiable ; nœud absolu ; identité transfigurante.
« Dans la palpitation sourde des choses, la lettre a oscille sur l’abîme, germe, anneau crépusculeux. »
Voilà qui peut nous mener loin. J’ajouterai que M. Francis Poictevin est un de ceux qui parlent le plus clairement de son école. Et c’est pour vouloir trop dire, trop préciser qu’il devient le plus souvent inexplicable ; il semble qu’il ne puisse pas mettre sa lorgnette au point, et laisse obscurci dans le trouble de ses verres l’objet qu’il veut nous montrer ; on obtient parfois avec lui de curieuses sensations visuelles, mais on voit rarement au net le point vers lequel il a tourné son objectif. Épris de l’épithète, de l’adjectif, M. F. Poictevin n’emploie le verbe qu’à la dernière extrémité ; je ne dirai pas de lui ce que Veuillot écrivait de je ne sais plus quel auteur à qui il reprochait l’abus des qualificatifs : « Le pléonasme dans le style est signe d’un esprit qui n’a pas de mot, comme la multitude des paroles en affaires est signe d’un homme qui n’a pas le sou. »
Bien loin de là, l’auteur des Ombres est trop riche de mots, car il ajoute à ceux d’usage courant les mots scientifiques démodés, ceux qu’il forge, faisant arme de chacun d’eux pour préciser sa
pensée, s’exagérant l’intérêt de tout et, au contraire de ceux qui ne voient rien dans tout, voulant voir tout dans rien.
À tant de reproches M. Poictevin répondra qu’il s’efforce de sortir des formes « ou du moins de les faire rentrer en leur sens invisible, latent, éternel. Le fond de sa foi serait un panthéisme idéaliste à la Malebranche. Ainsi seulement se transfigure, en une beauté intérieure, la plastique, tout le mouvement ondulant, éthéré, dit univers »
. À quoi je répondrai en profane qui n’est point initié, que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais qu’en littérature, en philosophie, en art, il n’en est pas comme en droit, où l’intention est réputée pour le fait. Je sens bien de hautes pensées dans le livre de M. Poictevin, de belles inspirations, mais elles ne se dégagent pas assez selon moi du langage qui les emprisonne ; je devine qu’elles ont des ailes, mais je les vois dans une cage, espérant toujours qu’on va leur ouvrir la porte.
Je sais bien que ce sont là des rêveries mystiques, de réels efforts à la compréhension de l’absolu, mais les idées philosophiques deviennent si facilement embrouillées, dès qu’elles germent dans le pauvre cerveau humain, qu’il me semble que, pour les expliquer, il faudrait prendre le langage le plus simple, celui que comprendrait le premier paysan venu. Mais c’est généralement le contraire qui arrive, et c’est ce qui explique le respect craintif dont on est pris dès qu’on ouvre un livre de philosophie.
XLIX. Catulle Mendès. — La Maison de la Vieille
Bien que la Maison de la Vieille, que nous donne M. Catulle Mendès, ne compte guère moins de cinq cents pages de texte serré, le romancier n’a pu y faire tenir qu’une petite partie des étrangetés qui se sont passées pendant bien des années dans la maison à laquelle il fait allusion et qui a été hospitalière à la fantaisie, au talent, à la débauche, aux aventures de toutes sortes. Sous ce toit où, disait un de ses habitués, il s’est vidé pour plus de cent mille francs de vin de Champagne à un franc cinquante la bouteille, a défilé tout ce que la bohème des artistes, des étudiants, des savants, a engendré de plus varié. Voici le portrait que M. Catulle Mendès fait de la maîtresse de la maison en question, hospitalière jusqu’à dire aux passants :
« “Entrez donc !” et parcimonieuse au point de partager entre deux affamés le reste d’une moitié de grignon, assez nice pour ne plus savoir le propos des nuits de noces et peut-être abjecte assez pour écouter aux portes, la dernière lampe éteinte, dans le couloir des bonnes ; là ont mal mangé, mais mangé, mal dormi, mais dormi, mal aimé, mais aimé pendant dix-sept années, des souteneurs sans marmite et des hommes de génie sans ouvrage. Le divin y détestait l’ignoble et l’y côtoyait. L’Institut s’est approvisionné chez la Vieille, et le Bagne. Elle hébergea, en ces dix-sept années, quatorze peintres, vingt et un sculpteurs, un cheik, douze musiciens, l’ancienne maîtresse d’un roi, un nambouri, qui ne venait pas du Malabar, un talapoin qui venait de Courbevoie, deux professeurs de bonneteau, trois spirites, cinq barytons, le roi de Patagonie, quelques svedenborgiens, un danseur comique, dix poètes, un ténor napolitain, une révolution, plusieurs mouchards, un martyre, une herboriste banqueroutière, deux mages, un fils de Dieu, un assassin de pierreuses et le dauphin des îles Fidji ; plus, hommes et femmes, trente-trois personnes diverses, j’ai compté, qui dédaignaient même l’affectation bienséante d’un métier ! Tout ce monde fourmillait, grouillait, raillait, braillait. En prêtant l’oreille, on aurait pu entendre, de tous les c’oins de Paris, rire et crier la Maison de la Vieille. Tant d’espoirs superbes, tant de basses convoitises ! tant d’illusions, tant de désespoirs ! Des amours, des haines, drames burlesques, farces sinistres. Là, une exquise et tendre créature espéra, s’ennuya, sourit, mourut. Là, il y eut un Daphnis et une Chloé qui étaient des voleurs, et qui étaient des anges. On y vit un penseur auguste, enseigneur d’âmes, un capitaine d’aventures, qui délivra un peuple ; et des filles y amenaient leurs-femmes. Quant à la Vieille, hôtesse infatigable d’une auberge à tous sans écot, n’exigeant ni amitié ni reconnaissance, pas saluée quand on entrait, pas saluée quand on sortait, et ne s’en fâchant pas, ou bien trop acclamée, portée en triomphe, et ne s’en fâchant pas davantage, elle allait, venait, montait, descendait, s’asseyait, se levait, regardait, écoutait, furetait, en clignant des yeux et en babouinant des lèvres. »
Il est impossible de donner une idée de ce roman touffu d’événements restés dans la mémoire de ceux qui ont fréquenté ce milieu, mais un peu diminué d’intérêt pour ceux qui n’ont pas été initiés à ce monde tout spécial. Écrit avec une verve incroyable, une abondance extraordinaire, il est de ces livres qui, comme les relations de voyage, charment surtout ceux chez qui ils ravivent le souvenir de rivages qui s’éloignent dans le temps, de resplendissants soleils, tout près de s’éteindre, de poétiques nuits étoilées qui vont s’effaçant à la lumière des jours présents,
L. Joseph Reinach. — Diderot
Il vient de paraître une substantielle étude sur Diderot, due à M. Joseph Reinach. Le philosophe et le grand écrivain y est jugé et par sa vie et par ses œuvres. Ses romans, ses satires, ses « Salons », son théâtre, sa philosophie y sont analysés avec une grande perspicacité ; l’intérêt, chose rare dans une œuvre de critique, est à chaque page de ce livre, tant l’auteur a su y mêler la vie de Diderot et la suivre presque jour par jour. Le dernier chapitre ? consacré à Sophie Volland est particulièrement captivant :
« Il aurait voulu passer sa vie entière auprès d’elle, et son rêve était devenu une réalité sous sa plume : “Nous nous séparerons pour brûler de nous rejoindre ; nous nous promènerons au loin, jusqu’à ce que nous ayons trouvé un endroit dérobé où personne ne nous aperçoive. Là, nous nous dirons que nous nous aimons, et nous nous aimerons… Nous passerons un siècle entier sans que notre attente en soit jamais trompée ! » (21 juillet 1765). Et comme ses amis s’étaient étonnés de cet amour, aussi jeune après dix ans qu’au premier jour : “Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber sans en être ému, ma liberté menacée, ma vie compromise, toutes sortes de malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre pourvu qu’elle me restât. Entre ses bras, ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien que j’ai cherché. Je ne lui ai jamais causé la moindre peine et j’aimerais mieux mourir, je crois, que de lui faire verser une larme. J’en suis si chéri, et la chaîne qui nous enlace est si étroitement commise avec le fil délié de sa vie que je ne conçois pas qu’on puisse secouer l’un sans risquer de rompre l’autre…”
« Maintenant, le fil est rompu ; il ne lui reste plus qu’à mourir. “Il ne se consola, écrit sa fille, que par la pensée qu’il ne lui survivrait pas longtemps.”
« Il mourut comme il avait vécu, en philosophe, et sa fin ne fut ternie d’aucun sarcasme ni d’aucune capitulation. Le curé de Saint-Sulpice vint le voir, et Diderot le reçut “à merveille” ; il le loua de sa charité pour les indigents, mais il refusa de se confesser, disant simplement : “Convenez que je ferais un impudent mensonge.” Le prêtre n’insista pas. Sa femme aurait donné sa vie pour qu’il crût ; mais sa fille affirme qu’elle eût mieux aimé mourir que de l’engager à faire une seule action qui pût être regardée comme un sacrilège.
« Il se leva le samedi 30 juillet 1784, causa toute la matinée avec son gendre et son médecin, se mit à table pour déjeuner, mangea un fruit. Madame Diderot lui posa une question ; comme il gardait le silence, elle leva la tête, le regarda : il n’était plus.
« La science avait été la religion de sa vie ; il avait voulu lui rendre un suprême hommage. “Mon père, écrit madame de Vandeul, croyait qu’il était sage d’ouvrir ceux qui n’étaient plus ; il croyait cette opération utile aux vivants, il me l’avait plus d’une fois demandé ; ainsi fut fait… La tête était parfaite, aussi bien conservée que celle d’un homme de vingt ans… le cœur les deux tiers plus gros que ceux des autres personnes.” »
Presque tous ceux qui ont étudié Diderot l’ont présenté comme une sorte de bourru de génie, de critique coléreux, passionné et injuste ; peu ont montré l’homme qui explique pourtant si bien l’écrivain. « C’est Danton philosophe ! » s’écriait dernièrement un littérateur politique. Soit, mais pour que la comparaison fût juste, il faudrait ◀commencer▶ par dégager la mémoire du tribun de ces peccadilles qui s’appellent les massacres des prisons et qui, pour ma part, m’empêcheront toujours de comparer un homme qui fut bon à celui qui laissa commettre le plus monstrueux des crimes de la Révolution.
LI. Gabriel Trarieux. — La Retraite de la vie
C’est le livre d’un esprit élevé, d’un poète sincère, que celui que M. Gabriel Trarieux intitule : la Retraite de la vie. Dans ce poème, car le volume n’en contient qu’un, l’auteur a fait un adieu au monde social pour se retirer dans la nature, pour vivre loin des humains %et laisser errer ses rêves des cimes des montagnes aux profondeurs des mers, des abîmes du ciel à ceux de la terre. Bien qu’il se soucie plus de l’idée, de la pensée que de la forme dans laquelle elle tombe, ce de quoi on ne saurait trop le louer, son vers est naturellement harmonieux et élégant. Je citerai à l’appui de mon opinion ces deux strophes du prélude de la Retraite de la vie :
Ma Sœur, voici le seuil de la chaste demeureQue nous avons choisie, et nous pouvons entrer,Nous dont l’amour puissant n’est pas le triste leurreD’une aube passagère ou d’un soir enivré,Nous qui n’attendons rien ni des hommes ni des heures,Et nous connaissons trop pour sourire ou pleurer !
Qu’aux horizons quittés les Âmes périssablesPerdent leur temps mortel, leur pensée et leur pas,Nous avons la Retraite, et le frugal repas ;Et, le soir, par devant les flots infranchissables,Nous nous contenterons de graver sur le sableLes voyages lointains, que nous ne ferons pas.
Comme on le voit, rien de ce clinquant suspect, de ces mots qui, par leur dur éclat, ressemblent à ces verroteries que les voyageurs emportent dans leurs pacotilles pour éblouir les yeux naïfs des sauvages, rien de cet attirail de mots taillés à facettes péniblement collés sur des vers vides de sentiment et d’émotion, nul effort, des lèvres qui s’ouvrent et laissent tomber, comme une onde pure, des paroles fraîches encore de la jeunesse du cœur d’où elles sortent. Un très fâcheux entêtement à faire rimer des féminines du singulier avec des féminines du pluriel, un peu de monotonie dans l’ensemble de l’œuvre, mais, en tout cas, une œuvre de poète.
LII. A. Bardoux. — M. Guizot
Il s’agit, en effet, d’un homme qui appartient à l’Histoire, de Guizot, dont M. A. Bardoux vient de publier une très consciencieuse étude. M. Bardoux nous a montré le grand ministre de Louis-Philippe comme homme privé et comme homme politique, historien, orateur politique, publiciste et critique littéraire. Mais quel que soit l’intérêt qu’inspirent des détails sur la carrière politique de l’un des hommes les plus honnêtes, les plus considérables qui soient montés à la tribune française, on éprouve plutôt aujourd’hui le désir de pénétrer pour ainsi dire dans son intimité, et de savoir quel cœur recouvrait cette enveloppe froide et hautaine, cet aspect rigide de calviniste, cette cuirasse de dédain pour les injures et les mensonges calomnieux qui venaient se briser sur elle. Lui-même a fait pressentir, un jour, la raison de cette indifférence : « Ah ! messieurs, répondait-il à ses interrupteurs, j’ai quitté et pris le pouvoir plusieurs fois dans ma vie, et je suis pour mon compte personnel profondément indifférent à ces vicissitudes de la vie politique. Vous pouvez m’en croire, messieurs, il a plu à Dieu de me faire connaître des joies et des douleurs qui laissent l’âme bien froide à tout autre plaisir et à tout autre mal. » Les joies, c’étaient celles d’avoir été père et époux, et les douleurs d’avoir mis au tombeau et son fils et sa femme. Voici quelques extraits de lettres qu’il écrivit à l’époque de ces deuils qui étonneront bien ceux qui, sur la foi de la tradition, ont considéré Guizot comme un de ces égoïstes au cœur d’acier qui sont la monnaie courante des hommes politiques ; cette lettre, empreinte de la foi religieuse, date des premiers jours de son veuvage :
« Mon cher ami, vous m’avez dit les seules paroles qui m’atteignent ; elle a été heureuse par moi, tout à fait, sans mélange, jusqu’au dernier moment.
« Nous nous sommes séparés aussi tard qu’il se peut ; elle a vécu aussi avant dans le tombeau, je l’y ai accompagnée aussi loin qu’il peut nous être donné. Elle est morte en m’écoutant lire le sermon de Bossuet sur l’Immortalité de l’âme ; je sais à quel endroit, à quelle phrase elle a cessé de m’entendre ; deux minutes auparavant, déjà ses sens s’étaient troublés, elle a fait effort pour les rappeler. Évidemment elle voulait suivre jusqu’au bout, un bon et sublime raisonnement de Bossuet ; l’effort lui a réussi, elle est rentrée en possession d’elle-même ; elle a entendu la fin du paragraphe ; et alors, à la lettre, elle nous a quittés sur les ailes d’une excellente preuve de l’immortalité ; un quart d’heure encore, ne m’entendant plus, ne me voyant plus, de moment en moment, elle me serrait la main ; dix minutes après, elle avait complètement cessé de respirer, sans qu’aucun mouvement, aucune altération décelât le moindre combat ; elle n’était plus, voilà tout. Je ne vous demande pas pardon, mon cher ami, de vous donner tous ces détails ; ils sont ma pensée habituelle ; il faut que je me taise ou que je parle d’elle, et je suis sûr que vous prendrez plaisir aussi à suivre, jusque dans les dernières traces de son passage ici-bas, cette créature si noble et si tendre, une des plus nobles, comme me l’écrit Royer, qui aient jamais honoré la vie humaine.
Nous citerons une dernière lettre de Guizot (27 septembre 1827), celle-ci plus humaine, plus émue que la précédente. Ses épanchements dévoilent le fond de son âme :
« Ne craignez pas pour moi le découragement, mon cher ami, ce n’est pas mon mal. Je suis comme un homme qui n’a plus de chez lui et qui passera désormais sa vie dans la rue. Je me suis détaché de moi-même ; sans personnalité intime ; j’appartiens tout entier à l’activité… C’est le dedans qui ne subsiste plus. Vous savez ce que c’est pour un honnête ouvrier qui a fini sa journée, que de rentrer chez lui, de retrouver sa femme, ses enfants, son feu, de se reposer au sein de cette existence à la fois personnelle et sympathique, où l’homme ne songe plus à rien, excepté à lui-même, à ses affections et à son bonheur. Je ne finirai plus ma journée, je ne rentrerai plus chez moi, je ne retrouverai plus la sympathie dans la vie intime de l’âme, je vivrai toujours au dehors, toujours au travail. »
Ce ne serait pas sans surprise et sans un sentiment réel de déception, si la biographie de Guizot n’était connue de tous, qu’on apprendrait que cette grande et sincère douleur trouva un apaisement au bout d’une année, dans un second mariage. Cette union ne fut pas plus heureuse que la première, du moins quant au cruel dénouement, car, quelques années plus tard, Guizot, veuf une seconde fois, venait de conduire le deuil de la sœur de sa femme qu’il avait épousée. Cette douleur ne fut ni moins grande ni moins vraie que la première, témoin cette autre lettre qu’il écrivait dans les mêmes conditions que celles que nous venons de citer :
« Non, vous ne lui écrirez plus, disait Guizot, à sa belle-sœur madame Decourt, vous ne la verrez plus à table, dans sa chambre, nulle part ; elle n’est plus à sa place. Pouvez-vous le croire ? En êtes-vous bien sûre ? Pour moi, vingt fois, cent fois le jour, je l’attends comme si elle allait venir. Je la cherche comme si je devais la trouver… Je la perds chaque jour un peu plus… Déjà, j’ai usé le papier qu’elle avait touché, les plumes qui lui avaient servi. Tout disparaît, tout se renouvelle avec une rapidité qui me déchire l’âme. Oh ! si je pouvais rendre toutes choses immobiles, immuables, arrêter, fixer ma vie tout-entière au moment où elle m’a quitté, je souffrirais mille fois moins ! Je voudrais ne parler que d’elle, ne paraître occupé que de sa mémoire. Il me semble que je lui manque, en étant autrement, que je lui dérobe quelque chose de ce qui lui revient. Et pourtant, il le faut, je le dois. Que la volonté de Dieu soit faite, et la sienne. »
Comme on le voit, les tempêtes de la politique n’avaient rien retiré de la sensibilité du cœur de Guizot ; la douleur cependant ne l’amollit pas et, soutenu par le sentiment du devoir, il resta vaillamment sur la brèche, même lorsqu’il perdit son fils âgé de vingt-deux ans ; que de douleurs accumulées et que résume si bien cette pensée antique :
Homo toties moritur quoties amittit suos !« Compagnon le plus aimable et le plus sûr de son père, ce fils prenait déjà part à ses luttes et ressentait les injustices des partis. Les attaques injurieuses l’étonnaient et l’indignaient : Garde tes saintes colères, mon cher enfant, pour de plus sérieuses causes, pour de plus dignes adversaires, lui répondait ce père bien-aimé, je les trouve très naturelles et je t’en aime mieux, mais je serais désolé de te voir user ton âme à sentir et à repousser de telles sottises ; quiconque fait un peu de bien en ce monde encourt beaucoup de haines et suscite beaucoup de mensonges. »
Son indignation pourtant fut bien près d’éclater lorsqu’il vit travestir par les mensonges de ses adversaires son fameux : Enrichissez-vous par l’épargne et par le travail ! en ces deux mots : Enrichissez-vous ! Il n’est si sotte calomnie qui ne fasse soi} chemin en France ; on n’avait qu’à se reporter au texte du Moniteur, personne n’y songea ou plutôt ne le voulut. Cette infamie ne nuisit pas au succès de la Révolution de 1848, bien au contraire.
Je ne ferai pas d’autres emprunts au bon livre de M. Bardoux, livre qui sera doublement utile puisque, en même temps qu’il rappelle à nos politiciens un modèle d’honneur et de talent, il mettra peut-être quelques-uns en garde contre les man œuvres des partis qui font arme de tout et, comme le roué Basile connaissent toutes les ressources de la calomnie.
LIII. Gustave Geffroy. — Le Cœur et l’Esprit
C’est l’œuvre d’un écrivain délicat, d’un curieux de reconstitutions que le livre intitulé : le Cœur et l’Esprit, que vient de publier M. Gustave Geffroy. Doué d’une rare sensibilité de compréhension, d’une imagination de poète, il excelle à saisir dans l’invisible les ombres gaies ou tristes qui s’y sont réfugiées, à les pétrir comme ferait un statuaire de sa glaise, jusqu’à ce qu’elles aient repris corps, et nous les montre marchantes, souriantes, pleurantes, vivantes de la vie qu’il vient de leur redonner. Dans ce livre fait d’inventions, je signalerai d’abord l’étude intitulée les Ombres, où l’auteur, après avoir décrit minutieusement le logis qu’il habite (un ancien pensionnat de fillettes) et le jardin qui y est attenant, voit dans une rêverie renaître tout ce petit monde d’enfants. Il les suit dans la vie, les voit devenir jeunes filles, puis femmes, puis honnêtes, puis malhonnêtes ou malheureuses. C’est dans les brumes d’un songe qu’on les sent vivre et disparaître, et rien n’égale le charme de ce passage de doux fantômes ; la mélancolie, non la tristesse, vous prend à contempler ces créatures faites d’un nuage que le souffle de leur créateur dissipera tout à l’heure.
« Toute une fantasmagorie d’êtres vivants et légers se lève dans l’or de la clarté et dans le bleu de l’ombre. Le jardin désert et chuchotant se repeuple des fillettes de jadis. C’est par des matins pareils qu’elles ouvraient à la lumière leurs yeux purs de pierres précieuses, et que s’essayait le langage en gazouillis de leur réveil. Les mêmes lilas qui fleurissent aujourd’hui en gros bouquets, les mêmes grappes de glycines qui revêtent les faux ébéniers de leurs molles retombées, fleurissaient alors, les violettes exhalaient la même haleine dans l’ombre, et c’est parmi toutes ces couleurs entrevues ou éclatantes, parmi tous ces parfums rôdant à ras de terre ou épandus dans l’air, que cette enfance survenait, reposée par le sommeil, rose d’eau fraîche, impatiente de la vie.
« Les petites errent à pas vifs et inexpérimentés dans l’allée qui sépare la maison des premiers massifs, ou s’en vont, avec des mouvements joyeux de petits animaux, trébucher sur la pelouse largement ouverte à leurs essais de marche et à leurs premiers jeux. J’aperçois distinctement, malgré le lointain du temps, leurs faces encore blanches de lait, légèrement fleuries, les boucles duveteuses de leurs cheveux couleur de soleil, et, sur presque toutes ces faces de nouvelles venues, l’expression ironiquement apposée par la vie en avance, cette singulière tare de vieillesse immédiatement visible sur le visage des enfants naissants et qui met quelque temps à disparaître, le sceau hérité de l’expérience et de l’amertume.
« Il semble, lorsqu’ils viennent au monde, qu’ils aient déjà recueilli tout un lot de désillusions et de fatigues, qu’ils aient déjà passé, au cours de leur obscure vie embryonnaire, par toutes les phases de déception, de vieillissement et de décrépitude qu’ils vont maintenant connaître dans la pleine lumière. Il y a une mélancolie et un trouble derrière la naïveté et l’eau pure de leurs yeux translucides ; leur bouche, qui n’a pas goûté encore aux fruits d’illusion et de cendre, est déjà pourtant dessinée en moue, les coins abaissés comme dans les visages qui symbolisent les dégoûts définitifs et les tristesses sans consolation, et il arrive souvent à ces petits de s’arrêter de jouer, de regarder, de bouger, pour pleurer pendant des heures et des heures, sans motifs. »
Voilà la tonalité générale du tableau. Le livre de M. Gustave Geffroy ne contient pas que cette étude ; elle en renferme une douzaine d’autres qui ne sont pas moins captivantes par le charme du récit, l’élégance et la fluidité de la langue que par les idées qu’elles éveillent. C’est le cas de redire ici ce qu’écrivait La Bruyère : « Quand une lecture vous élève l’esprit, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage ; il est bon et fait de main d’ouvrier. »
LIV. Camille Saint-Saëns. — Problèmes et mystères
Les oiseaux ne font pas que chanter ! Les compositeurs non plus et je ne vois pas pourquoi il ne leur serait pas permis de penser comme tout le monde. Ce n’est pas une raison parce qu’on a écrit avec verve et esprit une anecdote de la vie de Phryné pour ne pas philosopher un peu, ne serait-ce que pour se reposer. C’est pour cette liberté que plaide éloquemment M. Camille Saint-Saëns dans un petit livre paru sous ce titre : Problèmes et mystères. Je ne saurais mieux faire que de reproduire l’épilogue de l’ouvrage qui en résume très nettement la tendance :
« La France, depuis des siècles, était la clarté du monde, et cette clarté menace de se ternir. Portés sur les ailes des Valkyries, les brouillards du Nord envahissent notre ciel, amenant les dieux scandinaves qui combattent les dieux de l’Olympe, pendant que des régions brûlantes accourent les divinités de l’Inde, aux bras multiples, aux trompes d’éléphants. L’Évangile sagement édulcoré par l’Église fait place à un Évangile étrange auquel les saints, s’ils revenaient au monde, ne comprendraient rien. Personne, d’ailleurs, ne le comprend ni ne se soucie de le comprendre ; comprendre est du dernier bourgeois, et le besoin de comprendre une sorte de vice dont on travaille à se défaire. On délaisse la foi, non pour la raison, mais pour la crédulité, le dogme pour le miracle, Notre-Dame de Paris pour Notre-Dame de Lourdes. Le spiritisme, l’ésotérisme ont des organes dont le nombre s’accroît chaque jour, sans compter l’amphigourisme qui a droit à tous nos respects.
« Tout cela monte, monte, nous gagne et nous enveloppe de ténèbres.
« Je me souviens du temps où l’Italie, comme le Phénix, renaissait à une nouvelle existence. La Ristori passionnait alors la jeunesse parisienne, dont j’étais ; je vois encore de quel superbe geste la grande tragédienne, vêtue en muse, jetait sa lyre en s’écriant que l’Italie ne chanterait plus, tant qu’elle n’aurait pas reconquis sa liberté ! Et je me demande s’il est permis de se borner à faire vibrer des cordes sonores, quand la nuit menace de nous noyer dans ses ombres. Certes ma voix est bien peu de chose ; mais, si faible qu’elle soit, qui sait si elle n’éveillera pas une voix plus puissante ? Qui sait si la semence, emportée au hasard par le vent, n’ira pas germer au cœur d’un de ces jeunes hommes à la parole de flamme, dont la fonction est de propager les idées ? Si cela était, je m’estimerais trop heureux et mon ambition serait amplement satisfaite.
« Ce qui sera, je vais vous le dire. On fera sentir à l’auteur, — qui le sait mieux que personne, — à quel point la compétence lui fait défaut pour traiter de si hautes questions. “De quoi se mêle-t-il ? dira-t-on, tout cela ne le regarde point.”
« Je vous demande bien pardon : cela regarde tout le monde. »
Peut-être bien que l’Église n’approuvera pas les doutes et les explications de M. Saint-Saëns sur la révélation de l’âme, qui pour lui n’est qu’un moyen d’expliquer la production de la Pensée ; mais on devra reconnaître la bonne foi, l’impérieux besoin de la vérité qui se révèlent dans ce petit livre qui trahit de hautes et nobles inquiétudes.
LV. Anatole France. — Le Jardin d’Épicure
C’est le titre du nouveau livre de M. Anatole France ; admirable et terrifiant jardin que celui dans lequel il nous promène, jardin où naissent de riantes fleurs aussi douces à voir qu’à respirer, fleurs de jeunesse à côté desquelles en poussent d’autres qui exhalent ces poisons mortels qui sont le doute, l’athéisme et le scepticisme. Mais ce n’est qu’avec une extrême prudence que M. Anatole France cultive ces dernières ; son scepticisme, par exemple, est éclos dans des serres toutes parisiennes et, bien que les feuilles des plantes dangereuses aient conservé leurs piquants, elles ne peuvent blesser qu’à fleur de peau ; est-ce même blesser et leur frôlement n’est-il pas plutôt une sorte de caresse ?
C’est assez dire qu’un esprit ailé voltige, léger et subtil, sur toutes ces fleurs si variées, s’arrêtant à celles qui sont douces et n’insistant pas trop sur celles qui sont amères. Son vol de feu follet, familier des hauteurs et des abîmes où se perdent les philosophes et les poètes, revient toujours sur la terre, dont, malgré d’apparents et passagers dédains, il sait aussi goûter les douceurs. Les femmes et l’amour y ont donc naturellement leur chapitre et le rêve du promeneur dans le jardin d’Épicure vaut la peine d’être écouté :
« Si j’avais créé l’homme et la femme, je les aurai formés sur un type très différent de celui qui a prévalu et qui est celui des mammifères supérieurs. J’aurais fait les hommes et les femmes, non point à la ressemblance des grands singes comme ils sont en effet, mais à l’image des insectes qui, après avoir vécu chenilles, se transforment en papillons et n’ont, au terme de leur vie, d’autre souci que d’aimer et d’être beaux. J’aurais mis la jeunesse à la fin de l’existence humaine. Certains insectes ont, dans leur dernière métamorphose, des ailes et pas d’estomac. Ils ne renaissent sous cette forme épurée que pour aimer une heure et mourir. »
L’avis de notre promeneur est que la femme doit tout au christianisme, qui non seulement l’a délivrée de l’esclavage antique, mais a beaucoup fait pour elle en considérant l’amour comme un péché :
« En considération de leur beauté, l’Église fit d’Aspasie, de Laïs et de Cléopâtre, des démons, des dames de l’enfer. Quelle gloire ! Une sainte même n’y serait pas insensible. La femme la plus modeste et la plus austère, qui ne veut ôter le repos à aucun homme, voudrait pouvoir l’ôter à tous les hommes. Son orgueil s’accommode des précautions que l’Église prend contre elle. Quand le pauvre saint Antoine lui crie : “Va-t’en, bête !” cet effroi la flatte. Elle est ravie d’être plus dangereuse qu’elle ne l’eût soupçonné. »
Et plus loin cette apostrophe aux femmes :
« Prenez garde qu’un peu de votre pouvoir ne s’en aille avec la foi et que vous ne perdiez quelque chose à ne plus être un péché.
« Franchement, je ne crois pas que le rationalisme soit bon pour vous. À votre place, je n’aimerai guère les physiologistes qui sont indiscrets, qui vous expliquent beaucoup trop, qui disent que vous êtes malades quand nous nous croyons inspirées et qui appellent prédominance des mouvements réflexes votre faculté sublime d’aimer et de souffrir. Ce n’est point de ce ton qu’on parle de vous dans la Légende dorée : on vous y nomme blanche colombe, lis de pureté, rose d’amour. Cela est plus agréable que d’être appelée hystérique, hallucinée et cataleptique, comme on vous appelle journellement depuis que la science a triomphé.
« Enfin si j’étais de vous, j’aurais en aversion tous les émancipateurs qui veulent faire de vous les égales de l’homme. Ils vous poussent à déchoir. La belle affaire pour vous d’égaler un avocat ou un pharmacien ! Prenez garde : déjà vous avez dépouillé quelques parcelles de votre mystère et de votre charme. Tout n’est pas perdu : on se bat, on se ruine, on se suicide encore pour vous ; mais les jeunes gens assis dans les tramways vous laissent debout sur la plate-forme. »
Dans la partie consacrée purement à la philosophie, on trouve de très belles pages ; l’avis de M. Anatole France est que c’est la force et la bonté des religions d’enseigner à l’homme sa raison d’être et ses fins dernières. Quand on a repoussé les dogmes de la théologie morale, comme nous l’avons fait presque tous en cet âge de science et de liberté intellectuelle, il ne reste plus aucun moyen de savoir pourquoi on est sur ce monde et ce qu’on y est venu faire.
Je n’insisterai point sur ces idées, qui sont développées par notre promeneur avec une véritable éloquence ; lui-même craint parfois de s’être élevé trop haut et corrige ses beaux accents par une pointe d’ironie. L’art et la littérature devaient trouver aussi place dans l’examen de toutes ces manifestations de l’esprit humain. Pour lui l’artiste doit avant tout aimer la vie et nous montrer qu’elle est belle. C’est l’artiste qui doit nous empêcher d’en douter. Il en veut aux progrès scientifiques, qui nous donnent des gens aveugles et sourds aux miracles de cette poésie qui divinise la terre des hommes. Ils n’ont pas Virgile, et on les dit heureux, parce qu’ils ont des ascenseurs. Pourtant un seul beau vers a fait plus de bien au monde que tous les chefs-d’œuvre de la métallurgie.
Les discussions littéraires lui paraissent justement vides et oiseuses :
« En art comme en amour, l’instinct suffit, et la science n’y porte qu’une lumière importune. Bien que la beauté relève de la géométrie, c’est par le sentiment seul qu’il est possible d’en saisir les formes délicates.
« Les poètes sont heureux : une part de leur force est dans leur ignorance même. Seulement, il ne faut pas qu’ils disputent trop vivement des lois de leur art : ils y perdent leur grâce avec leur innocence et, comme les poissons tirés hors de l’eau, ils se débattent vainement dans les régions arides de la théorie. »
Les révolutionnaires littéraires et les romanciers naturalistes ne sauraient lui plaire.
« Tout ce qui ne vaut que par la nouveauté du tour et par un certain goût d’art vieillit vite. La mode artiste passe comme toutes les autres modes. Il en est des phrases affectées et qui veulent être neuves comme des robes qui sortent de chez les grands couturiers : elles ne durent qu’une saison.
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« L’art n’a pas la vérité pour objet. Il faut demander la vérité aux sciences, parce qu’elle est leur objet ; il ne faut pas la demander à la littérature, qui n’a et ne peut avoir d’objet que le beau.
« La Chloé du roman grec ne fut jamais une vraie bergère, et son Daphnis ne fut jamais un vrai chevrier ; pourtant ils nous plaisent encore. Le Grec subtil qui nous conta leur histoire ne se souciait point d’étables ni de boucs. »
Hélas ! les bonnes et sages paroles ne servent de rien et il n’est pas, en matière de littérature, une seule opinion qu’on ne combatte aisément par l’opinion contraire. Qui saurait terminer les disputes des joueurs de flûte ?
Avant de terminer cette vue d’ensemble sur l’œuvre si délicate, si osée aussi de M. Anatole France, je ne puis m’empêcher de citer cette opinion aussi juste qu’ingénieusement exprimée sur toutes les philosophies qui, selon lui, sont intéressantes seulement comme des monuments psychiques propres à éclairer le savant sur les divers états qu’a traversés l’esprit humain. Précieuses pour la connaissance de l’homme, elles ne sauraient nous instruire en rien de ce qui n’est pas l’homme.
« Les systèmes sont comme ces minces fils de platine qu’on met dans les lunettes astronomiques pour en diviser le champ en parties égales. Ces fils sont utiles à l’observation exacte des astres, mais ils sont de l’homme et non du ciel. Il est bon qu’il y ait des fils de platine dans les lunettes. Mais il ne faut pas oublier que c’est l’opticien qui les a mis. »
Et enfin cette jolie et malicieuse anecdote. L’auteur visitait un musée d’histoire naturelle avec le géologue qui y était attaché : « Lorsque nous nous trouvâmes, dit-il, devant les premiers vestiges de l’homme, il détourna la tête et répondit à mes questions que ce n’était point sa vitrine. Je sentis mon indiscrétion. Il ne faut jamais demander à un savant les secrets de l’univers qui ne sont point dans sa vitrine. Cela ne l’intéresse point. »
LVI. Batisto Bonnet. — Vie d’Enfant
C’est du titre de poète-prosateur et non de l’appellation vague d’écrivain qu’il faudrait saluer Batisto Bonnet, le paysan du Midi, l’auteur de Vie d’Enfant, que M. Alphonse Daudet patronne aujourd’hui de l’autorité de son nom. Lui-même a tenu à traduire l’œuvre et à présenter l’homme qui, tous deux, il faut le dire, méritent véritablement cet honneur.
Dans une très vivante préface, Alphonse Daudet nous raconte comment un beau jour Batisto Bonnet arriva par des chemins imprévus de la vallée du Rhône dans son cabinet ; l’auteur de Numa Roumestan avait bien lu dans un journal provençal, sous la signature de Bonnet, des scènes rustiques d’une prose aisée et savoureuse, riche en mots de terroir et de métier, sans archaïsme, sans artifice, une prose que Mistral seul aurait été capable d’écrire, mais il ne savait rien de l’homme quand il lui arriva un matin, noiraud, barbu, des yeux luisants, dans l’endimanchement d’une redingote et d’un haute-forme dont l’acquisition avait dû lui être aussi difficile que celle des quelques vocables franchimans qui lui firent son entrée. Je passe sur sa biographie, qu’il faut lire dans la présentation de Daudet ; elle se résume à ceci : un simple pâtre, un ramasseur de bouses a écrit les impressions qu’il recevait de la nature ; il est venu à Paris chercher la fortune ; il ne l’y a pas trouvée, et le rêve de Daudet serait de le voir retourner au pays dans des conditions moins précaires que celles où il l’a quitté. Le volume qu’il a écrit et deux autres qui doivent suivre suffiront à lui procurer le bien-être souhaité.
Ce qui frappe dans celui que nous venons de lire, c’est que, malgré la situation plus que modeste que le ciel lui a faite, l’écrivain, inconnu hier, n’a jamais songé à se fâcher contre la société, acceptant toutes choses comme on accepte la pluie ou le beau temps, et contre lesquelles toutes rébellions, toutes protestations sont inutiles.
C’est que lui, Batisto Bonnet, ou Brisquimi, comme on le surnommait, a eu le bonheur, en raison de la simplicité de sa vie, d’échapper aux prédications humanitaires des grandes villes et qu’il a eu l’esprit de comprendre qu’on porte en soi-même son bonheur et que les choses ne sont gaies ou tristes que selon les yeux qui les regardent. À la fois poète, analyste et naturaliste, il a joui de tout ce qui l’entourait et il n’est pas jusqu’à la brouette qu’il poussait devant lui qui ne lui ait fourni un peu de joie.
« Ô ma brouette, ma jolie, ma première brouette, avec ta roue sciée dans un tronc d’orme, avec tes pieds de tamaris, tes bras de saule et ta caisse de douves de tonneau, qu’es-tu devenue ? Où ont passé tes menottes lisses qui m’ont fait tant de fois cracher dans les miennes ? Qui me rendra les lassitudes, les soupirs et les pleurées de cet âge ? Ô temps des sabots débridés, troués, fendus, temps d’entre-lueurs et de rêveries. Ô temps des ramasse-bouses, que tu me parais beau encore. »
Il faut lire ce petit poème en prose et tous ces chapitres empreints du charme de l’antiquité. Le Jour de l’an, Partance de la maison, la Bergerie de Bronzet, la Veille de Noël et tant d’autres sont d’exquises idylles, de douces bucoliques qui font penser tantôt à Virgile, tantôt aux romans bibliques. Mon Bon Jour (le jour de la première communion) me semble une des pièces qui peuvent le mieux donner idée de ce livre fait de sincérité ; l’enfant va pour la première fois de sa vie s’approcher de la Sainte Table :
« J’y allai en tremblant… Je m’asseyais, tout craintif, lorsque, comme des murmurées de brise dans les blés roux, les orgues partirent, les chants des jeunes filles s’élevèrent et, dans tout cet emmêlement de sons doux comme miel, ah ! que je me sentis aise !
« Combien de temps dura mon bien-être ?
« J’en fus arraché par un léger bruit de pas qui traînaient en faisant le tour de l’église : les communiants du premier rang allaient s’agenouiller devant la Sainte Table.
« La communion ◀commençait▶ !…
« Mon sang ne fit qu’une vire-passe.
« Ça allait donc être mon tour de recevoir le pain de vie !
« Avec ça je tremblais, j’avais une peur, une peur folle de mourir.
« Toutes les paroles de mon père, toutes les recommandations de ma mère, toutes les menues précautions de Catarinet me revenaient :
« — Fais bien attention, mon petitet, de ne pas mâcher la sainte hostie.
« — Prends garde, en recevant le bon Dieu, mon enfant, qu’il ne s’attache pas à ton palais.
« — Il ne faut pas que les dents touchent le pain des anges, tu entends, Brisquimi ?… Il te le faut avaler…
« — Suivez, mon ami, suivez vos camarades, me dit tout d’un coup en français le frère qui m’avait fait placer.
« Nous y étions !… Je me levai en flageolant sur mes jambes ; le bon frère me prit le bras :
« — Qu’avez-vous ? Vous êtes malade ?… Allez doucement, mon enfant… Ne vous pressez pas…
« Je ne me pressais guère, mais c’est la peur qui galopait au-dedans de moi…
« Je tombai à genoux avec la poitrine brûlante, la gorge sèche, la tête embrasée. Je regardais le prêtre qui s’avançait ; je faisais aller ma langue ; je me mordais les joues pour en tirer de la salive…
« Ma gorge restait sèche !
« Dès qu’il arriva devant moi, le prêtre prononça ses paroles sacramentelles, que j’écoutais en le fixant de tout ce que j’avais d’yeux.
« Sans ouvrir la bouche, je le regardais !… cependant que lui, avec son hostie au bout des doigts, me faisait signe d’ouvrir la bouche, comme on fait aux oiseaux quand on veut leur donner la becquée.
« Le saint homme me connaissait, savait que j’étais le fils d’un homme impressionnable, tout de nature, et pensa sans doute que je pouvais être bouleversé par le mystère de l’imposante cérémonie.
« Qui sait, puis, à quoi il pensait ? Je le voyais remuer les lèvres. Ne devinait-il pas mon embarras, n’adressait-il pas des prières au bon Dieu ? Toujours est-ce que sous l’influence de son regard tranquille et de son visage empreint de paix et d’amour, peu à peu je sentis tout mon être s’apaiser, ma gorge se rafraîchir.
« De quelle mystérieuse vision je fus fasciné.
« Je sentis d’abord courir dans ma poitrine une vive flamme ; ma face se fleurit, et mon âme, dans un frémissement suave, s’enivra de beautés de toutes sortes. Le grand-autel m’éblouissait les yeux. Quand je retournai à ma place, que je vis toute cette églisée de gens agenouillés, le front incliné, sous les senteurs mêlées de l’encens, des fleurs des chapelles, de l’huile des veilleuses, au milieu de la grande tranquillité du temple, dans le doux chuchotis des prières, et les poussières d’or du soleil qui entrait à flots par les vitraux de couleur, il me sembla que le Crucifix, la Vierge, les saints, les saintes et les anges s’agenouillaient devant moi.
« Je continuai mon rêve de béatitude en rejoignant mes parents. J’avais l’air tellement bienheureux, qu’en nous en allant à la maison, sur un signe de ma mère, ni mes frères ni ma sœur n’osèrent dire un mot, de peur de me troubler. »
Ceci est reproduit mot à mot et la traduction est en regard du texte. Daudet a voulu qu’on ne crût pas qu’il avait grandi du sien le talent de l’écrivain qu’il a découvert. Je crois qu’il suffira de ces citations pour qu’on puisse avoir idée de la façon dont a été écrit ce livre d’un simple qui est un poète, d’un homme qui a une âme d’enfant et d’un pauvre diable qui est un heureux.
LVII. Gabriel Séailles. — Ernest Renan
Voici un des meilleurs livres qui aient été écrits sur l’auteur de la Vie de Jésus. Il est dû à M. Gabriel Séailles, directeur des conférences de philosophie à la Faculté des lettres de Paris, et a pour titre : Ernest Renan, essai de biographie psychologique. Qui a lu, qui a vu et entendu Renan le retrouvera dans ces pages qui, pour nous, le font revivre tout entier. Nous ne le suivrons pas dans les nombreuses étapes de son esprit, dans toutes les évolutions de sa philosophie, dans ses doutes et ses déceptions ; mais ce que nous constaterons partout dans sa vie, c’est la sincérité des convictions. Chercheur avide de la vérité, il la veut trouver à tout prix, serait-ce en lui sacrifiant l’espérance ; c’est ce qui l’a fait juger cruel par des âmes qu’il a blessées ; elles lui eussent pardonné si elles avaient su qu’il était le premier à reconnaître ses mécomptes et à en souffrir. Je n’en veux pour preuve que cette page que je copie dans le livre de M. Gabriel Séailles :
« Le plus rude démenti que Renan reçut des faits, le coup brutal qui le frappa en plein cœur et dans sa pensée même, ce fut la guerre à jamais malheureuse qui éclata entre la France et l’Allemagne. Au sortir du séminaire, par Herder, par Goethe, par Kant, l’Allemagne avait été sa consolatrice. Il lui avait dû la méthode dont il attendait la vérité, la foi nouvelle qui avait été son viatique dans ces jours cruels. Jamais il n’avait hésité à proclamer la supériorité de la race germanique, jamais il n’avait cessé de proposer en modèle à la France ses théories, ses vertus, ses exemples. En un sens, son idéalisme se confondait avec l’idée de la suprématie intellectuelle de l’Allemagne, car c’est d’elle surtout qu’il espérait la rénovation par la science, l’accélération du mouvement du monde vers Dieu.
« Dans cette guerre maudite, il ne pouvait que trahir sa propre cause, il était toujours contre lui-même. Ses colères, l’espèce de plaisir qu’il éprouvait à contrarier le patriotisme de ses amis cachaient les secrètes angoisses de son cœur ; il ne voulait pas entendre de la bouche des autres ce qu’il se disait à lui-même. Pour lui, la guerre étrangère avait toutes les horreurs de la guerre civile : il perdait deux patries. L’épreuve la plus cruelle était le doute même qui s’élevait en son esprit sur cette Allemagne qu’il s’entêtait à admirer devant les autres, au moment où il hésitait sur elle dans le secret de sa pensée. L’avait-il bien vue ? Ne s’était-il pas naïvement attardé avec les morts ?
« Le rôle providentiel qu’il lui prêtait n’était-il pas démenti par la brutalité de son entrée dans le monde ? Il nous a confié la douleur que lui causa cette trahison : “L’Allemagne avait été ma maîtresse ; j’avais la conscience de lui devoir ce qu’il y a de meilleur en moi. Qu’on juge de ce que j’ai souffert, quand j’ai vu la nation qui m’avait enseigné l’idéalisme railler tout idéal ; quand la patrie de Kant, de Fichte, de Herder, de Goethe, s’est mise à suivre uniquement les visées d’un patriotisme exclusif, quand le peuple que j’avais toujours présenté à mes compatriotes comme le plus moral et le plus cultivé s’est montré à nous sous la forme de soldats ne différant en rien des soudards de tous les temps, méchants, voleurs, ivrognes, démoralisés, pillant comme du temps de Waldstein.” De toute façon, ce qu’il avait voulu n’était plus réalisable ; ce n’étaient pas seulement ses sentiments intimes qui étaient froissés, son œuvre était compromise : un coup de tempête avait couché la moisson qu’il croyait mûre, et il regardait l’œuvre de haine, plein de la lassitude des grands efforts qui n’ont pas abouti. »
Il était dit que Renan, qui avait tant combattu pour la recherche de la vérité, devait souffrir par elle toutes les fois qu’il aurait la joie et le malheur de la trouver. C’est que rien n’est absolu dans la vie et que la nature, qui veut bien se laisser entrevoir, ne souffre pas qu’on lui arrache son dernier voile ; si le faux est haïssable, le vrai est souvent redoutable, et le tort des explorateurs est de se lancer souvent trop hardiment dans des contrées inconnues ; au lieu des terres rêvées, d’océans nouveaux qui jusque-là n’ont reflété que les cieux, ils ne trouvent souvent que l’implacable désert où viennent mourir leurs espérances.
Le livre de M. Gabriel Séailles, bien qu’étant l’œuvre d’un philosophe, n’a rien de l’aridité infligée le plus souvent et à grand tort aux spéculations philosophiques, et l’auteur sait y parler des choses les plus abstraites d’une façon aussi claire que précise.
LVIII. Charles Maurras. — Le Chemin du Paradis
Sous ce titre : le Chemin du Paradis, M. Charles Maurras a écrit un volume de « mythes et fabliaux » tout imprégnés du parfum de l’antiquité et de celui des premiers temps du christianisme. Il en est d’exquis comme la « Consolation de Trophime », d’impressionnants tels que la « Bonne Mort » ; je signalerai aussi celui qui est intitulé : « le Miracle des Muses ». Phidias, qui pourtant a reçu son génie des dieux et qui vient de terminer sa statue de Jupiter, nie leur influence sur son talent ; lui, poète inspiré, quand il sculptait son bas-relief des Neuf Muses, il affirme que son art n’a rien que d’humain, ajoutant :
— Si jamais Muse m’assista, je veux être mort tout à l’heure :
« Et il le répéta une troisième fois.
« Un soupir grave, long, profond et déchirant s’exhala par tout le jardin. Les travaux furent suspendus et l’on se regarda avec incertitude. Phidias se tourna. Il vit les Muses adorables se déployer comme un nuage au-dessus des bosquets pâlis. Des yeux, il les suivit qui se retiraient de son œuvre. Il voulut conserver un beau visage indifférent. Mais, la flûte aux doigts de l’éphèbe s’étant rompue aussi, le visage d’Io s’éteignit comme une lumière sur le passage d’un grand vent.
« On raconte qu’à la même heure, dans le temple, le même soupir résonna. Une foule innombrable était réunie. Les prêtres accomplissaient une marche lustrale, lorsque le front de Jupiter devint terne et muet. La flamme s’envola. La couronne de majesté s’évanouit. Et, quelque chose encore s’étant fondu, un craquement s’étant produit, l’âme qui retenait ensemble tant de métaux et tant de pierres s’étant en allée de ce corps, les mains augustes s’entrouvrirent et le Sceptre éclata sur le pavé de mosaïque en même temps que la Victoire faite d’ivoire et d’or. Le pur flambeau des yeux qui éclairait le monde fut soufflé au même moment. Et tous les traits flétris, fléchis, appesantis, semblèrent découvrir qu’on les avait taillés dans une matière insensible. Ils disaient une grande mort.
« “Ah ! ah ! le grand Zeus a péri !” se lamentait la foule. Elle se sauvait en tumulte. Mais, sur la place, des statues d’athlètes et de guerriers, signées aussi de Phidias, apparurent semblablement touchées de la décrépitude : pendant que les héros de Panaène et d’Alcamène, de Polyclète et de Myron, n’avaient, les dieux ni les mortels, subi aucun dommage.
« Comme on se concertait pour donner un sens au prodige, une vieille femme sortit, les yeux baignés de larmes, de la maison de Phidias. Polydamie, qui la suivait, déchirait sa poitrine en éparpillant ses cheveux. Après elle, parut une troupe d’éphèbes, dont les uns soutenaient le triste Pantarcès, tandis que les derniers portaient sur un brancard le grand homme décoloré. Debout derrière eux, Euripide tenait le fer avec lequel Phidias l’Athénien venait de se percer. »
L’idée est belle et haute. Les érudits chercheront peut-être chicane à M. Maurras sur l’exactitude du fait qu’il rapporte, disant que l’immortel statuaire croyait si bien aux Dieux qu’il pria Jupiter de lui faire savoir s’il était satisfait de son image et que le maître des Dieux lui répondit « oui » par un coup de tonnerre ; d’autres ajouteront qu’effectivement il fut accusé d’impiété, mais sortit triomphant de cette calomnie. Tout cela est bien loin et M. Maurras n’a, d’ailleurs, voulu écrire qu’une fable renfermant une belle leçon pour les artistes, il y a réussi.
LIX. Paul Alexis. — Trente Romans
Trente Romans, par Paul Alexis. Ce titre n’est pas tout à fait une supercherie, car chacun de ses trente récits est une histoire complète, ayant son exposition, son développement et, sous une forme légère, sa philosophie.
Malgré la diversité des sujets, tous ces récits peuvent se ramener à trois thèmes principaux, le Cœur, la Chair, l’Esprit. Une sorte de poème en trois chants. L’humanité en raccourci, comme on voit. Deux courtes citations, pour montrer la variété de note et la largeur de la voie où est entré ce naturaliste.
Dans : Un louis par jour, que je recommande aux gens de cercles, et où est démontrée l’inanité du jeu, un sarcastique petit vieillard qui fait froid dans le dos est évoqué :
« — Ah çà ! s’écria Oscar stupéfait, qui donc êtes-vous ?
« Un long éclat de rire railleur grinça, et les deux yeux phosphorescents de l’inconnu crépitèrent de malice dans l’ombre. Rodolphe allait se fâcher, mais l’autre ne lui en laissa pas le temps ; et, d’un geste large embrassant l’horizon, répondit :
« — Qui je suis ? Écoutez… il n’est pas loin de minuit, et depuis longtemps le casino a fermé ses portes, bourgeoisement, comme un bon boutiquier qui n’a pas perdu sa journée. Mais le cercle Masséna de Nice bat son plein à cette heure, et les cercles de Paris donc, et ceux des départements et des nations voisines, sans compter les claque-dents, les tripots clandestins de tous genres… et, aux antipodes de la terre, où il fait jour maintenant, et dans l’univers entier tout le monde joue, les pauvres comme les riches, les filous comme les dupes. Eh bien ! je suis celui qui est partout en même temps et qui surveille toute espèce de jeu : le trente-et-quarante et la roulette, le baccara des civilisés, le poker des Américains, les osselets des sauvages, le jeu au bouchon des voyous, et le jeu aux billes des enfants, sans compter la Bourse et le négoce… Et c’est moi qui dirige le hasard, qui mélange les cartes et les dés, qui conduis l’imprévu… Je déjoue les systèmes, je fais sauter les martingales, j’interromps les parolis, j’embrouille les intermittences, j’amène les coups extraordinaires. C’est encore moi qui amadoue les débutants en les faisant gagner la première fois, et j’enrage ceux qui veulent se rattraper, j’ensorcelle les avides, qui, une heure, croient tenir enfin la fortune… Bref, j’accumule les désespoirs, les ruines, les bassesses, les suicides, les avilissements : Je suis le doigt de la fatalité, le prince sombre de la veine et de la déveine… Je suis le démon du jeu. »
Malgré des notes claires, des éclats de gaîté, des cris de passion et de comique de pince-sans-rire, la conclusion du livre est pessimiste. Car le Block-Notes, le dernier « roman », est celui d’un suicidé, mais d’un suicidé original, qui veut mourir, non par folie ou désespoir, mais par une simple curiosité, le désir de connaître l’au-delà :
« 2 mai. — Si la tourbe humaine n’avait horreur de la mort, la terre serait inhabitée ; les oiseaux s’envoleraient de la cage. Mais ils sont retenus, les pleutres, par ces barreaux solides : l’horreur de la mort, la peur de l’inconnu, la crainte de souffrir en se tuant, l’incertitude de l’au-delà. Moi qui ai soif de liberté, je vais me glisser un de ces soirs entre les barreaux.
« Et quand, après mon évasion, j’arriverai à l’endroit où se tiennent Platon, Phidias, Aristophane, Lucrèce, Bacon, Diderot, Stendhal, Balzac, Musset, Berlioz, Corot, Jules de Goncourt et tant d’autres que je n’ai pas connus davantage, mais avec qui je suis en communion d’idées, je rêve — sans trop oser l’espérer — que deux ou trois me feront un geste de bienvenue : “Arrivez donc !… Vous vous êtes enfin décidé à prendre votre courage à deux mains. Eh bien ! là, vrai, ce n’est pas trop tôt !” »
Ainsi se termine ce court roman, étrange comme tous ceux que contient le volume, œuvres d’une imagination inquiète des choses de notre monde social aussi bien que de celles de l’au-delà.
LX. Hugues Le Roux. — Notes sur la Norvège
De son voyage dans le Nord, M. Hugues Le Roux a tiré la matière d’un volume qu’il publie sous ce titre : Notes sur la Norvège. On y trouvera des observations très exactes et spirituellement rapportées sur l’aspect du pays, sa race, ses mœurs, les femmes et l’amour, sa vie morale et ses tendances. Comme Ibsen est assez à la mode en ce moment, on y lira avec intérêt un portrait de lui, je devrais dire deux portraits, l’un moral et l’autre physique, tous deux fidèles et très curieux. À propos d’Ibsen et de l’amour pour le norvégien, qui est en ce moment un petit sport parisien, je ne puis m’empêcher de rapporter ici, bien qu’elle n’ait qu’un très lointain rapport avec le livre de M. Hugues Le Roux, une anecdote qui vient de m’être contée et qui n’est pas sans saveur.
On sait que la bonne opinion de certaines gens est acquise surtout à ce qu’ils ne comprennent pas. « Si j’entre dans ces bottes, disait un incroyable à son cordonnier, je ne les prends pas ! » On dirait aujourd’hui : si je comprends ces vers, cette prose, cette musique, cette peinture ou cette sculpture, je ne les admire pas. J’arrive à mon anecdote.
Dans une maison très bourgeoise, mais dont la maîtresse n’a cependant jamais manqué une pièce du Théâtre-Libre, des jeunes gens qui ne jurent que par Ibsen frappaient dur sur la pauvre littérature française. L’un d’eux lisait des poésies norvégiennes dans les textes originaux. On n’y comprenait rien, mais on applaudissait à la musique de la langue. La maîtresse de la maison, transportée de plaisir, demanda à l’un des applaudisseurs de lui écrire, sur son album, deux lignes du texte qu’elle venait d’entendre et la traduction en français. Celui-ci, qui n’avait d’ailleurs pas parlé jusque-là, écrivit d’abord : « La conscience humaine monte des ténèbres ; c’est l’astre encore mouillé par les ondes de la mer qui se lève »
; puis au-dessous, bien lisiblement :
« Iulec iuq tem nu nierf à al rueruf sed stolf tias issua sed stnahcem retérra sel stolpmoc ! »
Puis le jeune homme, félicité, remercié, se retira modestement. On se mit à lire, à relire et à admirer sur l’album la beauté de cette langue qui en dit tant et qui en laisse encore plus à supposer, lorsque le jeune homme qui avait récité de l’Ibsen, étonné de voir que celui qui venait de partir lui avait jusque-là caché sa connaissance des langues du Nord, s’approcha du texte, le parcourut, rougit et laissa tomber d’un accent indigné ce simple mot : « Fumiste ! » En effet, le faux polyglotte s’était contenté d’écrire, en retournant les mots, deux vers de Racine. C’était charmant tant que c’était du norvégien, ce fut horrible dès qu’on sut que c’était du français et que cela voulait dire : « Celui qui met un frein à la fureur des flots », etc. Peut-être, en cherchant bien, trouverait-on aussi la trace d’œuvres françaises sous bien des gros drames et des comédies qui nous sont envoyés de là-bas, mais ce n’est pas ici le cas d’approfondir cette question, j’ai voulu seulement signaler un bon livre de M. Hugues Le Roux, je l’ai fait en m’attardant à un hors-d’œuvre ; qu’il me soit pardonné.
LXI. Maurice Barrès. — Du Sang, de la Volupté et de la Mort
Sous ce titre, auquel on pourrait peut-être reprocher de faire songer à quelque mélodrame romantique : du Sang, de la Volupté et de la Mort, M. Maurice Barrès publie un volume très captivant composé d’impressions d’art, de critique, de philosophie, d’études littéraires et de curieuses notes de voyage en Espagne et en Italie. Un des grands mérites de cette dernière œuvre de M. Barrès est la clarté dans l’expression de ses idées ; c’est d’ailleurs toujours en haut qu’il les a cherchées, alors même qu’on les devinait mieux qu’on ne les voyait derrière les phrases parfois et comme volontairement énigmatiques dont il les enveloppait. Ces voiles sont tombés aujourd’hui et M. Barrès, voulant être compris par tout le monde, écrit pour tout le monde, et cela sans avoir fait le moindre sacrifice à la banalité. C’est à cette modification de son talent que nous devons un écrivain qui, bien qu’en pleine jeunesse, a pris dans les lettres une situation importante et grandissant chaque jour. Une œuvre nouvelle de M. Barrès n’intéresse plus seulement des écrivains d’une petite église, mais tous ceux qui lisent et suivent l’éclosion et la montée des idées.
À l’appui de ce que j’avance, je devrais citer une des pages où il développe très nettement certaines idées abstraites, où il établit son esthétique, mais je trouve un chapitre où il se réduit au rôle de conteur et double l’intérêt de sa prose de celui du récit. L’anecdote, recueillie au cours de son voyage en Espagne, date de 1869, époque de la crise carliste. Une jeune femme, pour venger son père, dévoué à la cause de Don Carlos et mort en prison, confiante en le prétendant, éprise de lui sans le connaître, part seule de Séville pour lui demander vengeance. Mais son Roi est à confesse, il lui faut descendre dans une misérable « fonda », d’où elle écrit à Don Carlos, attendant une audience :
« C’était compter sans les inconvénients d’une ville où il y a plus d’hommes que de femmes. Une douzaine de chefs s’étaient réunis au rez-de-chaussée et, après avoir beaucoup bu et tapagé, ils se lassèrent même d’outrager la fille de l’auberge, comme ils avaient coutume depuis quinze nuits, et commandèrent qu’on leur amenât l’étrangère, — qualité qu’il plaisait à ces ivrognes de confondre avec celle d’adversaire.
« Elle dut descendre. Après des jeux qu’il serait peu généreux de mentionner, presque tous violèrent cette élégante jeune femme, dont les cris n’attirèrent personne, car à cette heure, dans Estella, de telles protestations étaient ordinaires.
« À l’aube, demeurée seule, l’âme et le corps défaits, mais plus touchante encore de tant d’affronts, elle pénétra jusqu’au roi.
« Ce prince de vingt ans, et fort sensible aux femmes, s’émut sincèrement d’une telle vexation. Il essuya les cheveux mouillés de vin de sa jeune partisane : à défaut de femmes qui pussent l’aider, il voulut lui-même la dévêtir et, toute rompue, la porter dans le seul lit de cette pauvre maison, dans son lit royal encore tiède.
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« L’enquête ouverte établit en moins d’une heure que les coupables étaient les plus populaires et les plus énergiques chefs de bande de Don Carlos. Soldats obscurs, ils eussent été fusillés sans délai. Mais on rapporte que la jeune femme dit au prétendant, qui peut-être hésitait : “Vingt bons soldats peuvent me rendre plus d’honneur qu’ils ne m’en ont ôté.” Et voilà une admirable réponse.
« Le certain est que Don Carlos convoqua les hommes, et six, sur son interrogatoire, s’étant déclarés célibataires, il invita la jeune femme à désigner celui qu’elle acceptait pour mari.
« — Sire, interrogea-t-elle, à qui d’eux Votre Majesté donnerait-elle le commandement de la province de Séville ?
« Et comme elle entrevoyait une interrogation : — C’est qu’ayant deux vengeances à poursuivre, je ne veux en abandonner une que pour mieux satisfaire l’autre.”
« Sur l’assurance que le mari de son choix recevrait en cadeau de noces de pleins pouvoirs sur la province de Séville, elle réclama celui qui, le premier, avait porté la main sur elle. Ils furent mariés, le matin même, à la messe, où le roi communia. Mais celui-ci, au sortir de l’office, commanda au nouveau marié une mission extrêmement périlleuse. Galanterie de jeune homme qui désirait qu’une femme aussi agréable demeurât libre, et il semble qu’elle-même n’aurait pas dû beaucoup s’attacher à son brusque mari.
« C’est mal calculer l’énergie d’un être passionné. Au bout de deux jours, quand le carliste revint, harassé, de ses étapes, sa baïonnette faussée et ses habits déchirés de coups de sabre sur la poitrine intacte, elle l’accompagna sous sa tente pour le laver de la poussière dont il était couvert. De ses mains, il avait étranglé des libéraux ! Et dans l’ivresse qu’elle eut de respirer sur lui le sang des ennemis morts, elle oubliait l’odeur du vin et ces haleines par quoi, à leur première rencontre, elle avait été souillée ; elle se donnait toute à l’image de Séville bientôt terrifiée.
« Dans la suite, le drôle fut pendu à Pampelune. Il avait toutes les vulgarités et aucune vertu. Mais c’est moins par les qualités et les services rendus que par les haines communes qu’on se lie.
« Exécrer un même homme ! Ah ! la raison puissante pour s’aimer ! C’est par là que la haine n’est point un bas sentiment. Elle dote de certaines beautés les êtres. Comme elle nous amène à fournir notre maximum d’énergie dans une direction unique, elle nous donne forcément sur d’autres points d’admirables désintéressements. Pris tout entiers par une grande haine, nous sommes capables de pardonner de petits froissements, comme il ressort de l’histoire de cette jeune femme qui en pardonna douze.
« Une vraie haine emporte tout ; c’est dans l’âme une reine absolue, devant qui disparaissent tous autres sentiments. Et entre toutes les haines, la plus intense, la plus belle, la reine des reines enfin, c’est celle qu’exhalent les guerres civiles et que j’entrevis en décembre 1892, aux couloirs du Palais-Bourbon. »
Érasme nous a donné « l’Éloge de la folie », c’est : l’Éloge de la haine qu’on pourrait appeler ce récit qui a pour titre : « La haine emporte tout. » Je signalerai aussi des chapitres plus importants comme développements : « Un amateur d’âmes », les « Voyages en Espagne et en Italie », mais j’ai tenu à donner un résumé de cette nouvelle alertement racontée, avec cette petite pointe de scepticisme et d’ironie, qui est une des marques du talent de M. Maurice Barrès, et qui, selon moi, est un des plus grands charmes de l’esprit français.
LXII. René Bazin. — Humble amour
Des six nouvelles que contient le livre que M. René Bazin vient de publier sous ce titre : Humble amour, il en est deux, deux récits bretons, qui m’ont particulièrement frappé. Le premier est intitulé : Donatienne et le second : Madame Dor. Parmi nos jeunes romanciers, M. René Bazin est un des rares qui se font remarquer par le charme et la simplicité. Très habile à construire un roman, M. Bazin a grand soin de nous cacher son habileté et à faire se présenter comme d’eux-mêmes les faits qu’il imagine pour obtenir tel ou tel effet. Il semble qu’il ne raconte que ce qu’il a vu ou entendu, et fait en sorte qu’en voyant et en admirant le tableau qu’il vous montre, on ne songe qu’à la peinture, en oubliant le peintre.
Donatienne, par exemple, est l’histoire tout ordinaire, toute plate d’une femme de paysan breton, fatiguée, sans en rien témoigner, de sa vie de campagnarde, de sa maternité, et qui quitte mari et enfants le cœur plein de joie, pour être nourrice à Paris. Peu lui importe la tendresse et la pauvreté qu’elle laisse au logis, puisqu’elle ne les verra plus. Mais la pauvreté devient la misère ; l’argent qu’elle doit envoyer de Paris aux siens n’arrive pas ; les dettes, la saisie accablent le malheureux resté avec trois enfants. La vérité c’est que, femme infidèle, cœur lâche, elle a préféré la boue de la capitale à la terre de ses champs, et qu’elle n’a seulement pas songé à ce qui se passera là-bas ! Je ne sais rien de plus poignant que la douleur de ce paysan qui, pourtant ne témoigne nulle émotion ; là où le misérable des villes abruti par l’alcool ou par les déclamations socialistes, ne voit, pour obvier à sa misère, que le suicide et l’assassinat de ses enfants, lui, le fils de la terre, il entrevoit encore une lueur d’espoir et se met en marche, impassible, à la recherche du travail ; il part, béni par un prêtre aussi pauvre que lui et qui a voulu mettre en son cœur l’espérance pour les enfants, et le pardon pour la mère absente :
« Le lendemain, dans le rayonnement pâle de l’aube, à l’heure où les premiers volets s’ouvrent au pépiement des moineaux, un homme traversait Plœuc pour prendre la route de Moncontour. C’était Louarn, dont les meubles avaient été vendus la veille. Il était parti de Ros Grignon avant même d’avoir pu regarder une dernière fois ses pommiers, sa lande et la forêt. Il emportait avec lui tout ce qui lui restait au monde. Noémi marchait à sa gauche avec un menu paquet noué au coude. Lui, tirait une petite charrette de bois où étaient couchés, face à face, et endormis tous les deux, Lucienne et Johel. Entre eux, était posé un panier noir qui avait appartenu à Donatienne. Par derrière, le manche d’une pelle dépassait le dossier de la voiture et tressautait à tous les heurts du chemin.
« Beaucoup des habitants du bourg n’étaient pas encore éveillés. Ceux qui se penchaient au-dessus des demi-portes basses ne riaient plus et se taisaient, parce que le malheur accompagnait et grandissait le pauvre closier.
« Louarn ne se cachait plus. Il ◀commençait▶ à suivre la route inconnue, sans but, sans retour probable. Il devenait l’errant à qui personne ne s’attache, et pour qui personne ne répond. Mais la pitié des anciens témoins lui était maintenant acquise.
« Quand il eut dépassé l’angle de la place où se trouvait la boulangerie, une femme sortit de la boutique, une femme toute jeune, qui s’approcha de la charrette sans rien dire, et plaça un gros pain entre les deux enfants. Louarn sentit peut-être qu’il en en avait un peu plus lourd à tirer, mais il ne se retourna pas.
« À cent mètres de là, sur le chemin qui sortait de Plœuc, une autre personne attendait le passage de Louarn. Celui-ci longea le mur du jardin sans lever les yeux. Tant que l’on put entendre le pas régulier de l’homme et le grincement des roues de bois, la grande ombre qui se dessinait entre les murs de la charmille demeura immobile. Mais lorsque le groupe des voyageurs, diminué par la distance et à demi caché par les haies, fut tout près de disparaître, l’abbé Hourtier, songeant aux inconnus qui avaient perdu Donatienne, au monde lointain de petits ou de grands qui avaient fait le malheur de Louarn, leva le poing, comme pour maudire, vers le soleil qui rougeoyait dans les basses branches de ses lilas… puis il se souvint de ce qu’il avait dit la veille, et le geste de son bras s’acheva en une bénédiction pour ceux qui s’en allaient.
« L’homme s’était effacé derrière les arbres. La joie des matins purs chantait sur le pays de Plœuc. La Bretagne n’avait qu’un pauvre de moins. À présent, c’est un sans-travail. J’ai dit comment le malheur lui vint. Si vous le rencontrez, ayez pitié ! »
N’est-ce pas là un véritable tableau de Millet et ne le retrouve-t-on pas dans ces belles pages avec ses grandes profondeurs, avec ses beautés sombres et sa pesante mélancolie ?
LXIII. Séverine. — Pages mystiques
Une trentaine de chapitres sur tous les sujets, le fait du jour, une rêverie, une protestation, le récit d’une impression, d’une belle action, d’un crime, forment l’ensemble d’un livre très captivant que Séverine vient de publier, sous le titre de : Pages mystiques. C’est par la franchise du style qui suit celle de sa pensée, que Séverine s’est placée au premier rang du journalisme parisien. Il est des femmes d’élite qui, nées dans la richesse, ont compris que leur rôle sur la terre était de faire profiter les pauvres d’une part des biens que la fortune leur a prodigués. Séverine a puisé, elle, dans celles de son cœur et, sous forme de suppliques, de plaidoyers, de protestations douces ou énergiques, menaçantes parfois, a fait beaucoup de bien aussi rien qu’en parlant au nom de la pitié. Toujours armée pour la lutte, prenant toujours l’offensive, elle a su rester femme, et c’est de ce mélange de force et de charme qu’est faite sa personnalité. Je trouve justement dans son livre une exquise méditation philosophique qui semble faite pour donner raison à ma définition. Ce récit a pour titre : le Petit squelette ; je l’abrège à regret, mais par les fragments on pourra juger aisément de l’ensemble :
« Je vous ai acheté treize sous tout juste, petit squelette, voici trois ans, en un exotique bazar.
« Parmi beaucoup d’autres, vous attendiez le bon plaisir de l’acheteur — et l’on eût dit quelque marché d’esclaves au pays de Lilliput, retrouvé soudain, dans les fouilles, par des savants à besicles. Victime, d’une catastrophe identique à celle, qui ensevelit Pompéi, qui combla Herculanum, chacun était demeuré dans la pose précise où le trépas l’avait foudroyé : celui-ci exprimant ses sentiments, cet autre donnant l’échantillon de ses savoirs.
« Il en est qui, maris jaloux ou mimes tragiques, brandissaient une arme, d’un geste farouche ; d’autres, facteurs ruraux ou premiers sujets de danse, étaient demeurés figés sur la pointe du pied, dans l’envolée célèbre de Mercure. Une petite, à gauche, tout ingénue, toute mignonne, respirait une rose, de son nez camus ; tandis que, plus loin, une grande, très snob, lisait un livre qui devait être du Bourget de son temps.
« Je demeurais contre la vitrine, les yeux écarquillés, les dix doigts plaqués à la glace, comme une gamine qui voit des poupées.
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« C’est alors que je vous aperçus, petit squelette ; et que je reçus le coup de foudre !
« Vous étiez si joliment ironique, un genou en terre, la guitare aux doigts, le front penché, roucoulant la romance à Madame ! Il y avait, sur votre minuscule ébauche de visage, en votre rictus sans lèvres comme une alcôve sans rideaux, tant de malice sournoise, tant de pénétrante moquerie !
« Vous étiez l’ombre des amours passées, présentes et à venir… l’âme de la pomme qui tenta Ève— on la connaît, votre chanson !
« Rentrée chez moi, par je ne sais quel caprice je vous ai coiffé d’un grand papillon noir qui semble boire, à la coupe de votre crâne, le miel des rêves effeuillés ? qui vous donne aussi l’air d’un Lied d’Alsace !
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« D’où venez-vous ? Je l’ignore. Pas de l’Asie, fertile cependant en imaginations fantasques, car la charpente de votre faciès est bâtie à l’européenne ; point fuyante, plutôt carrée. D’Allemagne, alors ? Oh ! non ! Il est en vous une impertinence d’élégance qu’ils ignorent… et que même le triomphe de la force ne donne point. D’Angleterre ? Pas davantage ! Quand Albion singe la Camarde, c’est par ses clowns, point par ses jouets ; et elle exagère l’horreur au point que le modèle lui-même en prendrait les jambes à son cou !
— ? L’Italie et l’Espagne ignorent ces industries, dont la fantaisie est la seule valeur ; de plus, elles ont, de l’outre-tombe, un respect légèrement froussard.
« Décidément vous devez être de France, minuscule fantôme ; et même de Paris.
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« Mais vous êtes plus que mon compatriote, bibelot ; vous êtes un peu mon précepteur. Je vous ai dû de faire bien des réflexions et de ne pas faire bien des sottises !
« Aux heures d’énervement, alors que, de ce geste familier à toutes les femmes, on s’accoude à la cheminée et qu’on regarde, dans le fond de ses yeux, passer les mauvaises pensées, les amertumes, les rancœurs, le défilé des colères et des tentations, alors, petit squelette, mon regard a rencontré vos orbites vides… et qui parlaient, cependant !
« Elles disaient :
« — Pourquoi te perdre en rêves, gâcher ton âme en égoïstes révoltes ? Regarde-les, tes bleues prunelles ! Un peu plus tôt, un peu plus tard, elles se fondront dans le grand creuset où les plus heureuses, les plus aimées, ont versé leur regard, comme une dernière larme ! Ton masque de chair, le “loup” souriant et souple qui cache les hideurs recouvertes, il faudra aussi le retirer ! Et il ne restera de ta crinière rousse que ce que la charité du sort en abandonnera aux merles de cimetière pour tresser leur nid ! Ton âme seule compte, l’oiseau dont je suis la cage ! Sois bonne, essaie de l’être… pour que ses ailes soient légères, quand viendra la liberté !
« Et durant les veillées très longues, alors que le logis, la maison, la rue même, reposaient en un lourd sommeil ; que, sur le papier blanc, la clarté ronde de la lampe mettait comme un astre, parmi les pénombres accrues, le petit squelette disait aussi :
« — Je suis le spectre de l’amour, celui qui chante et celui qui enchante. Mon refrain est semblable toujours, à travers les millions de bouches qui l’ont proféré ; et il ne demeure rien de mes ivresses… que le péché ! La haine aussi, comme moi, est fantôme ; la rancune est cendres comme ce qui fut mon linceul de derme ! Que pèse la calomnie et que pèse la vengeance, atomes, dans la somme des siècles révolus ? Nul ne sait aujourd’hui qui eut raison ou tort, de César ou de Pompée, maîtres du monde ! Rien ne reste des aversions fratricides… que le péché ! Fais donc humblement, tenacement, ton œuvre, ô femme ! Défends les faibles, combats les forts ; gare ton honneur des déchéances vilaines et ton esprit des colères stériles ; cueille les fleurs à brassées, un bout de laurier si tu le peux, — et tâche de descendre où vous irez tous, les mains pleines de roses et pleines de bienfaits !
« Amen ! petit squelette ! Et merci. »
Que de charme mélancolique dans cette philosophie qui ne cherche point à en être et n’est faite que de sensations, dans cet examen de conscience d’une femme « accoudée devant sa glace »
cherchant à voir son âme passer dans ses yeux. C’est ainsi que nous montre Séverine un peintre de grand talent, M. Hawkins, dans une sanguine très pure, placée en tête des Pages mystiques.
Je n’insisterai pas davantage sur ce livre déjà signalé à tout le monde des lecteurs et qui contient, outre des chapitres intimes comme celui-ci, le récit de bien des événements, et notamment de l’entrevue de l’auteur avec Léon XIII. Je signalerai aussi une relation de l’exhumation des ossements d’un enfant, que les uns affirment avoir été Louis XVII, tandis que d’autres se refusent absolument à y reconnaître les restes du pauvre Dauphin, mort au Temple. Question qui est loin d’être résolue bien que toute la discussion repose sur une phrase du rapport des médecins qui constatèrent le décès de l’enfant royal ; or, cette phrase : « Le corps qu’on nous dit être celui de, etc. »
, n’est qu’une formule consacrée depuis qu’il existe une médecine légale et que les médecins se fussent bien gardés d’inventer alors s’ils avaient eu le moindre doute sur l’identité du personnage en question.
II. — Littérature historique et documentaire
I. S. A. R. le prince de Joinville. — Vieux Souvenirs
Vieux Souvenirs, tel est le titre sous lequel S. A. R. le prince de Joinville a réuni une suite de notes prises sans autre but que de dire la vérité sur les grands et les petits événements qui l’ont le plus frappé dans la période de sa vie comprise entre les années 1818 et 1848. Le Prince a écrit comme on parle, donnant à ses récits un pittoresque et une couleur qui les gravent dans la mémoire ; il y a ajouté une grande quantité de compositions dessinées par lui d’après nature, presque dès son enfance ; ce sont œuvres d’amateur de talent le plus souvent, et parfois de véritable artiste ; qui lira ce livre, dans lequel il ne faut rien chercher d’un manifeste politique, sera charmé de trouver sous le prince le soldat intrépide en même temps que l’homme d’esprit, et parfois aussi le gamin de Paris, par ses bons côtés d’insouciance et de gaîté. Passant sur les premières pages consacrées à son enfance, j’arrive aux jours qui ont précédé la révolution de 1830 ; le récit, fait avec une grande simplicité, est précédé de ce curieux petit portrait du dernier des Condé :
« Le 20 juillet, nous avions tous dîné à Saint-Leu, chez monsieur le duc de Bourbon, un vieux cousin, qui ne se mêlait pas de politique et qui menait une grande et belle existence à Chantilly et à Saint-Leu, sans venir jamais à Paris autrement qu’en passant, bien qu’il y possédât le charmant palais qui porte son nom, le palais Bourbon. Sa grande passion était la chasse où il excellait, et mon père, en lui abandonnant la chasse à courre de toutes ses forêts, s’en était fait un ami. Il y avait encore une autre raison à cette cordialité et peut-être la principale : c’est que mes parents avaient consenti à recevoir la baronne de Feuchères, qui exerçait sur monsieur le duc de Bourbon un grand empire, mais qui n’était pas admise à la cour. Je vois encore ce beau vieillard à la parole brève, au profil où le type de la maison de Bourbon était si vivement accentué, avec sa chevelure blanche et sa queue, son habit bleu boutonné d’où sortait un jabot, et son pantalon toujours beaucoup trop court laissant voir des bas blancs. Le soir dont je parlais il y avait grande réunion à Saint-Leu, grand dîner, puis comédie de société, jouée par madame de Feuchères et les gentilshommes de monsieur le duc de Bourbon. »
Les événements se sont précipités ; les trop fameuses Ordonnances ont soulevé l’émeute ; à la fin d’une fête donnée au Palais-Royal, Charles X, acclamé encore la veille, avait salué la foule d’un dernier geste de la main, accompagné d’un : « Bonjour, mon peuple ! dit moitié sérieusement, moitié plaisamment. »
C’était la dernière fois qu’il devait voir ce peuple qui allait le renverser le lendemain :
« Le 28, on savait Paris en pleine insurrection : le canon grondait ; le bourdon de Notre-Dame sonnait le tocsin ; nous n’allâmes pas au collège, bien entendu. Mais les maîtres qui donnaient des leçons à mes sœurs vinrent à Neuilly, et par eux on apprit successivement ce qui se passait dans la capitale : toutes les rues couvertes de barricades, la troupe sur la défensive, le drapeau tricolore partout arboré.
« Le 29, la lutte se rapprocha de nous : un boulet vint en sifflant s’abattre dans le parc. D’après les dires des gens échappés de Paris, l’insurrection était triomphante, la troupe de ligne fraternisait avec elle ; la garde se retirait sur Saint-Cloud pour se grouper autour du Roi. Je néglige tous les bruits, tous les canards qui accompagnaient ces nouvelles trop réelles. Que faisions-nous pendant ces heures d’angoisse ? Nous obéissions à divers sentiments. Le premier était celui d’une ardente sympathie pour nos soldats engagés dans la lutte, pour ces pauvres soldats, la vraie France, le vrai peuple, obéissant aux plus nobles mobiles, l’honneur, le devoir, en opposition à la populace, dont l’envie et les mauvais instincts étaient déchaînés par une poignée d’ambitieux. Aussi n’eûmes-nous de repos que lorsque tout le personnel du château se fut porté aux diverses portes du parc, pour les ouvrir aux soldats isolés, dispersés, menacés de massacre. On les faisait entrer, on les faisait manger, on leur donnait des casquettes, des blouses, au lieu de leurs uniformes, et on les passait en bateau sur l’autre bord de la Seine. À côté de cela, tant le cœur de l’homme et surtout de l’enfant est rempli de contrastes, nous obéissions au courant, nous fabriquions, mes sœurs et moi, nous tous, des cocardes tricolores ! Bien certainement cette fascination du drapeau tricolore a été une des causes de la rapidité avec laquelle a pris la traînée de poudre révolutionnaire.
« Et comme il y a toujours le côté-pour rire au milieu des événements les plus sérieux, la note comique fut donnée par nos maîtres de langues, de dessin et autres, qui, sortis de Paris le 28, n’avaient pas osé y retourner à cause de la bataille. Quand ils s’y décidèrent, le 29, nous persuadâmes à ceux d’entre eux qui portaient des moustaches qu’ils couraient de grands dangers et seraient pris pour des soldats déguisés. Tout aussitôt la salle d’étude fut transformée en une boutique de barbier, où s’opéra un rasage général, avec les changements de physionomie qu’il comporte et qu’augmentait encore l’effarement des personnages.
« En même temps que nos maîtres rasaient leurs moustaches, mon père disparaissait de Neuilly. Ses mouvements nous furent rigoureusement cachés et, même depuis, je ne les ai jamais bien connus. Aussi n’en dirai-je rien. »
Ici se place une note du prince, importante à transcrire :
« Je n’ai pas à juger la conduite de mon père en acceptant la couronne en 1830. La révolution de Juillet a sans doute été un grand malheur : elle a porté un nouveau coup au principe monarchique et donné un funeste encouragement aux spéculateurs en insurrections. Mais j’ai l’absolue certitude que mon père ne l’avait jamais souhaitée et que, au contraire, il l’avait vue venir avec une profonde douleur. Quand le trône de Charles X s’est écroulé, sans qu’il pût en aucune façon le défendre, il a sans doute désiré passionnément échapper à l’exil commun et continuer à mener en France une existence heureuse entre toutes. La lutte terminée et la France soulevée d’un bout à l’autre, il a compris qu’il n’échapperait à l’exil qu’en s’associant au mouvement et il est certain qu’il ne l’a fait au début qu’avec la pensée de ramener Henri V sur le trône. Cet espoir déçu, il a cédé aux instances de tous ceux qui le conjuraient, comme seul en position de le faire, d’arrêter la France sur la pente fatale qui, de la République, la mènerait encore à la dictature, à l’invasion, à l’amoindrissement. Il a reculé de dix-huit ans ce funeste enchaînement, au péril de ses jours sans cesse menacés. Ce sera son honneur dans l’histoire, quelle que soit l’injustice des hommes. »
Reprenant son récit, le prince ajoute :
« Nous sûmes seulement bientôt que mon père était à Paris, qu’il y exerçait des fonctions publiques encore mal définies et, le 31 au soir, ma mère nous annonça que nous allions aller le rejoindre au Palais-Royal. Sur les huit heures du soir nous partîmes, ma mère, ma tante Adélaïde et tous les enfants, dans un omnibus, afin de ne pas attirer l’attention. À la barrière de l’Étoile, nous ◀commençâmes▶ à trouver des barricades, mais on y avait pratiqué déjà des ouvertures qui permettaient le passage d’une voiture, ouvertures toutes gardées par des postes de gens, pardon, je me trompe, de citoyens armés qui jouaient au soldat, à la police, arrêtaient, questionnaient comme de vrais enfants.
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« Nous rentrâmes le soir à Neuilly et le lendemain 26, au moment où nous nous apprêtions, Nemours et moi, à partir pour le collège, quelqu’un ouvrit la porte et jeta à nos précepteurs ces mots : “Le coup d’État est au Moniteur. ? Comment ? Oui ! Les Ordonnances.” Sur quoi nos précepteurs coururent au salon de famille où nous les suivîmes. Nous y trouvâmes mon père assis, comme anéanti ; il tenait le Moniteur. En voyant arriver les précepteurs, il leva le bras en l’air avec désespoir et le laissa retomber. Au bout d’un silence pendant lequel ma mère mettait ces messieurs rapidement au courant, mon père dit seulement : « Ils sont fous ! » puis, après un nouveau et long silence : « Ils vont se faire exiler encore ! Oh ! pour moi, je l’ai déjà été deux fois ! Je n’en veux plus, je reste en France ! » Je n’en entendis pas davantage, parce que l’heure du collège était arrivée et que nous montâmes en voiture, mais ces paroles de première impression me sont restées gravées dans la mémoire. »
Puis, l’Histoire marche. Louis-Philippe est roi des Français. Les émeutiers qui rêvaient le retour des grandes journées de la première Révolution, ne trouvant pas leur compte au nouveau régime, ◀commencent▶ à protester ; arrivent les événements du Cloître Saint-Merry, puis l’attentat de Fieschi :
« Je devais, avec mes deux frères aînés, accompagner le Roi à une revue de la garde nationale et de l’armée, rangées sur les boulevards. Nous étions tous réunis, princes, maréchaux, généraux, aides de camp devant faire partie du cortège, dans le salon des Tuileries, contigu à la salle du Trône, lorsque M. Thiers, ministre de l’intérieur, entra comme un ouragan, et nous faisant signe à mes deux frères et à moi, nous emmena dans l’embrasure de la croisée.
« “Mes chers princes, nous dit-il en nous regardant par-dessus ses lunettes, il est plus que probable qu’on va attenter à la vie du Roi votre père, aujourd’hui. Il nous est revenu des avis de plusieurs côtés. Il est question de machine infernale du côté de l’Ambigu. C’est très vague, mais il doit y avoir quelque chose de fondé. Nous avons fait visiter ce matin toutes les maisons dans le voisinage de l’Ambigu. Rien !? Faut-il prévenir le Roi ? Faut-il décommander la revue ?” Nous fûmes unanimes à répondre qu’il fallait prévenir le Roi, mais qu’avec son courage bien connu, jamais il ne consentirait à décommander la revue. Il en fut ainsi : “Veillez bien sur votre père !” nous répéta M. Thiers. Et on monta à cheval.
« La revue marcha assez bien, avec cette seule remarque, que nous fîmes tous, de la présence de nombreux individus à visages insolents, portant tous un œillet rouge à la boutonnière ; évidemment le personnel des sociétés secrètes, prévenu, non de ce qui allait se passer, mais d’être prêt à tout événement. Nous n’avions pu prendre d’autres précautions que de nous partager, mes frères et moi, ainsi que les aides de camp de service, la surveillance autour de la personne du Roi. À tour de rôle un de nous et un aide de camp devaient se tenir immédiatement derrière son cheval, l’œil fixé sur la troupe et la foule, afin de s’interposer devant tout geste suspect. C’était mon tour d’occuper ce poste d’observation avec le général Heymès, aide de camp de service, à ma droite. À ma gauche se trouvait le lieutenant-colonel Rieussec, de la légion de la garde nationale devant laquelle nous passions, lorsque tout près de l’Ambigu, non pas du théâtre actuel dont on avait fouillé le voisinage, mais d’un ancien Ambigu abandonné, en face du café du Jardin Turc, une espèce de feu de peloton, comme la décharge d’une mitrailleuse, se fit entendre, et en levant les yeux au bruit, je vis de la fumée devant une fenêtre à moitié fermée par une persienne.
« Je n’eus pas le temps d’en voir davantage, et je ne m’aperçus même pas sur le moment que mon voisin de gauche, le colonel Rieussec, était tué, qu’Heymès, criblé de balles dans ses habits, avait le nez emporté, ni que mon cheval était blessé. Je ne vis que mon père qui se tenait le bras gauche en me disant par-dessus mon épaule : “Je suis touché.” Il l’était, en effet ; une balle lui avait éraillé la peau du front, une balle morte lui avait fait la contusion dont il se plaignait, une autre balle traversait le cou de son cheval. Mais nous ne sûmes cela qu’après coup ; nous ne sûmes également qu’après coup que l’instrument du crime était une machine. Notre première pensée fut que la fusillade allait continuer ; je mis donc mes éperons dans le ventre de mon cheval et, saisissant le cheval de mon père par la bride, pendant que mes deux frères le frappaient par derrière avec leurs épées, nous l’entraînâmes rapidement à travers l’immense désordre qui se produisait : chevaux sans cavaliers ou emportant des blessés vacillants, rangs rompus, gens en blouse se précipitant sur mon père, peur toucher lui ou son cheval, avec des : « Vive le Roi ! » frénétiques. En nous éloignant, je vis encore la prise d’assaut de la maison d’où était partie la décharge : les jeunes aides de camp avaient mis pied à terre, lâchant leurs chevaux, et avec les gardes municipaux et les sergents de ville escaladaient la maison et sa voisine, le café Barfetti. »
Le reste du récit n’est pas moins captivant. La revue continue, on compte les morts, les blessés :
« Le défilé devait se faire place Vendôme et la chancellerie était pleine de dames du monde officiel, groupées autour de ma mère. Nous mîmes pied à terre un moment pour aller les saluer, et là encore il y eut une scène émouvante. On avait bien pu expédier un aide de camp pour avertir ma mère, ma tante, mes sœurs que nous étions sains et saufs, mais le messager n’avait pas eu le temps de connaître le nom de toutes les victimes. Aussi, quand nous montâmes l’escalier de la chancellerie, quelques-uns de nous tout éclaboussés de sang, toutes les femmes en toilette de fête qui contrastaient avec leurs yeux pleins d’angoisse, se précipitèrent-elles, pour voir si ceux qui leur étaient chers se trouvaient bien là. Quelques-unes ne devaient plus les revoir. »
Les récits des campagnes et des voyages du prince de Joinville tiennent naturellement une grande place dans ce livre. On le voit ◀commencer▶ sa carrière militaire. Dans les premières pages nous trouvons cette scène émouvante :
« Le vaisseau était à la cape courante, lorsque j’entendis le cri de : “Un homme à la mer !” On jette la bouée de sauvetage et, en regardant en arrière, je vois que l’homme l’a saisie. Mais la mer était démontée ; essayer de mettre une embarcation à l’eau pour aller chercher le malheureux, c’était exposer aux plus grands dangers les hommes qui la montaient. Je le voyais, je le sentais. L’équipage, lisant sur ma physionomie l’affreux combat qui se livrait dans mon cœur, vingt, trente, quarante volontaires, des officiers, des aspirants en tête, se précipitèrent autour de moi, me suppliant presque à genou : “Commandant, laissez-nous sauver notre camarade ! Nous ne pouvons l’abandonner !” J’eus la faiblesse de céder. Par un bonheur inespéré, nous réussîmes à mettre à l’eau, sans accident, une embarcation qui s’éloigna, montée par douze hommes.
« Nous la vîmes, par un plus grand bonheur encore, atteindre et recueillir le malheureux, et je man œuvrais pour faciliter son retour, lorsqu’une énorme lame déferla sur elle. Ce fut à bord un cri d’horreur. Plus rien !!! Un instant après, je vis, sur la crête d’une lame, mon canot chaviré et deux ou trois hommes, dont un aspirant, accrochés sur sa quille. Pour abréger leur agonie, je fis ostensiblement faire route ; l’aspirant comprit cet abandon forcé, car il fit un geste d’adieu et se laissa aller. J’avais été faible, j’en étais cruellement puni. Treize hommes au lieu d’un, noyés par ma faute ! Jamais je n’oublierai l’expression de sévérité que prit la figure du commandant quand il ajouta, en me mettant la main sur l’épaule : “Vous commanderez un jour, jeune homme ! Que mon souvenir vous rappelle toujours l’inflexibilité du devoir.” »
Je passe forcément, les récits des funérailles du général Damrémont, le combat de Vera-Cruz, l’expédition de Sainte-Hélène et tant de curieuses pages ; du premier séjour du prince en Afrique je détache pourtant ces lignes :
« Grande émotion à la vue de la brèche, et mon premier soin fut d’y monter. Qu’on se figure l’aspect des démolitions, du percement d’une rue de Paris, et on aura une idée du tableau que présentait le sommet de la brèche. Un chaos, fait par le boulet, les explosions, et sans issue apparente ; le sol, une moraine de glacier, semée de képis, d’épaulettes, de débris humains. Près d’une grosse pierre, un soldat du 2e léger était en faction. “Pourquoi êtes-vous là ? — Vous voyez ce bout de capote bleue dans ce trou ; le commandant est écrasé là-dessous, et ces baïonnettes qui sortent des plâtras, c’est le peloton qui le suivait ; l’explosion les a enterrés.” »
Fragment d’une conversation du prince de Joinville avec le général Vallée :
« “Mais mon général, si l’assaut avait été repoussé qu’auriez-vous fait ? — Nous aurions recommencé.” En disant cela, il pinçait ses lèvres avec une expression effroyablement dure, qui, jointe à sa petite taille, lui avait fait donner à l’armée le sobriquet du petit Louis XI, et un officier placé derrière moi, qui avait entendu la demande et la réponse, ajouta tout bas : “Et il avait pris ses précautions. — Comment ? — Quand la veille de l’assaut on lui a rendu compte que les munitions d’artillerie étaient épuisées, il a ordonné de réserver une salve pour les canons de la batterie de brèche. — Eh bien ! — Vous ne comprenez pas ? C’était pour tirer sur les colonnes d’assaut si elles étaient tentées de reculer. Il l’avait déjà fait une fois, en Espagne, au siège de Tarragone.” »
À côté de ces graves chapitres, il en est d’autres consacrés aux récits des beaux jours d’enfance passés à Neuilly, à ceux de la jeunesse qui rit et pressent que le reste de sa vie ne devant pas être toujours bien gai, il est urgent de s’amuser. Le prince avoue, non pas ingénument, mais avec une certaine fierté, qu’il a été un cancre au collège, il raconte comment le Roi, par pure distraction, en allant un jour au-devant de Talleyrand, se mit à boiter comme lui ; comment le colonel Amoros, le prophète de la gymnastique, décernait des prix de toutes sortes, même de vertu cachée ; il nous montre Thiers, sur un cheval emballé « cramponné sur son dos comme un singe de l’Hippodrome »
; il raconte ce mot d’un médecin qui, jaloux de voir un de ses confrères soigner l’aristocratie, le surnommait « le Vengeur du peuple » ; il nous conduit aux bals de l’Opéra d’alors, nous y montre Chicard, les grisettes qu’on invitait à danser du parterre, et que l’on se transmettait de mains en mains, des premières et secondes galeries ; un garde national, un peu gris, dansant le cancan aux Tuileries ; il fait défiler devant le lecteur tous les grands artistes, les grands écrivains de son temps et raconte même de très amusantes historiettes.
Il y a de tout dans ce livre, mais quels que soient les faits, les anecdotes, les récits qui s’y trouvent, la note dominante est le patriotisme, qui ne cherche pas à s’y manifester, mais qui y vit partout à l’état latent, soit que le prince aille saluer les morts de l’île de Cabrera, soit qu’il adresse le dernier adieu, en 1848, à cette terre d’Afrique où les siens ont laissé tant de glorieux et ineffaçables souvenirs.
« Enfin le moment arriva où notre présence à Alger devint incompatible avec l’existence à Paris d’un gouvernement révolutionnaire et où nous dûmes aller rejoindre à l’étranger notre famille exilée. Nous nous décidâmes, mon frère Aumale et moi, à nous embarquer pour l’Angleterre, avec nos femmes et nos enfants, à bord de l’aviso le Solon, commandant Jaurès.
« Ce ne fut pas sans fierté, mais avec un profond serrement de cœur, que nous descendîmes la rue de la Marine, salués par le canon des forts et accompagnés jusqu’au bout par tous les corps d’officiers de terre et de mer, parmi lesquels nous comptions tant de vieux amis, de bons camarades.
« Trente ans de ma vie s’étaient écoulés en France. En dépit du ver rongeur révolutionnaire, ma famille la laissait prospère, intacte, respectée, avec de magnifiques armées et une non moins magnifique colonie.
« Je ne devais revoir mon pays que vingt-deux ans après, au milieu des horreurs de l’invasion, du démembrement, de la Commune. »
Ainsi finit ce livre d’un si grand intérêt et par les faits qu’il rapporte et par le nom respecté du prince qui l’a signé.
II. Arthur Desjardins. — De la liberté politique dans l’État moderne
Signalons un livre de haut intérêt, écrit par M. Arthur Desjardins, membre de l’Institut, avocat général à la Cour de cassation. Il a pour titre : De la liberté politique dans l’État moderne.
C’est par une grande clarté, une réelle puissance de logique et de déduction que se recommande l’ouvrage, très étudié, de M. Arthur Desjardins. Son but est bien de faire comprendre comment il faut interpréter ce mot liberté qui est dans toutes les bouches et dans si peu de cœurs. Répondant, dans sa préface, à l’appel d’un groupe de libéraux qui tente d’opposer sa propagande à la propagande socialiste, l’auteur dit :
« Tout le monde ne croit pas, je m’en suis vite aperçu, que le moment soit bien choisi pour entretenir les Français de la liberté. De même, ai-je entendu dire, qu’on se lassait en 1868, quand Prévost-Paradol publia sa France nouvelle, d’être trop gouverné, de même on est, en général, fatigué de ne pas l’être assez : ce n’est plus de la liberté qu’il faut en ce moment parler à la France si l’on veut se faire écouter d’elle, mais de l’autorité. C’est raisonner comme si la France était partagée nécessairement en deux camps : les partisans de l’autorité, les partisans de la liberté. Mais l’une n’exclut pas l’autre ; disons mieux : l’une ne saurait se passer de l’autre, parce que toutes deux ont besoin d’une règle. »
L’auteur a écrit des chapitres d’une argumentation très serrée, avec exemples à l’appui, pour établir ce qu’il faut entendre par la liberté politique, ses conditions élémentaires, la liberté des électeurs, celle du parlement, pour définir la nécessité de l’indépendance des juges, de la liberté de la presse, de la liberté d’association ; il compare la différence de la liberté politique dans les États monarchiques avec celle des États républicains, étudie le mécanisme du socialisme et explique pourquoi les Français n’ont eu jusqu’à ce jour qu’une conception incomplète et une conception précaire de la liberté politique ; c’est à ce dernier chapitre que j’emprunte cette appréciation si juste de l’exagération que le peuple français s’est trop longtemps faite de sa supériorité sur les autres :
« Nous avons eu peut-être, jusqu’à ces derniers temps, trop de confiance en nous-mêmes ou plutôt dans les grandes ressources et dans la vitalité de notre pays. On a beaucoup redit au peuple français qu’il avait reçu sa vocation d’en haut, qu’il était investi d’une mission particulière ; que, dans la marche éternelle des peuples, il était toujours et nécessairement “en tête de la troupe” ; qu’il s’en allait “chevauchant des chevauchées gigantesques, à travers le monde”, taillant dans la masse humaine, démolissant les remparts du passé, reculant les frontières invisibles de l’esprit, refaisant la carte mouvante de la géographie idéale ; qu’il était enfin “la conscience de l’humanité dans son expression la plus haute”. Il a pu le croire. Nous avions exercé, pendant tant d’années, un si grand ascendant sur les autres ! Pouvions-nous oublier le règne de Louis XIV et l’Europe subjuguée bien moins par nos armes que par notre langue, nos mœurs et notre génie ? Plus tard, après 1789, nous avions vaincu la coalition des empires, porté le drapeau tricolore dans toutes les capitales, propagé les idées et les lois nouvelles jusqu’au bout de la terre. Chacune de nos révolutions, y compris celle de 1848, donnait une secousse au monde. Nous n’avons plus songé que, pour guider les autres, il fallait d’abord nous conduire, et nous avons trop présumé soit de nos forces soit de nos lumières. D’une part, nous nous figurions que ce capital immense était inépuisable, et nous l’avons-dépensé parfois avec une certaine prodigalité ; d’autre part, on nous eût persuadés difficilement que nous pouvions errer, que nous n’avions pas, dans notre marche capricieuse vers l’idéal, enchaîné la fortune, et que nous trouverions peut-être quelque déception au bout de quelque aventure. Cette disposition d’esprit était d’autant plus dangereuse qu’elle se compliquait d’une foi vivace au progrès indéfini, et que nous nous laissions peut-être aller à confondre deux choses distinctes : le progrès général de la race humaine et celui d’une nation. Or, les nations peuvent s’affaiblir et disparaître, ainsi que l’a fait l’empire romain lui-même, tandis que l’humanité continue sa course. Aucune d’elles ne personnifie le genre humain »,
Voilà qui est la vérité, il faut la reconnaître, dût notre amour-propre en souffrir.
III. Général Thiébault. — Mémoires (2e série)
Ce volume des Mémoires du baron Thiébault comprend le récit des événements auxquels a été mêlé le général pendant la campagne d’Italie (1793 à 1799). Le général ne néglige aucun fait important et nous initie même aux scènes les plus intimes de sa vie : combats, amours, amourettes, notes historiques, artistiques,-il y a de tout dans ces Mémoires écrits de verve, avec une étonnante netteté de souvenirs. Voici, par exemple, une silhouette bien curieuse de Bonaparte avant la campagne d’Italie :
« Peu de jours après le 13 vendémiaire, je me trouvais au bureau de l’état-major général, rue ? Neuve-des-Capucines, nº 10, lorsque le général Bonaparte, logeant déjà dans cet hôtel, y entra, et je crois voir encore son petit chapeau, surmonté d’un panache de hasard assez mal attaché, sa ceinture tricolore plus que négligemment nouée, son habit fait à la diable et un sabre qui, en vérité, ne paraissait pas l’arme qui dût faire sa fortune. Son chapeau jeté sur une assez grande table, au milieu de la pièce, il aborda un vieux général nommé Krieg, extraordinaire comme homme de détail et auteur d’un fort bon livret, intitulé : Manuel des guerres des soldats républicains. Il le fit asseoir à côté de lui, à la table dont j’ai parlé, et, la plume en main, se mit à le questionner sur une foule de faits ayant rapport au service et à la discipline.
« Parmi les questions qu’il fit, quelques-unes attestaient une si complète ignorance des choses les plus ordinaires que plusieurs de mes camarades sourirent. Quant à moi, je fus frappé du nombre de ces questions, de leur ordre, de leur rapidité tout autant que de la manière dont les réponses étaient saisies et se trouvaient parfois résoudre beaucoup d’autres questions, qu’il déduisait comme autant de conséquences ; mais ce qui me frappa davantage fut le spectacle d’un général en chef mettant une entière indifférence à montrer à des subordonnés, aussi éloignés de lui, combien en fait de métier il ignorait des choses que le dernier d’entre eux était censé savoir parfaitement. Ce fait le grandit à mes yeux de cent coudées. »
Autre portrait non moins curieux, celui du général Dumas, père de notre grand romancier, qu’il rencontre à Milan :
« Sous les ordres du général Masséna, se trouvait un autre général de division nommé Dumas, mulâtre, fort loin d’être sans moyens et de plus un des hommes les plus braves, les plus forts, les plus agiles que j’aie vus. La réputation qu’il avait à cette armée était extraordinaire ; on citait de lui vingt traits de vaillance chevaleresque et de force athlétique. Il n’y avait pas même huit jours lors de notre arrivée, que, fort avancé avec quelques fantassins, il fut chargé par la cavalerie autrichienne. Bien monté, rien ne lui était plus facile que de se retirer ; mais il songea d’abord à ses hommes et sauva jusqu’au dernier en les prenant, sans descendre de cheval, avec une seule main, par la nuque, puis en les jetant avec leurs armes par-dessus une haie vive, épaisse, qui les remparait. Ses hommes en sûreté, il s’élança seul au milieu des premiers cavaliers, qui arrivaient sur lui en tirailleurs, et ne se précipita sur aucun sans que la mort s’ensuivit ; il en fit une véritable déconfiture et ne céda le terrain qu’aux pelotons.
« Dans une autre occasion, tourné par un corps très supérieur, il fit reployer à la hâte les troupes qu’il avait avec lui, et, lorsqu’il resta seul, il se retira au pas sous le feu le plus nourri. Enfin, je tiens ce fait de lui-même, commandant une partie du blocus de Mantoue, on lui amena un homme cherchant à pénétrer dans la place. Convaincu que c’est un espion, mais ne découvrant rien qui prouve sa mission, il se fait amener les bouchers du camp, avec leurs mains et leurs tabliers pleins de sang et leurs coutelas ; il fait mettre par eux cet homme nu, le fait attacher par les quatre membres sur une table, puis d’une voix qu’il savait rendre terrible, quoiqu’il fut le meilleur homme du monde, il ordonne de lui ouvrir le ventre s’il ne dit à l’instant où se trouve la dépêche qui lui a été remise. Dans cette effroyable position, à la discrétion d’hommes qui se montrent prêts à mettre la main à l’œuvre, le malheureux avoua que sa dépêche était dans un petit étui fait avec de la cire à cacheter, et que, d’après les ordres qu’il avait reçus, il l’avait avalée. Il ne fut pas éventré ; on devine même qu’il ne l’eût été dans aucun cas ; mais une bonne médecine accéléra la restitution de la dépêche et révéla au général Bonaparte le secret d’un nouvel effort que l’Autriche allait tenter pour sauver Mantoue ; cette dépêche faisait connaître l’itinéraire de la marche d’Alvinzy et l’énumération de ses forces. »
Plus loin le général Thiébault raconte comment il se trouva, un jour, en présence du fils du général Dumas, d’Alexandre Dumas, déjà célèbre comme auteur dramatique et romancier. Le soldat, ne comprenant guère que la gloire militaire, s’étonne de l’importance qu’a prise la littérature, et fait de Dumas un portrait aussi désagréable que peu ressemblant. Passons-lui cette maladresse, et revenons à l’armée. Son admiration est sans réserve pour La Salle qui, lui aussi, partage son cœur entre « Bellone et Vénus ». Le récit d’une expédition qu’il fait à Vienne avec quelques cavaliers pour visiter une certaine marquise est invraisemblable de crânerie et de courage. L’amour tient d’ailleurs une assez grande place dans ces pages où se retrouve toute la couleur d’une époque ; témoin cet épisode d’un bal chez Talleyrand :
« Un fait me rappelle encore ce bal : c’est l’effet que produisit l’aîné des Trois Colbert, au moment où il entra dans la galerie de l’hôtel de la rue du Bac. Parées des toilettes les plus brillantes, trois à quatre cents femmes étaient assises sur les banquettes en amphithéâtre dont cette galerie se trouvait entourée, et cent cinquante d’entre elles s’y disputaient la palme du luxe et de la beauté. Tous les regards leur semblaient dévolus, alors qu’elles paraissaient si éloignées de rendre à quelque homme que ce fût la moindre part des tributs reçus par elles avec de superbes dédains. Eh bien, l’arrivée de l’aîné des Colbert changea cette disposition. C’était à la vérité un jeune homme magnifique de taille, de figure, de chevelure ; son brillant costume de hussard modelait admirablement ses formes à la fois élégantes et fortes. Quand il entra dans la galerie, plus de deux cents femmes se levèrent par un mouvement spontané, pour ainsi dire irrésistible. Tel fut cet hommage, que je n’avais pas encore vu rendre à un homme et qui ne me rappellerait aucun autre souvenir du même genre, sans l’exclamation que la vue du général Dor-senne arracha à un groupe de jeunes dames, en 1804. Ce général, auquel j’aurai à revenir, était alors l’amant de madame d’Orsay, ce qui faisait dire qu’elle avait le plus beau mari et le plus bel amant de France. »
Les duels, les intrigues militaires et politiques ont aussi leur chapitre dans ces Mémoires où l’auteur nous montre les belles opérations de nos armées, les difficultés de toutes sortes qu’elles avaient à surmonter, les insurrections qu’il fallait réprimer presque à chaque pas. L’expédition dans les Calabres, en Pouille, à Naples, est particulièrement intéressante et dramatique ; nous retrouvons là un récit du miracle de saint Janvier auquel a assisté Thiébault, je passe les commencements de la scène et j’arrive au fait. Tout le monde est réuni dans l’église, poussant les cris, les hurlements accoutumés en cette circonstance :
« Jamais la superstition n’a pu s’offrir sous de plus effroyables traits, sous des couleurs plus dégoûtantes. Enfin il y avait onze minutes que durait cette situation, à chaque instant plus menaçante ; la foule frénétique en était à son dernier recours avant d’en venir à l’action, je veux dire qu’elle s’abandonnait à des imprécations contre la Divinité elle-même ; alors le président du gouvernement napolitain, la figure altérée, me demanda de lui faire place, s’approcha du cardinal dont je le séparais, lui présenta sous mes yeux un des pistolets cachés par son gilet et, d’une voix étouffée, lui cria dans l’oreille : “Si le miracle ne se fait pas de suite, vous êtes mort !”
« Ce cardinal, déjà âgé, n’avait peut-être pas les mains assez fortes pour ouvrir la soupape par laquelle devait entrer dans le reliquaire l’air atmosphérique dont le contact est nécessaire pour opérer la dissolution d’antimoine qui, d’après ce qu’on m’a dit, forme le liquide rouge que le peuple prend pour le sang de saint Janvier ; peut-être aussi ne voulait-il pas se charger seul de la responsabilité de l’événement. Quoi qu’il en soit, son grand vicaire vint à son secours, et le miracle se fit immédiatement.
« Le cardinal, alors, ayant montré au général Macdonald et aux personnes qui l’accompagnaient la matière rougie et liquéfiée, s’avança vers le peuple, la lui présenta et lui dit : “Vous le voyez, mes frères, saint Janvier veut la Révolution…” Tout souvenir du retard éprouvé s’anéantit ; des applaudissements universels, des cris qui semblaient devoir ébranler les voûtes, se mêlèrent au son de plusieurs symphonies, et c’est au bruit de cet incroyable charivari et de vivats pour la République, pour le général en chef et pour le gouvernement que nous partîmes, emportant de cette église un ineffaçable souvenir. »
Le général ne se borne pas, comme je l’ai dit, à faire la guerre, il n’oublie pas les musées ; il visite, avec sa bien-aimée du moment, l’atelier de Canova, apprend de lui le secret de la douce coloration de ses-marbres, manque cent fois de se faire assassiner, est empoisonné et conserve pourtant cette belle humeur, cet amour de gloire et de plaisir qui a peut-être autant fait pour le renom français en Europe que bien des batailles meurtrières.
IV. Le général du Barail. — Mes Souvenirs
L’homme qui, de simple soldat en 1837, est devenu général, grand-croix de la Légion d’honneur, ministre de la guerre, a vu bien des choses, et il faut lui savoir gré de nous les raconter. En effet, le général du Barail a publié un volume de mémoires qu’il intitule : Mes Souvenirs, et qui embrassent un espace de plus de trente ans (de 1820 à 1851). Ce sont surtout les guerres d’Afrique, les récits des batailles qui s’y sont livrées, le détail de l’installation française, qui sont l’intérêt de ce premier volume dans lequel nous voyons tour à tour apparaître le duc d’Aumale, les futurs maréchaux Pélissier, Bugeaud, Mac-Mahon, les généraux Lamoricière, Changarnier, Fleury, d’Hautpoul, Cavaignac, Bosquet et tant d’autres. Je n’ai pas besoin d’ajouter que l’honneur et le courage du soldat se retrouvent dans l’écrivain qui raconte avec une absolue impartialité, tout en faisant, quand il le faut, réserve de ses opinions et de ses sympathies. La prise de la smalah d’Abd-el-Kader est un des morceaux importants du livre où je trouve cet épisode caractéristique.
« Notre reconnaissance terminée, et cette fois sans qu’aucune erreur fut possible, nous revînmes au galop près du duc d’Aumale, et voici les paroles qui furent échangées dans cette scène demeurée historique :
« — Monseigneur, dit Yusuf, c’est effrayant, mais il n’y a plus moyen de reculer.
« — Colonel, répondit le duc d’Aumale, je ne suis pas d’une race habituée à reculer. Vous allez charger.
« — Oh ! oh ! dit le capitaine de Beaufort, assez haut pour que le Prince l’entendit, vous allez charger ; c’est bientôt dit, mais on a fait assez de bêtises aujourd’hui, pour que maintenant on prenne le temps de réfléchir.
« — Capitaine de Beaufort, riposta le Prince, si quelqu’un a fait des bêtises aujourd’hui, c’est moi, car je commande et j’entends être obéi. Colonel, vous allez charger ; prenez vos dispositions.
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« … Il y eut de nombreuses rencontres où l’on joua de toutes les armes. Je galopais droit devant moi, cherchant à gagner, comme l’ordre en avait été donné, l’autre extrémité du campement, quand un cavalier arabe, superbement vêtu et monté sur un beau cheval noir, arriva sur moi et, m’appliquant le canon de son fusil sur le flanc droit, pressa la gâchette. Le fusil ne partit pas, mais, d’un coup de pointe en arrière porté en pleine poitrine, j’abattis le cavalier et lui arrachai des mains, au moment où il tombait, le fusil qui avait failli m’être fatal. »
Les belles actions ne manquèrent pas ; entre bien des traits d’héroïsme, je prends au vol de ma lecture le récit suivant :
« Les Arabes battirent en retraite, mais en emmenant quelques chasseurs d’Afrique prisonniers, et parmi eux le trompette Escoffier, qui doit être considéré comme le héros de cette journée. Ce brave homme offrit ce jour-là sa vie pour sauver son chef, le capitaine de Cotte. Le cheval de cet officier venait d’être tué dans la mêlée. Escoffier sauta à terre et donna son cheval au capitaine, en lui adressant ces mots sublimes : “Votre vie est nécessaire au salut de l’escadron ; la mienne est inutile ; peu importe que j’aie le cou coupé.” Ainsi jadis, à Nerwinden, le duc d’Orléans, le futur régent, fut sauvé par son écuyer du Hocher, qui, plus heureux qu’Escoffier, put être dégagé par un retour victorieux de la cavalerie. Le capitaine de Cotte, remis en selle, rallia l’escadron et continua le combat. Escoffier fut pris. Mais par extraordinaire, au lieu d’avoir le cou coupé, il fut admirablement traité par les Arabes, bons juges en matière de courage et qui honoraient en lui le dévouement. Il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur, et on put lui faire passer, chez les Arabes, cette croix si noblement gagnée qu’il porta pendant toute sa captivité. Il avait conservé sa trompette, comme au quartier, et les Arabes s’amusaient à lui faire jouer les sonneries d’ordonnance, en lui demandant ce qu’elles signifiaient. Un jour, il fit entendre tout son répertoire à Abd-el-Kader et termina par le boute-charge.
« — Qu’est-ce que veut dire cette sonnerie ? demanda l’Émir.
« — Cela, répondit Escoffier, quand tu l’entendras, tu n’auras plus qu’à f… le camp. C’est la charge !
« Escoffier, revenu de captivité, fut pourvu d’un emploi civil qui lui permit de vivre honorablement. Ce n’était pas assez. On eût dû le conserver l’armée, pour le montrer en exemple aux jeunes soldats. Napoléon lui eût donné une dotation et probablement un titre de noblesse. »
Je trouve aussi des traits incroyables de courage militaire ; voici une historiette qui ne manque pas non plus de couleur ; elle a pour héros le général de Gardereins, qui faisait la joie de ses jeunes officiers soit par l’exhibition de ses glorieuses blessures soit par des confidences inénarrables sur ses prouesses amoureuses :
« … Un préfet de l’Empire, le comte Remacle, m’a même raconté à ce sujet une historiette bien bizarre. Il était en tournée de révision avec le général de Gardereins. Arrivé à un chef-lieu de canton, le général de Gardereins se dirige vers un café, où sa présence en uniforme excite aussitôt une respectueuse admiration. “Garçon ! crie-t-il, donnez-moi un couteau et une serviette.” On lui apporte ces deux objets, et il se déculotte devant tout le monde, en disant très haut : “J’ai là une chienne de blessure qui me fait par trop souffrir.” Avec le couteau, il ouvre l’abcès qui s’était formé, transforme la serviette en un tampon, remet par-dessus son pantalon, en disant : “Ça va mieux, ça va bien mieux”, et s’en va, emportant le couteau et la serviette, mais laissant les indigènes dans l’ébahissement le plus profond. »
Le général du Barail tient en très médiocre estime les passions politiques et l’on partage son indignation de soldat en lisant ces lignes :
« Veut-on maintenant connaître le patriotisme des partis ? La prise d’Abd-el-Kader aurait dû être célébrée en France comme une grande victoire. Sans passer inaperçue, elle fut, jusqu’à un certain point, étouffée par une opposition qui rêvait des victoires moins pénibles et plus fructueuses. Le jour même où l’on apprit à Paris la reddition de l’Émir, quelqu’un que j’ai connu plus tard rencontra M. Thiers, sortant des Tuileries, et lui dit qu’on devait se féliciter d’un succès affermissant notre domination en Algérie : “Peuh ! répondit M. Thiers, la prise d’Abd-el-Kader est de maigre importance, en face des événements qui se préparent ici.” Les événements qui se préparaient, c’étaient une agitation en faveur de la réforme et contre M. Guizot. »
Voici une silhouette curieuse du général Cavaignac :
« Le général Cavaignac, titulaire de la subdivision de Tlemcen, faisait à Oran l’intérim du général de Lamoricière, retenu à la Chambre par son mandat. Il apprit là le 5 mars, par des nouvelles venues d’Espagne, la révolution de Février, et il s’empressa d’envoyer son adhésion au nouveau gouvernement, qui le récompensa par le grade de général de division, tout nouvellement rétabli, et par le gouvernement général de l’Algérie. Avant de partir pour Alger, il dut subir toutes les félicitations de toute la canaille d’Oran qui vint, précédée d’un drapeau rouge, lui serrer la main au Château-Neuf. Cette cérémonie ne fut pas de son goût, paraît-il, car, en rentrant dans son appartement, les yeux pleins de larmes, il dit à son chef d’état-major : “Ce n’était pas ainsi que je comprenais la République.” »
Plus loin, une très curieuse conversation entre l’empereur Napoléon III et le maréchal de Mac-Mahon ; le maréchal lui avoue que, lors du fameux plébiscite, il était tout décidé à mettre un non contre lui.
« Après le 2e de chasseurs d’Afrique, le détachement du génie. On y vota “non” en grande majorité. Ensuite l’artillerie. Il y avait autant de “non” que de “oui”. Survinrent les zéphyrs. Ils votèrent tous “non”. Enfin les disciplinaires et les pionniers fermèrent la marche. Ils votèrent également tous “non”. Quand la cérémonie fut terminée, je vis accourir toute la racaille d’Oran, précédée de drapeaux et hurlant des chants démagogiques. Elle venait féliciter de leur indépendance et de leur courage les hommes qui avaient voté “non”. Alors, je me dis :
« — Comment ! toi, un bon soldat et un brave homme, tu iras voter avec ce qu’il y a de plus mauvais dans l’armée ! Tu mériterais les félicitations de cette populace ! Ce n’est pas possible. Je ◀commençai▶ par faire chasser les manifestants, et enfin, contre mon sentiment intime, je descendis pour signer sur le registre des “oui”.
Dans cette même conversation, l’Empereur justifie et explique le coup d’État demandé par Thiers, par
le comte Molé, chacun avec une arrière-pensée différente, il est vrai, par Odilon Barrot, par tout le monde enfin. « Et vous voyez, continue l’Empereur, que j’ai eu raison, puisque l’immense majorité de la nation l’a approuvé »
:
« C’était rigoureusement vrai, et ceux d’entre nous qui avaient déjà l’âge d’homme en 1851 devraient se souvenir que le coup d’État, désiré par tout le monde, fut acclamé comme une mesure de salut social. Mais allez donc raisonner avec les passions politiques qui travestissent l’Histoire et pervertissent l’opinion ! On appelle, encore aujourd’hui, le “Crime de décembre” l’acte qui parut une délivrance à la France, et il faudra, pour réhabiliter ce grand fait, que les socialistes et les anarchistes inspirent aux hommes d’aujourd’hui des terreurs égales à celles qu’éprouvèrent leurs pères. Cette besogne semble d’ailleurs en assez bonne voie. »
On peut juger d’après ces extraits de l’intérêt de ce livre, ◀commencé▶ avec l’épée sur tant de champs de bataille et écrit, comme je l’ai dit, avec une entière liberté de plume et de conscience. Le général n’est ni démocrate, ni libre-penseur, on le sait, puisqu’il n’a pas admis que des soldats fussent associés à des manifestations antireligieuses, mais il est toujours impartial, et c’est ce qu’exige l’Histoire de ceux qui la servent.
V. Villenave. — Journal intime
Ce sont les Mémoires du plus bourgeois des bourgeois que le Journal intime de M. G.-T. Villenave. Aucun détail de sa vie ne nous est caché et l’on croirait plutôt avoir affaire en sa personne à quelque petit rentier vivant dans l’horizon borné du Marais qu’au savant traducteur des Métamorphoses d’Ovide, luxueusement éditées par Didot avec les gravures de Monsiau, Lebarbier et Moreau. Il ne nous cache rien des détails les plus insignifiants de sa vie ; il va chez son tailleur, descend son vin à la cave, range des copeaux, reçoit la pluie rue des Marmousets, etc., etc. Néanmoins dans ce verbiage on trouve des faits intéressants sur les années 1804 et 1803 ; le théâtre, la littérature, la politique y ont aussi leur place, mais au même plan que les menues occupations de la vie de Villenave. Je trouve, par exemple, à la date du mardi 8 janvier 1805, alors que Pie VII, qui venait de sacrer Napoléon, était encore à Paris :
« Mardi 8. — … Visite à M. Sicard et à M. Bonnefoux. On travaille à force à réparer la maison. On fait une chapelle que le pape bénira.
« Le pape vient visiter le Jardin des Plantes. Mademoiselle Brébant avec M. Gérardin, sa mère et sa sœur, entrent dans la galerie. Ma femme et mes enfants arrivent trop tard. M. Lucas lui dit que madame Fourcroy a donné ordre de ne laisser entrer que les professeurs. Elle ne voit rien. Il n’y avait que dix à douze femmes dans la galerie. M. le professeur Geoffroy leur a recommandé de ne pas se mettre à genoux. Elles n’ont salué que de la tête, de côté. Il n’y a eu ni baisement de pieds, ni baisement d’anneau. Dans les cours, le peuple est resté debout, et couvert.
« Mercredi 9. — Visite de M. Gay ; il apporte des prospectus et une seconde épreuve de la cinquième feuille du texte. C’est M. Didot lui-même qui corrige les épreuves ; il attache du prix à cet ouvrage qui peut faire honneur à ses presses. M. Gay me demande une annonce pour les journaux qui insèrent les avis à tant la ligne.
« Je fais l’annonce demandée par M. Gay. Je mets au net, en la corrigeant, la lettre à M. Denon, et en le refondant, le projet d’épître dédicatoire à l’Empereur.
« J’écris à M. Humbert… Je réponds sur les renseignements qui m’avaient été demandés par le ministre sur un projet d’organisation des bibliothèques.
« Jeudi 10. — … Je vois le pape sortir de l’église Saint-Étienne-du-Mont et passer en voilure. Petite calotte blanche.
« Ma femme et mademoiselle Brébant, mes enfants et mademoiselle Gérardin vont pour le voir passer près des Gobelins. Il salue deux fois mademoiselle Brébant et donne la bénédiction à mon petit Théodore. Ils étaient sur une hauteur, dans une rue où ne se trouvait que peu de peuple déguenillé. Ma femme ne le voit pas. »
Suivent des notes de l’intérêt de celles-ci :
« Mardi 15. — Visite de M. Lainé, libraire, qui me propose d’acheter la collection de l’Esprit des journaux de 1777 à 1789, cent cinquante volumes, et celle de Fréron, en trois cent dix volumes.
« … Louisa part en fiacre à quatre heures et demie, avec une malle, un sac de nuit, un panier et un carton, pour aller prendre Mélanie et, de là, madame Vigier, malade, et se rendre à une maison de campagne près Mousseaux. Fiacre numéro vingt.
« Mercredi 16. — J’ai reçu, hier, l’avertissement pour mes contributions, dix francs vingt centimes.
« … M. Zangiacomi et M. Jadelot ayant acheté, de mademoiselle Brébant, quatorze livres de confitures des îles à quatre francs et envoyé cinquante-sept livres, renvoient ce soir le baril comme contenant dix-huit livres au lieu de quatorze, et ne voulant pas le surplus.
« Je donnes des notions premières à ma fille sur la rime et sur la structure des vers. »
Il y en a bien d’autres ! mais, je le répète, à côté de bien petits événements privés, on trouve dans ce journal des notes qui rappellent de grands faits, au point de vue du promeneur surtout, sur le sacre, ses cérémonies, son cortège, etc. Il nous donne aussi un curieux tableau de la vie bourgeoise d’alors, dans un milieu intelligent, dans un ménage souvent obligé de recourir au Mont-de-Piété, mais qui ne résiste pas au plaisir d’aller au spectacle, surtout quand tel ou tel auteur, tel ou tel comédien veut bien lui apporter des billets de faveur. Il y a du Paul de Kock dans ce livre écrit par un modeste savant qui fut le grand ennemi du misérable Carrier, de Nantes, qu’il combattit très courageusement.
VI. Pasquier. — Mémoires
Ce volume des Mémoires du Chancelier Pasquier, publiés par le duc d’Audiffret-Pasquier, est composé du récit des événements qui se sont passés de 1814 à 1815, et qui comprennent les deux retours des Bourbons et les Cent-Jours. C’est surtout en lisant ces pages écrites pour ainsi dire sous la dictée des faits qui se succédaient sans relâche, des complications qui surgissaient à chaque pas au dedans et au dehors, qu’on peut comprendre dans quel profond désarroi se trouvait alors la France. Parmi les personnages qu’on y voit évoluer, il en est un qui est particulièrement curieux à suivre : c’est Fouché qu’il faut étudier comme on étudierait un monstre, merveilleux dans son horrible structure. Jamais l’amour et la science de la trahison n’ont été mieux logés que dans le cœur de cet homme qui agissait, il est vrai, au point de vue de ses instincts, mais qui, en véritable dilettante, trahissait aussi pour rien, pour l’art, pour l’honneur ! Son état d’insouciance, son manque absolu de sens moral le plus élémentaire, le rend particulièrement intéressant, arrache souvent un sourire d’incrédulité devant tant de duplicité, et en fait parfois l’approchant d’un personnage comique dans le terrible drame qui se joue. Je prends dans ces Mémoires, au hasard des pages, ce court dialogue entre l’auteur et Fouché : Louis XVIII vient de partir, Napoléon est rentré à Paris et Pasquier, qui ne peut s’y fixer, mais qui doit y rester quelques heures pour régler ses affaires, vient demander à Fouché une sorte de permis de séjour :
« Tout cela était déjà publié, connu, lorsque j’arrivai à Paris le 2 mai. J’allai le lendemain voir M. Fouché, pour obtenir l’autorisation que je désirais pour mon séjour à Paris.
« — Que me parlez-vous de quinze jours ? me répondit-il. Restez tant que vous voudrez, qu’est-ce qui vous gêne actuellement ? Que voulez-vous qu’on vous dise ? N’avez-vous pas lu son Acte additionnel, qui garantit la sûreté des personnes, qui les met à l’abri des exils arbitraires ? Nous l’avons déjà, vous le voyez bien, enlacé plus qu’il ne s’y attendait.
« — Soit, mais l’acte additionnel n’est pas encore accepté par le peuple, il n’a pas encore force de loi. Dans tous les cas, il ne me faut que-quinze jours, puis je pars pour le Mont-Dore.
« — Que vous êtes donc devenu simple avec votre acceptation par le peuple, avec votre force de loi ! Est-ce que l’engagement n’est pas déjà pris de son côté ? Et puis, pourquoi vouloir aller en Auvergne ? Cela n’a pas le sens commun. Il sera obligé de partir pour l’armée avant la fin du mois. Une fois parti, nous resterons maîtres du terrain. Je veux qu’il gagne une ou deux batailles, il perdra la troisième, et alors notre rôle à nous ◀commencera. Croyez-moi, nous amènerons un bon dénouement.
« — Je n’ai nulle envie, répliquai-je, de vous rien contester, mais dans tous les cas j’aurai toujours bien le temps de prendre une saison d’eau ; ma santé en a réellement besoin.
« — Allons, soit, mais vous reviendrez me voir avant de partir. »
Parmi les documents les plus curieux du livre, qui en abonde, je signalerai les passages relatifs à la candidature du duc d’Orléans au trône, au moment où il s’agissait d’y réinstaller Louis XVIII. En effet le futur roi Louis-Philippe, sorti de France à la suite du Roi, retiré en Angleterre et non à Gand, était, on le sait, considéré par l’empereur Alexandre comme pouvant tenir sur le trône de France la place de l’héritier direct des Bourbons, et même comme offrant au repos de l’Europe de plus fortes garanties que celles que pouvait désormais donner la branche aînée. La correspondance de Talleyrand, citée à ce sujet, est du plus haut intérêt. Le volume se termine par le récit de l’occupation étrangère, le détail des mouvements administratifs, des poursuites contre les bonapartistes, la condamnation de La Bédoyère, la réorganisation de la maison du Roi et l’avènement du ministère Richelieu.
VII. Madame Cavaignac. — Mémoires d’une Inconnue
Les poursuites judiciaires dirigées contre : les Mémoires d’une Inconnue, ont appris que cette « Inconnue » n’était autre que madame Cavaignac, femme du conventionnel de ce nom, mère de Godefroy Cavaignac et du général Eugène Cavaignac, ce dernier père de celui qui fut ministre de la marine. Le procès intenté à l’éditeur de ce livre ne peut s’expliquer que par des raisons de famille d’ordre tout particulier, quand on a lu les Mémoires d’une Inconnue. En effet, on y trouve bien des récits d’événements, des appréciations d’un intérêt souvent piquant, mais rien qui ne puisse être dit et écrit. Lointainement alliée à la famille de Jean-Jacques Rousseau (M. de Corancey, son père, avait épousé la fille de Romilly, savant horloger de Genève, parent de Jean-Jacques), madame Cavaignac avait adopté toutes les doctrines de l’Émile, suivant le philosophe jusque dans les inconséquences de ses principes ; on la voit tour à tour épouser les idées révolutionnaires, philosophiques, puis faire sa première communion à vingt-six ans et vouer à Napoléon un culte admiratif sans bornes. Je ne puis croire que ces alternatives de convictions aient motivé la saisie du livre ; ces évolutions étaient à l’ordre du jour aux temps troublés de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration, et la mère du général Cavaignac serait-elle réputée bonapartiste, opinion qui n’est pas présentement de mode en France, que l’écharpe du conventionnel qui fut son mari, serait là pour tout couvrir, et son vote de la mort du Roi pour tout faire oublier.
Ce livre est rempli de petits faits devenus intéressants, surtout en raison des milieux dans lesquels ils se sont produits. N’est-il pas très curieux de trouver, peints d’après nature, de charmants portraits de La Harpe, Florian, Bernardin de Saint-Pierre, Picard, Andrieux, de voir le libéral Helvétius faisant mettre aux galères un paysan qui prenait quelques lapins sur ses terres ; puis c’est Kléber, Jourdain, Desaix qui défilent à leur tour ; voici une piquante anecdote sur madame Récamier, se mettant au lit indisposée, pendant que des invités l’admirent par la porte de sa chambre à coucher restée ouverte, et que le bon M. Récamier, les voyant monter sur ses fauteuils pour mieux voir, glisse des serviettes sous leurs pieds, ne pensant qu’à sauvegarder son mobilier. Puis l’auteur nous montre l’élégante madame Tallien, devenue madame de Caraman, ayant perdu toute sa beauté, grosse, grasse, lourde, couperosée, etc. ; un portrait de femme fait par une femme.
Il est vrai que madame Cavaignac n’est point tendre pour les Bourbons de toutes les branches qu’elle exècre absolument, montrant Louis XVIII, Charles X, madame la duchesse d’Angoulême, sous d’épouvantables traits ; les légitimistes de 1848 se rappelaient cette haine quand, rendant compte des soirées officielles données par le général Cavaignac, rue de Varennes, soirées auxquelles assistait souvent sa mère, ils l’appelaient rancuneusement : « la mère rouge ». La duchesse d’Orléans, femme de Philippe-Égalité, ne trouve non plus grâce devant elle, et rien n’est plus curieux que le récit qu’elle fait de son mariage avec le député Rouzet, amant de la propriétaire de l’hôtel de Nantes. La reine d’Espagne n’est guère plus épargnée.
Le point le plus intéressant des Mémoires est certainement le récit des événements qui se passaient à la cour de Murat, devenu roi de Naples. La situation de Cavaignac, rallié aux souverains et toujours auprès de lui, permettait à sa femme de se trouver fréquemment avec la Reine, sœur de l’Empereur, et d’assister à des scènes intimes qu’elle raconte sans discrétion, il faut en convenir, nommant volontiers ses amants. À côté des récits des révoltes de Murat, toujours contenu par la peur qu’il avait de son terrible beau-frère, se trouve un très curieux portrait de Saliceti, qui joua alors un si grand rôle entre la France et le royaume de Naples.
J’ai dit plus haut que la haine des Bourbons était la dominante du livre ; madame Cavaignac s’indigne de voir, en 1815, la duchesse de Bourbon, mère du duc d’Enghien, demander à Napoléon la permission de rester à Paris, et solliciter vivement (c’est Carnot qui l’affirmait) de faire porter à 500 000 francs la pension de 300 000, qu’il voulait lui accorder ; on comprend l’indignation de madame Cavaignac, mais le fait est-il bien prouvé ? En revanche, toutes les fois qu’il s’agit de l’empereur Napoléon, l’enthousiasme déborde ; elle lui trouve l’esprit de Voltaire, un regard et un sourire irrésistibles, elle dit en parlant de lui à l’un de ses dévoués, et cela avec une conviction absolue : « Notre amour », traitant avec le plus profond mépris Marie-Louise, la femme du héros qui fit recevoir, par Neipper, Antonmarchi venant lui annoncer la mort de l’Empereur. « Neipper la battait, ce que j’aurais quelque plaisir à croire »
, s’écriait-elle avec joie et en femme qui ressent comme adressé à elle-même l’outrage fait à la mémoire du grand homme.
VIII. Général de Ségur. — Un aide de camp de Napoléon
L’amour exagéré de l’inédit, passion dangereuse pour l’historien, l’impérieux besoin d’analyser tout, même nos héros, d’en émietter les statues sous le prétexte singulier d’en saisir mieux l’ensemble par la connaissance des détails, voilà ce qui nous a valu un Napoléon Ier inconnu jusqu’ici. Enveloppé dans la gloire de sa jeunesse, de la pourpre impériale et des nuages de l’apothéose de Sainte-Hélène, ainsi nous apparaissait Napoléon, ainsi nous en étions-nous contentés jusqu’ici. Mais voilà que de tous côtés on a tiraillé, arraché le voile qui nous cachait sa vie intime, et qu’on nous a montré le grand homme, le dominateur de l’Europe, non pas même en robe de chambre, mais en caleçon, en chemise, en bonnet de coton, nous détaillant ses manies, sa façon de se faire les ongles, de prendre un bain de pied, nous initiant au prix de revient de ses savons de toilette ; ne s’arrêtant pas sur cette voie, on a ouvert ses tiroirs, fouillé ses secrets les plus intimes et, pour compléter sa nouvelle statue, on nous l’a fait voir mari trompé aussi bien que trompeur, ajoutant à sa couronne impériale quelques fleurons de celle de Sganarelle. L’étranger n’eût jamais espéré une plus belle revanche de ses défaites, et c’est au zèle d’admirateurs de l’Empereur qu’il la doit ! C’était à croire que la gloire de Napoléon resterait à jamais ensevelie sous cet effondrement.
Mais voilà que le vent du feuillet tourné d’un livre a soufflé sur toute cette poussière, et que le bronze terni de la statue reparaît dans tout son éclat. Ce livre a été écrit par un aide de camp de Napoléon, le général comte de Ségur, et c’est son petit-fils, le comte Louis de Ségur qui, réduisant ses Mémoires à de moindres proportions, vient d’en faciliter la lecture pour tous. C’est le récit d’un soldat de belle race qui, comme ses ancêtres, a versé son sang pour son pays, c’est le livre d’un homme dévoué à Napoléon, d’un juge aussi qui, pour avoir été ébloui par le soleil d’Austerlitz, n’en distingue pas moins dans l’ombre des fossés de Vincennes la lueur de la lanterne placée sur la poitrine du duc d’Enghien.
Le commencement du livre est consacré au récit des faits qui ont amené l’auteur à embrasser la cause de la Révolu Lion pour laquelle il ne ressentit d’abord, comme il le dit, qu’horreur et dégoût. Mais l’attrait des armes venait de décider de sa vocation et, au bout de quelques pages, nous le trouvons à Hohenlinden faisant la campagne des Grisons, puis accompagnant Macdonald dans son ambassade en Danemark. C’est là qu’il se trouve en présence de Christian VII, un demi-fou rendu tristement célèbre par Struensée, une sorte de roi de Shakespeare, qui constate sa folie et celle des autres souverains de sa famille :
« Ma grande famille n’est guère plus saine que moi ; mon cousin Georges d’Angleterre est le plus insensé de son royaume ; mon frère Paul de Russie l’est pas mal ; mon collègue de Naples en tient aussi ; mon petit cousin de Suède promet plus encore et, pour en revenir à moi, je suis le plus fou de toute la bande ! »
Les services que Ségur venait de rendre dans la diplomatie faillirent devenir fatals à sa carrière militaire ; il protesta quand le premier consul voulut l’en détourner ; cette hardiesse surprit et déplut à Bonaparte ; d’une voix rude et brève, il répliqua à Ségur en lui tournant brusquement le dos : « Eh bien ! vous attendrez la guerre ! » Celle-ci ne se fit-pas attendre, pas plus que la rentrée en grâce du jeune militaire, que nous retrouvons à la Malmaison, séjour charmant sur lequel il donne de précieux détails.
C’est ici que se place une des parties les plus saisissantes des Mémoires d’un aide de camp, celle qui est consacrée à l’exécution du duc d’Enghien. Tout ce qui s’y rapporte est pris sur le vif ; Bonaparte, en apprenant qu’on veut sa mort, ne contient pas sa colère contre Réal qui ne lui a pas signalé la présence du duc d’Enghien à quatre lieues de la frontière :
« ? Suis-je donc un chien qu’on puisse assommer dans la rue ! Mes meurtriers sont-ils des êtres sacrés ! On m’attaque au corps ! Il est temps que je rende guerre pour guerre ! Il faut que la tête du plus coupable m’en fasse justice ! »
Je passe les faits de l’arrestation, du jugement, de l’exécution, tout en enregistrant cette réponse de Napoléon au cri de Joséphine éperdue :
« ? Ah ! mon ami, qu’as-tu fait ?
« — Les malheureux ont été trop vite ! »
Mais il veut pourtant garder la responsabilité de l’événement, trouvant que la rejeter sur d’autres, même avec vérité, ressemblerait trop à une lâcheté pour qu’il voulût jamais se laisser soupçonner de cette faiblesse.
Au lendemain de la mort du duc d’Enghien, M. de Ségur vit Bonaparte à la chapelle des Tuileries. Je copie cette belle page de son récit :
« Il traversa la foule entr’ouverte et silencieuse. Il n’avait point changé de contenance. Pendant le sacrifice, quand la prière s’élevait aux cieux, je l’examinai avec un redoublement d’attention. Là, devant Dieu, en présence de sa victime, qu’il me semblait voir réfugiée sanglante à ce tribunal suprême, et tout empreinte des horreurs d’un brusque supplice, je m’attendais, dans l’angoisse de mon cœur, à ce qu’un remords, un regret du moins, se manifesterait sur les traits de l’auteur d’un acte aussi cruel ; mais, quel que pût être son sentiment intérieur, rien en lui ne varia : il resta calme, et, au travers des larmes qui me remplissaient les yeux, sa figure me parut celle d’un juge sévère et impassible !
« Je venais de le voir devant Dieu ; je voulus le voir devant les hommes. Je m’attachai donc à ses pas pendant l’audience qui suivit. Son abord fut tantôt d’un calme contraint, tantôt sombre, cependant plus accessible peut-être que de coutume. Il parcourut, lentement et en tous sens, ses grands appartements, plus lentement qu’à l’ordinaire : lui-même aussi semblait vouloir observer. Il s’arrêta presque à chaque pas, se laissant entourer et adressant à chacun quelques paroles. Elles rappelèrent, ou indirectement, ou directement, la nuit du 20 au 21 mars. Évidemment il sondait l’opinion, attendant, provoquant même des réponses qu’il espérait être satisfaisantes. Il n’en obtint qu’une, faite dans une intention de flatterie, mais si maladroite qu’il l’interrompit et tourna le dos. Elle lui reprochait, involontairement, d’avoir répondu à une tentative de meurtre par le meurtre même. Les autres groupes, successivement formés autour de lui, l’écoutèrent avec une curiosité observatrice, une attitude morne, parfois embarrassée, et dans un silence manifestement désapprobateur.
« Pour lui, son maintien haut, sévère, et d’abord communicatif, devint de plus en plus sombre et réservé. On le voyait se renfermer en lui-même, s’efforçant de se convaincre que la nécessité politique l’absolvait ; que, à l’exception des formes, au fond tout le reste était de son côté ; ce qui était faux. Toutefois, son but fut atteint, puisque, à dater de ce moment, les conspirations royales cessèrent.
« Il se retira brusquement de cette audience, mécontent, mais inflexible ; sans paraître, sans être alors plus ébranlé, par ce désaveu universel, qu’il ne le fut, sur ce même sujet, dans d’autres occasions que diront ces souvenirs, et à son heure dernière à Sainte-Hélène. »
Et plus tard, à Vienne, quand Thiard, incidemment, prononce le nom du duc d’Enghien devant lui, Napoléon interrompt vivement la conversation et pendant près d’une heure, paraissant avoir oublié le reste, il interroge Thiard sur le caractère, l’esprit, les talents guerriers du prince ; et ce fut avec un air d’intérêt curieux, calme et naturel, comme s’il n’eût parlé ni de sa victime, ni à celui qui avait servi longtemps d’aide de camp près d’elle, et qui en avait été l’ami. Les réponses de Thiard furent sincères et l’éloge si complet, que Napoléon s’écria :
« — Mais c’était donc réellement un homme que ce prince-là ! »
Puis, avec le même calme bienveillant, il congédia son interlocuteur.
Mais, je le répète, ce qu’il faut rechercher surtout dans le beau livre du comte de Ségur, c’est moins l’étude du Napoléon intime que celle du héros glorieux, du génie de la guerre. Il est impossible de contenir son admiration en lisant le récit de la façon dont fut conçu le plan d’Austerlitz. Napoléon, qui avait concentré toutes ses forces militaires à Boulogne pour opérer enfin sa descente en Angleterre, et peut-être ainsi changer la face du monde, apprend que le hasard vient d’anéantir tant d’efforts et de dissiper la flotte comme une nouvelle Armada :
« Ce fut le 13 août, au quartier impérial du Pont-de-Briques, et vers quatre heures du matin, que vint à l’Empereur cette nouvelle. Daru fut appelé ; il entre, envisage son chef et s’étonne ! Son air, m’a-t-il dit, était farouche ; son chapeau enfoncé jusque sur ses yeux, son regard foudroyant. Dès qu’il aperçoit Daru, il court à lui et, l’apostrophant :
« — Savez-vous où est ce j… f… de Villeneuve ?
« — Il est au Ferrol !
« — Comprenez-vous ? au Ferrol ! Ah ! vous ne comprenez pas ? Il a été battu ! il est allé se cacher dans le Ferrol. C’en est fait, il y sera bloqué ! Quelle marine ! Quel amiral ! Que de sacrifices inutiles !
« Alors, son agitation redoublant, pendant près d’une heure il parcourut sa chambre à grands pas, en exhalant sa juste fureur dans un torrent de reproches amers et de douloureuses paroles. Puis, tout à coup s’arrêtant, et désignant un bureau chargé de papiers :
« — Mettez-vous là, dit-il à Daru ; écrivez !
« Et aussitôt, sans transition, sans méditation apparente, et de son accent serré, bref et impérieux, il lui dicte, sans hésiter, le plan de la campagne d’Ulm jusqu’à Vienne ! L’armée des côtes, en ligne face à l’Océan, sur plus de deux cents lieues de front, allait au premier signal faire volte-face, se rompre et marcher au Danube en plusieurs colonnes ! Ordre des marches, leur durée ; lieux de convergence ou de réunion des colonnes ; surprises, attaques de vive force ; mouvements divers et fautes de l’ennemi ; tout, dans cette dictée si subite, était prévu !
« Deux mois, trois cents lieues et plus de deux cent mille ennemis séparaient la pensée du résultat ; et cependant, temps, distances, obstacles divers, tout fut franchi, tout cet avenir, éclairé par le génie de notre Empereur ! Sa prévision, aussi sûre que sa mémoire, voyait déjà, de Boulogne, les principaux événements de cette guerre projetée, leurs dates, leurs résultats décisifs ; et il les dicta à Daru avec autant d’assurance que, un mois après leur accomplissement, il en eût pu retracer les souvenirs. Les champs de batailles, les victoires, jusques aux jours mêmes où nous devions entrer dans Munich et dans Vienne, tout alors fut annoncé, fut écrit comme il arriva ; et cela, deux mois d’avance, à cette même heure du 13 août, et de ce quartier général des côtes !
« Daru, quelque accoutumé qu’il fût aux inspirations de son chef, demeura confondu ; et il fut bien plus surpris encore, lorsque ensuite il vit ces oracles se réaliser, à jours fixes, jusqu’à notre entrée à Munich ! »
Ainsi fut conçu le plan de la campagne d’Austerlitz, de cette bataille où se confirma encore le génie du grand capitaine, et dont le récit, merveilleux de clarté dans l’œuvre de Ségur, donne la juste impression de cette grande journée qui, selon le mot de l’Empereur, « devait terminer la guerre par un coup de foudre »
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IX. Baron de Mèneval. — Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon Ier
Le fait de la tentative de suicide de Napoléon Ier a été discuté par un certain nombre d’écrivains, la plupart l’ont nié, les uns pour le grandir, les autres pour le rapetisser. C’est dans les Mémoires du baron de Mèneval, secrétaire du portefeuille de Napoléon Premier Consul et Empereur, intitulés : Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon Ier depuis 1802 jusqu’en 1815, qu’il faut la chercher. Nul mieux que lui ne pouvait renseigner sur tout ce qui touche Napoléon intime, et voici comment il rapporte l’événement ; l’honorabilité de l’historien ne laisse subsister aucun doute :
« J’ai dit que pendant la retraite de Moscou, le 18 novembre 1812, l’armée ayant couché à Doubrowna, une alerte qu’on crut causée par une irruption de cosaques avait eu lieu le matin. J’ai ajouté que, voulant prévenir le malheur de tomber dans une embuscade, Napoléon avait demandé au docteur Yvan, son chirurgien ordinaire, un sachet de poison dont il pût faire usage pour se préserver par la mort d’une odieuse captivité.
« À son retour à Paris, il détacha de son cou le sachet de taffetas noir où le poison était enfermé et le déposa dans une des boîtes de son nécessaire ; il y resta jusqu’en 1814. Lors du plus grand paroxysme de son découragement, ce sachet revint à la mémoire de Napoléon. Un jour, après avoir consulté Yvan sur les divers moyens de mettre fin à sa vie, il tira devant le médecin le sachet en question et l’ouvrit. Yvan, effrayé de cette action, saisit une partie du contenu et le jeta dans la cheminée. Le lendemain, Napoléon se leva sans appeler personne, délaya le reste du poison dans un gobelet et l’avala ; ce qui restait de cette substance léthifère était sans doute insuffisant ou avait été trop délayée pour amener la mort. Le 11 avril 1814, vers onze heures du soir, le silence du palais de Fontainebleau fut tout à coup troublé par des gémissements et par le mouvement d’allants et venants. Les ducs de Bassano et-de Vicence, le général Bertrand accoururent auprès de l’Empereur, pendant qu’Y van était lui-même appelé. Napoléon était étendu sur une causeuse de sa chambre à coucher, la tête appuyée dans ses mains. Il s’adressa au docteur Yvan : “La mort ne veut pas de moi, dit-il, vous savez ce que j’ai pris.” Yvan, interdit, troublé, balbutie, dit qu’il ne sait pas ce que Sa Majesté veut dire… Qu’il ne lui a rien donné ; enfin, il perd tout à fait la tête et sort précipitamment de la chambre pour aller tomber, dans la pièce voisine, sur un fauteuil où il éprouva une violente attaque de nerfs.
« Napoléon passa une nuit assez tranquille. Le lendemain, le docteur Yvan, M. de Turenne et d’autres se présentèrent au lever de l’Empereur qu’ils trouvèrent à peu près remis de cette violente secousse physique et morale. Il était calme, profondément triste, et déplorait le malheureux état où il laissait la France. Quant au docteur Yvan, encore troublé de la scène de la veille, et sous l’impression des alarmes qu’il avait causées, il était résolu à ne pas rester au palais. Aussi, en sortant du lever, il descendit précipitamment dans la cour, et, trouvant un cheval attaché à l’une des grilles, il monta dessus et s’éloigna au galop. »
Tel est, textuellement, le récit véridique du baron de Mèneval qui circonstancie, de façon à ne laisser aucun doute, les faits qu’il rapporte. C’est cette sécurité, cette confiance en le narrateur qui ajoute un grand intérêt à ces Mémoires qui, outre ce qu’ils rappellent de son premier ouvrage : Napoléon et Marie-Louise, renferment une foule d’anecdotes et
de détails inédits sur le Premier-Consul et sur l’Empereur. Loyal serviteur, admirateur de son maître, M. de Mèneval a esquissé, dans des Mémoires qui comprennent trois volumes, le récit des grands faits de l’épopée impériale ; mais ce qu’on y cherchera naturellement aujourd’hui que tous les esprits sont portés à l’analyse et épris du détail, ce sont les menus faits de la vie du grand homme ; peut-être y a-t-il dans ces curiosités un peu de jalousie inconsciente, un désir d’égalité quand même et, sans se l’avouer, se dit-on vaguement qu’il est bon de constater que les hommes de génie ont aussi les faiblesses, les petites manies des autres humains. Ces détails tant recherchés, on les trouvera à chaque page des Mémoires, dont le troisième volume nous montre, il est vrai, le maître de l’Europe, chantant faux les airs du Devin de Village, mais en revanche nous rappelle cette phrase qu’il prononça en présence de Stanislas de Girardin pendant une promenade à Ermenonville, devant le tombeau de Jean-Jacques : « L’avenir apprendra s’il n’eût pas mieux valu pour le repos de la terre que ni moi ni Rousseau n’eussions jamais existé. »
Il nous le montre essayant de faire la cuisine avec Marie-Louise, laissant maladroitement tomber dans le feu une omelette en voulant la faire sauter ; mais, à la page suivante, nous le voyons nerveux, les éclairs dans les yeux, se promenant dans son cabinet, et dictant un prodigieux plan de campagne. Il nous le dépeint
le lendemain de la mort du duc d’Enghien à La Malmaison qui « fut triste ce jour-là
» :
« Je me souviens encore du silence qui régna le soir dans le salon de madame Bonaparte. Le Premier Consul se tenait le dos appuyé à la cheminée pendant que M. de Fontanes lui faisait je ne sais quelle lecture. Joséphine était assise à l’extrémité d’un canapé avec l’air mélancolique et les yeux humides… Quelques personnes vinrent de Paris, mais, frappées de l’aspect lugubre des salons, elles s’arrêtèrent à la porte. Le Premier Consul, soucieux et pensif en écoutant attentivement la lecture de M. de Fontanes, ne paraissait pas s’apercevoir de leur présence. Le ministre des finances resta pendant un quart d’heure à la même place, sans que personne lui adressât la parole. Ne voulant pas se retirer comme il était venu, il s’approcha du Premier Consul et lui demanda s’il avait des ordres à lui donner : le Consul lui répondit par un signe négatif. »
Quel tableau et que de choses dans ce silence, dans ces attitudes !
L’historien insiste sur le côté tendre, aimant, de la nature de Napoléon, nous le montrant homme de famille, heureux de ces repas intimes faits aux Tuileries, entre son fils qui devait lui être enlevé et sa
femme qui devait l’abandonner, l’oublier et perdre jusqu’à son nom. C’est avec une grande réserve que M. de Mèneval, qui fut aussi attaché à la personne de Marie-Louise, parle de l’Impératrice ; mais malgré toute sa discrétion, les ménagements dont il entoure ses jugements, on sent l’indignation percer contre elle qui devait renier le nom de César, laisser faire de son fils un colonel autrichien, se marier à M. de Neipper, puis à un autre ; il ne peut s’empêcher d’admiration en parlant de madame Laetitia qui proposait à Napoléon captif à Sainte-Hélène d’accepter sa fortune, et qui répondait à celui qui lui faisait observer qu’en agissant ainsi elle se réduisait à l’indigence : — « Qu’importe ! quand je n’aurai plus rien, je prendrai mon bâton et j’irai demander l’aumône pour la mère de Napoléon ! »
Il y a, en effet, un abîme entre ces deux femmes dont l’une a conservé dans l’histoire la grandeur d’une figure romaine et dont l’autre ne comprit pas, selon la belle pensée de Joubert, qu’on ne saurait être veuve avec dignité qu’une fois.
X. Lucien Perey. — Le Roman du Grand Roi
Voici un nouvel ouvrage de l’auteur de l’Histoire d’une grande dame au xviiie siècle, Lucien Perey ; le Roman du Grand Roi, ou l’histoire des amours de Louis XIV et de Marie Mancini, d’après des lettres et des documents inédits ; les archives du marquis d’Avrincourt entrent pour beaucoup dans la composition de cet intéressant ouvrage ; il a été permis à l’auteur de lire et de copier tout ce qui concerne les amours du jeune souverain et de la nièce de Mazarin dans un dossier formé de plus de trois cents lettres, soigneusement réunies et conservées par le duc de Nivernais qui les tenait de son grand-père, Philippe Mancini, duc de Nevers.
On n’analyse pas un pareil livre plus qu’un poème, car c’en est un, fait de jeunesse et d’amour ; il faut lire ces lettres, le récit des luttes des-deux amants, luttes désespérées contre Mazarin dont le personnage grandit singulièrement dans cette circonstance. Renoncer, dans l’intérêt de son pays, par respect pour son roi, à voir sa nièce reine de France, n’est pas le fait de l’ambitieux et de l’intrigant perfide sous les traits duquel on montre généralement le cardinal de Mazarin ; il faut lire et relire les éloquentes et admirables lettres, pleines de dévouement, de raison et de dignité, qu’il écrivit, à Louis XIV, absolu dans sa passion, prêt à tout lui sacrifier, pour reconnaître la grandeur d’âme et le courage de celui qui les a écrites. Celle à laquelle j’emprunte le passage suivant m’a paru particulièrement touchante. Pour en comprendre tout le sens, il faut savoir que le jeune roi Louis XIV envoyait mystérieusement à Marie Mancini, exilée par Mazarin à La Rochelle, toutes les lettres de remontrances qu’il recevait de lui. La personne que le cardinal appelait la confidente n’est autre que la mère du roi :
« Je vous avais supplié de n’écrire plus à La Rochelle, et vous m’avez répondu que cela vous serait trop dur, et que la confidente avait approuvé vos raisons ; de manière qu’il faut conclure que j’aurai crédit dans votre esprit, et que vous aurez la bonté de suivre mes avis, pourvu qu’ils soient conformes à vos sentiments.
« Vous ne parlez à présent que de suivre ceux de la confidente, parce qu’ils s’accordent en quelque façon avec les vôtres, et sans vous expliquer davantage sur ma lettre de Cadillac, vous m’assurez bien avec excès de votre bienveillance, et de vouloir déférer à mes conseils, mais sans me mander rien de précis de votre volonté à l’égard de ce que je dois traiter avec dom Louis. Vous concluez que vous ne sauriez plus faillir à suivre les conseils de la confidente et que vous ne doutez pas que je l’approuve : cela s’appelle, en bon français, éviter la question, et donner le change. Vous êtes le maître de votre conduite, mais non pas de m’obliger à l’approuver, lorsque je sais certainement qu’elle est préjudiciable à votre honneur, au bien de votre État et au repos de vos sujets. Enfin, comme je ne pourrais commettre un plus grand crime à votre égard que de vous déguiser les choses qui importent à votre service, je vous déclare que je ne puis être en repos, ni satisfait, si je ne vois pas par les effets que vous vous rendez maître de vous-même, car sans cela tout est perdu, et le seul remède qui me reste à pratiquer, est de me retirer et d’emmener avec moi la cause des malheurs qu’on est à la veille de voir arriver.
« J’ai l’ambition que doit avoir un honnête homme, et peut-être que j’en passe les bornes en certaines choses. J’aime fort ma nièce ; mais, sans exagération, je vous aime encore davantage ; et je m’intéresse plus en votre gloire et en la conservation de votre État qu’en toutes les choses du monde. C’est pourquoi je ne puis que répéter les choses que je me suis donné l’honneur de vous écrire de Cadillac, et quoiqu’elles ne vous soient pas agréables à présent, je suis assuré que vous m’en aimerez bien un jour et que vous aurez la bonté d’avouer que je ne vous ai jamais rendu-un plus important service que celui-ci. La confidente vous aime avec la dernière tendresse, et il lui est impossible de n’avoir pas de la complaisance pour vous ; bien qu’elle connaisse que souvent vos désirs ne s’accordent pas avec la raison, elle vous laisse aller, parce qu’elle n’est pas à l’épreuve de vous voir souffrir. Pour moi, je crois avoir pour vous la même tendresse que la confidente, mais cette tendresse me rend plus dur et plus ferme à m’opposer à ce qui est absolument contre votre réputation et votre service, car si je faisais autrement, je vous aiderais à vous perdre. »
Comme on le voit par cette lettre, l’oncle de la séduisante Marie Mancini devait faire seul, ou à peu près, tête à l’orage qui grondait dans ce cœur de vingt ans. En effet, Anne d’Autriche, plus mère et femme que reine, rêvait, au fond, de tout accommoder de sentiment. En présence des rébellions de son fils, il dut lui sembler un instant tout naturel de marier Louis XIV à Marie-Thérèse, pour plaire à Mazarin et en finir avec la guerre, et de lui donner Marie Mancini comme maîtresse, pour apaiser sa douleur.
C’est avec un intérêt réel qu’on relit ces lettres, et ce n’est pas sans une certaine mélancolie qu’on referme le livre en voyant se marier, chacun avec un autre, ceux qui s’étaient de si bonne foi juré d’éternelles amours. Ainsi tout passe, ainsi tout disparaît sous ce linceul invisible qui s’appelle le temps, et qui recouvrit comme celles des plus humbles mortels, les amours de la nièce de Mazarin et de celui qui allait être Louis le Grand.
XI. Charles Constant. — Mémoires
Nous trouvons dans la Revue rétrospective un curieux récit inédit de la bataille de Fontenoy extrait des Mémoires du maréchal-duc de Croy-Solre ; il nous y montre Louis XV emmenant le Dauphin à la bataille, regrettant de le trouver un peu jeune pour être marié : « il jugea, dit le maréchal, qui tenait ces paroles du Roi lui-même, que la campagne le formerait et qu’il lui en ferait mieux un petit-fils »
. Suit un joli portrait du maréchal de Saxe.
Dans le même recueil je signalerai les Lettres de Charles Constant, jeune Genevois venu à Paris en 1796, et racontant ses impressions sur toutes choses il a été reçu par madame Tallien et rapporte longuement sa visite ; entre autres détails curieux je reproduis ce portrait :
Vendredi 4 juin.
« Madame Tallien est un peu plus grande que ma sœur Rosine, c’est-à-dire qu’elle est au-dessus de la moyenne ; elle est parfaitement bien faite ; elle est brune avec un teint clair et fleuri, brillant de jeunesse et de santé. Ses yeux noirs et bien tendres ont un regard un peu vague qui ajoute au piquant de sa physionomie. La bouche est vermeille et bien dessinée ; ses lèvres sont petites et découpées et ses dents parfaitement belles ; son nez ni grec ni romain, sa forme est jolie. La coupe de son visage est un bel ovale ; sa gorge, sa main, ses bras, sont blancs et potelés, toute sa personne est empreinte de grâce, d’une douce vivacité et de volupté. Son expression est simple et naïve, malgré qu’elle veuille plaire à tous, et par tous les moyens. Sa robe est nouée, sous les seins, par un ruban vert et orange qui fait le tour des épaules. Elle porte au col un collier de gros grains d’ambre jaune taillés à facettes ; une mince chaîne d’or à plusieurs rangs traverse en écharpe. Sa poitrine porte un gros cœur d’or. Ses bras, nus jusqu’à l’épaule, sont ornés de gros bracelets d’or et de cheveux. Elle porte aux doigts plusieurs bagues qui sont plutôt des souvenirs que des bijoux de prix. Ses beaux cheveux noirs sont bouclés en rond, comme ceux d’un empereur romain. Elle ne porte ni fleurs, ni pompons, ni bijoux. Sa voix est claire et sonore, sans aucune de ces inflexions aigres si communes dans ce pays. Sa tournure est décente, ses manières prévenantes et obligeantes. Elle est gaie. Elle porte sur les épaules un shawl de cachemire souci foncé, avec lequel elle se drape, montrant tantôt sa gorge, et puis ses bras. »
Il fallait qu’elle fût bien belle pour pouvoir résister à une aussi horrible toilette ! Constant a appris de la bouche de madame Tallien le récit de sa captivité à La Force :
« Elle fut amenée de Versailles à Paris devant le Comité révolutionnaire composé de vingt-cinq coquins qui dînèrent devant elle, la laissant sur la sellette pendant toute la journée, sans lui offrir à boire ou à manger. On la conduisit, de là, chercher un cachot dans une prison. Elle passa sur la place de la Révolution où l’on guillotinait à force. Les gardes firent arrêter la voiture et l’obligèrent à mettre la tête à la portière en lui disant : « Dans trois jours, tu joueras cette pièce en personne ! » Elle fut promenée dans douze prisons différentes avant de trouver le cachot dans lequel on vouloit l’enfermer.
« C’est à La Force qu’il se trouva ; elle y entra à une heure après minuit : les murs dégouttoient d’humidité et il n’étoit meublé que de paille, et l’on marchoit dans la fange.
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« Elle a été vingt-cinq jours dans ce lieu ; ce fut sans voir le jour, sans recevoir aucun soin de propreté, sans que sa paille ait été changée, sans que ses habits aient été changés, sans bas, sans souliers, sans mouchoirs, sans peigne.
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« Des malheureux renfermés à La Force eurent pitié d’elle et firent une pétition pour obtenir la permission de passer une heure par jour dans une chambre où l’on verroit clair et dont l’air seroit moins corrompu que dans son cachot, ce qui lui fut accordé. Elle dessina son propre portrait sur la muraille de cette chambre ; elle fut étonnée, le lendemain, de trouver son nom écrit dessous ce portrait ; elle comprit qu’elle étoit connue de quelqu’un des prisonniers. Le geôlier, voyant ce portrait, lui dit : « Ah ! ah ! tu sais dessiner ! Veux-tu faire mon portrait ? » Elle y consentit à la condition qu’il lui fourniroit ce qu’il faudrait pour cela. Ce ne fut que plusieurs jours après qu’il lui dit : “Je te donnerai ce qui sera nécessaire, si tu veux faire mon portrait et celui de mes cinq confrères.” Elle a fait, effectivement, le portrait de ces cinq cerbères ; on peut se faire une idée de ce que devoient être ces séances, tandis que les bourreaux se plaisoient à lui raconter leurs hauts faits, le 2 septembre 1792 : “J’avois du sang jusqu’à la cheville, lui disoit l’un. — C’est moi qui ait fait passer le goût du pain à telle personne” disait un autre, etc.
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« Pendant la détention de madame Tallien, on représenta à Robespierre l’état affreux auquel elle étoit réduite ; il répondit : “Qu’on lui donne un miroir, une fois par jour !”
Cette férocité bête rendit Tallien implacable, et Robespierre monta enfin à son tour, mais trop tard, les degrés de l’échafaud.
XII. Général de Baillencourt. — Feuillets militaires
Feuillets militaires. Italie (1852-1862). Tel est le titre sous lequel viennent de paraître les souvenirs, notes et correspondances du général de Baillencourt. C’est le livre d’un soldat dévoué à son pays et à son souverain et qui écrit bravement : « Pourquoi le cacher ? J’aime l’Empereur. »
Doué d’un sens très droit, né observateur, le général a rapporté tout ce qui l’a impressionné, les grandes comme les petites, depuis le jour où, gardant avec son bataillon le fort de Ham, il a vu le futur Napoléon III pour la première fois, jusqu’aux grands faits de la guerre d’Italie, et jusqu’aux détails de l’occupation de la France à Rome ; ce sont même les récits de ces menus événements qui donnent un caractère particulier à ces Mémoires. Je citerai par exemple cet
épisode presque comique, dans une belle description de la semaine sainte à Rome ; le pape Pie IX va, du haut des marches de Saint-Pierre, donner la bénédiction Urbi et Orbi :
« La vaste place de Saint-Pierre présentait, ce jour-là, un admirable spectacle. Le général en chef et son état-major étaient entourés des troupes françaises, massées au centre ; un large passage avait été ménagé pour la circulation. Les profondeurs de la colossale enceinte regorgeaient d’une population bariolée ; tout le pourtour était envahi par des équipages somptueux, les paysans du Transtevère et de la campagne romaine, ou descendus des montagnes de la Sabine, mettaient la note éclatante de leurs pittoresques costumes, groupés avec l’art inhérent à toute créature italienne, au pied du colossal monolyte rapporté d’Héliopolis par Caligula. Le pontife venait de paraître au balcon de la loggia, sa main se levait pour bénir, et les accents de la voix papale, sonores et pénétrants, traversaient déjà l’immensité de la place où le silence s’était fait comme par magie.
« Le 40e de ligne avait été choisi ce jour-là pour fournir le service d’honneur. À ce moment solennel, je me retourne pour commander selon l’usage : “Genou terre !”
« On a bien voulu me reconnaître une assez belle voix de commandement ; sous quelle impression prit-elle un développement inaccoutumé ? je l’ignore ; toujours est-il que sur ces mots, lancés avec éclat et accompagnés d’un geste énergique de mon sabre, les Romains, pris d’une panique inouïe et convaincus que mille fusils vont s’abaisser pour les foudroyer, se sauvent à toutes jambes, se bousculant dans toutes les directions ; il y eut maintes chutes,-forces bourrades, je restai ahuri !…
« Il fallut un certain temps pour reconnaître l’erreur, rétablir l’ordre et achever la cérémonie.
« Sur le visage de Pie IX, au milieu de l’irradiation céleste que revêtait sa physionomie en semblable circonstance, on vit poindre (m’a-t-on dit) un sourire… humain !…
« Quelque temps après, ayant eu la faveur de rencontrer le Saint-Père, je fus abordé par lui et, comme honteux encore de cette aventure, je cherchais à lui en exprimer mes regrets, me mettant la main sur l’épaule avec un geste de paternelle bonté :
— Je sais reconnaître mes brebis, me répondit-il, même quand elles prennent la voix du loup ! »
Le général raconte avec une verve charmante des anecdotes sur le brigandage qui florissait alors en Italie et que l’occupation française parvint à réprimer, sinon anéantir ; il expose dans des pages éloquentes le rôle joué par la France dans les destinées de l’Italie, et nous peint avec une grande fidélité des tableaux de la société italienne qu’il a été à même d’observer. Les relations ambiguës qui existent en ce moment entre deux pays de race commune et qui n’auraient jamais dû se laisser désunir, donne un intérêt d’actualité au livre du général de Baillencourt.
XIII. Le général Thiébault. — Mémoires (3e série)
Ce volume des Mémoires du général baron Thiébault comprend les principaux événements accomplis depuis le débarquement de Bonaparte à Fréjus jusqu’à la bataille d’Austerlitz. Comme nous l’avons déjà dit, c’est par les détails que valent surtout ces mémoires et c’est à l’aide des détails que l’on comprend mieux aujourd’hui les grands faits que l’on ne connaissait guère que par les documents officiels. Si une grande bataille impressionne notre soldat, il n’est pas moins sensible à un événement qui peut paraître puéril ; et c’est l’ensemble de ces grandes et petites choses qui fait le principal charme de ses écrits. Il ne s’attarde pas à nous donner un portrait de Souvarow par exemple, mais il nous montre le terrible général qui vient de livrer une ville au
pillage, au massacre et au reste, en disant le fameux : « Pogoulaïtie rebiata ! » (amusez-vous un peu, mes enfants), s’attendrissant au cours de l’épouvantable boucherie sur le sort d’un dindon qui venait d’être blessé à la patte : — « Pauvre bête, lui dit-il, qu’as-tu fait pour te trouver victime des dissensions des hommes ? »
Et immédiatement il fait venir le chirurgien-major de l’armée, et, au milieu des cris de tant de malheureux atrocement égorgés, sans en être distrait, il ordonne de panser le dindon devant lui.
Ce sauvage héros ne dormait que trois heures et les passait presque nu dans un tas de paille ou de foin que, dit le général Thiébault, « il faisait mettre au milieu des plus belles chambres à coucher, chambres dans lesquelles il satisfaisait tous ses besoins »
. Il détestait les glaces, ne voulait pas y voir son affreux visage au nez cassé, les faisait couvrir dans les appartements où il logeait, ou les brisait à coups de sabre. Le général Thiébault consacre de longs chapitres à ses propres amours avec une belle Italienne qui devait d’ailleurs l’abandonner, et pour les yeux de laquelle il court mille dangers ; il raconte bien des choses, nous présente bien des gens, mais celui qu’on y cherche toujours, c’est celui qui gouvernait tous les événements d’alors et qu’il nous montre rarement, car il ne l’aimait pas, c’est le général Bonaparte. Il semble qu’il lui garde rancune d’un mot qu’il dit
en apprenant qu’il venait d’être horriblement blessé à Austerlitz :
« Ce ne fut pas par le maréchal Berthier que l’Empereur apprit ma blessure, mais par le général Bertrand, de qui je tiens ce fait. À ce mot, “Sire, le général Thiébault est blessé”, l’Empereur demanda si je l’étais grièvement. “Il l’est mortellement, Sire.” L’Empereur répliqua après un moment de silence : “On ne peut pas mourir dans une plus belle occasion.” Telle fut l’oraison funèbre que l’Empereur crut prononcer sur ma tombe. »
Le récit de l’action dans laquelle fut frappé le général Thiébault est d’ailleurs très éloquent, et rien qu’en le lisant, on saurait vraiment l’horrible chose qu’est la guerre, si l’histoire ne nous avait appris à la maudire. Revenons à Bonaparte ; il nous le montre dès le 15 brumaire, soucieux et préoccupé, ne mangeant, par prudence probablement, que des œufs, à un banquet qui lui est donné ainsi qu’au général Moreau, dans l’église Saint-Sulpice, transformée en Temple de la Victoire ; peut-être la mauvaise humeur qu’il témoigne fréquemment pour celui qu’il reconnaît pourtant comme le plus grand homme de son siècle, provient-elle uniquement de l’impression produite sur Bonaparte par le Journal de la défense de Gênes, qu’il avait publié et dans lequel il ne cachait pas la vive admiration qu’il professait pour Masséna, de qui il avait été le secrétaire. Soult, pour des raisons de politique personnelle peut-être, critiqua l’ouvrage du général Thiébault ; il n’en fallut pas davantage pour qu’il le considérât comme son ennemi : aussi, dans ses Mémoires, le traite-t-il de la belle façon :
« Je sus que Soult fit tenir au Premier Consul des observations à l’encontre de mon dire, et ces observations, j’en eus plus tard une copie que je possède. Enfin, je reçus communication de plusieurs lettres qu’il écrivit à ce sujet, et notamment d’une qui contenait le passage suivant : “Vous me parlez du Journal de la Défense de Gênes qui vient de paraître. Ça ne peut être qu’un adulateur qui en est l’auteur. La vérité y manque. Il a eu le talent de ne contenter personne, plus d’un brave en a déjà porté le jugement…”
« … Un jour que je me promenais avec le général Masséna, dans son parc de Rueil, et que j’avais eu l’occasion de rappeler avec quel soin j’avais renchéri dans le Journal du blocus de Gênes sur tout ce qui avait rapport au rôle du général Soult, j’ajoutai : “Mais que fallait-il donc faire pour ne pas encourir la haine ? — Ce qu’il fallait faire ? me répondit avec sa vivacité habituelle le général Masséna, ne pas me nommer dans votre ouvrage.” »
Masséna, plus habile que Thiébault, sachant mieux que lui le respect qu’il faut avoir pour les chèvres et les choux qui abondent sous tous les régimes, n’eût pas commis l’imprudence des naïves admirations. Ce qui prouve une fois de plus qu’un militaire doit s’abstenir d’écrire tant qu’il est au service. Aussi, le général Thiébault s’est-il fait dans sa carrière assez d’ennemis pour n’avoir obtenu ses grades qu’à la pointe de sa vaillante épée. D’humeur sarcastique, il ne néglige pas de nous montrer les ridicules de ses compagnons d’armes, témoin ce croquis charmant du général Leclerc, qui avait épousé Pauline Bonaparte :
« Joignant, à la couleur des cheveux près, quelque ressemblance de figure, de taille, de maigreur et de tournure avec le général Bonaparte, il avait cru que, pour rendre l’identité entière, il ne fallait plus que copier les poses, les manières et les gestes. Ainsi, il se tenait et marchait comme son illustre beau-frère et mettait, comme lui, ses mains derrière le dos, prenait du tabac comme lui, parlait par phrases courtes et saccadées, et poussait le délire jusqu’à oser chercher à imiter regards, sourires, mouvements de lèvres, etc… Il ne restait plus qu’à contrefaire l’écriture, mais l’écriture est l’homme, et Leclerc n’en risqua pas l’essai, alors qu’il eut des bottes et des habits semblables de forme, voire même la redingote grise et le chapeau devenu monumental ; il le plaçait sur sa tête de telle sorte que, à l’homme près, on retrouvait en lui le Premier Consul tout entier, ou, comme on disait, « le blond Bonaparte ».
Si j’ai insisté sur ces menus détails, c’est qu’ils sont la partie vraiment inédite de ces Mémoires qui, forcément, nous promènent sur des champs de bataille déjà connus, vus à un point de vue différent il est vrai, mais dont tous les points, toutes les péripéties, tous les dénouements sont prévus pour le lecteur. C’est dans leur partie intime qu’il faut chercher l’intérêt, le document, comme on dit aujourd’hui, et ils abondent dans ce troisième volume.