(1908) Esquisses et souvenirs pp. 7-341
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(1908) Esquisses et souvenirs pp. 7-341

Romantiques

Je suis déjà comme était Fontenelle à la fin de sa vie : je commence à voir les choses telles qu’elles sont. Je veux cependant croire que nous secouerons un jour le cauchemar romantique, si, toutefois, la destinée de la civilisation européenne n’est pas d’être anéantie à bref délai.

Je viens de lire un ouvrage ayant pour titre : Le Romantisme français. L’auteur, M. Pierre Lasserre, est un jeune philosophe, pour qui les lourdes vapeurs, amassées à l’horizon intellectuel, semblent dissipées. On ne lui en fait point accroire, et il ne craint même pas de montrer du parti pris. Il a raison, puisque, dans cette question du Romantisme, le parti pris est bien peut-être le juste point.

Toutes les duperies du Romantisme quittent leurs voiles insidieux sous la plume de M. Lasserre. Lisez les chapitres sur Rousseau, sur Senancour, sur Chateaubriand.

Vous y verrez Jean-Jacques avec ses misères et son talent, son talent qui ne fut pas la moindre de ses misères. Vous le verrez, ridicule mais touchant, baiser et tremper de ses larmes un cotillon de flanelle d’Angleterre que Mme d’Épinay lui avait envoyé pour s’en faire un gilet ; puis tout à coup odieux, couvant avec la même chaleur, dans le même temps et à l’égard du même bienfait, des émotions de reconnaissance et des arrière-pensées de vilain. Il agira mal sans dessein ; c’est bien l’homme que Socrate condamne dans le second Hippias.

L’honnête et chétif Senancour, auteur du morne Obermann, vous apparaîtra, agité dans l’épuisement, sensible dans la langueur, méditant un ouvrage sur le Monde primitif, et bégayant des paroles insipides :

— Si au moins il appartenait à ma destinée de ramener à des mœurs primordiales une contrée circonscrite et isolée !

Vous pénétrerez la sensibilité sinueuse de Chateaubriand. Vous l’entendrez se vanter d’être froid et sec, sans rien de l’enthousiaste, dépouillant d’un coup d’œil l’homme et le fait. Puis, à soixante-treize ans, il confessera avoir trouvé jusque dans les réalités la séduction des chimères. Et M. Lasserre vous dira que Chateaubriand, homme politique, a recherché les catastrophes autour de sa personne, et que, poète, il se sous-entend naturellement centre des passions et âme des lieux…

M. Lasserre a fait de Benjamin Constant un portrait qu’il faut connaître. C’est comme un crayon large et ferme…

Nous allons maintenant suivre l’action du Romantisme dans la poésie.

*

Victor Hugo, robuste et copieux, épanche une verve trop populacière ; Musset, jeune et charmante voix, s’encanaille plus souvent qu’à son tour : Vigny, noblement circonspect, ne sut pas toujours accorder sa pensée et les Muses. Après eux, Baudelaire prêta son art séduisant à des paradoxes d’atelier, et après Baudelaire, quelques autres, qu’il ne faut pas dédaigner, firent goûter, un instant, ou un riche pinceau, ou les sons d’une corde émouvante. Mais Lamartine est peut-être le plus haut poète du xixe  siècle, assurément le moins impur.

La poétique des contemporains de Parny était à la fois un classicisme affaibli et le premier symptôme de la corruption future. Lamartine hérite de cette poétique et l’anime d’un souffle divin. Alors, il chante le Lac et le Crucifix, et l’on assiste à un miracle. Paresse ou impuissance, il n’avait rien innové dans la forme. Ce fut un bonheur qu’il aventura plus tard, lorsque, impatient de lutter contre la vogue de Victor Hugo, il brisa soudain la cadence de ses vers et courut la carrière d’un pittoresque de mauvais aloi où la nature de son talent s’exténuait en pure perte. Voilà comment furent gâtés les plus sublimes morceaux des Recueillements ; je n’en excepte ni la Cloche du Village, ni la Vigne et la Maison. Ah ! comme le Lac ou la chanson du Golfe de Baia, malgré leurs mollesses suspectes, nous font entendre un accent plus pur !

M. Pierre Lasserre parle fort bien de la veine agreste chez Lamartine, et il rappelle l’Odyssée. Je me permettrai cette remarque : oui, l’essence de la poésie lamartinienne est homérique, mais l’exécution rejoint, trop souvent peut-être, la manière des descriptifs de la décadence grecque et latine.

Doit-on en rejeter la faute sur les premiers maîtres de Lamartine, les mauvais classiques du dix-huitième ?

Quelle est la part du romantisme dans la poésie de Lamartine ? M. Lasserre se pose la question pour y répondre avec beaucoup de mesure et de clairvoyance. Et d’abord cet avertissement : « Le génie de Lamartine, l’importance de son œuvre ne nous imposeront pas de nous arrêter à lui, si, sans pouvoir, certes, être rangé parmi les antagonistes du courant romantique, il n’a d’autre part révélé ni développé aucun élément nouveau de la sensibilité romantique, si la poésie n’est, par rapport aux thèmes de cette sensibilité, qu’un écho merveilleusement musical. » L’auteur de Le Romantisme français peut parler ainsi sans scrupule, car il n’eut point le dessein d’entreprendre un ouvrage de critique littéraire proprement dite. Sa tâche est tout autre, et le génie réalisé d’un poète doit, pour le moment, l’inciter à conclure, moins que le caractère de ce même génie.

Donc, M. Pierre Lasserre constate la double disposition d’âme de Lamartine : sensibilité romantique et ingénuité homérique. Cette dernière disposition, bien que vigoureuse, fut gâtée cependant par l’influence néfaste de Jean-Jacques Rousseau et de son école. Ainsi, les pires chimères viennent fondre sur Lamartine, écrivain et homme public « interposant un voile fallacieux et brillant entre sa pensée ou sa volonté et les réalités, brouillant l’une avec la vision vraie des choses et l’autre avec les conditions objectives de l’action ». C’est à cause de ces chimères que le romancier de Graziella et de Raphaël, que l’historien des Girondins s’enlise dans la splendeur du faux. Quant au lyrique des Méditations et des Harmonies, il plane d’assez haut sur les périls. Toutefois, M. Lasserre se sent pressé entre l’agacement et le charme même en écoutant le chant aérien de ces vers.

« Mais, — ajoute-t-il vite, — quand je pense au poète, un peu loin de la lecture, quand je pense, non à tel ou tel ouvrage, telle ou telle conception de Lamartine, mais à Lamartine, pourquoi en reçois-je une impression toute contraire ? En lui aussi, je crois sentir le grand et serein naturel des classiques, une sensibilité ample et pure, une abondante faculté d’amour sans caprice, une âme de lumière qui ne porte en elle aucun secret et honteux intérêt à troubler le sincère reflet des choses, à en fêler la répercussion… »

Certes, dirai-je à mon tour, Lamartine avait bu le breuvage empoisonné de Jean-Jacques. Mais il portait en lui l’antidote nécessaire. Au fond, Rousseau n’abusait les hommes comme Lamartine que par ses qualités d’artiste. Il abusa jusqu’à Stendhal qui, dans ses Mémoires d’an touriste, je crois, s’enivre de sensibilité roussienne à propos de je ne sais plus quelle attente amoureuse sous un berceau de vigne sauvage. Et pourtant, quel abîme entre la nature d’un Stendhal et celle de l’amant de Mme de Warens !

*

Il y a dans le livre de M. Lasserre un bon morceau sur l’emphase des romantiques, sur leur façon de jeter de la poudre aux yeux, en s’illusionnant eux-mêmes. Ils se donnaient innocemment le vertige qu’ils voulaient faire éprouver aux autres ; cela leur constituait une sorte de sincérité bizarre, qui les soutenait dans leur rôle et agissait sur le public. Car, véritablement, en pareille occurrence, il serait peu commode de mener jusqu’au bout une tromperie à froid.

M. Lasserre range l’Emphase romantique à part.

« Elle consiste, — nous dit-il, — dans un désordre de la pensée elle-même. Du moins, l’abus de moyens verbaux procède-t-il chez les romantiques d’une exaltation vraiment ressentie. C’est cette exaltation qui est emphatique par rapport à la petitesse ou l’indignité des objets auxquels elle s’attache et qu’elle revêt d’une importance ou d’une sublimité menteuse. L’esprit romantique a une irrépressible tendance à s’émerveiller, s’extasier, s’indigner, s’épouvanter, qui regarde peu à la qualité des occasions, et d’où il tire, sur tout propos, une inépuisable disponibilité de pathétique. »

Cet émerveillement perpétuel, si bien observé chez les romantiques par M. Lasserre, me fait songer au Rat de la Fontaine. Comme ce jeune rat, de peu de cervelle, nos romantiques découvrent le Caucase devant la moindre taupinée.

Et l’on peut faire fond de leur étonnement. N’avez-vous point remarqué, que dans Hernani, les personnages ne cessent d’être surpris, durant cinq actes, de leur qualité d’Espagnols ?

Il m’arrive quelquefois de voir répéter de jeunes acteurs qui vont en tournée. S’ils répètent un drame de Victor Hugo, l’élément absurde saute aux yeux tout de suite et repousse dans l’ombre des beautés réelles. N’en cherchons point la raison dans l’inexpérience des acteurs, simplement. La cape est devenue oripeau, le panache est défraîchi !

Mais la vraie tragédie classique se dresse toujours d’aplomb en dépit du temps.

Sa noble architecture la soutient ; elle n’a pas de ces ornements disparates qui se détachent et ne sont plus que poussière.

Chez Corneille, chez Racine, si la psychologie est sérieuse, l’art ne l’est pas moins. Les vers de ces deux poètes sont fortement construits, et même ils riment par des sons où la convenance n’empêche point l’éclat. Quant à la splendeur des rimes romantiques, c’est un quiproquo.

Ne parle-t-on point, à propos de nos classiques, de lieux communs et d’expressions toutes faites ? En cela, on leur oppose les Grecs. Mais les Grecs avaient aussi leurs formules, sans lesquelles le poète perdrait son temps à la recherche de futilités. Et les poncifs romantiques abondent !

Nous pouvons égaler hardiment l’auteur Horace et l’auteur d’Athalie aux grands Athéniens. Et si Sophocle se complète de quelques nuances, il advient que le peu qui manque à Corneille et à Racine les rapproche de lui, plus que ne le fait le trop qui charge, — Shakespeare par exemple.

*

Le Romantisme n’a pas soufflé son miasme sur ses conceptions théâtrales seulement. Il en a saturé les esprits et les cœurs. Nos mœurs, les vertus et les vices, tous les sentiments, bons ou mauvais, portent aujourd’hui le masque exagéré du Mélodrame.

Pour la littérature, il me semble qu’elle avait déjà souffert à maintes reprises, bien qu’à des degrés moindres, d’une semblable folie. Notamment sous Louis XIII, avec certains poètes que Gautier appelait des grotesques, tout en les exaltant.

Mais un Théophile de Viau n’a pas l’importance d’un Hugo. On reconnaît chez Hugo tous les instincts et les façons du méchant auteur, et il est, quand même, un homme doué prodigieusement, une manière de chanteur inspiré.

Serait-ce point-là le signe fatal d’une époque ?

L’aventure des Romantiques, qui prétendirent remédier à l’affadissement du classicisme à son déclin, me rappelle une phrase que j’ai lue, je ne sais plus où. La voici :

— C’est souvent à l’aide d’une amélioration spécieuse que l’on détériore.

Les ratures de Chateaubriand

Le vieux Balzac et ses contemporains, Vaugelas, Ablancourt, Coëffeteau, étayèrent la langue et lui permirent le nombre et la cadence.

Saint-Simon avait plusieurs styles : un pour ses lettres, qui est encore du xvie  siècle, un autre, de son temps mais à côté, pour ses Mémoires ; puis un troisième, où il s’essaie à l’ampleur, celui de son ouvrage sur les rois.

La manière du cardinal de Retz est un lazzi en figure.

La Rochefoucauld fut le Salluste de la Fronde.

Pascal a le langage de toutes les passions. Il ne lui a manqué que d’avoir gardé les chevaux à la porte d’un théâtre, comme Shakespeare.

Fénelon est fluide, et Bossuet comme une grande chute d’eau.

La Bruyère était un marqueteur avec des lubies. Il s’extasiait sur les vieux rondeaux du père de maître Clément.

Boileau-Despréaux dessine au trait.

Homère ni Sophocle ne montent pas plus haut que le style rimé de La Fontaine ou de Racine, poètes qui l’emportent encore sur plus d’un, lorsque par hasard ils écrivent en prose.

Voltaire et Montesquieu pétillent dans une langue qui s’éteint déjà.

 

À l’heure où Chateaubriand prit la plume, que trouva-t-il pour nourrir ses dons magnifiques ? À peine le pseudo-classicisme de son ami Fontanes.

À la fin, Chateaubriand se découvre sa vraie nature originale ; mais elle était mêlée comme le poil de Polyphème.

*

M. Antoine Albalat eut la chance de pouvoir feuilleter un manuscrit des Mémoires d’outre-tombe, que l’éditeur Champion possède en ce moment. C’est une copie revue par Chateaubriand qui l’a corrigée de sa propre main.

M. Albalat fatigua sans relâche à déchiffrer les ratures et les refontes ; il lui fallut un zèle brûlant et obstiné pour parvenir à se reconnaître sous l’encre des larges bandes et des lignes coupant en travers.

Le manuscrit Champion ne contient que la dernière partie des Mémoires. Ainsi, pour le commencement de l’ouvrage, si l’on veut se rendre compte de son état primitif, il faut rechercher une publication faite il y a quelque trente ans. Cette publication a son histoire.

Pendant les dernières années de sa vie, Chateaubriand ne cessa de remanier. Il effaçait et récrivait furieusement ; puis, chez Mme Récamier, il lisait ces nouveautés à ses vieux admirateurs. Ceux-ci, fort anxieux, écoutaient le vieillard en hochant la tête.

Lenormant pensait :

— Il va gâter tout par ses repeints.

Lenormant et Mme Récamier, peu rassurée à son tour, complotèrent de remédier à la ruine des Mémoires d’outre-tombe.

Ils obtinrent de Chateaubriand la permission de recopier en partie l’ancien texte, celui de 1826. C’est ce texte que la publication dont j’ai parlé nous a rendu.

Jetons un coup d’œil sur les tourments du grand prosateur.

Chateaubriand avait écrit :

« Le Tasse supplia Cintio de brûler la Jérusalem ; ensuite il demanda à rester seul avec son crucifix. »

Et voici comment il corrige :

« Le Tasse supplia, etc… ensuite il désira rester seul avec son crucifix. »

Aimez-vous ce désira ? Ne fait-il pas le prétentieux ? Avec son air de dire beaucoup, il alourdit. Sans me fâcher, je préfère : « Il demanda à rester seul avec son crucifix. » Va-t-on m’objecter la rencontre des deux a ? Car, en vérité, nous y avons demanda à.

Théoriquement, un pareil heurt de voyelles doit être évité ; dans la pratique les meilleurs écrivains s’en accommodent, selon l’occurrence. Il ne faut pas abuser du « gueuloir » de Flaubert, à tout bout de champ.

Un jour, Des Yveteaux, celui qui se promenait dans son jardin du faubourg Saint-Germain vêtu en berger de d’Urfé, dit à Malherbe :

— C’est une chose désagréable à l’oreille que ces trois syllabes : ma la pla, qui se trouvent dans votre vers :

Enfin cette beauté m’a la place rendue.

— Et vous, répond Malherbe, vous avez bien mis pa ra bla la fla !

— Moi ! fait Des Yveteaux tout étonné.

— N’avez-vous pas écrit, reprend Malherbe :

Comparable à la flamme…

Nous allons voir comment Chateaubriand fait du plaqué avec le terme rare. Et c’est ma foi de beau plaqué.

Hugo et Vigny plaquaient de préférence les sentiments. Gautier chine son style, si j’ose dire.

Mais certains Symbolistes et, aussi, un ou deux. Naturalistes, reprirent diversement le procédé de Chateaubriand…

« Ma jeunesse revient à cette heure ; elle ressuscite les jours écoulés, que le temps à réduits à l’état de fantômes. »

Chateaubriand efface état pour le remplacer par inconsistance. Voyons : l’inconsistance des fantômes. Cela ne suffit point. Il faut chercher. Il cherche et il trouve insubstance.

« Ma jeunesse revient à cette heure ; elle ressuscite les jours écoulés que le temps a réduits à l’insubstance des fantômes. »

Insubstance… ça n’est pas mal. Insubstantiel est plus usité.

Chateaubriand avait rencontré, comme tout le monde, une petite fille qui portait une hotte.

« J’ai rencontré — écrit-il — une petite hotteuse. »

Il regarde dans une cour par la fenêtre d’un donjon :

« Le jour, j’avais en perspective les créneaux de la courtine opposée, d’où pendaient des scolopendres… »

Pendaient cède la place à végétaient. Pourtant, pendaient peignait bien.

Question d’euphonie ! nous dit M. Albalat : Pendaient, scolopendres.

Je crois plutôt que ce fut pour l’amour du verbe végéter qui surprend, bien qu’il y soit à sa place. Une plante végète, et c’est sa façon de vivre.

Dans certain morceau remanié de fond en comble, il y a d’abord les changements insignifiants. Par exemple, le retour des tempêtes pour s’approcher la saison des tempêtes ; le rassemblement des corneilles pour se rassembler les corneilles. Il est vrai que maintenant à ces oiseaux de mauvais présage s’ajoutent les cygnes et les ramiers. Cependant les corneilles seules faisaient peut-être plus grande figure dans ce tableau désolé…

Voici qui est plus important : le plaisir toujours nouveau devient un plaisir indicible. Cet indicible qui n’est qu’un adjectif innocent, puisque chacun dit : joie indicible, plaisir indicible, douleur indicible, est ici employé sournoisement ; et c’est de cette manière qu’il devait plus tard fructifier à tort et à travers. Revenons aux corneilles. Elles allaient simplement se percher sur les grands bois ; elles finissent par choisir les chênes du grand mail et elles y font leur perchée. Grand mail et perchée sont heureux. Mais pourquoi le vent gémit-il non seulement des complaintes, mais encore des lais ? Vous me direz qu’il ne s’agit que de doléances, selon la signification archaïque du mot. N’importe, lai est fade dans le cas. J’entrais en pleine possession des sympathies de ma nature est une phrase belle et nette.

Deux ou trois fois, par ces refontes, Chateaubriand donne à M. Albalat l’occasion de faire le procès des verbes auxiliaires. Foin d’être ! Foin d’avoir ! M. Albalat a raison puisque nous ne savons plus nous en servir.

Corrections diverses :

Chateaubriand n’avait à sa boutonnière que la petite fleur qu’il avait l’habitude d’y porter. Mais, agacé par ce diable de que, il la porta simplement selon sa coutume.

Vaugelas conseillait d’éviter les répétitions de que, soit pronom relatif, soit conjonction, et il blâmait Malherbe qui en avait tant usé dans sa fameuse lettre à Mme la princesse de Conti.

Quelqu’un a répondu à Vaugelas :

— Il est vrai que l’on doit éviter autant que l’on peut la trop grande répétition non seulement des que, mais même de toutes les autres particules : je soutiens cependant que lorsqu’elles sont nécessaires il n’y a du tout plus de vice à les répéter.

Une femme rêve et Chateaubriand conjecture qu’elle a un rendez-vous pour le soir avec un gros jeune homme blond qui fume sa pipe . Puis, c’est toujours un gros jeune homme blond mais dont la pipe vient de s’éteindre .

Finale musicale, nous dit M. Albalat.

« À Bamberg, en 1815, le prince de Neufchâtel tomba d’un balcon dans la rue : son maître allait trébucher de plus haut. »

En corrigeant, l’auteur a mis « son maître allait tomber de plus haut ».

Avait-il jugé la répétition de tomber bonne ? Serait-ce point afin de ne rien devoir à Boileau, qui a dit, en parlant de Ronsard :

Ce poète orgueilleux trébuche de si haut…

Voici une fort jolie correction :

« J’aurais été heureux de rencontrer Pellico et Manzoni, rayons d’adieu de la gloire italienne. » Au lieu de : « Derniers rayons de la gloire italienne prête à s’éteindre. » Phrase languissante.

Chateaubriand, dont nous venons de surprendre les secrets, conseillait de tacher à connaître ceux des bons écrivains du grand siècle. Il pensait que les ratures de ces maîtres seraient un aiguillon et un guide pour corriger, polir, arrondir les phrases.

André Chénier soupire après les brouillons des grands poètes, pour voir par combien d’échelons ils ont passé .

À côté de Chateaubriand, M. Albalat analyse dans son livre les procédés de Bossuet, de Pascal, de Fénelon, de Montesquieu, de Rousseau, de Buffon, de quelques poètes, de quatre ou cinq prosateurs modernes.

Il rudoie Stendhal, qui n’aimait pas Chateaubriand et le comparait à un Italien, Don Ruggiero, lequel disait : l’Aurore aux doigts de rose . Cette expression est fort belle et sera toujours neuve. Je ne sais pas ce que Don Ruggiero en fait.

Stendhal avait des manies ridicules, mais il n’est pas seulement psychologue, c’est un écrivain. Son style est dans le tour. Et c’est un vrai style, et c’est à lui que Stendhal doit de conserver sa vogue.

M. Albalat est également sévère pour Fénelon. Il dit que les ratures de Télémaque montrent jusqu’à l’évidence en quoi consiste le mauvais style.

Serait-ce possible ?

Les corrections de Bossuet que M. Albalat nous montre m’ont fort intéressé.

Bossuet note plusieurs mots avec l’intention de choisir à la fin ceux qui lui seront le plus convenables. Et il le fera sans cet artifice inconscient qui nous gâte aujourd’hui.

Puis, s’il évite les répétitions, je dirai que c’est à bon compte. On peut mettre en parallèle, pour le don du grand style, Chateaubriand et Bossuet. Mais celui-ci en avait l’emploi naturel dans ses travaux d’orateur, tandis que l’autre n’a fait que proser merveilleusement de l’épopée et jusque dans ses Mémoires.

Comédiens en voyage

Il m’arrive d’accompagner mes interprètes, lorsqu’ils s’en vont jouer ma tragédie d’Iphigénie. Silvain et Albert Lambert, Mme Tessandier, Mme Dudlay, Mme Louise Silvain, Mlle Roch ont déjà fait applaudir mon ouvrage à Orange, à Paris, à Athènes, à Champlieu, à Bordeaux, à Arles, à Bagnères-de-Luchon, à Bruxelles, à Liège, à Aix-les-Bains, chez les Ethiopiens et chez les colons d’Algérie.

Je leur dois bien des impressions pittoresques, et j’aime à me remémorer tous ces spectacles.

Je revois le stade d’Athènes, éclatant de marbre pentélique, baigné d’azur et de douce lumière. Champlieu, aux vestiges romains, hante aussi ma pensée, avec sa lisière de bois profonds découpés à l’horizon tendre du beau pays de Valois. Puis, la scène improvisée, là-bas sur un tertre, contre les remparts d’Alger, m’apparaît encore, sereine dans le bleu du ciel, malgré le vent du large qui soufflait et renversait les pots de lauriers-rose…

Quel imprévu pendant ces tournées dramatiques, et quel entrain aussi, en dépit de la fatigue !

On va on vient, on ne fait halte que pour repartir aussitôt.

C’est le train qui siffle ; vite, il faut grimper, dans l’aube grise ou parmi les ombres de la nuit. On s’accoude à la portière : des prés, des fleuves, des crêtes, des vallées, des trous noirs, des feux défilent.

C’est le paquebot qui roule ; on jacasse en bas sous les lampes, on court sur le pont pour voir le jour se lever, le crépuscule s’étendre sur les flots. Enfin, voici la rade, le môle ! Quels sont les visages qui vont vous sourire ?…

Je me souviens de guimbardes montant une côte aux claquements de fouets, d’un repas sous les arbres, d’un retour çà pied à travers champs, à l’heure où Vesper s’allume. Je me souviens d’une course nocturne par les rues d’une ville inconnue, à la recherche d’un gîte ; — d’un machiniste nègre, qui baragouinait dans les corridors mal éclairés d’un petit théâtre. Je me souviens de ceci et de cela, et j’avais plaisir à m’arrêter à des riens.

… Sans doute les comédiens voyagent aujourd’hui bien confortablement : et toutefois Thespis ou Scarron s’y reconnaîtraient peut-être. D’ailleurs, jadis même, les troupes cossues ne se privaient de rien pendant leurs pérégrinations ; et Dassoucy, l’empereur du burlesque, qui rencontra Molière et les Béjart en Avignon, fut traité par eux de façon à pouvoir dire :

Qu’en cette douce compagnie
Que je repaissois d’harmonie,
Au milieu de sept ou huit plats,
Exempt de soin et d’embarras,
Je passois doucement la vie.
Jamais plus gueux ne fut plus gras ;
Et quoy qu’on chante, et quoy qu’on die
De ces beaux Messieurs des Etats
Qui tous les jours ont six ducats,
La Musique et la Comédie,
A cette table bien garnie,
Parmi les plus frians muscats,
C’est moy qui soufflois la rostie,
Et qui beuvais plus d’ypocras.
*

Les Muses aux vertes guirlandes se réveillèrent un jour parmi les ruines du Théâtre gallo-romain de Champlieu. Un comité, qui mêlait de beaux noms à la science et au monde officiel avait d’organisé là une fête dramatique.

On y joua le Cyclope d’Euripide, modernisé avec une jolie verve par M. Alfred Poizat, et l’Iphigénie que le tragique athénien m’a inspirée.

Je voudrais conter quelques menus détails de la répétition générale et de la représentation, où le plaisant et le pittoresque ne manquèrent point.

Nous avions jugé nécessaire de répéter, la veille de la représentation, sur le théâtre même ; et nous arrivâmes à Champlieu, sous un blanc soleil qui brûlait la campagne à perte de vue.

Tout de suite un rustre amena l’âne sur lequel Silène doit se montrer au milieu de son cortège de satyres. L’animal était d’une belle taille, vif et capable, sans doute, de détacher une ruade en secouant son cavalier. Mais Coquelin cadet est plus brave que le demi-dieu biberon qu’il allait personnifier, et nous le vîmes, avec admiration, enfourcher le baudet d’un saut rapide, jambe deçà, jambe delà !

On se mit à déclamer : l’acoustique était excellente. Cependant, Phébus, haut dans le ciel, lançait des traits impitoyables ; et les ouvriers, qui travaillaient encore aux échafaudages, tapaient à rendre sourd. Nous tombâmes d’accord qu’il ne fallait pas se fatiguer inutilement. La mise en scène était à peu près réglée. Nous revînmes donc à Paris.

Pendant cette répétition interrompue, une charmante surprise séduisit nos yeux. Tout à coup une ribambelle de paysans, composée surtout de femmes, envahit le théâtre en courant. Ce fut sous le soleil un éclat de couleurs digne de tenter le pinceau d’un peintre.

… Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes à la gare du Nord. Les employés n’avaient pour nous que des sourires.

Installés dans un wagon-salon, nous voyageons fort commodément, et nous arrivons à Orrouy de bonne humeur.

Dans la cour, toute pavoisée, de la gare, de magnifiques chars à bancs nous attendaient pour nous conduire à Champlieu.

Un brouhaha ; on se précipite, on prend place. Les postillons font claquer leurs fouets ; et en avant sur la route montante…

À une courte distance du théâtre, un restaurateur parisien avait dressé des tables en pleine forêt de Compiègne, et, à l’heure du déjeuner, une nombreuse compagnie vint s’asseoir sous les grands arbres, dans la lumière tamisée et la douce fraîcheur.

L’on buvait et l’on mangeait sur les nappes semées de pétales de roses. Ce n’étaient que rires et propos aimables, et personne ne se fâchait contre les photographes qui surgissaient armés de leurs appareils.

… Lorsque je pénétrai dans le théâtre, les gradins étaient entièrement couverts de spectateurs. Et quelle jolie peinture faisaient sous le soleil les toilettes claires des dames et les ombrelles diaprées !…

Notre retour prit une teinte de Roman Comique. Nous nous étions attardés, et comme les chars à bancs qui devaient nous ramener à Orrouy ne venaient point, nous décidâmes d’aller à leur rencontre. Nous marchions à travers champs ; le soir tombait et vesper brillait déjà. L’un chantonnait, un autre contait des bourdes ; une jolie choreute se roula délicieusement dans les blés.

Enfin nous rejoignîmes les voitures qui descendirent la côte, dans l’ombre et le silence…

Compiègne et tout ce beau pays du Valois me rappellent un livre de Robert-Louis Stevenson. Ce sont des notes de voyage, où l’auteur laisse aller son humour. Mais il trouve moyen de fondre cette particularité anglaise avec le caractère tout français des sites qu’il traverse. C’est une manière doucement savoureuse, et sans nulle âcreté.

Stevenson arrive à Compiègne au déclin du jour, et il admire le beau profil de la ville se doublant dans la rivière que le couchant dore. Des gens sont sur le quai : les uns pèchent, d’autres regardent simplement couler l’eau.

Au-delà du pont, un régiment défile tambour battant, et Stevenson note sur son carnet :

« … Les soldats français ne payent pas de mine à la parade ; en marche, ils sont gais, alertes, pleins de bonne volonté, comme une troupe de chasseurs de renards. »

Il avait rencontré une jeune anglaise en pension en France. Cette miss aimait à parler des soldats de son pays : et elle le faisait si fièrement et avec une telle émotion, que la voix lui manquait à la fin, et elle fondait en larmes. Stevenson jugeait que cette demoiselle méritait d’épouser un héroïque général, et que, même, elle aurait pu prétendre à une statue.

C’est ainsi que Stevenson badine à demi.

L’Hôtel de Ville de Compiègne avec ses tourelles, ses gargouilles et ses fantaisies architecturales, attirait Stevenson. Il ne se lassait pas de contempler, sur la façade du monument, le bon roi Louis XII qui s’y dresse, dans un grand panneau carré, à cheval, la main sur la hanche et la tête orgueilleuse.

La fameuse horloge donnait aussi du plaisir à Stevenson qui en fit une description détaillée.

… Le voyageur quitta Compiègne de fort bon matin, à l’heure où personne ne se trouvait dans les rues, sauf les gens qui nettoyaient les escaliers. Cependant, sur l’Hôtel de Ville, les cavaliers de l’Horloge étaient déjà en grande toilette.

Les cavaliers de l’Horloge ne furent pas seuls à voir partir le voyageur. Il rencontra des laveuses matinales, qui plongeaient leurs bras dans l’eau, gaiement et sans craindre le froid…

Aimable Stevenson, tes gentilles lavandières je les connais aussi ! Je les ai rencontrées plus d’une fois, pendant mes courses sur les bords suburbains. Elles battaient le linge et levaient la tête pour sourire.

*

Un premier soir à Alger, dans la pénombre, lorsque le printemps souffle, tiède et rafraîchi tour à tour, est une vision légère qui mêle l’Orient à l’Occident.

Quels blancs fantômes glissent entre les passants en veston, et comme les longs voiles de la Mauresque palpitent à la même brise qui fait frissonner la plume à chapeau de la dame de France.

Les tramways vont et viennent et toute cette foule variée à souhait s’engouffre sous les arcades de la belle rue qui rappelle la rue d’Antibes à Cannes et qui n’en demeure pas moins marquée de sa grâce africaine.

Les palmiers du square montent drus et éclatent à la lumière du gaz comme au soleil.

Si vous voulez faire quelques pas, vous entendrez soupirer la mer nourrice de fameux corsaires.

Là-haut, le vieux conteur arabe fait merveille ; et vous avez, le même soir, au théâtre en face, l’harmonieux Silvain et sa femme, belle et nerveuse, qui vous animeront les conceptions de nos grands classiques.

Pendant que vous serez au café à vous rafraîchir, vous formerez interminablement des nuages bleus en fumant des cigarettes bien roulées, que vous tirerez d’un joli petit paquet. Et il n’y a pas à craindre pour votre bourse ni pour votre santé. Car les cigarettes algériennes coûtent peu de chose, et quant au tabac que l’on y met, il n’a rien à voir avec la nicotine.

Vous voici entourés par les marchands de fleurs. Quelle avalanche ! et vous n’avez que le choix. Voyez ces belles roses sur leurs tiges solides. Elles sont tout épanouies, mais l’on peut les secouer, elles ne s’en iront point au vent.

 

Si vous avez la bonne idée de prendre dans un hôtel près du rivage une chambre très haute et qui donne sur une vaste terrasse, vous ne vous plaindrez pas en vous réveillant le matin. Le temps est-il beau et fait-il grand soleil ? Vous pourrez admirer d’un côté le rire innombrable des flots dont parle Eschyle et de l’autre la blanche ascension de la ville étagée. Le ciel est-il couvert et le vent mauvais ? La mer sera encore belle à contempler avec ses bandes brunes, et les nuages amassés sur la Kasbah ne vous déplairont pas tant, à moins que votre tragédie ne doive être jouée ce jour-là sur le Théâtre de plein air… Alors, vous vous consolerez en suivant du haut de votre terrasse l’inclinaison cadencée que les arbres du square marquent sous le vent.

Enfin, l’heure du déjeuner sonnera et vous descendrez l’escalier de la Pêcherie pour manger d’excellents rougets grillés ou de petites langoustes. Et après vous être rassasié, vous n’omettrez point, en remontant, de visiter la jolie mosquée voisine.

Pour l’après-midi, je connais du côté de Mustapha une auberge qui possède une véranda ouverte où l’on peut passer un quart d’heure à se griser d’air et de lumière, et partir après avoir cueilli une rose sauvage sur un rosier grimpant.

 

Là-haut, c’est le vieil Alger, la Kasbah, comme on dit.

Des ruelles en escaliers, en voûtes, glissent et se tordent.

Elles sont noires ou inondées de lumière, elles sentent la moisissure et la fleur.

Quelques-unes de ces ruelles s’en vont closes, nues et silencieuses. Le long des autres s’ouvrent ces petites boutiques arabes si agréables avec leur fouillis et leur arc-en-ciel de nuances.

Entre une triperie et l’étal d’un boucher, vous pouvez faire emplette d’un odorant chapelet de fleurs d’oranger orné au bout d’un œillet ou d’une rose.

Dans la demi-obscurité ou dans le jour qui crève tout à coup, les passants à burnous, à veste, vont et viennent sans heurt ni confusion : c’est comme un pas de danse grave et harmonieux.

Je ne sais pas si l’apparence de ces Orientaux cache quelque grand mystère. Je suis tenté de les comparer aux chats, lesquels peut-être, malgré les rêveries des littérateurs, ne sont qu’une belle forme souple.

Des portes laissent voir le fond d’une cour à colonnade, blanche avec des faïences bleues. Des femmes sont assises par terre ou couchées sur des gradins bas. Une vieille accroupie prépare le café. Une paix tombe avec les rayons du soleil sur ces corps inertes. Ces femmes sont des prostituées.

On en rencontre à chaque pas, qui se tiennent sur leur seuil, les pieds nus dans des babouches. Leurs yeux sont peints de noir et leur visage mi-parti rose et pâle. Des pivoines ou de larges bleuets en papier ornent leurs cheveux. Quelquefois c’est une fleur naturelle qui pend vers l’oreille.

Comme j’errais par les détours de la Kasbah, je passai devant la boutique d’un arracheur de dents.

À l’huis, dans un cadre accroché, un assemblage de canines et d’incisives, de grosses et de petites molaires, toutes bien nettes, formait d’ingénieux dessins en l’honneur de l’art du praticien.

Celui-ci, vieil homme à barbe blanche bien taillée, dormait profondément, par cet après-midi chaud, au fond de sa boutique, sur un divan étroit contre le mur. Le turban sur la tête, il portait des vêtements tout azurés.

 

J’ai passé une demi-journée en compagnie du peintre Maxime N. C’est un compatriote de Barrès et de Claude le Lorrain. Il vint à Alger pour soigner un mal de poitrine. Il y est depuis vingt-cinq ans, je*crois, et le voici maintenant robuste de corps et sain de figure, avec sa barbe rude et ces yeux clairs.

Maxime N… s’est formé presque tout seul dans le métier de la peinture, sans rien garder cependant de la tare de l’autodidacte.

Il passe des mois entiers sous la tente, au désert, et il rapporte des toiles où la lumière et les ombres vivent de leur propre vie.

Il y a quelques années, des critiques et des amateurs organisèrent à Paris, avec grand succès, une exposition de l’œuvre de ce peintre curieux.

Sa conversation est soutenue sans emphase. Elle est discrète comme ce ciel d’Alger, lorsqu’il couve du soleil sous un gris délicat.

Il me fît visiter le Jardin d’Essai planté d’arbres monstrueux et beaux. Puis nous déjeunâmes chez un restaurateur champêtre.

Après le déjeuner, une promenade à pied et en voiture nous permit de goûter le charme ombreux des collines de Mustapha.

Un instant, mon compagnon arrêta les chevaux devant une petite maison d’architecture arabe qu’il possède au bord de la route, sur une déclivité. On a de ce point la plus belle vue sur les bois et sur la mer.

Mustapha, enguirlandé de roses, est blanc, azuré et d’un vert attendri. Cela n’a pas la fureur des beaux jardins de Nice ou de Menton ; tout y est plus aérien.

*

Je ne crois pas que les chemins de fer d’Algérie remportent pour le moment le prix de la course, mais ils sont familiers. Aux nombreux arrêts, vous vous précipitez à la buvette, et comme la soif vous dévore, vous buvez avec plaisir même des choses affreuses. Puis la fatigue de la lenteur est balancée par l’amusement, car on a le loisir de goûter le paysage.

Sous des acacias et des eucalyptus, c’est un repas de Kabyles à l’accoutrement coloré.

Les gorges de Palestro, rocs taillés à pic, regardent couler des torrents boueux.

D’autres monts décrivent leurs lignes, d’autres torrents se courbent dans les vallées, baignant les arbres et les arbrisseaux et l’herbe pâle semée de fleurs jaunes.

Une haie luxuriante de figuiers de Barbarie garde des chaumières silencieuses. A côté, ce sont à profusion des pins, des tamaris et des buissons de lentisques.

Puis, tout à coup, une plaine aride s’étend, où des bergers arabes s’accroupissent près de leurs petits troupeaux.

Et là-bas, sur les routes, d’autres indigènes, tout blancs, montés sur des ânes, des chevaux ou des chameaux, se dessinent fièrement et passent dans le siroco et dans la poussière soulevée.

La cigogne consacrée à Junon va par les champs ou vole et plane, et le flamant à la couleur de feu hante les bords des lacs salés, qui mettent une nappe verte au pied des montagnes violettes.

*

Nous arrivâmes à Constantine le soir. J’allai sur la place que bordent deux ou trois cafés mal éclairés. À l’autre bout, des rues s’enfonçaient dans les ténèbres. Des passants, des indigènes pour la plupart, circulaient lentement. Ce n’était pas très gai.

Mais le jour Constantine est belle, dressée sur son roc, avec le Rummel qui roule en bas ses eaux dans le gouffre.

Les maisons d’un quartier arabe que j’ai visité sont toutes peintes d’un bleu céleste. Cela fait une vive impression. Et dans cette lumière azurée baignent les bazars et les échoppes où l’on vend de tout, où l’on fabrique de tout. On y remarque les parfumeurs et les pâtissiers, ceux qui travaillent aux chaudrons et aux tonneaux, les tisseurs de burnous, et les cordonniers attentifs à coudre.

En sortant de ce quartier on traverse des ruelles habituées par des Juifs. Il y a là bon nombre de tailleurs ou brodeurs, et quelques jolies femmes, rousses et coiffées bizarrement d’une manière qui leur est fort seyante.

Constantine ne nous retint pas longtemps. Nous prîmes le chemin de fer jusqu’à Batna, puis des voitures nous menèrent à Timgad, en parcourant quarante kilomètres sur un haut plateau émouvant et nu.

Tout à coup surgit ce qui reste de l’antique Lambèse : son Prætorium et ses arcs. Et la route recommence à se dérouler monotone.

Plus de deux mille Arabes nous reçurent à Timgad, et des chefs nombreux formaient la haie le long du chemin qui conduit aux ruines. Ils se tenaient là en pompe et apparat, ayant l’étendard du prophète déployé, et montés sur leurs bons chevaux piaffants.

Timgad déterrée couvre une assez vaste étendue. Ces arcs, ces temples, ces fûts ne sont point beaux : la matière en est pauvre et l’art incertain. Pourtant, à leur vue, le cœur vous bat dans la poitrine, à cause de la grande ombre de Rome qui plane encore sur eux.

Dans la soirée, le bach-agha Ali-Bey nous fit les honneurs de son chez soi : une magnifique tente parfaitement aménagée. Et bientôt on y pouvait voir des Parisiens couchés sur des tapis et mangeant des pâtes douces et des confitures. Ali-Bey portait avec noblesse sa belle tête bronzée ; et son frère le caïd parlait en souriant, et il me fit songer à Zadig, qui était très sage et très subtil.

Nous partîmes de bon matin pour retourner à Batna, et nous croisâmes sur la route plusieurs caravanes. Des cavaliers exécutaient des fantasias brillamment. Mais nous n’avions d’yeux que pour les enfants accrochés aux hautes selles des chameaux. L’un tenait un bélier nouveau-né, l’autre un petit chien, et la plupart des coqs bien crêtés et reluisants.

*

À Tunis, le négoce est toujours la grande affaire comme au temps des Phéniciens, premiers colons de cette ville. L’avenue de France, centre du quartier européen, va droite et large, bordée de riches magasins et de cafés étincelants où l’on boit du citron pressé et de l’absinthe, en causant de quelque beau trafic.

Des tramways, légers et propres, montent et descendent l’avenue. Le jour, le soir, les passants y sont nombreux : Occidentaux à feutres ou à chapeaux de paille, Arabes raides dans leur costume blanc, couples juifs, l’homme un peu courbé, la femme molle et ronde. On vend à Tunis des cartes postales illustrées représentant des mariages juifs où l’épousée étonne par la précocité de ses mollets. C’est qu’avant son mariage, la jeune fille doit être engraissée méthodiquement par ses parents pendant quarante jours.

Devant les cafés, des colporteurs offrent leur pacotille : écharpes, éventails, coffrets, et d’autres brimborions. Tout cela, dit-on, vient d’Allemagne eu de Lyon. Qu’importe ! la brise africaine a donné un pli à ces écharpes et le soleil qui coule paisiblement sur les terrasses tunisiennes a eu le temps de poser une caresse sur le bois de ces éventails et de ces coffrets. D’ailleurs, ces colporteurs ne sont point fiers. Ils commencent par demander un prix assez élevé d’un seul objet, et ils finissent par en laisser quatre ou cinq pour la même somme. Le tout avec un sourire.

À Tunis, assis à une table de café, j’ai fumé des cigarettes assez tard dans la nuit. La paix était au ciel et, dans les rues, la vie semblait s’éteindre sans angoisse.

La ville indigène est encore très vivante. C’est un dédale où l’on aime à se perdre à cause des couleurs et des lignes qui frappent les yeux, à cause des bruits inconnus qui bourdonnent à l’oreille.

J’ai parcouru, amusé et bercé, des rues et des ruelles. J’ai marché sous des voûtes qui laissent tomber de distance en distance, une lumière qui fait sur le sol comme une flaque. Je me suis cogné contre des murs en saillie et j’ai demandé en vain leur mystère aux moucharabis, qui sont des grillages en bois, de forme carrée ou ronde, et peints d’un vert foncé.

Çà et là, des minarets roses et des palmiers s’élancent par-dessus les toits.

Et toutes ces rues et ces ruelles sont pleines de blancs burnous et de dalmatiques aux vives couleurs, où se mêlent les voiles secrets des Mauresques. Quant aux échoppes qui se succèdent sans intervalle, comment décrire leur variété et leur pittoresque ? Quels cuisiniers, par Mahom ! et quels marchands de beignets !

Aux alentours de la grande mosquée sont les souks, centre d’un commerce important et pépinière d’artisans habiles.

Il y a le souk des selliers qui façonnent avec art le maroquin et le velours enrichis de filigranes.

Il y a le souk des cordonniers qui font les babouches rouges et jaunes et les patins de bois des Juives.

Les fruits verts, les épices, la viande ont leurs souks.

Il y a le souk de ceux qui mettent en œuvre le cuivre ; le souk des forgerons bruyants qui, pour activer le feu, piétinent une peau de vache.

Les Juifs sont tailleurs et orfèvres.

Les souks des étoffes et des tapis éblouissent de leurs mille couleurs. Celui des parfums sature l’air à la ronde. Quelques gouttes d’une essence précieuse valent une fortune.

 

… Je suis allé rêver dans un cimetière arabe. C’est un vaste jardin qui s’étend et gagne les flancs d’un coteau.

On a cessé d’enterrer depuis longtemps sur les hauteurs du cimetière et les vieilles tombes, cachées sous l’herbe légère et les fleurettes mélancoliques, dorment là dans leur paix séculaire.

Je me suis promené dans les allées et les contre-allées, j’ai pris les petites sentes de traverse.

Un silence régnait, qui n’avait rien de pesant ni de désespéré.

Le ciel était gris-bleu, le soleil suave.

Le cimetière était désert, à cette heure de l’après-midi.

Des insectes volaient sur les hautes herbes, entre les figuiers, les poivriers, les mimosas et les buissons d’eucalyptus.

Il y avait partout des tombes très simples, d’une forme harmonieuse, à peine ornées de stèles modestes, avec des inscriptions douces à la vue.

J’ai remarqué que la pierre de ces tombes était creusée au milieu, de façon à conserver l’eau de pluie qui étanchera la soif des oiseaux.

En quittant le cimetière, j’ai traversé un faubourg.

Le soleil à son déclin jetait des rayons amortis sur les murs blancs et sur la poussière du chemin.

Des hommes fumaient, couchés dans les petits cafés maures aux plafonds bas.

Une belle femme pâle et noire, visiblement de sang sicilien, songeait à sa fenêtre.

Un jeune Bédouin, à la taille dégagée, passa sur un cheval blanc, au galop.

Un enfant courait, monté sur un âne bridé de cordes.

Il y avait presse dans la boutique du barbier. Ceux qui attendaient jacassaient, tandis que le patron finissait d’accommoder un client, qui avait son menton dans l’échancrure d’un plat à barbe.

À la porte même de la ville, dans un renfoncement qui était une sorte de niche, j’aperçus un vieil Arabe broussailleux de poil. Il était assis et taillait des roseaux. Il façonnait de longues flûtes qu’il peinturlurait de je ne sais quelle substance rouge. Il en avait, accrochée au mur, toute une rangée déjà prête.

 

… La veille de mon départ de Tunis, je suis retourné à la ville indigène avec mon ami le poète Jules B…, fixé là-bas depuis plusieurs années.

Ce fut pendant la nuit, heure qui convient à ces vieux quartiers, car, alors, avec les ombres du ciel et les lumières que la terre allume, de tout ce qu’on y rencontre, les choses et les êtres, une signification se dégage qui occupe l’esprit.

Nous avions commencé notre promenade par les voies les plus larges et les mieux éclairées, pleines d’animation, entre les boutiques et les cafés.

C’étaient encore les mêmes burnous et les mêmes dalmatiques avec quelques voiles de passantes tardives. Cependant, une nouvelle nuance morale, que le jour avait cachée, s’ajoutait de moment en moment.

Peu çà peu nous nous écartâmes du centre. Nous prîmes des rues à côté, où les murs se rapprochaient, où la lumière devenait faible. Puis, ce furent des ruelles qui se brisaient dans leur étendue et des passages sous des voûtes closes. Enfin, un vertige de tourner nous saisit et nous nous mîmes à marcher très vite, en suivant d’autres ruelles de plus en plus à angle, et très noires, et qui, souvent, ne menaient à aucune issue. Alors nous retournions sur nos pas et le même jeu recommençait. Nous étions égarés, malgré la connaissance que mon ami avait des lieux. Nous errions dans la solitude et dans la demi-obscurité. Par moment, c’étaient des échappées de lumière et des sons de tambour mêlés à des chants nasillards. Nous nous trouvions dans le voisinage d’une maison mal famée et nous ne tardions point à passer devant une de ces portes qui laissent voir des femmes outrageusement peintes, aux cheveux plaqués sur leurs tempes cerclées de métal, et vêtues de robes vertes ou rouges. Puis, l’ombre, le silence et la solitude régnaient de nouveau. De temps à autre, un indigène qui rasait les murs s’arrêtait pour nous examiner avec curiosité et peut-être avec haine. Et les groupes d’ivrognes que nous croisions n’étaient pas non plus rassurants. Là, aux heures nocturnes, les Arabes, lorsqu’ils ont bu, ne manquent point, par hasard, de méditer un mauvais coup contre l’étranger pour le voler ou simplement pour lui être désagréables.

Tout cela durait depuis assez longtemps lorsqu’un homme à veste bleue surgit d’un recoin.

— Tiens ! s’écria mon ami, c’est Salah l’empoisonneur !

L’homme tourna la tête et vint à notre rencontre.

— Comment ! lui dit mon ami, je croyais qu’on t’avait fait disparaître.

L’homme marmonna quelques mots en français et se mit à rire.

— Salah, reprit mon ami, nous sommes perdus dans ces ruelles, conduis-nous.

Il passa devant et nous débouchâmes bientôt sur une petite place.

Après quelques paroles échangées, notre guide prit congé de nous.

— Qui est-il ? demandai-je à mon ami.

— C’est un Arabe à qui j’ai rendu service, fit-il.

— Ne l’avez-vous point appelé empoisonneur ?

— Certes. Il est capable de tout. Il passe pour avoir empoisonné plusieurs femmes arabes qu’il vendait aux étrangers.

— Et qui donc aurait pu le faire disparaître comme vous disiez ?

— Mais ses coreligionnaires !

— Pour venger la mort des victimes ?

— Non, mais les Arabes ne souffrent pas que les femmes de leur race, même les plus perdues, donnent du plaisir aux Européens ; et Salah favorise ce trafic, dont il tire profit.

Nous traversâmes la petite place pour nous asseoir devant un café maure, où nous bûmes, dans des tasses exiguës, de l’excellent moka parfumé, en admirant une belle lune dans son décours.

À côté de nous, deux nègres adossés au mur vendaient du nougat qu’ils étalaient sur une table grossière. Au milieu de la table, une mèche brûlait dans de l’huile et palpitait follement.

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Carthage ! Il ne se dresse aujourd’hui sur ces collines que les monuments que fit bâtir le cardinal Lavigerie.

Là-bas, les flots frissonnants du golfe reflètent toujours les lignes des monts historiques. Mais on a beau prêter l’oreille, l’écho ne répète plus la plainte de Didon ; et celui qui promène un regard circulaire sur le sol semé de touffes de verdure flétrie, cherche en vain la trace de la cité opulente et guerrière qui, debout sur le rivage africain, regardait fièrement bouillonner le Tibre.

Bien que l’amphithéâtre de Carthage soit fort ruiné, son beau dessin reste intact. Le proscenium est spacieux, et l’acoustique excellente. Il y a, certes, à en tirer parti. Cela est véritablement approprié au grand art tragique.

Maurice Barrès et l’Attique

Pour être admiré, Maurice Barrès n’avait aucunement besoin de son entrée à l’Académie. Il faut cependant nous en réjouir. Une vie de grand artiste, harmonieuse dans le bonheur, n’est pas chose commune.

Un talent supérieur s’accommode, certes, de la mauvaise chance et des embûches du destin. Mais quel sombre plaisir de le constater !

Sans parler des exemples célèbres, qui foisonnent, n’avons-nous pas eu sous les yeux celui de Paul Verlaine ? Ce poète a vécu dans une discordance qui était une parfaite harmonie : ses malheurs et ses fautes ne lui firent point transgresser la règle de l’Idéal.

Je songe à son enterrement par une matinée d’hiver. Un blanc soleil rayonnait sur la ville, plein d’allégresse, malgré son peu de force et la bise aiguë. On descendit le cercueil, de cette maison d’un vieux quartier, morne et chancelante, où le poète s’était éteint. Après l’absoute, dans le joli décor de Saint-Etienne-du-Mont, le convoi traversa Paris. Les Lettres et les Arts accompagnèrent pieusement la dépouille de Paul Verlaine au doux cimetière des Batignolles.

Je n’ai pas oublié les paroles, nobles et véhémentes, que Barrès fit entendre sur la fosse du poète…

À chaque nouvelle production, le talent de Maurice Barrès gagne en hauteur, on vigueur, en pureté. On connaît le charme de ses premiers ouvrages. Ses grands romans firent voir qu’il excelle aussi dans le sévère et l’étoffé. Du Sang, de la Volupté et de la Mort, enivre et parfume. Et voici que le Voyage de Sparte récapitule et renforce tous ces dons précieux d’un tempérament souple et solide.

Les remarques y sont choisies, les descriptions d’une belle brosse. Ici, la passion tamise l’esprit, là l’esprit la passion. Quand l’auteur parle de Phidias ou d’Anaxagore, il enseigne sans peser. L’épisode de l’Arménien Tigrane touche comme une élégie ; l’assassinat de Capo d’Istria est une estampe.

Barrès a-t-il méconnu l’Attique ? Nous verrons tout à l’heure comment ses doutes et ses scrupules s’arrêtèrent soudain devant Pallas-athénée, tels les coursiers du fils d’Hyperion, le jour où la déesse jaillit de la tête paternelle.

Enfin, offrande encore à la Grèce, le livre est dédié à Mme la Comtesse de Noailles, sœur d’Erinna et qui, comme elle, compose ses vers avec le miel des Muses.

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Barrès avait amené à Athènes les ombres de Byron et de Chateaubriand. Ce sont des ombres pompeuses, qui parlent sans doute fort bien, mais avec cet accent rauque, parfois, du vieux spectre romantique avertissant Hamlet. Elles ne surent point guider le voyageur, et il demeura seul à analyser son désarroi, devant le Parthénon mutilé, sur la place occupée naguère par la tour franque.

Revenu dans sa Lorraine natale, il contemple, à Chamagne, les prairies automnales transfigurées par un rayon de la lumière antique. Et il se souvient que dans ce pauvre village naquit Claude Gelée.

Ah, si Barrès s’était fait accompagner par l’ombre amie de ce grand peintre ! ils se seraient assis tous les deux, à l’heure du crépuscule enflammé, au bord du Céphise, ou sur le rivage de Phalère ; et Claude Gelée aurait dit à son compatriote, avec un tendre sourire :

— Le sang lorrain coulait dans mes veines, et mes pinceaux jetèrent sur la toile le plus pur de l’âme attique. J’aimais cependant bien nos mirabelliers.

À vrai dire, Maurice Barrès pouvait monter seul, et d’un pas sûr, les marches des Propylées. Ecoutons sa plainte, qui est mélodieuse et remplie d’une agréable coquetterie. Bénissons sa mauvaise humeur : elle est féconde et va le ramener bientôt, par un détour, à une notion très fine de la nature et l’art attiques. Après cela, s’il doute encore et se désole, c’est à l’honneur de sa délicatesse.

Lorsqu’en foulant le sol de l’Agora, il nous dit avec esprit que Pallas-Athénée fut quelque chose comme la raison d’Etat, soyez tranquilles ! Il sait bien que la déesse ne laissa tomber sa lance que pour rayonner d’une sagesse et d’une beauté éternelles. Depuis des siècles, Paris est son séjour préféré, et elle daigne, de temps en temps, consoler Londres, et peut-être Berlin.

C’est bien cette Athénienne qui guidait la main de Claude le Lorrain, qui dressait Racine sur le cothurne de Sophocle, et faisait refleurir l’Odyssée sur les lèvres de la Fontaine.

Je vois que Barrès se demande à propos de Racine et de la Fontaine : Quel rapport entre ces barbares héritiers d’une certaine culture hellénisante et les citoyens de l’Athènes du sixième siècle ?

Cruel soupçon, qui peut nous bouleverser tous un instant ! Cependant, Athalie, et les paysages des Fables, c’est encore le « miracle athénien ».

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J’aime les tourments de Barrès devant le paysage attique. Ces-tourments vont plus haut qu’un chant d’adoration ; ils lui découvrent plus nettement la beauté terrible de cette terre. Hélas ! on ne cueille pas les violettes des Muses, comme les œillets d’Andalousie ou les camélias des lacs italiens, avec une félicité sensuelle.

La page où Barrès décrit son entrée dans le golfe d’Athènes, est admirable. Cette petite chose et ce petit rocher à propos de l’Acropole ne me scandalisent guère. Pour moi, ils ne font là que rehausser la qualité de l’émotion.

« Le quatrième jour, dit-il, par un ciel lumineux et sur une mer indulgente, nous entrâmes au golfe d’Athènes. Toute sauvagerie a disparu ; l’abrupt se transforme en netteté et fermeté. Voici les îles d’Égine et de Salamine, et puis, dans une échancrure que forment deux belles montagnes, un rocher apparaît qui porte quelques colonnes et le triangle d’un fronton. Le cœur hésite ; le doigt, le regard interrogent. Cette petite chose ?… C’est l’Acropole, semblable à un autel, et qui nous présente, avec la plus étonnante simplicité, le Parthénon.

« Vue à trois lieues depuis la mer, au fond d’un golfe pur, resserrée entre les montagnes et sans défense, l’Acropole émeut comme un autel abandonné. Eh quoi ! tant de confiance ! Le plus précieux morceau de matière qui soit au monde s’expose si familièrement ! Un mouvement de vénération nous convainc avant que, de si loin et si vite, Minerve ait pu toucher notre intelligence.

« Ce petit rocher ruineux se rattache en nous à tant d’idées préalablement associées que ce seul mot des passagers : « Athènes ! voici l’Acropole ! » détermine dans ma conscience le même bruissement qu’un coup de vent dans les feuilles de la forêt… »

L’auteur ajoute que c’étaient les Chateaubriand, les Byron, les Renan, les Leconte de Lisle, qui bruissaient en lui, et que son propre jugement n’avait aucune part à son enthousiasme…

On ne comprend pas la perfection, il faut la sentir ; et ici Barrès, en dépit de sa raison, la sent si fortement, qu’il en est meurtri…

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Le cadre athénien rejette avec violence ce qui est médiocre ; il rejette aussi ce qui n’est beau que tout juste.

Comment souffrir, sur l’horizon attique, la vilaine silhouette de ce monument funéraire qui pèse sur la colline du Musée ?

Mais l’Arc d’Adrien serait une parure à Nîmes ou à Fréjus. Et voici que là où il se dresse, voisin du Parthénon, il exaspère.

Tout en me méfiant des archéologues, j’approuve celui qui disait à Barrès, à propos de la tour franque : On a vraiment trop attendu pour l’abattre. Sa belle couleur fauve avait frappé mes yeux à peine ouverts, mais un pareil édifice ne saurait être à sa place sur l’Acropole, pas plus qu’un minaret turc, pas plus que la maison d’où un disdar envoyait la fumée de son chibouk à travers les colonnes du temple d’Athéna.

Quant aux burgs dorés du Péloponnèse, qu’ils continuent à évoquer le sire de Caritena, et Faust aux pieds d’Hélène ! Hors de l’Attique, le paysage grec est plus accommodant. J’ai vu les ruines de la forteresse de Lépante où Cervantès a perdu un bras ; elles se mirent gentiment dans les flots, en invitant les ondines à se mêler aux ébats de filles de Nérée.

… De là même façon que les chefs-d’œuvre de l’architecture, les lignes des monts, l’Hymette et le Parnès, rendent, à Athènes, l’âme exigeante à travers les yeux…

*

Lorsque je respirais là-bas, j’étais trop jeune, trop partie inhérente de ce qui m’entourait, et l’amertume du charme athénien ne descendait point de mes lèvres jusque dans mon cœur.

Depuis trente ans, je fis deux courtes visites à ma ville natale. La première fois, la tendresse se mêlait encore à mon admiration ; mais la seconde, je ne tremblai plus, et je demeurai résigné devant les merveilles de la nature et de l’art.

Quand ce n’est point la curiosité, ni la soif de la science qui mènent les pas parmi les débris de la gloire humaine, entre le Parthénon et l’Erechthéion, alors l’on voit dans son âme et l’on y puise la force de se griser de toute cette mort comme d’un élixir de vie…

Maurice Barrès a senti vivement combien tout dans ce pays de l’Antique répugne au théâtral.

À Sparte, Chateaubriand poussait des cris, en appelant Léonidas. Mais à Salamine, au milieu d’une nuit translucide, tandis que le rythme des vagues battait le rivage, en se souvenant de Thémistocle, il n’osa point rompre le silence d’une nature si divine.

Je vous avertissais que, par un détour, Barrès devait aboutir à une notion très fine de l’Attique et de son art.

Déjà, au plus fort de ses anxiétés, il note :

« Après trois semaines d’Athènes, j’ai trouvé sur l’Acropole la révélation d’une vie antérieure qui ne peut pas être la mienne. Cela m’irrite et me peine, me prive du bonheur calme que nous donnent à l’ordinaire l’art et la nature. Je ne souffre pas seulement de mon impuissance à m’identifier avec l’âme athénienne, mais encore de connaître avec évidence mon irrémédiable subalternité. La perfection de l’art grec m’apparaît comme un fait, mais en l’affirmant je me nie. On juge de mon trouble. Je faillis en donner une preuve trop sûre… »

Il monte sur des échafaudages, gonflé d’un beau désir. Il veut toucher avec la main la frise du Parthénon. Tout à coup, en perdant l’équilibre, il risque une chute périlleuse. Et il nous dit en riant :

« L’accident souligne assez bien que je progresse mal dans Athènes, et que si je fais un pas en avant, c’est pour me détruire. En un tel lieu, c’eût été un manque détestable de goût. On a beau n’être qu’un barbare, il faudrait être exceptionnellement dépourvu d’atticisme pour terminer le petit poème de la vie sur une chute aussi prétentieuse. »

N’est-ce point délicieux ?

C’est dans l’Épilogue de son livre que Maurice Barrès montre tout le riche butin que lui valut sa lutte douloureuse contre Athènes.

Deux ans se sont écoulés depuis que le voyageur a quitté le rivage attique. Le germe précieux qui était en lui, vient d’éclore : la cruelle Athènes poursuit son irrésistible action. Elle travaille son esprit et menace son cœur. En vain Séville et Venise, ses anciennes amoureuses, le pressent de leurs reproches. S’il se penche encore sur les lagunes de l’Adriatique, nulle fusée ne s’élève plus de cette eau glacée.

Alors il jette un cri désespéré, où sonne pourtant comme une joie de se sentir infidèle :

« Je reconnais les Grecs pour nos maîtres. Cependant il faut qu’ils m’accordent l’usage du trésor de mes sentiments. Avec tous mes pères romantiques je ne demande qu’à descendre des forêts barbares et qu’à rallier la route royale, mais il faut que les classiques à qui nous faisons soumission nous accordent les honneurs de la guerre, et qu’en nous enrôlant sous leur discipline parfaite ils nous laissent nos riches bagages et nos bannières assez glorieuses. »

Nous sommes tous plus ou moins romantiques, Et quant à ces bannières gardons-les ! Mais que le souffle d’Athènes dispose leurs plis selon le seul rythme qui pourrait néanmoins avoir des nuances et des modalités.

Oui, dans l’Attique, les arbres ont été coupés, la terre a glissé, l’eau s’est évaporée. C’est ainsi que cette nature d’élection, se mettant en quelque sorte hors de la vie commune, rentre davantage dans la Beauté et peut servir de règle avec une sûreté plus grande. Pour en tirer profit, il n’est pas nécessaire de se renier…

Mais écoutez plutôt les conclusions de Barrès :

« La déesse m’a donné, comme à tous ses pèlerins, le dégoût de l’enflure dans l’art. Il y avait une erreur dans ma manière d’interpréter ce que j’admirais : je cherchais un effet, je tournais autour des choses jusqu’à ce qu’elles parussent le fournir. Aujourd’hui, j’aborde la vie avec plus de familiarité, et je désire la voir avec des yeux aussi peu faiseurs de complexités théâtrales que l’étaient les yeux grecs.

« N’étant pas de sang hellénique, je ne secrète aucune pensée athénienne ; il n’est pas question que personne de chez nous répète les beaux miracles du Parthénon ; mais si la France relève, par l’intermédiaire romain, de la Grèce, c’est une tâche honorable, où je puis m’employer, de maintenir et de défendre sur notre sol une influence civilisatrice. »

C’est fort beau ; et l’on voit que l’auteur n’avait pas à maudire son propre sang et la perfection d’Athènes. Mais il a bien fait de gémir et de déchirer ses flancs, puisque c’était pour notre plaisir.

… On peut aimer la Chanson de Roland sans la comparer à l’Illiade. Les aventures des croisés en Grèce offrent un joli pittoresque. Je connais le Livre de la Conqueste ; il intéresse, malgré des vers plats. Ce serait facilement une source de contes et de drames capables d’émouvoir. Barrès nous parle, avec une passion charmante, des seigneurs et des chevaliers qui habitèrent les bourgs dorés du Péloponnèse. Il nous montre Geoffroi de Villehardouin et Guillaume le Champlite vêtus de leur riche harnais, et nous entendons la plainte amoureuse de Rambaud de Vaqueras.

Sparte et ses environs fournissent à Barrès la matière d’une série de peintures, où il trouve le moyen de concilier la fougue et la netteté.

Il se promène avec son compatriote Claude Gelée sur les bords de l’Eurotas. C’est en Attique que j’avais souhaité une pareille compagnie pour notre voyageur. Mais nous savons à présent, que malgré ses appréhensions, il ne s’est point égaré entre l’Acropole et la mer divine.

… Iphigénie à Mycènes, Antigone sur les gradins du théâtre de Dionysos, Hélène au musée de Sparte, apparaissent pour lui inspirer des paroles graves ou touchantes, toujours harmonieuses.

La belle lumière épandue sur le golfe Saronique dicte à Maurice Barrès de justes préceptes : Que l’hellénisme des Parnassiens lui semble guindé ! Il faut au poète un vol audacieux. Cependant, sans la mesure, il n’y a point de perfection. C’est un problème que la Grèce a su résoudre…

Il gravit l’Acro-Corinthe, et devant la fontaine qui jaillit d’un coup de pied de Pégase, il s’écrie : « Auprès de Pirène, nul beau délire qui ne se discipline ! »

Après de telles paroles, de tels sentiments, je veux suivre Barrès dans le doux vallon de Daphné, où j’aimais, enfant, à respirer la sève des pins. Qu’il y laisse son cœur en dépôt, à cause des sépultures des ducs d’Athènes ! Je suis sans inquiétude.

*

Certes, Flaubert est un maître. Qui le nie ? Pourtant, un jour que je me grisais d’un sermon de Bossuet, j’eus la sensation que Flaubert était quelque chose comme de l’eau stérilisée…

Barrès n’escamote rien en écrivant ; il ne rompt point les jointures de la langue. Malgré la rigueur de son style, il sait faire goûter un certain abandon qui sied à la prose.

Thucydide est nu comme le mont Hymette. Mais Platon s’enguirlande : il n’en est pas moins attique.

Barrès se défend de pénétrer Platon ! lui qui porte sur ses lèvres tout le miel et peut-être le poison du philosophe.

Paysages et sentiments

Henry Becque

Je disais avec tristesse : La vie a trahi Henry Becque ; je crains que la mort ne se moque de lui.

Je tâcherai de m’expliquer :

Celui qui s’élève dans les hautes sphères de l’art, un Milton, un Corneille, s’il coule des jours malheureux, goûtera, dans son infortune même, une infinie douceur. Il se plaint, sans doute, et maudit son siècle. Cependant, en dépit de ces heures de faiblesse humaine, l’orgueil le soutient secrètement et lui rend déjà l’avenir visible. Je parle du noble et légitime orgueil et non de cette passion équivoque qui n’en prend que les vaines apparences. Et je suis certain que peu de gens éprouvent en réalité ce véritable orgueil, au point d’en être secourus.

Ce que la vertu a de plus délicieux formait la nature de Becque. Il avait conscience de son grand mérite ; mais n’avait-il pas aussi, au fond de son cœur, comme un pressentiment de sa destinée ? Il songeait peut-être que la Comédie bourgeoise, où il excellait, doit obtenir sa récompense du vivant de l’auteur, et que se lier, en pareil cas, à la postérité, c’est bâtir sur le sable.

C’est pour ces raisons que je disais avec tristesse : La vie a trahi Henry Becque ; je crains que la mort ne se moque de lui.

 

En écrivant ses polémiques, Becque s’exprime toujours dans l’amertume de son âme, malgré la certitude qu’il pouvait avoir d’être le premier de son temps dans le genre littéraire qui lui était échu. Vous voudriez qu’il y trouvât un sûr remède contre d’injustes attaques ; le moyen ?

Je vous le dis, les genres existent.

Réjouissons-nous cependant de voir la Parisienne reprise au théâtre, et la mémoire de Becque agitée un instant avec respect par quelques-uns de ses anciens détracteurs précisément. C’est une fiche de consolation.

*

Je rencontrais souvent Henry Becque pendant les dernières années de sa vie. Il me témoignait beaucoup d’affection. Ne sentait-il pas que j’étais plus bête que lui dans la pratique de l’existence ?

J’aimais ses causeries familières. Il avait en parlant l’air de tirer de l’arc ; mais son rire n’était pas méchant, il me semble. Ce n’était que de l’agacement.

Ses mots cruels partaient d’un dépit bon enfant, et l’on écoutait Becque comme il s’écoulait, avec plaisir.

À vrai dire, il avait du goût pour le potin, mais élégant, et filé de préférence, j’imagine, en compagnie de quelque dame sur le retour, tirée à quatre épingles et spirituelle. Ce penchant de Becque pour le potin a-t-il fait peur à l’Académie, le jour où il voulut en être ? La conversation que j’eus, dans le temps, avec un académicien qui ne détestait point l’auteur de la Parisienne, m’induit à le croire. Euh ! euh ! si notre Becque était bon enfant, il ne laissait pas d’être aussi un enfant terrible.

*

Lamartine disait au versificateur de Némésis qui avait essayé de le piquer par des railleries :

… j’aurai vidé la coupe d’amertume
Sans que ma lèvre même en garde un souvenir…

Becque gardait l’amertume sur ses lèvres, et passait la langue dessus avec une grimace.

Mais c’était d’un air de noblesse.

Dans ses œuvres, il n’est pas pamphlétaire comme Beaumarchais. C’est un Le Sage plus élégant, moins borné, avec une certaine capacité d’abstraire, qui le rapproche de l’auteur du Misanthrope.

*

… Je me rappelle Henry Becque entrant au bureau de tabac pour acheter des brevas… Il aimait la vie jusque dans ses moindres détails. Mais ce n’était pas un jouisseur. Il aimait même sa propre vie — sombre vie — comme un amusement. Voilà l’artiste-né.

Quelle fut la vie amoureuse de Becque ? Je l’ignore. On a publié des vers de lui sur une rupture. Ils sont mauvais. Il sentait beaucoup, mais pas en poète.

Je crois — c’est une de ces suppositions que j’aime à forger et que je donne pour ce qu’elles valent — je crois que Becque n’était pas un amoureux vrai.

Une nuit pourtant que nous descendions en flânant l’avenue de l’Opéra, il se mit à me raconter les péripéties (cabinet particulier et mystère) d’une intrigue renouée, d’un regain d’amour. Il paraissait être aux anges, et il riait de son bon rire.

Je n’en démords pas. Le commerce des femmes plaisait fort à Becque, je le veux bien. Mais l’esprit y balançait souvent le cœur.

*

Connaissez-vous : Souvenirs d’un auteur dramatique ? C’est un recueil d’articles où coulent librement : la gaminerie satirique, la gaîté, un peu forcée, la bonhomie, très réelle, le sentimentalisme assez romance — ma foi ! — de Becque.

On rencontre avec plaisir, dans certaines pages de ce livre, la verve, l’entrain, le franc-parler, le coup de boutoir de l’auteur de la Parisienne, et l’on regrette que les Polichinelles soient demeurés en état d’ébauche. Becque y passe au fil de sa langue tous ses ennemis. Et ce n’est point là quelque fade raillerie ; et la mauvaise humeur y prend de la grâce. Toutefois, nous n’en sommes pas intéressés constamment. Le temps a touché ces choses et ces figures : elles s’effacent déjà. À part Sarcey ou Claretie, qui se souvient à présent des autres victimes de Becque ? Ô Raymond Deslandes, ô Charles de La Rounat, ô Henri Lavoix, ombres vaines !

Je me répéterai presque, en disant que le vrai Becque était bien supérieur à sa façon de considérer les incidents de la vie. Avec un peu plus de généralisation, l’importance de tous ces petits faits aurait pu, sans doute, gagner en durée. Tandis qu’il ne nous reste, de la sorte, que la cendre de la colère de Becque.

Mais n’allez pas croire que tout est à négliger dans les Souvenirs d’un auteur dramatique ! Entre ces feuillets, plus d’un morceau a conservé sa première vivacité. Le piquant et le tendre y alternent de façon curieuse et nous renseignent sur la psychologie d’un homme de grand mérite.

*

Henry Becque avait posé sa candidature à l’Académie ; Verlaine brûlait de le faire. Le premier était la correction même, plein de scrupules, et, malgré son esprit et ses allures dégagées, très soucieux du qu’en dira-t-on. L’autre a vécu en enfant perdu, et il a fini dans l’ivrognerie et dans la crasse. Eh bien ! ces deux hommes avaient — outre leur génie — des traits de ressemblance. C’étaient des bourgeois français, dans le meilleur sens du mot, respectueux de l’ordre et même des préjugés. On l’admettra facilement pour Becque ; et quanta Verlaine, je garantis que s’il eut maille à partir avec la justice, il ne lui en garda point rancune. Vraiment, il avait un faible pour la magistrature et la gendarmerie.

*

… Un professeur qui se mêle de théâtre éprouve-t-il la plus grande émotion de sa vie le jour où il parvient à franchir le seuil d’une loge d’actrice ? Becque l’affirme. Il avait une haute estime pour l’esprit et le talent de Weiss : mais il ne l’a pas raté. Il cite de lui cette exclamation fort ridicule : « Je ne passe jamais devant les Variétés sans ressentir le frisson de la vie parisienne ! »

 

… Voici un joli mot de Becque sur une critique dénuée de loyauté : « Cela est fait de main de traître. »

L’Automne

L’Automne va céder à l’Hiver, et, bientôt, les derniers rayons de novembre s’éteindront avec mélancolie.

Douce et féconde saison, ô déesse ! déjà les pampres de ta chevelure se délient et la belle grappe de raisin que lève ta dextre s’égrène à tes pieds. Les présents que tu offres aux mortels n’envahissent plus tes corbeilles et les cris joyeux de la vendange ont cessé de retentir autour de la cuve. Tes satyres et tes faunes regagneront leurs antres, et tes nymphes aux blanches épaules quitteront les bords des ruisseaux où elles aimaient à nouer des danses harmonieuses. Une fois encore ta tunique couleur de feuilles de vigne s’est fanée. Nous n’irons plus rêver dans les bois profonds, un livre à la main ; nous nous accouderons près de l’âtre et sous la lampe.

Le chasseur chanté par les poètes ne portera plus ses pas rapides le long des prairies ; il ne lancera plus sa meute docile sur le lièvre et le daim craintifs. Ah ! qu’il avait de plaisir à prendre dans un piège le loup belliqueux et le renard retors, ou bien à découvrir dans les roseaux du fleuve l’ichneumon et le chat sauvage. Puis il emportait chez lui, en riant, le corps couvert d’épines d’un hérisson souple.

Avant que le Borée ne sème les funestes frimas, il me plaît de remémorer la vendange et de faire revibrer à ma façon la syrinx de Calpurnius :

… Des satyres joufflus la folâtre cohorte
Saisit la coupe alors que le hasard apporte :
L’un dans la corne courbe a savouré le vin,
Pour boire l’autre n’a que le creux de sa main.
Sur la cuve, penché, j’entends cet autre encore
Qui pompe la liqueur d’une bouche sonore ;
Et quelques-uns, là-bas, sur le dos renversés,
S’inondent des raisins qu’eux-mêmes ont pressés :
De la grappe crevée, un jus de bon augure,
À force jaillissant, barbouille leur figure…

Les anciens célébraient l’Automne non sans tendresse, mais avec sérénité. Maintenant, quand l’humide Auster tourbillonne, nous nous envolons, dans les sentiers désolés, avec les feuilles mortes, et nous nous accoudons près des eaux assombries où elles pourrissent.

Sommes-nous les victimes de l’anglais Thomson et de son élève Jean-Jacques ? Que dis-je ! Notre âme a pris le pli. Nous ne pouvons pas être infidèles à notre âme. Efforçons-nous seulement à tirer un peu de beauté de ses caprices et de sa folie.

Le divin Chénier, né d’une mère grecque, se laissait aussi trop alanguir. Au bord d’un fleuve pur, sous de beaux feuillages, il inclinait sa tête sur son sein, et il évoquait des fantômes :

Ces fantômes si beaux, de nos cœurs tant aimés…

Lamartine qui, n’ayant presque que la poétique de Parny sous la main, sut s’élever au zénith de l’inspiration et s’épancher, comme Virgile, en grand fleuve d’harmonie, a voulu mêler son âme avec les derniers soupirs du vent du soir dans les pampres, ou avec la lueur du dernier rayon de l’année sur les sommets rosés de neige des montagnes. Il a subi toutes nos modernes langueurs de l’automne :

Salut, bois couronnés d’un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards.

L’Automne de Lamartine est une composition de sa jeunesse. Il produisit plus tard des strophes plus fortes. Toutefois, il est permis de penser que ses premiers ouvrages, dans leur ensemble, sont, peut-être, les meilleurs. Il faut le regretter, car, en matière d’art, si la jeunesse comporte tous les charmes, elle manque souvent de véritable solidité. On peut dire qu’elle ne creuse pas en profondeur, même dans les conditions les plus favorables.

Cent répugnances m’éloignent de Victor Hugo. Cependant, lui, s’est développé régulièrement jusqu’à un âge avancé. Voilà pourquoi certaines de ses poésies lyriques, dans les Contemplations, par exemple, nous bouleversent avec autorité.

*

Baudelaire était un fervent de l’arrière-saison. Avec lui, l’Automne entre dans les vieux appartements pleins de moisissure, dans les cours noires des maisons, où s’entasse le bois pour l’hiver. Loin des futaies que le vent dépouille et fait craquer, il préfère se lamenter avec les girouettes et dans les gouttières. L’Automne de Baudelaire se mêle aux intrigues et aux artifices du cœur. Il ne s’habille pas des classiques feuilles mortes, mais de robes bizarres ; il met du fard et joue avec les chats frileux et sédentaires

Relisez le Sonnet d’Automne. Le goût y est rehaussé par les plus rares épices de la psychologie et même de la physiologie. Et si ces substances se sont éventées un peu, avec le temps, songez qu’elles commencèrent par être fort piquantes et d’un arôme très irritant.

J’ai beaucoup aimé les Fleurs du Mal, pendant mon adolescence et ma toute première jeunesse. J’admire toujours Baudelaire et ne le relis jamais. Ses préoccupations comme ses épithètes me gênent à présent jusqu’à l’angoisse : une angoisse physique. Certes, Baudelaire est un vrai artiste, comme nous l’entendons aujourd’hui, ou plutôt comme on l’entendait il y a quelques années. Allons, c’est un grand artiste tout simplement, c’est même un grand poète… Ce n’est pas un pur poète.

*

Verlaine était plus naturellement poète que Baudelaire. Il n’était que cela, il l’était de toute son âme. Ses vers jaillissaient comme l’eau du rocher, et, par un mauvais miracle, ils charriaient du limon. Verlaine était habile dans son art, mais avec un désordre surprenant. « Il lui a manqué de savoir canaliser sagement sa merveilleuse sensibilité », a dit excellemment M. Jean de Gourmont, le jeune frère du savant auteur de L’Esthétique de la langue française.

Je crois que Verlaine n’était pas très affecté par la tristesse des campagnes et des bois jaunissants. Mais l’Automne entre dans son inspiration ; il y entre comme symbole et comme métaphore :

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne…

Avec sa figure de bandit mandchourien, Verlaine avait l’esprit le plus fin. Il avait aussi le goût et le sentiment de la mignardise. Et ce n’est pas pour rien qu’il excellait à mettre en rimes les Fêtes galantes. L’automne de ces peintures, d’un raffinement qui n’exclut pas le naturel, lui convenait :

Le soir tombait, un soir équivoque d’automne :
Les belles, se pendant rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si précieux tout bas,
Que notre âme depuis ce temps tremble et s’étonne.

Ce poète était débordant de poésie, d’une poésie d’actualité. Sans doute il n’a pas suivi la mode ; il l’a créée, ce qui est peut-être plus grave.

*

J’ai toujours été la proie de cette saison :

Automne malheureux, que j’aime ton visage !

Qui sait si ce n’est point à tort que la tristesse, de l’Automne a séduit mon âme ! La belle lumière, épandue sur les plaines et sur la mer, n’est-ce pas elle le véritable aspect tragique de la vie ?

*

Quelle folie de ratiociner en pure perte ! Que n’ouvré-je pas plutôt ma fenêtre, pour admirer l’Automne sur l’écran mordoré des arbres !

… Dans les jardins, les dahlias, jaunes, blancs ou foncés, les roses trémières et les chrysanthèmes de toutes sortes, hument les derniers rayons de soleil. Le haut marronnier s’y dresse avec le port et les nuances d’une gentille tête de rousse ébouriffée. Sur le sable des allées, sur le gazon des boulingrins, les feuilles tombées palpitent au vent qui, soudain d’une haleine plus forte, les soulève jusqu’aux socles des statues, ou les précipite dans les bassins à l’eau noire. Si j’étais feuille morte, je voudrais pourrir dans la vasque d’une belle fontaine de marbre que je connais. D’antiques platanes l’entourent ; et lorsqu’au milieu de la nuit, elle filtre doucement, je crois entendre Byblis, sœur coupable, pleurer son funeste amour.

*

… Un jour, j’avais choisi — entre cent, — trois roses : l’une jaune, l’autre blanche, et la troisième au cœur de feu. C’était afin d’en faire présent à une Dame, belle et docte comme les interlocutrices de l’Heptaméron : comme cette jeune veuve Longarine, ou cette rieuse Emarsuitte.

Or, lorsque j’arrivai, la Dame tenait à la main un bouquet de feuilles mortes qu’elle avait eu la jolie fantaisie d’assembler : il y en avait de toutes les pâleurs, et quelques-unes d’un vert tardif et magnifiquement rouillé.

Ce bouquet automnal était si beau que, de dépit, je voulus jeter mes roses ; mais je manquai de courage.

*

L’Automne embellit aussi le cours des fleuves, et principalement celui de la Seine.

Alors tandis que l’infatigable pécheur se penche sur ses roseaux attachés bout à bout, j’aime à suivre les berges à pas lents, soit que le matin délicat pointe à peine, soit que, déjà, la chute du crépuscule ait coloré l’eau de ses teintes successives.

Et quand la nuit est close, si la lune brille à l’horizon, je m’étends volontiers dans une barque et me laisse aller à la dérive.

*

Je m’étais assis, après une longue course, sur un tertre dans le bois de Verrières, lorsque j’aperçus un être étrange, cornu et chèvre-pieds. Son visage était rude et barbu, sa chevelure inculte, et il avait le dos couvert d’une peau de lynx. Vous vous doutez bien que je n’ai pas tardé à reconnaître en lui le fils de Mercure et de la nymphe Dryopé, Pan qui se plaît aux danses bruyantes et aux belles joutes des chalumeaux.

Il se tenait dans un hallier, et il y avait au-dessus de sa tête, suspendues à un flexible rameau, quatre syrinx finement percées.

Soudain, je vis le Dieu saisir une de ces syrinx et l’approcher de ses lèvres.

Un son se fait entendre allègre, comme rempli d’une espérance inconsidérée, et à l’instant, mille fleurs s’ouvrent, odorantes ou distillant le miel. Des branches et des tiges montent et s’allongent, toutes chargées d’une promesse diaprée de fécondité. L’air s’azure et s’irise, les cours d’eau murmurent sur le gravier. Dans le profond des forêts, le fauve s’élance en bondissant et la race ailée des oiseaux vole çà et là avec des cris. Plus abusés qu’eux, les mortels se réjouissent d’éprouver que l’univers n’est qu’amour et que félicité. C’est le printemps, c’est le printemps ! Mais quoi ! n’est-ce pas, en vérité, que les sons de l’instrument divin raillent à présent ?

Le dieu Pan, avec une moue, jette enfin à ses pieds cette, première syrinx.

Alors le dieu prend la seconde des quatre syrinx suspendues au rameau flexible et il se remet à souffler. Le paysage change à vue d’œil : les fleurs languissent et leur parfum s’évapore ; les corymbes se nouent sur les branches ; les eaux commencent à tarir sous le ciel nu et brûlant. Toute la nature semble assoupie. Et l’homme pense avec satisfaction que c’est l’été de la vie, plein de vigueur et de sécurité.

Pan ne tarda pas à jeter à ses pieds cette seconde syrinx avec une moue plus dédaigneuse encore.

Le dieu marcha alors nonchalamment vers le rameau flexible et prit la troisième syrinx, il l’anima de son souffle sans se presser. Un son en sortit, qui n’était ni allègre follement ni présomptueux sans raison, mais doux et mélancolique. Et l’automne naquit avec la sérénité de ses eaux, avec sa flore et ses feuillages modérés, avec la philosophie de son ciel et l’ironie charmante de ses vendanges. L’homme but le vin goulûment, mais l’Automne lui parut fade. Car il s’était égaré depuis longtemps loin de la mesure et de la vérité.

Et le dieu Pan laissa tomber sa troisième syrinx sur un tapis de feuilles mortes, et sourit.

Puis il dépendit du flexible rameau la quatrième syrinx et souffla dedans avec violence. L’hiver désola la terre aussitôt : la vaste forêt sans feuilles craque sous le vent, la brume efface l’horizon, la glace arrête les surgeons des fontaines et les fleuves impétueux, enflés sous la tempête, ravagent leurs rives. La faim et la maladie s’abattent sur les êtres vivants ; l’homme voit sa huche vide et son âtre éteint. Mais tout en se plaignant, il s’enorgueillit de subir la misère et la mort, qu’il juge des choses d’importance.

D’un geste sec, Pan lança au loin cette dernière syrinx en éclatant de rire…

*

Selon Tacite, les Germains ignoraient l’Automne ; et il est possible que les peuples du Septentrion ne connaissent jamais les fines nuances de cette saison…

Ô Novembre ! es-tu ce jeune homme qui, couronné de rameaux d’olivier, s’appuie sur le signe du Sagittaire et songe ? ou bien, comme le veut Ausone, te montres-tu sous l’aspect d’un prêtre d’Isis, la tête rasée et vêtu de lin ?

Sainte-Beuve et Hugo

On a beaucoup parlé de Victor Hugo et de Sainte-Beuve, à propos d’un drame intime, lequel, malgré tous les témoignages, demeure encore confus.

Je ne reviendrai pas sur cette affaire ; j’y chercherai seulement l’occasion de rappeler l’opinion littéraire de Sainte-Beuve sur Hugo. Elle eut ses hauts et ses bas.

Dans les Portraits contemporains, nous trouvons réunis deux articles de Sainte-Beuve sur Hugo poète. Le premier est de 1831, le second de 1835. L’auteur, en rééditant ses critiques, n’oublie aucune précaution :

« J’ai beaucoup écrit, dit-il en note, sur Victor Hugo ; il m’a paru suffisant de choisir et de donner ici les deux articles dont l’un exprime l’extrême louange, et dont l’autre pose la restriction. Ce mouvement alternatif nous est familier, on l’a pu voir déjà ; il fut chaque fois naturel et sincère ; il marque les deux âges et comme les deux temps de notre critique. » Cette note pourrait faire penser à une mauvaise conscience. Que nous importe ! puisque les remarques, surtout celles où il y a restriction, en sont fines et pénétrantes. Quand il s’agit de jouer un tour, la judiciaire de Sainte-Beuve n’est jamais faussée.

Le premier article, celui de 1831, est consacré aux Feuilles d’Automne. Il commence par des considérations sur le rôle de la critique, qui seront toujours actuelles. Tout cela est plein de verve, bien enchaîné, sans arrière-pensée.

Ces petites observations sont non seulement justes, mais aussi fort amusantes.

Rien n’est plus amusant que la vérité. Ici, Sainte-Beuve s’analyse en quelque sorte lui-même. Il était ce critique clairvoyant qui avait deviné le génie à peine éclos, et il n’avait pas hésité à proclamer sa découverte hardiment. Puis il vit s’échapper de ses mains le glorieux monopole de défendre ses propres idées. La naturelle et amoureuse jalousie dont il parle, l’avait-elle mordu, un instant, de façon à le rejeter dans le passé poétique de son idole, en lui faisant préférer les essais aux ouvrages enfin mûris ? Peut-être. Ce sont là des accidents humains très touchants et très honorables.

Ce n’est pas le critique seul qui succombe ainsi à la fatalité. Une semblable aventure guette le simple lecteur. Il a lu des vers d’un poète encore peu répandu ; il s’est entiché de ces vers, par hasard, par esprit de contradiction ou par un goût éclairé. Son âge, ses fréquentations, les circonstances de sa vie sentimentale, tout l’y poussait. Quelques années après, le poète aimé donne au public de nouvelles productions, d’une veine plus heureuse. Cependant, pour notre enthousiaste lecteur d’autrefois, cet art plus sûr de son poète n’est qu’une veine refroidie : le trouble se met dans son âme et le regret l’accable. Ainsi va le monde.

Tout en se laissant mener par le destin, Sainte-Beuve ne perd pas la carte. Il jette un regard malicieux sur les nouveaux admirateurs, tardifs, honteux tout bas de s’être fait tant prier. Ils prêtent un peu le flanc au ridicule ; sans vouloir reconnaître leur premier aveuglement, ils s’obstinent à nier les anciennes œuvres qu’ils ont peu lues et mal jugées. Et voici qu’ils s’empressent pleins de bouffissure, et félicitent le poète d’avoir fait un pas vers eux. Mais, remarque Sainte-Beuve avec bonne humeur : ce sont eux qui, sans y songer, ont fait deux ou trois grands pas vers le poète. « Il est du ressort d’une critique équitable, ajoute-t-il, de contredire ces points de vue inconsidérés et de ne pas laisser s’accréditer de faux jugements. Les grands poètes contemporains, ainsi que les grands politiques et les grands capitaines, se laissent malaisément suivre, juger et admirer par les mêmes hommes dans toute l’étendue de leur carrière. Si un seul conquérant use plusieurs générations de braves, une vie de grand poète use aussi, en quelque sorte, plusieurs générations d’admirateurs ; il se fait presque toujours, de lustre en lustre, comme un renouvellement autour de sa gloire. Heureux qui, l’ayant découverte et pressentie avant la foule, y sait demeurer intérieur et fidèle, la voit croître, s’épanouir et mûrir, jouit de son ombrage avec tous, admire ses inépuisables fruits, comme aux saisons où bien peu les recueillaient, et compte avec un orgueil toujours aimant les automnes et les printemps dont elle se couronne. » Douces promesses, oui, consolantes paroles ! Car le plus détaché des contingences terrestres se sent parfois abandonné par l’esprit d’abstraction, seul guide sûr. Et alors son cœur mortel saigne au spectacle fratricide d’une lutte où s’entre-déchirent de vrais talents. Sainte-Beuve a démenti plus d’une fois ces promesses et ces paroles.

Ce fut un peu à cause de quelques imperfections de sa nature, et beaucoup par la force de la Parque universelle, qui, hélas ! sait peut-être bien ce qu’elle fait.

Hugo n’avait pas trente ans lorsqu’il fit paraître les Feuilles d’Automne. Par conséquent ces sombres poèmes avaient été composés en pleine jeunesse. Je sais que les désespoirs de cet âge sont, le plus souvent, faciles-à guérir ; mais il ne faut pas en rire à tout bout de champ. Je sais que le poète abusait de la rhétorique ; mais rien n’empêche un panache d’être trempe de larmes. Cette résignation sinistre et cet affaissement dont parle Sainte-Beuve ont existé chez Victor Hugo de bonne heure. Il a pu les surmonter et atteindre la vieillesse. C’est que, comme Ronsard, il rimait chaque jour avec génie et à tour de bras. Et si cette folie comporte un peu de ridicule, elle n’en est pas moins une sauvegarde contre les déceptions et les dégoûts de la vie.

*

L’autre article de Sainte-Beuve sur Hugo, l’article à restrictions, est beaucoup plus intéressant. Quelque chose s’était rompu entre les deux hommes quelque chose qui avait donné la liberté à la méchanceté du critique, et, aussi, à son goût.

Sainte-Beuve aimait la poésie, et il l’aimait avec désespoir. Si vous avez lu de ses vers, vous savez (pic les Muses avaient eu constamment peur de lui. Aussi sa passion est-elle de l’héroïsme, vraiment. Dans cet article sur les Chants du Crépuscule, qui est plein de détours, avant de mordre, il sacrifie :

« C’est toujours, dit-il, un bonheur quand les hommes qui ont le don de la Muse reviennent à la poésie pure, aux vers. Cette forme d’expression pour l’imagination et pour le sentiment, lorsqu’on la possède à un haut degré, est tellement supérieure, d’une supériorité absolue, à l’autre forme, à la prose ; elle est si capable d’immortaliser avec simplicité ce qu’elle enferme, de fixer en quelque sorte l’élancement de l’âme dans une altitude éternelle, qu’à chaque retour d’un grand et vrai talent poétique vers cet idiome natal, il y a lieu à une attente empressée de toutes les âmes musicales et harmonieuses, à un joyeux éveil de la critique qui sent l’art, et peut-être, disons-le aussi, au petit dépit mal caché des gens d’esprit qui ne sont que cela »,

Après ce salut à Polymnie, Sainte-Beuve entreprend Victor Hugo sans se gêner.

À propos de ses drames, il lui dit qu’il les ménage trop peu, et que depuis qu’il s’occupe de théâtre, on dirait que chez lui, même dans le lyrique, le théâtral a gagné.

Il le loue, pour commencer, d’avoir su marier, par une analogie symbolique, ses propres impressions intimes au siècle lui-même.

Mais aussitôt, il observe : « … Un inconvénient est à craindre dans ces productions lyriques trop fréquentes, surtout quand on tient à les rattacher, ainsi que fait l’auteur, à des cadres distincts et composés : c’est qu’au lieu de réfléchir fidèlement dans les vers les nuances vraies qui se succèdent dans l’âme, on ne crée, on ne force un peu, on n’achève exprès des nuances qui ne sont qu’ébauchées encore… »

Lorsque Sainte-Beuve soutient que Victor Hugo n’avait point le sens de la perfection grecque, il a tout à fait raison.

« M. Hugo, écrit-il, loin d’avoir en rien l’organisation grecque, est plutôt comme un Franc énergique et subtil, devenu vite habile et passé maître aux richesses latines de la décadence, un Goth revenu d’Espagne, qui s’est fait Romain, très raffiné même en grammaire, savant en style du Bas-Empire et à toute l’ornementation byzantine1. »

Sainte-Beuve a dit encore de Victor Hugo :

« Par manque de ce tact que j’appellerai grec ou attique, et qui n’est pas moins français, il ne recule jamais devant le choquant de l’expression, quand il doit en résulter quelque similitude matérielle plus rigoureuse qu’il pousse à outrance. »

Enfin, après un éloge pompeux de la Cloche, une des plus belles œuvres de Victor Hugo, le maître critique conclut : « Ce beffroi altier, écrasant, où il a placé la cloche à laquelle il se compare, représente lui-même à merveille l’aspect principal et central de son œuvre : de toutes parts le vaste horizon, un riche paysage, des chaumières et des toits bizarres entassés. »

J’aime la substance d’une pareille critique, mais non le ton aigre qu’elle prend, ni les circonstances où elle se produisit.

J’admets que des accidents vulgaires de notre misérable existence puissent modifier — et jusqu’au reniement public — notre pure intellection vis-à-vis de quelqu’un. Mais alors il faut être l’homme supérieur, ou du moins assez sot pour se le figurer. Ce ne fut, d’aucune façon, le cas de Sainte-Beuve dans son aventure avec Hugo.

George Sand en passant

J’ai rencontré, l’autre jour M. Émile Faguet. Il venait de s’étendre, dans ses feuilletons des Débats, sur George Sand critique, et de nous cueillir un bouquet d’extraits dans les Questions d’art et de littérature.

Nous en parlâmes et particulièrement des Questions. J’avouai les connaître : et je vis bien que cet aveu me vieillissait dans l’esprit de mon interlocuteur. Oh ! certes, on n’est pas d’une jeunesse tendre quand on a feuilleté cet ouvrage. Mais c’est aux environs de la seizième année que la chose m’arriva ; et je ne suis pas si vieux !

J’étais alors fort avide de lectures : les bibliothèques, les librairies, même leurs arrière-boutiques n’avaient point de secret pour moi. Je m’en dégoûtai cependant.

J’ai donc lu : Questions d’art et de littérature.

Par quelle rencontre ? Je ne sais. Sans méconnaître la valeur de George Sand, je n’ai jamais été si curieux de son œuvre. Elle a des dons personnels prodigieux, mais aussi tous les défauts de son sexe et de son temps : de son temps, de son heure, de sa minute…

*

Thabaut de Latouche, ou simplement Delatouche, comme écrit George Sand, inspirait la crainte, étant caustique et sans cesse de mauvaise humeur. C’était un génie raté qui ne manquait pas de talent. Quelques-uns parmi ses romans, Fragoletta, par exemple, sont curieux. Il étincelait dans la polémique. C’est lui qui édita, pour la première fois, André Chénier.

Il y a quelques années, on l’a honni dans les journaux : on l’accusait d’avoir blessé le cœur de la tendre Marceline Desbordes, depuis Valmore. Il paraît que ce fut un autre.

Delatouche était Berrichon, et George Sand alla lui demander conseil à ses débuts. Elle connaissait sa famille ; leurs pères avaient été liés.

Comme il était beaucoup plus âgé qu’elle, il la reçut paternellement. Il lut un roman que Sand brûla peu de temps après. Il le trouva détestable :

— Le roman, lui dit-il, c’est la vie racontée avec art. Vous êtes une nature d’artiste, mais vous ignorez la réalité, vous êtes trop dans le rêve. Patientez avec le temps et l’expérience et soyez tranquille : ces deux tristes conseilleurs viendront assez vite. Laissez-vous enseigner par la destinée, et tachez de rester poète. Vous n’avez pas autre chose à faire.

À cette époque, Delatouche venait d’acheter le Figaro. Il le rédigeait presque tout seul, au coin de son feu, en causant avec ses collaborateurs, qui étaient pour la plupart fort jeunes. Il offrit à sa compatriote de l’employer à la rédaction, la sachant assez embarrassée pour gagner sa vie.

George eut sa petite table auprès de la cheminée ; mais elle n’y faisait rien qui vaille. Elle barbouillait dix pages pour les jeter aussitôt au feu, et elle se remettait à suivre la conversation des autres, qui l’amusait beaucoup.

Les jeunes rédacteurs entraînèrent un soir Delatouche dans une escapade digne de la Vie de Bohème. Cette escapade me rappelle aussi certaine préface de Roger de Beauvoir, que j’ai lue jadis à Luchon en prenant mon bain…

Le grand chagrin de Delatouche était de vieillir. Il aimait à répéter cette facétie amère :

— On n’a jamais cinquante ans ; on a deux fois vingt-cinq ans.

Ici un détail. George Sand va mentir assez plaisamment. Elle se brouilla un jour avec son patron, comme elle l’appelait. À ce sujet elle nous dit :

« Quand j’ai cherché plus tard la cause de sa soudaine aversion, on m’a dit qu’il était amoureux de moi, jaloux sans en convenir et blessé de n’avoir jamais été deviné. »

Et elle ajoute : « Cela n’est pas. »

Elle ment. Non en tant qu’auteur : c’est un simple, un commun mensonge féminin. Elle avait compris tout comme une autre ; et cependant elle s’amuse à nous alléguer je ne sais quelle jalousie intellectuelle. Ceci n’exclut pas cela, mais Sand avait compris.

Je mettrais ma main au feu que Delatouche a été amoureux d’elle. Il fut sans doute, jusqu’à l’âge mur, de ces hommes qui ne peuvent rencontrer une femme sans la souhaiter. Et non précisément par concupiscence, mais surtout par une sorte de vanité obscure, un sentiment tyrannique assez bas.

Quand parut Indiana, George Sand habitait encore sa mansarde du quai Saint-Michel. Delatouche grimpa l’escalier et tomba sur le premier exemplaire de l’ouvrage, que l’éditeur venait d’envoyer. « Il le prit, le flaira, le retourna, curieux, inquiet, railleur… » L’auteur, énervé, voulait parler d’autre chose. Mais Delatouche tenait à lire ; et il lisait, et il s’écriait à chaque page :

— Allons ! c’est un pastiche ; école de Balzac ! Pastiche, que me veux-tu ? Balzac, que me veux-tu ?

Il emporta l’exemplaire, en ricanant. Mais le lendemain matin, George Sand reçut le billet suivant signé Delatouche :

« George, je viens faire amende honorable ; je suis à vos genoux. Oubliez mes duretés d’hier soir, oubliez toutes les duretés que je vous ai dites depuis six mois. J’ai passé la nuit à vous lire. Ô mon enfant, que je suis content de vous ! »

*

Delatouche parlait de Balzac « avec une aversion effrayante ». Ils avaient été amis, puis, tout à coup, brouillés, sans grand motif.

Et Balzac disait à George Sand, en parlant de Delatouche :

— Gare à vous ! vous verrez qu’un beau matin, sans vous en douter, sans savoir pourquoi, vous trouverez en lui un ennemi mortel.

Un jour que Sand faisait allusion à Balzac devant Delatouche, celui-ci sauta au plafond :

— Vous l’avez donc vu ? s’écria-t-il ; vous le voyez donc ? Il ne manquait plus que ça !

Le maître de la narration, La Fontaine, était pesant, lorsque, dans un salon, il contait de vive voix. Balzac aussi exposait mal en parlant, malgré son entrain, malgré son feu et son esprit. Mais Delatouche savait se servir de la parole, et jetait de la poudre aux yeux.

« Il avait, dit George Sand, mille fois moins de talent pour écrire que Balzac ; mais, comme il en avait mille fois plus pour déduire ses idées par la parole, ce qu’il racontait admirablement paraissait admirable, tandis que ce Balzac racontait d’une manière souvent impossible ne représentait souvent qu’une œuvre impossible. »

L’ouvrage une fois imprimé, c’était tout autre chose, et alors Balzac l’emportait singulièrement. Delatouche bâtissait roman sur roman dans la conversation et « n’avait presque jamais rien à lire ; ou c’étaient quelques pages qui ne rendaient pas son projet et qui l’attristaient visiblement ».

Nous avons tous connu de ces causeurs qui font sans cesse et solennellement le récit de leur chef-d’œuvre à venir. Le geste est ample, la voix chaude, la physionomie animée ; les éclats, les pauses et les demi-pauses se succèdent avec art. Il est difficile de résister à cette mise en scène savante : on est abusé le plus souvent, même quand on n’ignore point que l’orateur est un sot ou un médiocre fieffé.

Les auteurs de cette espèce ne mettent pas toujours leurs beaux projets à exécution. Le font-ils ? alors c’est un désastre, et leur insuffisance éclate sur le papier.

Il y a des exceptions. J’ai connu des causeurs charmants, qui n’étaient pas pour cela moins bons écrivains. Par exemple : Théodore de Banville et Stéphane Mallarmé. Mais il faut remarquer que si les causeurs sans plus se répètent d’ordinaire jusqu’à la satiété, ce travers s’aggrave, de façon vraiment curieuse, chez les causeurs-écrivains.

*

La rencontre de George Sand avec Stendhal mérite d’être notée.

George a saisi d’un coup d’œil tout le côté extérieur de cette physionomie. Elle s’est méfiée aussitôt… Elle n’a pas approfondi, se disant que ce n’était pas la peine, que cela ne la regardait pas.

« Sur le bateau, écrit-elle simplement, qui me conduisit de Lyon à Avignon, je rencontrai un des écrivains les plus remarquables de ce temps-ci, Beyle, dont le pseudonyme était Stendhal. Il était consul à Civita-Vecchia et retournait à son poste, après un court séjour à Paris. »

Ils causent ensemble, et Stendhal se moque de ses illusions sur l’Italie. Il feint de mépriser tout ce qu’on peut voir dans ce pays.

« Il posait surtout le dédain de toute vanité et cherchait à découvrir dans choque interlocuteur quelque prétention à rabattre sous le feu roulant de sa moquerie. Mais je ne crois pas qu’il fût méchant : il se donnait trop de peine pour le paraître. »

Ils soupèrent avec quelques autres voyageurs dans une auberge de village. Stendhal fit le fanfaron, il se montra d’une gaieté folle, il se grisa. Il dansa autour de la table avec ses grosses bottes fourrées. Et George Sand triomphe, et nous voyons ici la femme se venger cruellement de l’homme laid : elle nous apprend que cette malencontreuse danse avait rendu Stendhal « quelque peu grotesque et pas du tout joli ».

Il la mena voir la grande église d’Avignon, où il y avait un vieux Christ en bois peint, de grandeur naturelle. Là, Stendhal se déclara disposé adonner des coups de poing à cette image et s’éleva contre ceux qui n’avaient pas en horreur la laideur barbare et la nudité cynique de ces repoussants simulacres.

George Sand parle de Stendhal comme d’un homme éminent, d’un talent original et véritable. Mais il est clair que sa personne lui déplut, qu’elle ne se sentait pas à son aise avec lui. George Sand était encore jeune à cette époque, et Stendhal s’amusa à l’inquiéter par un langage hardi jusqu’à l’obscénité.

Enfin elle fut heureuse d’en être débarrassée. « Pour moi, avoue-t-elle, je ne vis pas avec regret Beyle prendre le chemin de terre pour gagner Gênes… S’il eut pris la mer, j’aurais peut-être pris la montagne. »

*

La lecture de divers Mémoires intéressera constamment, malgré l’inégalité de style. Nous en avons qui sont des chefs-d’œuvre : tels les Mémoires du cardinal de Retz et quelques autres. Ceux de la Grande Mademoiselle, — reflet plaisant de l’esprit un peu saugrenu et de l’humeur souvent versatile de l’auteur, — attirent parle détail.

Goethe a intitulé ses Mémoires : Vérité et Poésie. Il a voulu par-là faire entendre que les faits n’y sont pas toujours exacts, sinon le sens. Précaution inutile ! Tout le monde ment : et à son insu, hélas ! Je ne pense pas que le plus grand nombre des trompeurs le soient par malice et par une certaine intelligence ; et Socrate eut raison de soutenir que ceux qui mentent volontairement sont meilleurs que ceux qui mentent malgré eux.

Dans ses Mémoires, Mme Sand ne laisse pas d’attifer ses souvenirs ; elle est cependant persuadée de bonne foi du contraire. Les femmes mentent plus naturellement que les hommes. C’est une infériorité et une grâce de plus.

Nietzsche et la poésie

Lorsque Goethe parle poésie, il inspire tout de suite confiance, comme un praticien éprouvé qui explique les secrets de son art. Pouvons-nous être à notre aise de la même manière avec Nietzsche ! A-t-il senti, a-t-il goûté tout d’abord ? Ah ! si ce n’était qu’un jeu de passe-passe, une attrape ! Vous connaissez ces habiles critiques qui cherchent des exemples pour étayer leurs théories bâties d’avance, et qui les trouvent. Mais Nietzsche se passionne réellement, il est substantiel et posé ; en un mot, il a un bon air d’empirique. Oui vraiment, accordons-lui notre confiance.

Dans Humain trop humain, il fait un magnifique éloge du théâtre classique français, il remet Lessing à sa place, il rend à Voltaire la justice qui lui est due, il prend en pitié notre moderne barbarie et ses vaines expériences. Enfin il trace une éclatante image de la maturité de Goethe, et il nous le montre repentant d’avoir travaillé avec les destructeurs, tout occupé à renouer la tradition rompue et tendant ses lèvres avides à la perfection et à l’intégrité antiques.

Il est agréable d’entendre Nietzsche disserter sur l’admirable architecture de la Tragédie française. Certes, il ne faut pas dédaigner la couleur et la vivacité du drame espagnol ; il faut toujours adorer Shakespeare, qui est la poésie même. Celui, cependant, qui ne sait pas discerner que Corneille, malgré ses lacunes, et Racine, tout parfait, possèdent le seul art véritable depuis l’antiquité, mérite qu’on lui adresse l’apostrophe du chœur d’Œdipe à Colone : Hélas ! o malheureux, serais-tu né avec des yeux aveugles ?

Ce que Nietzsche dit du saut en arrière dans le naturalisme, dans les commencements de l’art , est excellent, et les poètes ne nous manquent pas qui devraient en prendre note. Lessing a peut-être rendu des services à la langue allemande, mais sa Dramaturgie n’est pleine que de froides et rebutantes plaisanteries. C’était un balourd, assez instruit, qui vivait au milieu d’une société sans grandeur. Il s’était mis dans la tête de bâtir sa réputation sur les ruines de l’influence française… Lessing faisait montre d’un grand dégoût pour Corneille. Il l’appelle bousilleur et l’accuse d’avoir mal interprété Aristote. La belle affaire quand on a écrit Horace et Rodogune ! Lessing avait composé des pièces fort ridicules, et il se flattait de refaire les tragédies de Corneille mieux que lui.

Lord Byron disait : Je regarde Shakespeare comme le pire des modèles, quoique le plus extraordinaire des poètes.

Il est certain que Byron a cherché constamment l’expression capable de limiter l’extravagance de ses sentiments, et qu’il avait le sens et le regret de l’ordre classique. Quant à ses paroles sur Shakespeare, il faut s’entendre : la poésie qui coule, je dirai paisiblement, dans l’œuvre du grand tragique est de la meilleure qualité, mais la forme dramatique qu’il a subie donne le plus mauvais exemple. Letourneur et ses acolytes, les romantiques français et allemands, passèrent çà côté de la poésie shakespearienne et ne s’engouèrent que de la forme.

Nous trouvons aujourd’hui les tragédies de Voltaire dénuées de saveur et de force, semblables à un vin plat. Nous n’avons pas tout à fait tort ; mais Nietzsche a raison d’appeler Voltaire le dernier des grands poètes dramatiques qui entrava par la mesure grecque son âme Il fut sans contredit, le premier de son temps dans l’art de Corneille et de Racine, et malgré le ton languissant de ses pièces, il conserve encore beaucoup d’intérêt, du moins au point de vue historique. Dans ses préfaces, si curieuses, il ne manque pas d’écrire sur les tragiques athéniens plus d’une sottise, mais il est clair qu’il a le sentiment et le goût de leur art. Certes, il est plus près des Grecs que son détracteur l’Allemand Lessing, et même que son compatriote Diderot. La plus fine remarque de Nietzsche sur Voltaire est celle-ci : il a été un des derniers hommes qui savent réunir en eux la plus haute liberté d’esprit et une disposition d’esprit absolument non-révolutionnaire . Oui, Voltaire était un esprit libre, et il n’était pas libertaire. Je vois à présent pourquoi, malgré mille répugnances, j’ai toujours été attiré par lui.

La vie artistique de Goethe, telle que Nietzsche la dépeint, est un exemple, une raison de désespérer, et une consolation à la fois. Sa fameuse sérénité a quelque rapport avec le prétendu égoïsme de La Fontaine. Les conclusions morales, si dures parfois, du fabuliste ne sont qu’une sensibilité violente, mais éclairée, qui se tourne en dérision elle-même et se met à philosopher. Quant à Goethe, faites attention que s’il fixe sur le monde un regard calme, c’est avec l’expression la plus triste et la plus passionnée.

Malheur au poète qui naît dans un de ces moments équivoques où la tradition de l’art est devenue caduque, où il est nécessaire de renverser l’ordre pour chercher ensuite à le rétablir sur une base plus solide. Il est possible que la gloire de ce poète devienne enviable, mais sa vie est empoisonnée à jamais.

L’auteur de Faust naquit dans un de ces moments misérables où le vrai talent, pour être fécond, est condamné à se livrer à mille folies. Il en fut comme ébloui tout d’abord, et prit, sans songer, toutes les mauvaises occurrences du destin, pour un présent du ciel. Il lui était d’autant plus facile de s’abuser que l’odieuse ivraie montait sous ses pas pareille au blé mûrissant. Il alla ainsi tout le long de ses jeunes ans jusqu’au seuil de la vieillesse. Là, un soupçon le saisit et il jeta ses regards douloureux sur les belles ruines qu’il avait aidé à faire autour de lui. Alors il mit à les réédifier tout son amour, et ses dernières forces, encore très nerveuses. De sveltes colonnes se dressèrent bientôt dans l’azur de l’art, mais le temple demeura mutilé et ses débris continuent à écraser le chœur des Muses.

En Grèce

Une douceur sereine, un peu grave, et pourtant souriante, embrasse la mer et la terre que notre bateau côtoie.

Le jour se lève lentement, harmonieusement. À droite, s’allonge bile de Cythère. Sa base est tout enveloppée encore d’une ombre diaphane, tandis qu’au-dessus le soleil éclate déjà dans un fouillis de blancs nuages.

De l’autre côté c’est le Péloponèse. Nous venons de doubler le Ténare et sa fameuse caverne d’où Orphée se précipita chez les morts.

Nos yeux s’attachent avidement à ces rivages divins, que le jour naissant colore de la façon la plus diverse et la plus délicate. Le clair-obscur qui traîne au pied des monts balance pour la perfection le vermeil léger des cimes.

Toutes les teintes, toutes les pénombres flottent sur ces golfes et ces cirques ; et là-bas, contre le ciel vert-tendre, le Taygète, berceau d’Hélène, fille du cygne au long cou , — se dresse couronné de neige.

Je regarde passer un voilier ; il court rapide et léger sur les vagues, sa carène est peinte en rouge vif. Il rappelle la flottille qui égaie le bassin du Luxembourg, sans rien perdre de sa poésie…

Nous rasons la pointe du cap Malée. Jadis, pendant un voyage, j’ai passé là au milieu de la nuit. Je me tenais à l’écart sur le pont du navire. Comme je fus bercé, alors, par le remous de la mer autour des rochers abrupts !

Cette fois, c’est en plein jour que j’ai revu le cap et ses environs. Qui pourrait décrire la magie d’une si belle aridité ? Quel air subtil y circule ! Quel incessant contraste de lumière s’y joue !…

Ah ! que ce village semé, avec un attrayant désordre, dans le pli de la montagne, me tente ! Les habitants y vivent de la culture de leurs oliviers et de leurs figuiers. À vrai dire, un peu de contrebande leur vient en aide.

… Nous voguons ; le vent fait claquer les toiles et grincer les cordages. La mer rit sous le soleil et s’enfonce là-bas, jusqu’à l’horizon où s’allume un incendie de nuages.

Les blocs nus des îles posés sur les flots, attirent les yeux et retiennent l’âme par le rythme magnifique de leurs proportions.

Nous voguons toujours. Les rivages fuient, à peine estompés d’une brume légère qui semble tissée comme un très fin voile.

Nous ne tardons pas à être en vue des blanches maisons du Pirée, port d’Athènes…

Gérard de Nerval avait vu l’Aurore aux doigts de roses se lever sur l’Archipel et il avait méprisé ce que l’Occident appelle l’aube ou le point du jour. Nous savons cependant que le bon rêveur périt victime de son noctambulisme, pendu par des malandrins dans une vieille ruelle de Paris, peut-être au moment où il cherchait une rime ou le sujet de quelque conte fantastique. Il avait donc admiré, selon toute apparence, le charme presque immatériel qui entoure le réveil du jour sur le quai du Louvre et sur les beaux jardins de la ville. A-t-il pu méconnaître un pareil spectacle ? Non ! Lorsqu’il a blasphémé, Gérard se sentait ivre d’un nouveau bonheur devant l’île d’Aphrodite, l’antique Cythère aux rochers de porphyre, et son cœur trop passionné secouait avec impatience le joug de ses premières amours.

*

… La population d’Athènes a augmenté ces dernières années de façon incroyable vraiment. Sans cesse, de belles maisons, des villas cachées dans des bosquets, des palais aux fines colonnades de marbre, aux blanches terrasses, surgissent comme par enchantement pour orner les pentes des collines sacrées qui font à la ville de la déesse vierge une ceinture de haut prix. Et ces embellissements modernes ne nuisent point à la beauté naturelle du site, ni à la gravité du trésor artistique légué par les ancêtres. Le mont Hymette, plus fier et plus sublime que jamais, regarde couler le temps, et la mer azurée déferle toujours en cadence le long des sables d’argent, L’Acropole, debout dans la merveille du ciel attique sourit avec calme, et, certes, elle a trop d’esprit pour se plaindre du barbare destin qui l’a mutilée.

La splendeur d’Hélios, le zéphyr et les parfums, sont l’apparat coutumier d’Athènes. Mais le deuil de la Nature revêt aussi dans ce pays une forme de beauté surprenante. J’admirai l’autre soir le plus beau crépuscule mélancolique du monde : en face, les noires verdures d’un jardin, et tout au fond les montagnes, toujours dessinées avec netteté, malgré une écharpe de nuages et l’heure assombrie ; à droite, des ruines, dans un dernier éclat du soleil disparu. Le vent semait de grosses gouttes de pluie, et balançait les longues chevelures éparses des poivriers de l’allée… Paysage tragique, mais nullement morne ! Horreur harmonieuse, pareille à celle où, dans les vers d’Eschyle, l’adultère Clytemnestre brandit sa hache homicide.

… Il y a dans Athènes des hôtels où le confort et le luxe n’ont à craindre aucune comparaison. Il y a des brasseries et des cafés resplendissants d’électricité — et qui ferment tard. Il y a des équipages, des tramways et des chemins de fer sur route. Des magasins aux riches étalages tentent à chaque pas le goût et le mauvais goût du passant… Mais vous trouverez tous ces renseignements dans les guides.

Je dirai deux mots sur les fleurs que l’on vend dans les rues d’Athènes. Elles sont belles, avec d’étranges pâleurs hivernales, en ce moment. Dans ces fleurs, une âme antique semble subir la Parque. Les violettes sont encore la couronne irréfragable de la cité, comme jadis, au temps des Muses. Les roses doivent ici se montrer réunies en gerbes ou en bouquets. À Paris seulement de rares roses font voir cette amère beauté de l’être seul.

Après les fleurs, les femmes. On a soutenu, je crois, que sous Périclès les Athéniennes étaient laides. Aspasie venait de Milet. Aujourd’hui les Athéniennes viennent de partout. Elles ont de grands yeux profonds, qui fixent un regard énigmatique — sans énigme, peut-être : c’est là une vraie beauté. Il ne me semble pas que les femmes d’ici marchent comme des canéphores. C’est que je les rencontre dans la rue, et non sur un haut-relief.

*

Silvain a donné sur le Théâtre-Royal une représentation de mon Iphigénie, devant les princes et le Tout-Athènes élégant. J’ose dire que nous avons eu un beau succès.

Cependant Silvain ne pouvait dormir. Il ne rêvait que ruines et représentation en plein air. Nous visitâmes le théâtre antique d’Hérode, et Mme Silvain ne voulait pas s’arracher de ces lieux…

Enfin, après quelques traverses, nous avons obtenu, pour une seconde représentation d’Iphigénie, le Stade, admirable reconstitution en marbre pentélique.

On m’avait dit :

Il n’y a pas d’acoustique au Stade.

J’y allai avec le couple Silvain et une partie de la troupe.

C’était très amusant. Pendant que l’un récitait se tenant sur la piste, les autres grimpaient quatre à quatre les gradins et se postaient là ou plus loin, à droite, à gauche, en bas et tout en haut. Ils tendaient l’oreille, anxieux. Ô merveille ! les sons montaient très nets, cristallins. On ne perdait pas une syllabe. Quelle révélation ! L’acoustique du Stade n’avait pas sa pareille.

Nous poussâmes un soupir de soulagement, avec un évohé ! pour Dionysos, patron de la tragédie. Hélas ! nous ne tardâmes point à nous renfrogner.

« Le temps, le temps ! » murmurait Silvain, en se prenant le front entre ses paumes brûlantes.

En effet, le climat d’Athènes est très variable et enclin aux caprices les plus soudains. Dans le même instant, pour ainsi dire, le soleil brille, l’averse crève, le vent se déchaîne.

Contre l’opinion générale, deux ou trois journaux s’étaient mis dans la tête d’empêcher le spectacle : « Hé ! quoi ! gémissaient-ils, des sons étrangers troubleront les échos du Stade ! » Ces journaux allèrent jusqu’à supplier le ciel, sur un ton héroï-comique, d’ouvrir ses écluses sur ce qu’ils nommaient une profanation… Le ciel ne consentit point à écouler un aussi vain scrupule. Il nous favorisa par un temps magnifique qui se rembrunit vite après le spectacle. C’est ainsi que naguère, à Orange, Iphigénie fut jouée entre deux averses.

Le jour fixé pour la représentation, mon ami X***, l’honneur des Muses néo-helléniques, m’avait prié à déjeuner dans un restaurant par-delà l’Ilisos, à côté du Stade. La table était dressée sur une terrasse d’où l’on découvrait toutes les merveilles du paysage athénien. Le restaurant où nous déjeunions s’adossait au mont Hymette. En face, au loin, se dressait l’Acropole avec le Parthénon, et, plus près, le temple de Zeus Olympien. Un doux soleil caressait les sveltes colonnes, dorait les nuages tranquilles qui brodaient les confins de l’horizon, et descendait se poser sur les feuilles des platanes minces, ouverts en éventail le long des rives du torrent. Un vol de corneilles passait dans le ciel, écran d’émeraude grise où se fixait l’immobilité des pins et des cyprès.

Nous prenions le café, en fumant de blondes cigarettes de tabac de Cavalla, lorsque les voitures et les piétons commencèrent à défiler nombreux sur le pont qui mène au Stade. Nous nous y rendîmes bientôt. Quatre à cinq mille spectateurs, parmi lesquels la famille royale, occupaient déjà les gradins, avec cette décence noble et grave qui caractérise le public athénien. À quelques pas de deux Hermès trouvés dans les fouilles, Silvain avait fait établir une barrière formée de branches de myrtes et de lauriers. Décor inattendu, vision délicieuse de bocage sacré ! C’était fort beau.

Les musiciens, dissimulés derrière les feuillages, firent entendre le prélude de Gluck, et la représentation commença. Les premières paroles décidèrent de la victoire.

J’avais craint, pour les costumes des acteurs, la violence du jour. Mais la lumière attique est magicienne. Ses vibrations répandent tout autour l’eurythmie. Et je dirai que l’ombre attique elle-même ne lui cède en rien. Lorsque, vers la fin de la représentation, cette ombre translucide envahit la piste, ses effets sur les couleurs et les plis des vêtements furent aussi miraculeux.

Silvain a été le grand acteur classique qu’il est toujours. Il n’y a plus à le louer. Mme Silvain se surpassa. C’est sous ses traits, avec sa voix, que les Athéniens rêveront, longtemps encore, Iphigénie, fille du roi des rois. Boyer qui, dans le rôle du Vieillard, avait déjà triomphé à Orange et à Paris, vient de trouver ici sa consécration. Les autres interprètes furent à l’avenant.

J’avouerai, sans rougir, que le bruit des applaudissements montait interminable vers l’azur du plus beau ciel de l’univers. Toute cette foule, le grand monde et le peuple, se précipita dans l’arène pour une dernière ovation. Des spectatrices baisaient les mains de Mme Silvain. Et songez que les Athéniens ne sont pas tellement expansifs.

Si mon cœur n’était pas brisé depuis longtemps, une si belle sympathie l’aurait fait tressaillir.

*

Il y a, je m’en souviens, dans la campagne d’Avignon de tout petits cyprès d’un vert déteint. Ils sont gentils, avec un air qui parle de courtoisie et de fine amour. Aux abords de Marseille, j’ai vu des cyprès trop renflés, d’une couleur malsaine. On sent bien qu’ils sont là pour une raison strictement pratique. Je ne sais pas ce que j’aurais pensé des cyprès de la Palestine ; je n’aime pas l’Orient.

L’Attique n’a rien d’oriental… Je me suis promené cette après-midi à Colone, peut-être non loin de l’endroit où l’aveugle Œdipe s’arrêta, appuyé sur Antigone. Là, dans l’air subtil, s’élèvent de beaux cyprès sans lourdeur, de ces cyprès dont vraiment la cime s’élance hors de la Parque .

*

J’ai revu la ville du Pirée sans horreur. C’est que, sans doute, je commence à en vouloir à la beauté inutile…

À la devanture d’une épicerie pendent de lourdes grappes de raisins cramoisis, des nattes d’oignons et de figues sèches. De fraîches grenades y pendent aussi, avec des piments rouges et verts. Les radis de toutes les formes, les aubergines, les petites courges, les tomates, déjà flétries, les pommes, les poires, les oranges, les citrons amers, les prunes, les coings s’y entassent dans de hauts paniers…

Dans une autre boutique le gaz clignote sur des harengs, sur des olives vertes, noires ou roussâtres, sur des saucisses entourées de larges feuilles de choux.

Un peu plus loin, des lumignons de pétrole fument au-dessus d’une poêle où l’on fait frire des poissons minces et longs…

J’admire un étalage de fichus multicolores : je m’arrête devant les changeurs.

Sur les trottoirs flânent de gros hommes à la tête crépue, qui me font songer étrangement aux marchands génois des contes de Boccace…

Tournons les yeux vers le port où tombe le calme de la nuit. Des mâts inégaux se balancent, la cheminée d’un bâtiment se couronne d’un panache [de fumée. Le bruit de la vague est imperceptible…

*

Au pied d’une colline qui n’empêche point de contempler le Parthénon, des porchers mènent leurs troupeaux. Le sol est pierreux, grisâtre, rugueux : une lèpre sur un visage fait au compas.

… Un âne dresse les oreilles à l’orée d’un champ. Deux minuscules ânes se tiennent le long d’une clôture, côte à côte au soleil, sans bouger. Ils sont chargés de paniers tressés avec des roseaux. Les paniers sont vides. Personne ne garde ces petits ânes, qui semblent très doux, et sans rancune.

… J’ouvre une fenêtre ; je monte en voiture, j’en descends ; je sors d’un café ; je tourne le coin d’une rue, je me promène sur la place ; je quitte un importun ; — les montagnes de l’Attique sont là : sous le soleil, sous la pluie, couronnées de nuages ; le matin, au crépuscule. C’est sur ces pentes que le déclin du jour marqua pour Socrate l’heure de la ciguë…

*

Ô monts de l’Attique, ô Phalère aux blancs rivages ! Il sied que je vous admire sans tendresse désormais. Je touche à la perfection et à la mort. Mais la mort est une sottise.

Coups d’œil

… J’ai quitté la Grèce. Nous cinglons droit. Egine, Poros, Hydra et les côtes du Péloponnèse s’évanouissent dans le déclin du jour.

La nuit est tombée. J’entends la mer qui gronde contre les promontoires.

J’écris dans la salle du paquebot, sous les lumières électriques.

… Depuis quelques années, mon émotion n’est plus qu’une pensée triste, âpre et souriante à la fois…

Sur la table, dans un vase grossier, — un bouquet. Ces fleurs parfumaient naguère encore la brise orientale ! Ce sont des fleurs de Smyrne qu’une main amie offrit, au départ, à cette vieille Anglaise en corsage rouge qui somnole là-bas.

Le matin nous éclaire dans le voisinage de Messine et de Reggio.

Les montagnes de la Calabre enchaînent leurs jolies courbes piquées çà et là d’un peu de verdure. De l’autre côté, la noire Sicile se confond avec les nues. La mer est calme, ridée cependant par la brise qui prend de la force.

La ville de Reggio blanchit le rivage fort distinctement ; mais l’espace retient le tumulte des passions ordinaires qui la secouent sans doute.

Dans son cadre mat, Messine se presse et s’éparpille vaporeuse. Ici, la solide rotondité d’un phare : par-delà, les arcs gracieux d’un aqueduc jeté d’un rocher à l’autre.

Des voiles de pêcheurs voguent et virent dans les ressacs entre Charybde et Scylla.

… La mer est un miroir uni, plein de soleil. Dans le lointain, nous apercevons les îles Lipari, ombres bleuâtres.

Le crépuscule va s’éteindre bientôt. Des nuages changeants courent sur la ligne basse du ciel. Nous passons assez près du Stromboli, cône magnifiquement crevassé. Sur une des pentes, un blanc village couronné de vigne, sourit aux menaces du volcan, qui fume le jour et flamboie dans les ténèbres.

… Je quitte le pont du bateau pendant que le soir vient à grand pas. Je descends et je trouve dans la salle une enfant de douze ans qui travaille à un ouvrage délicat de dentelles. Ses frêles doigts vont et viennent, agiles, laissent et reprennent les fuseaux enroulés de fil de lin. Cette jeune fille, née à Sparte, a les traits de ces idoles primitives tirées il n’y a pas longtemps du sol hellénique. Son ample chevelure se renfle au haut du front ; ses larges yeux sombres demeurent immobiles sous de longs cils recourbés. Son maintien fier, son air de mélancolie décente disposent tout de suite en sa faveur. J’apprends qu’elle s’appelle Aréti, comme dans les chansons klephtiques ou dans ce poème de l’Érotocrite, monument du Moyen Âge grec. Elle est orpheline de père et de mère : elle émigre en Amérique avec sa sœur ainée et son petit frère, qui porte l’antique nom de Brasidas, ce général vainqueur de Cléon à Amphipolis, qui mourut au milieu de la victoire…

*

Nous entrons dans le port de Naples, par une nuit sans lune.

Ce ne sont pas à présent ces palpitations d’un vivace soleil sur les collines surchargées d’odorants bocages, ni le miroitement de la mer bleue où glissent les barques des joueurs de mandoline et des chanteuses de seize ans : beautés drues, aux lourdes hanches, à la face animale, aux chignons épais. Mais c’est quelque chose comme une planche de grand caractère, tout exécutée à l’eau-forte : là-bas le froid éclat de l’électricité nous fait deviner les quais, les rues, les places et les façades des maisons, et, par-dessus, les hauteurs de la ville s’enguirlandent de becs de gaz. Autour du bateau, dans l’ombre mouvante du remous se signale déjà, par son rude langage, la canaille des colporteurs. Ils ne tardent point à envahir le pont pour y étaler, à la lueur de lampes fumeuses, leurs brimborions en faux corail. Pendant cette scène, le Vésuve crache du feu.

*

Je m’éveille pour jouir d’une agréable bonace où pétillent les rayons du matin.

La brise enfle les voiles triangulaires des tartanes qui prennent leur course sinueuse au travers de riants écueils. Les côtes blanchissantes de l’Italie vont disparaître..,

Nous avons gagné le large. Debout à la poupe du navire, je suis des yeux le sillage qui laboure la mer à perte de vue. L’eau murmure tout bas, l’écume crève et tournoie irisée sous le soleil. La pensée humaine est trop faible pour interpréter le sentiment qui ramène ce spectacle à une notion de la destinée. Des mouettes en grand nombre nous suivent ; elles rament de leurs longues ailes et poussent leur cri singulier.

… Mon cœur tressauta lorsque j’entrevis les belles ombres que faisaient dans le lointain les îles d’Hyères.

De douces rêveries le long des sables, pendant des jours d’espoir aveugle encore, revolèrent dans mon souvenir…

Nous passons maintenant tout près de ces hauts rochers qui annoncent Marseille, ces rochers, muraille jaune et blanche où donne le soleil.

*

Il n’y a rien de plus gai qu’une brume matinale de décembre sur le Vieux-Port de Marseille.

La lydienne Arachné, ni la fille de Zeus elle-même, n’ont pu sans doute rien tisser de plus délicat que cette brume délicieuse : tamis fin d’où, l’autre jour, un clair soleil s’écoulait plus pur pour jouer parmi les mâts immobiles des navires amarrés, rajeunir les parois rongées des vieilles maisons, et, descendant sur les quais, rythmer les gestes des passants rapides.

Si vous vous trouvez à Marseille par une matinée vaporeuse, comme celle dont je parle, arrêtez-vous au bas de la Canebière, devant le Vieux-Port, et levez les yeux. Vous jouirez d’une charmante surprise. Tout là-haut, la brume fait avec le clocher et la coupole de Notre-Dame de la Garde, un admirable dessin à l’estompe. Et les toits des maisons coupant la base de l’église, elle vous apparaîtra comme suspendue dans le ciel…

 

Quelques-unes des ruelles escarpées de la vieille ville portent des noms gracieux de Heurs ou de fruits. D’autres s’appellent de la Lune blanche, des Marquises, de la Vieille Monnaie, des Quatre Pâtissiers… Dans ce quartier tout suinte et chancelle, les murs et les pavés ; puis c’est une débauche de couleurs criardes et de lignes brisées. Mais rien n’y semble répugnant ou triste, ni la misère, ni la laideur…

Dans une échoppe, une brunette lève les plus beaux yeux du monde, en plumant un poulet. Des vieilles ratatinées qui trottinent vendent des pommes d’amour qui sont de bien jolies petites tomates. Garez-vous ! un âne nain arrive au galop, en traînant une charrette. Au fond de ce dédale, par-dessus un fouillis de pignons, un vieux clocher poreux dresse sa croix de fer. Des femmes passent, un panier sur la tête, en balançant les hanches. Des italiennes, lourdes, les cheveux lissés sur les tempes, de gros anneaux aux oreilles, semblent, avec leurs châles et leurs fichus, laisser en marchant comme une traînée bigarrée.

Je fais les cent pas sur une petite place surannée où il y a de la proportion. Des laveuses sont là groupées autour d’une sorte de bassin qu’alimente une fontaine couverte de mousse. De très vieux platanes, fort beaux, entourent la place ; ils ont le tronc marbré d’une infinité de veines et leur feuillage se teint en ce moment, d’un gris légèrement glauque… Je songe à quelque belle image ancienne aux couleurs presque effacées.

*

Les kiosques de fleurs qui bordent le Cours Saint-Louis sont presque des pagodes et les marchandes qui y trônent hissées, semblent des idoles, en vérité de bon accueil.

Ces marchandes se tiennent là, avec leurs gros traits et leur peau de bistre, — sans impatience mais toujours prèles à jacasser. Les roses de toute sorte, les violettes, les œillets vifs, les tendres chrysanthèmes composent le principal de l’étalage, couchés sur un lit de fougères noires et vertes. Quelques lys aussi, hauts et frêles, émergent à côté, d’un vase étroit, tandis que le houx et le laurier nouent des guirlandes sévères, autour du rebord supérieur des kiosques.

*

… Le crépuscule descend sur le Vieux Port : ciel vaporeux, mer grise dont la surface bouge à peine. Les bateaux, grands et petits, les felouques, les tartanes, les barques sont là contre les quais, immobiles, avec leurs coques et leurs carènes peinturlurées, leurs fines mâtures, leurs cordages, leurs cheminées noires, blanches ou mi-parties.

Le jour cède peu à peu. Des lumières s’allument le long des maisons ; elles s’allument, éclatent, traînent et tremblent sur l’eau.

Le pavé est glissant, usé, disjoint. Des marchands de poissons s’y installent, sous de petites lumières qui font de grandes ombres.

Des gars à forte encolure, de lourdes matrones aux nez écrasés, aux ventres énormes, président à la vente.

La nuit gagne la ville. Des gueuses vont et viennent dans les bars, avec la souplesse de la vague. Des Maltais, des Italiens, des gens à face de négriers stationnent en fumant leur pipe à long tuyau de roseau.

Il pleut doucement…

*

Stendhal visita Marseille en 1837. Il y vint par la route d’Aix, en chaise de poste et dans un tourbillon de poussière.

« En été, dit-il, ce pas ne se compose que de coteaux calcinés et d’une poussière qui pénètre partout ; je puis toujours écrire avec le doigt sur les manches de ma redingote. »

Il ne faut pas se figurer que Stendhal déteste le midi. Il aime ce pays où l’ombre est un besoin  ; il est fou du naturel de ses habitants, de leur sans façon, de leur manie, prétend-il, de dire ouvertement quelque chose qui peut être désagréable .

Il chante les louanges de Marseille et de ses environs, semés de bastides à la blancheur éblouissante.

Certes, par un temps ensoleillé, ces collines douces que couronnent, de distance à distance, les pins élancés, touffus à la cime, ces platanes fourrés de lierre, au bord de la route, ces modestes maisons de plaisance d’où s’envole la fumée même de l’Odyssée, — ce sont un régal non seulement pour les yeux mais en même temps pour l’âme, éprise d’eurythmie.

Et quant à cette blancheur éblouissante qui semble avoir frappé Stendhal, qui dira jamais tout son charme idéal et toute sa vertu philosophique ! Pourrais-je oublier ces deux petits cyprès que j’ai vus aux environs d’Aubagne ? Ils se tenaient à l’entrée d’une blanche clôture, avec l’air d’une résignation si gaie  !

Stendhal sait goûter les grâces de la Méditerranée.

« Rien n’est propre, dit-il, et pur comme les côtes du golfe de Bandol, que j’apercevais à ma droite, en revenant ce matin à Marseille… »

Et il conclut :

« Un paysage qui reproduirait exactement cette vue passerait pour sec et hors de nature à Paris. »

Le railleur Stendhal ne s’y trompe point. Mais Paris n’est pas coupable. Il doit savoir à quoi s’en tenir sur la beauté. Son ciel est un miracle de finesse ; la Seine coule avec la simplicité d’un hexamètre homérique, et les bois de ses environs sont dignes de servir de sanctuaire aux Muses et à la déesse-vierge, Diane au manteau de pourpre, qui pare son épaule d’un carquois.

Moi aussi j’ai admiré le golfe de Bandol et toute cette côte aiguë. Je la préfère à la molle Riviera, riche en jardins où pendent les citrons d’or.

Mais que voulez-vous ? Tenez : esthétiquement le paysage attique efface tout. Cependant, ils sont nombreux, même là-bas, ceux qui trouvent que l’Hymette manque d’arbres.

Un jour, une Athénienne me le confessa.

— Madame, lui dis-je, j’ai l’honneur de connaître un brasseur suisse lequel partage votre sentiment.

Ce brasseur et cette belle Athénienne avaient peut-être raison, à leur manière.

Après-midi

Les derniers rayons que cette après-midi claire d’hiver envoie à mes croisées, pénètrent jusqu’à ma table de travail. Cette lumière qui ne brûle point et qui égaie avec modération, joue un instant sur les boiseries et sur le papier des murs.

Ainsi, pour conserver sa grâce, la vie à son déclin doit flotter sur les accidents du monde, légère et transparente.

… Je suis revenu habiter, — après neuf ans bientôt, — une maison où s’écoulèrent mes heures de poésie, non les plus fortes, mais les plus pures et les plus aimables.

Il est pour le poète une douce saison, celle où la dernière fleur s’effeuille et le premier fruit commence à se nouer. Alors, le destin, qui menace déjà, empreint l’inspiration d’une gravité suffisante, tandis que l’art continue encore ses mille coquetteries.

Plus tard l’harmonie résonne profondément, mais les cordes de la lyre laissent tomber des gouttes de sang réel, qui, peut-être, font horreur aux Muses.

Si j’avais la folie d’espérer une longue existence, j’oserais me flatter de concilier un jour la Douleur et l’Art.

… L’aile de mes plus beaux rêves a frémi sous ce toit qui m’abrite de nouveau. Ils ne furent pas toujours exempts de lassitude ; mais comme ils savaient retomber gentiment sur la terre !

Je veux me plonger dans mes souvenirs, lorsque je monterai, au milieu de la nuit, l’escalier connu, lorsque je marcherai dans mon cabinet d’étude, en quête de vers, devant le brasier de coke, à la lueur de la lampe palladienne. Et quand reviendra l’automne, si je rentre un jour au matin levant, je traverserai encore le cher jardin qui est le plus beau de Paris, et je prendrai dans mes mains, comme autrefois, les belles feuilles mortes entassées dans les allées humides.

Mais je ferai tout cela par jeu, car il est malplaisant de porter le joug des émotions avec un vieux cœur dans la poitrine…

Vérone

On mande de Vérone que la maison des Capulets menace ruine. Ces murs, témoins de la naissance, de l’amour et de la mort de Juliette, tendre fille, vont s’écrouler : les entrepreneurs de démolitions les guettent déjà.

« On assure, — disent les journaux, — qu’un garage d’automobiles avait été installé, en ces dernières années, dans la maison de Juliette, et l’on croit que la trépidation de ces engins brutaux a pu hâter sa ruine. »

Avant ce coup de grâce de l’automobilisme, la poétique demeure avait sans doute reçu, dans le cours des siècles, d’autres blessures, moins tangibles, mais aussi cruelles : par exemple, le contact de la vulgarité morale.

Pour moi, je regarderai toujours sans tristesse l’adversité fondre sur les plus belles choses. Je découvre en cela une règle établie fort sagement.

… La légende qui s’attache à cette maison de Vérone est-elle fondée ? Roméo et Juliette eux-mêmes ont-ils vécu réellement ? Oh ! la vaine enquête !… Qu’un passant, en sa jeune ardeur, écoute ici, par une tendre nuit parfumée, le chant du rossignol, et que cet autre, le cœur las, reconnaisse en souriant amèrement le tire-lire de l’alouette !

Laissons aussi le touriste indifférent, qui visite l’antique maison, son Bædeker à la main, se figurer un instant, que là, dans ces salles vermoulues, un soir d’autrefois, au milieu des lumières et des fleurs de la fête joyeuse, la vue d’un jeune cavalier a fait soupirer une enfant de quinze ans, son ennemie héréditaire : « Mon unique amour est né de mon unique haine. Ah ! je l’ai vu trop tôt sans le connaître, ou je l’ai connu trop tard. Amour monstrueux qui me condamne à aimer un ennemi abhorré ! »

 

Dans ma jeunesse s’élevait encore à Paris, au détour d’une rue déserte, une maison qui passait pour avoir servi de retraite amoureuse à un roi de France. Je n’ai pas oublié certain escalier de marbre lézardé et moussu, qui descendait dans un vaste jardin sans arbres. Seul un grand orme restait toujours debout et continuait peut-être à donner sou ombrage à l’amour : un buvetier avait installé des tables autour de cet orme séculaire.

À Bonn, sur le Rhin, je voulus visiter la maison de Beethoven. Je montai un escalier tortueux, je sonnai à une porte au fond d’un couloir plein de moisissure ; un homme aux longues moustaches tombantes, qui fumait une interminable pipe de porcelaine, vint m’ouvrir. Je n’arrivai point à me faire entendre. Je quittai le Rhin et les elfes sans avoir pu contempler l’épinette de l’illustre musicien.

 

… Nous possédons deux vieux récits italiens sur les aventures de Roméo et Juliette. Ces récits sont touchants et gracieux ; Shakespeare y puisa l’ensemble de la pièce et plus d’un détail. Cependant, c’est au génie du poète que les amants de Vérone doivent l’immortalité : il a soufflé sur eux, il a précisé le sens de leur tragique rencontre.

Il est permis de soutenir que l’amour est de tous les âges. Mais c’est dans la première jeunesse qu’il montre une grande netteté. Plus tard, on l’a vu, certes, et véhément et terrible à l’excès, toujours mêlé, néanmoins, de quelque autre passion qui le gâte. Dans Roméo et Juliette, Shakespeare veut tracer un tableau sérieux de l’amour sans alliage ; il lui faut donc deux adolescents pour héros, et le malheur comme dénouement.

J’espère que mon destin ne me conduira jamais dans la ville de Vérone. Il pourrait brouiller ainsi un de mes souvenirs, le plus délicieusement coloré :

 

Je me tenais, — il y a longtemps, — sur un remblai où j’attendais le train qui allait d’Italie en Allemagne. Un jour d’été mourait à l’horizon calme. J’avais à mes pieds un faubourg de Vérone ; les rayons du couchant doraient une porte ou arc de triomphe ; des gens qui passaient en voiture chantaient un air ; une douceur planait. Et je me souviens que dans tout cela j’évoquais inconsciemment les Capulets et les Montaigus sur la place publique : Tybalt et Mércutio, et les domestiques et la nourrice.

Le train arriva bientôt au milieu de grands sifflements, et j’eus à peine le temps de me précipiter dans un wagon. Deux dames s’y trouvaient : l’une âgée, corpulente et haute en couleur, l’autre très jeune, blonde et languissante, avec des yeux d’un gris léger. Nous causâmes pendant que le train brûlait les rails. Elles étaient polonaises, la mère et la fille. La mère m’offrit des sandwichs au caviar, et je tombai tout de suite amoureux fou de la fille. Cela dura jusqu’au lendemain où nous nous séparâmes. J’avais vingt ans, le cœur sensible et peu de constance…

Promenades

Je goûte encore, comme autrefois, un entretien mélancolique ou railleur avec les paysages des environs de Paris ; et nous savons, eux et moi, nous donner le mot sur plus d’une chose…

À la gare de L…, j’avais pris la diligence pour F… C’était par un de ces matins d’été où le soleil fait trembler l’ombre des feuilles sur la route.

Ce doux tremblement m’allait au cœur et je ne songeais pas à me plaindre d’une forte odeur de prise que répandaient de hauts colis, mes seuls compagnons de voyage. Ces colis étaient destinés au prochain bureau de tabac.

Nous roulions entre deux files de ces peupliers qui sont tout grâce dans leurs corselets d’argent.

Lorsque nous arrivâmes à F… midi sonnait à l’horloge de la vieille église juchée sur un tertre, derrière un bouquet d’arbustes à la sombre verdure.

Je m’assis pour boire, devant le seuil d’un cabaret. Un pan de mur, un peu courbé, y formait angle et protégeait contre le chaud du jour.

En face s’ouvrait une large grille, qui laissait voir une cour en contre-bas, pleine de fumier. Des poules gloussaient, un coq chanta. Un chat tigré regardait devant lui, immobile. Un beau rosier grimpait sur le mur, à côté d’une échelle dressée. Des géraniums égayaient une lucarne.

Trois ou quatre vaches vinrent devant la grille, menées par une vieille à chapeau de paille. Les bêtes allaient, roulant leurs lianes, dodelinant de leurs têtes lourdes aux prunelles olympiennes.

Des bouchers, des boulangers faisaient halle, dans leurs voiturettes, devant les maisons et les boutiques. Ô la belle viande, le bon quignon de pain !

Une jeune servante passa, rapide, dans un char à bancs ; assise entre des corbeilles vides, un nœud d’écarlate dans ses cheveux.

Je n’ai point entendu, ce jour-là, crier dans sa carriole le marchand de peaux de lapin, dont la voix me berçait jadis dans mes courses, de Fontenay-aux-Roses à Saulx-les-Chartreux.

… Dans l’après-midi, le mal du passé me ramena au village de R… J’entrai dans ce jardin, — mes délices ! — et je souris amèrement en voyant comme le temps y avait rendu les arbres drus, et comme il avait renforcé leurs feuillages…

 

… L’autre semaine, je partis pour une douce vallée, qu’illustra, au commencent du siècle dernier, le séjour d’un grand écrivain, beau ténébreux classico-romantique.

À l’auberge, des couples mangeaient et buvaient dans les kiosques et sous les charmilles. Je préférai la salle du haut où je fus seul. J’écartai les rideaux des quatre fenêtres donnant sur la route ; en face un immense parc déployait l’écran de ses frondaisons séculaires, et je pus ainsi jouir d’une véritable pénombre verte.

Soudain des cris et des fanfares éclatèrent. C’était une bande joyeuse, en chapeaux et cocardes de carnaval, qui prenait l’auberge d’assaut. Et tous ces gens soufflaient à perdre haleine dans des buccins et des conques en carton. On eut pu les croire du cru, mais c’étaient des fourreurs de Paris, qui s’en donnait à cœur joie.

Je les laissai pour regarder par une fenêtre, de l’autre côté.

Je vis une petite voiture arrêtée, là, contre la clôture du parc. Elle était attelée d’un jeune mulet qui faisait jouer ses oreilles de la façon la plus intéressante. Bien assuré sous ses œillères, l’animal prenait tranquillement sa pitance dans un sac qui lui emprisonnait la mâchoire…

Songez-vous quelquefois à l’âme des bêtes ?

 

… Une douce pluie trempe et enveloppe la nature.

Les ormes, les acacias, les platanes, le long du chemin ; à gauche, un enclos de pêchers et de poiriers ; plus loin, la lisière d’un taillis ; même les fusains, dans leurs caisses, devant l’auberge ; — tout semble respirer avec joie sous l’humidité.

Une maison de paysans laisse béer sa porte : et, sur ce trou noir, je distingue frémir le réseau fin de la pluie.

Des charrettes passent ; des chiens, tout mouillés, le poil collé, rasent les murs.

De la banne sous laquelle je suis à couvert, l’eau s’égoutte en perles et vient troubler les flaques sur ce sol…

 

… Ô Arcueil aux nobles arcs romains, ô Bièvre, riant village j’aime à me promener à travers vos campagnes, et le souvenir de Ronsard vous rapproche davantage de mon cœur.

Plus d’une fois, dans le soleil ou dans l’ombre, confondant en mon esprit le présent avec le passé, j’ai foulé le rapide chemin qui dévale le long de l’aqueduc d’Arcueil. Il me souvient qu’un matin de septembre, c’est par un autre côté que j’ai gagné le village. J’ai longé les ruelles qui partent de la route d’Orléans. Il pleuvait. C’était une de ces douces pluies qui me prennent dans leur réseau léger, délicieusement.

L’eau coulait entre les pavés avec un murmure. Des poules picoraient au chant clair du coq. Le foin entassé dans les cours sentait l’humidité, et, sur le seuil des portes, des paysans silencieux regardaient dans le vide.

J’ai souvent aussi fait le voyage de Bièvre. Au temps où j’étais encore semblable au rapide fils de Pélée, je m’y rendais pédestrement, en partant de Malakoff. Quel plaisir j’ai goûté un jour au milieu de la route, à voir tomber autour de moi des grêlons, tandis que je m’abritais sous un grand arbre aux branches et au feuillage drus ! Maintenant je prends le chemin de fer pour aller me promener mélancoliquement sur la route ombreuse qui va de Bièvre à Vauboyen. Et il m’est arrivé quelquefois de rimer, tout en marchant, des vers faciles :

Dans la vallée
Au creux charmant,
La Bièvre coule
Et se déroule
Comme un ruban.

Quelques souvenirs sur Iphigénie

C’est un après-midi du printemps de 1896 que j’ai dicté le premier acte d’Iphigénie, complet (je n’y ai changé depuis qu’une demi-douzaine de mots), au docte et très cher ami dont il sera encore question plus loin.

Je me souviens que je dictais presque sans reprendre haleine, et quant à mon ami, il ne se lassait pas de faire courir une plume joyeuse sur les larges feuilles d’un papier couleur de l’astre du jour.

Ce beau manuscrit finit par revenir entre mes mains, après avoir, comme Ulysse, erré longtemps.

… Il ne faut pas, à toute occasion, se prendre les tempes entre les mains, ou noyer ses pupilles dans l’infini. Ce sont là façons (moitié niaiserie, moitié ruse) de faux artistes et de faux savants.

Mais il convient, certes, que celui qui reçoit des Muses un beau présent, rende grâces au ciel, et ne se demande point comme l’insensé : Pourquoi Dieu est-il ?

*

… Ma mémoire a toujours gardé minutieusement le souvenir des circonstances et du décor qui entourent la naissance de mes divers ouvrages poétiques.

Cette particularité — si c’en est une — atteint le plus haut point pour ce qui regarde Iphigénie.

Telle scène, telle réplique, tel vers isolé, ramènent devant moi du fond du passé, une multitude de petits tableaux qui se sont déroulés au milieu des heures et des saisons de ma vie intime.

Une sentence prononcée par le chœur fut composée une nuit d’hiver, en traversant un carrefour dont je n’ai point oublié le nom, tandis que la bise glaçait le poil de ma moustache.

C’est par une nuit semblable, le long d’une grille de square, que le Roi Agamemnon commença cette plainte désespérée que le grand acteur Silvain porta au comble du tragique :

C’est un ouvrage, hélas ! plein de solidité
                  Que la divinité
                  Pour notre perte tisse…

Il y a des passages cherchés longtemps et trouvés inopinément sous un bec de gaz, que je griffonnai sur un feuillet arraché, contre le battant d’une porte.

Plus d’un couplet tendre chanta à mes oreilles dans la fumée opaque d’un estaminet, au bruit des billes choquées et aux exclamations des joueurs de manille.

En revanche, sur une blanche route qui mène aux extrêmes collines du Quercy, je crus entendre que le fleuve Tarn mêlait dans ses murmures ces paroles :

       Que ton âme est bien née,
Fille d’Agamemnon, tu n’as pas mérité
       Ta fausse destinée,
Et qu’Artémis pour toi montre de cruauté !

C’est dans ce même charmant pays, cher à mon cœur, sur le seuil d’une ferme riante et de bon accueil, sous la belle lumière du jour, que je fis paraître devant la vierge d’Argos le vaillant fils de la Néréide.

Autour de cette ferme où je recevais l’hospitalité, une vaste étendue de prairies et de vignobles s’allongeait d’un côté à perle de vue vers l’horizon, et de l’autre jusqu’au pied d’une chaîne d’harmonieux coteaux.

À quelques pas, le long d’un pâturage où gambadaient de jeunes chevaux, une rivière poissonneuse faisait mille courbes en courant limpide sur du gravier. Pendant l’été, ses bords étaient envahis par une végétation touffue d’arbrisseaux et de plantes épineuses.

Un peu plus loin, dans un petit bois de chênes-verts, il y avait moyen de suspendre un hamac et de faire la sieste en rêvant.

Comme je regrette à présent, et le grognement du cochon que les fermiers engraissaient avec sollicitude, et le cri aigu des pintades malicieuses, perchées sur les hauts arbres de la cour, qui m’impatientaient alors !

Mais le chant du coucou me fut toujours agréable, lorsqu’il se mêlait, à l’heure du crépuscule, au son des cloches rustiques ; et j’aimais, sous le clair soleil nocturne de juillet, à tenir conversation avec le grillon, après avoir largement fait honneur à l’armagnac de mon hôte.

*

J’avais déjà composé un assez grand nombre de scènes d’Iphigénie, sans que l’héroïne elle-même eût encore parlé.

Enfin, au commencement de mars 1895, après une nuit entière consacrée au travail et au doute, lorsque parut l’aube claire, la fille d’Agamemnon fit entendre sa voix dans les scènes II et III du deuxième acte.

Cette aube fut le prélude d’une journée ensoleillée qui, pour imiter parfaitement la commune destinée, s’assombrit tout à coup de pluie, puis brilla de nouveau. Je ne me souviens pas comment cette journée finit…

Vous pensez bien que je ne tardai point de courir annoncer la bonne nouvelle à mon ami, celui dont il fut déjà question dans ces souvenirs.

Je montai quatre à quatre ses six étages et sonnai violemment à la porte. L’homme docte vint m’ouvrir tout ensommeillé. Sans y prêter attention, je me mis à crier avec ce ton de naïveté qui m’est propre lorsque je m’abandonne à mon naturel :

— Iphigénie a parlé !

Le temps était beau, mon ami partageait ma joie ; nous décidâmes d’aller rendre grâces aux Muses par des libations suburbaines et en parcourant les bois.

Après avoir déjeuné gaîment dans une auberge de Verrières, nous fîmes une partie de billard dont les coups étaient marqués par l’horloge enrouée de la vieille église. Ensuite, en longeant un sentier, nous gagnâmes les taillis du bois. Il nous fallut grimper et lutter contre des jeunes branches qui fouettaient. Bientôt nous nous trouvâmes au beau milieu d’un carrefour d’où partaient des allées ombreuses, pleines de lumière tamisée.

Je comprends que la forêt de Fontainebleau, si colorée et si sculpturale, contente les peintres, mais ce sont les tendres bois de Verrières qui parlent le mieux au cœur et à l’esprit.

Nous n’étions plus qu’à quelques pas d’un bouchon sur la route de Versailles, lorsque les nuées d’Aristophane commencèrent à secouer leurs humides voiles sur les cimes des arbres et sur les collines d’alentour.

Nous nous réfugiâmes chez l’aubergiste où je gagnai à mon ami douze parties de piquet consécutives, dont il fut peu satisfait.

*

Le cinquième acte me ramène aux bords du Tarn et dans les vallons du Quercy. J’y ai passé vingt-quatre heures fort pittoresques chez le bon curé de C…, dans un presbytère gentiment enfoui sous la verdure.

Ce curé, jeune campagnard, simple et avisé à la fois, à qui la langue allait toujours, était lié avec mon hôte de L*** et, certain après-midi qu’il passait devant la ferme et qu’il faisait fort chaud, nous l’invitâmes à se rafraîchir.

Le verre en main, nous causâmes de mille choses sacrées et profanes. Enfin le curé nous fit une description attrayante de sa résidence :

— C’est une Tempé, nous dit-il.

Il nous engage à partir avec lui sur-le-champ, et d’y passer vingt-quatre heures.

Vite, nous faisons atteler et nous voilà tous trois roulant sur la route poudreuse. C’était en plein mois de juillet.

Après avoir traversé un pont sur le Tarn et remonté une pente, nous arrivons à La Française, bourg du Quercy, juché sur une hauteur d’où l’on découvre la plus agréable vue du monde. Le marché aux chiens de La Française attirait jadis les amateurs de fort loin ; mais il paraît que ce marché est, depuis quelques années, en pleine décadence.

Nous relayâmes chez des amis du curé pour nous reposer un instant et boire de la bière mêlée de limonade, suivant la mode du pays. Puis notre voiture descendit la pente opposée et nous nous enfonçâmes dans les méandres forestiers, qui ne tardèrent point à nous conduire au presbytère de C…

Il s’élevait au centre d’un vallon riant et verdoyant.

Un véritable courtil abondant en fruits entourait la maison, et non loin du seuil, un puits, sous la garde de sa margelle, résonnait aux moindres ondulations de l’air.

L’horizon borné de ces lieux repliait l’âme sur elle-même.

Pendant que le curé nous faisait les honneurs de son habitation, en compagnie de sa grand’mère, vénérable octogénaire fort alerte, un coup de feu retentit au loin.

— Ah ! ah ! dit le curé avec un sourire, c’est le glas de notre lapin de garenne.

Bientôt le diner nous fournit une explication satisfaisante de ce mystère.

Ce repas fut parfait de tout point : gai, succulent, bien arrosé. Notre hôte y avait prié quatre ou cinq de ses confrères, desservants des paroisses voisines. Il y eut aussi un Père blanc tout barbu et dégagé comme un zouave.

Nous fîmes honneur au lapin de garenne et à un grand nombre d’autres plats accommodés avec art par la grand’mère. Puis, après le café et l’armagnac, les ecclésiastiques remontèrent dans leurs cabriolets et prirent congé de nous.

Les larges ombres de la nuit étaient descendues depuis longtemps sur la campagne. Notre hôte, mon ami de L… et moi, nous continuâmes à deviser en fumant des cigarettes. Cependant, nous ne tardâmes pas à nous retirer dans nos chambres pour dormir.

Je me réveillai au gazouillis des oiseaux. Un clair soleil se répandait jusque sur mon lit.

Dehors, j’admirai de nouveau les beaux arbres, les claires eaux et toute cette heureuse retraite où le bon curé coulait des jours paisibles. Après le déjeuner, qui fut également gai et agréable, nous nous apprêtions à partir pour Montauban, lorsque tout à coup je devins sombre :

— Mais, fis-je, c’est impossible ! J’oubliais que nous sommes aujourd’hui un vendredi treize.

Le curé se mit à rire et essaya de me faire honte de ma superstition.

Je compris qu’il avait un pressant besoin d’aller ce jour-là à Montauban.

— Bon, lui dis-je, vous le voulez ! Partons, mais je vous préviens qu’il nous adviendra quelque traverse.

Nous partîmes sur la voiture de mon ami, traînée par un bon vieux cheval. Nous repassâmes le pont sur le Tarn, qui coulait impétueux, mais sans désordre. Le temps était beau : il faisait un grand soleil, fourmillant de vie.

Nous avions fait ainsi un peu moins d’une lieue, je crois, lorsque tout cet éclat, toute cette sérénité de l’air firent place, et avec quelle promptitude ! à un assombrissement voisin de la nuit. Des grondements coururent dans les nuages et une trombe d’eau s’abattit soudain. Nous eûmes à peine le temps de traverser la route pour chercher abri sous le hangar d’une maison abandonnée. C’était une de ces bourrasques d’été célèbres dans la région. Le ciel ruisselait, et la foudre nous tenait dans un cercle de flammes.

— Eh bien ! Monsieur le curé, dis-je, c’est aujourd’hui un vendredi treize.

Il se signa plusieurs fois sans répondre.

À vrai dire, il eut raison de passer outre au vendredi et au treize. Le temps se hâta de se remettre au beau et notre curé put se trouver à Montauban sans trop de retard pour ses affaires.

 

Je ne me moque point : au fort de la tempête, pendant que mon ami pestait et que le curé se signait à chaque coup de tonnerre, je traçais dans mon esprit tout le plan d’une scène pour le cinquième acte d’Iphigénie. C’est celle où il y a un hymne à Artémis, qui produisit tant d’effet sur le théâtre, et qui ne se trouve point dans Euripide.

*

… Depuis près de trois ans, je ne songeais plus à Iphigénie. Mon livre des Stances accaparait ma sensibilité et mon courage. Mais tout à coup, vers le milieu du mois de novembre 1899, je ressentis des remords cuisants.

Je me disais :

— Si je ne termine pas Iphigénie avant la fin de l’année, il faudra que je n’y pense plus !

Après cette menace à moi-même, je mis mon soin à irriter mon imagination, de telle sorte que les cinq cents vers environ qui manquaient était parachevés à la première heure de l’année 1900.

Je cours chez le copiste de la rue Saint-Marc et le presse de hâter la besogne. Il ne tarde pas à me satisfaire : bientôt, je reçois le manuscrit, je l’enferme dans un tiroir et n’y pense plus, jusqu’à l’été 1903, où Silvain vint m’arracher l’œuvre pour la faire applaudir à Orange et sur la scène de l’Odéon.

Tous les journaux ont loué en cette occasion le dévouement artistique de Silvain et chacun admira comme son désintéressement, son activité intelligente, surent mener à bonne lin une entreprise que le manque de temps et la pénurie des moyens rendaient malaisée.

Ah ! c’était merveille de le voir nuit et jour sur la brèche, réglant la mise en scène et y revenant sans cesse afin de retoucher quelque détail, répréhensible seulement pour son expérience inspirée. Prodiguant à ses camarades ses solides conseils, sachant leur communiquer son propre diable au corps, il trouvait encore, au milieu de tout cela, le temps d’approfondir toujours davantage son rôle écrasant d’Agamemnon.

Il faudrait pouvoir conter par le menu ces héroïques répétitions, d’abord au Trocadéro, puis dans le foyer et sur la scène de l’Odéon.

Mme Louise Silvain, Iphigénie belle et frémissante, Mme Tessandier, qui est la tragédie même, Albert Lambert fils, Achille idéal que j’avais rêvé après Euripide, et Fenoux qui le suppléa sans défaillance, et Boyer, et Duparc, et les choreutes, jeune et brillant essaim, tous, malgré l’heure matinale, la distance à parcourir et la fatigue de leurs devoirs quotidiens, rivalisaient d’empressement et de zèle passionné dans un dessein où l’art seul était le prix.

Et n’oublions pas aussi la bonne grâce enjouée de M. Laurent Léon, chef d’orchestre de la Comédie-Française, qui sut adapter, pour la représentation » avec sa science éprouvée, la partition du Gluck.

Feuillets — 1898-1902

Leconte de Lisle

L’autre semaine, en traversant le jardin du Luxembourg, je me suis arrêté devant le monument, — que l’on venait d’inaugurer, — de Leconte de Lisle. Pauvre vieux maître, c’était bien la peine de vivre inconnu, bafoué, pour avoir, après ta mort, de la sculpture, des discours et tout l’encens de la presse !

 

Quand parut mon premier recueil de poésies : les Syrtes, j’en envoyai un exemplaire à Leconte de Lisle. Il m’écrivit, et certain jour j’osai enfin l’aborder dans la rue et me présenter tout d’une haleine. Je me souviens qu’il me reçut avec affabilité et que nous causâmes longuement. Depuis, nos colloques péripatéticiens se renouvelèrent, — aux environs du Luxembourg, — plus d’une fois, et, sans me flatter, je crois qu’il prenait plaisir en ma compagnie. Je pus donc goûter à mon aise et sa malice et ses anecdotes sur les aînés romantiques et les contemporains du Parnasse. Je dis sa malice, je ne dirai pas sa méchanceté. Je sais que Leconte de Lisle avait la réputation d’un féroce ; sans doute il se croyait tel. Selon moi, malgré les misères et les amertumes de sa carrière, il était demeuré ce qu’on appelle un vieil enfant terrible. Pourtant si je m’abusais ? Connaît-on toujours un homme avec qui on passe sa vie ? Et qu’est-ce que des propos sans suite le long d’une grille de jardin, pour connaître un vieux poète ?

 

N’est-ce pas que pour l’ensemble il n’y a rien dans la poésie française de ce siècle au-dessus de Lamartine et de Hugo ? Alfred de Musset, je l’accorde, a mérité plus d’une fois l’admiration du vulgaire ; mais lorsqu’on relit ses stances À la Malibran, quelques passages de ses Nuits ou la sublime plainte du Souvenir, on se dit que la troisième place lui appartient. Vigny, Baudelaire, Leconte de Lisle, Verlaine suivent.

J’ai veillé hier sur les œuvres de Leconte de Lisle. Vraiment l’art y est tout caparaçonné, tout pesant, ignorant du sacrifice : c’est quelque chose, mais d’une autre façon, comme dans le Ravissement de Proserpine de Claudien. Et l’inspiration s’envole-t-elle hors du sujet traité ? Non, non. Et l’expression ne manque-t-elle pas de cette vertu cachée qui enchante en surprenant chez les véritables maîtres de la langue ? Taisons-nous ! Ecoutons vibrer cet arc barbare : un dieu l’anime ; qu’importe si ce n’est point le fils de Zeus !

 

Au sujet d’Homère, soyons pleins d’inquiétude, si vous voulez, devant la traduction de Bitaubé, mais n’accordons pas tant de confiance à celle de Leconte de Lisle : elle a nommé l’Olympe par son nom ; en est-elle moins languissante ?

 

Ceux qui me blâmeront de parler ainsi librement ne savent peut-être pas lire et aimer comme je le fais et l’Epée d’Angantyr, et le Cœur de Hialmar, et les Hurleurs, et le Manchy, et Djihan-Ara, et même Nurmahal, si hérissée pourtant de « Çaïs », de « Lall-Bibi » et de « djungles du Pendj-Ab ».

Donc, en dépit de mes scrupules, je tiens Leconte de Lisle pour un vrai, noble et fier poète. M. Charles Maurras l’a jugé, à plusieurs reprises, avec une grande rigueur. Ne croyez pas que je le désapprouve. Platon dit qu’Orphée, sur le point de reprendre Eurydice chez les Ombres, a manqué de courage comme un musicien qu’il était. C’est mon cas. Maurras regarde de plus haut, et sa belle dévotion pour l’art d’un Racine et d’un La Fontaine le rend cruel. Et puis, sur la terre, un jugement ne vaut que par celui qui le porte, et notre ami vaut beaucoup. Il a la science avec la passion du beau, la fougue avec la juste mesure.

 

… Je ne suis jamais allé chez Leconte de Lisle, j’aime peu les visites. Quant à nos promenades, elles cessèrent après la publication de mes Cantilènes et mes juvéniles luttes d’alors. Plus tard, le vieux poète parla du Pèlerin passionné sans indulgence. Je ripostai et je le regrette aujourd’hui. En somme ces petits conflits ne prêtent qu’à rire, et l’on sait comment Leconte de Lisle traita, dans sa verte jeunesse, et Lamartine et Musset. Je ne dis pas cela pour me comparer à lui ; je ne me compare à personne.

Fragment

Sous le clair soleil, les statues sont charmantes dans les jardins ; mais comme elles touchent, désolées, sous la neige ! A vrai dire, je les préfère pendant l’extrême automne ; alors le vent fait tourbillonner les feuilles d’or, ces belles feuilles mortes dont j’ai tant de fois empli avec amour les paumes de mes mains.

Maudits soient les musées !

 

Quelle folie !… Il faut adorer les musées, il faut respirer délicieusement leur haleine funèbre.

Connaissez-vous le musée de l’Acropole d’Athènes ? C’est un tombeau.

Il y a un an. — après vingt ans d’absence, — je revins là au milieu des débris du Parthénon, en face de la mer de Phalère.

J’ai vu la baie de Naples pleine de lumières, de molles vapeurs, de chansons. Virgile s’y plaisait.

Phalère, c’est l’Iliade ; le mont Hymette regarde Phalère.

Il y a un an, j’étais là, dans l’Acropole d’Athènes. Il pleuvait doucement sur les marbres brisés, sur les fleurettes poussées aux fentes des ruines.

En contre-bas du Parthénon, une pauvre maison s’élève. C’est le Musée. Il faut descendre quelques marches grossières…

Idoles féminines, je vous revois toujours, un secret sourire sur vos belles bouches. Je revois vos yeux, vos cheveux, massés sur votre front, répandus sur vos seins. Comme votre main gauche relève harmonieusement le chiton ionien, comme toute votre parure vous sied !

Idoles que vous aviez de charme par cet après-midi voilé, cependant que l’eau du ciel résonnait goutte à goutte sur le toit de tuiles !

Ô jeune homme, qui portes sur tes épaules un veau, en te voyant je t’avais pris pour Hermès, le messager rapide, mais l’excellent M. Castriote, frère de Madame Schliemann et conservateur du musée, m’apprit que tu n’étais que Kombos, fils de Palès. Tu ne m’en es pas moins cher.

 

Lecteur, as-tu réfléchi sur le fond essentiel de la sculpture et sur ses rapports avec les autres arts ? Te demandes-tu comment Winckelmann a été amené à commettre certaines erreurs ? Sais-tu quels sont les écueils évités par les peintres et les statuaires grecs, lesquels cherchaient avant tout à réaliser la beauté absolue ? Te réjouis-tu du sort de ce Pauson qui vécut dans le mépris et dans l’extrême pauvreté à cause de son goût trivial ?…

Ô lecteur, tu connais la plus célèbre des Dianes de Falguière ; tu en possèdes peut-être un plâtre sur ta cheminée. Crois-tu que l’artiste est impie, qui osa représenter la déesse toute nue ? M. Louis Ménard, l’ennemi des philosophes, l’affirme.

J’aime et je respecte M. Ménard ; c’est un septuagénaire plein de verve, il est redoutable. Artémis sans voiles l’offusque seulement, mais les divinités grecques sous des noms latins le font souffrir tout à fait.

Il me fit l’honneur de lire un de mes poèmes intitulé Proserpine cueillant des violettes.

— Monsieur, me dit-il, Proserpine n’a jamais cueilli des violettes.

— Hélas ! répondis-je, c’était peut-être d’autres fleurs.

— Proserpine, reprit-il, n’a jamais cueilli ni violettes, ni aucune espèce de fleurs ; vous avez confondu avec Koré.

Tu ne l’ignores point, lecteur, Κόρη est un des noms de cette divinité souterraine. Fort bien, mais la première fois que j’aurai le plaisir de rencontrer M. Ménard, je lui dirai :

— Cher maître, il est vrai que Proserpine n’a jamais cueilli des fleurs ; mais Koré non plus, puisque c’est Pherréphatta. M. Alexandre Desrousseaux, qui sait le grec et qui vient de traduire les odes de Bacchylide, m’assure que du temps de Solon, qui est un temps vénérable, les Athéniens nommaient ainsi la fille de Déméter. Pherréphatta ! Pherréphatta ! cher monsieur Ménard.

Autre fragment

Denis Diderot, le philosophe, comme il s’intitulait ! Faut-il l’admirer, faut-il en être dégoûte ? Faut-il l’aimer, faut-il le haïr ? Il est la fougue débraillée, ébouriffée : il est le cri animal de la passion. N’est-il point un délicat balourd, un tempérament trivial assaisonné des plus Fines épices du sentiment ?

Je conseille aux jeunes gens qui veulent écrire aujourd’hui de cultiver Diderot, surtout celui des Lettres à Mlle Voland. Mais qu’ils s’arment, pendant la lecture, de circonspection, et même de répugnance : qu’ils relisent entre temps les Provinciales, la Relation sur le Quiétisme, ou quelque bonne page de Voltaire. De cette façon, le style de Diderot leur sera profitable ; car, — c’est son Neveu de Rameau qui nous l’affirme : — « On tire parti de la mauvaise compagnie comme du libertinage ; on est dédommagé de la perte de son innocence par celle de ses préjugés ».

Un style toujours pur nous est interdit. Je commence à prendre gaiement ce malheur. Distinguons, hélas ! — comme l’a dit quelqu’un, — les temps, les lieux et les personnes.

J’ai entendu quelquefois traiter Voltaire de méchant homme, et Diderot de cœur généreux. Je crois bien que le premier se faisait volontiers un peu scélérat, et que le second était fort sincère en se disant : doux, facile, indulgent, trop peut-être

Lecteur, ils ont sans doute commis des fautes tous les deux ; et là-dessus je me rappelle certaines paroles de Socrate dans le Second Hippias, dialogue attribué à Platon, et qui probablement est de lui, malgré l’opinion de nombreux commentateurs. « Il me paraît, dit Socrate, que ceux qui font des fautes en quoi que ce soit avec dessein de les faire, sont meilleurs que ceux qui les font sans le vouloir. »

Je pense ainsi, lecteur ; mais ne suis-je pas également de l’humeur que le même Socrate confesse à la fin du débat en ces mots : « Je ne suis jamais constamment d’un pareil avis. »

Propos du matin

Si vous habitez mon quartier, allez fumer un cigare, au lever du jour, sur le pont du chemin de fer, en face de la rue Giordano-Bruno. Mais vous n’aimez peut-être les cigares qu’après dîner.

… Une maison basse, aux contrevents rouge brique. Sur l’huis est peinte une belle botte couleur azur. Admirons-la et faisons-nous y ressemeler.

… Franchissons la barrière. C’est la route de Châtillon plantée d’acacias et bordée de buvettes et de potagers.

Aube d’un été chaud, je ne te compare pour la douceur qu’aux après-midi de fine pluie.

Sous mes pas, des moineaux prennent leur vol ; ils font maintenant tio-tio dans les branches.

L’étrange bric-à-brac en plein air ! Que d’usure sur ces tapis, sur ces suspensions ! Que d’objets divers et de rebut !

Un énorme chien garde tout cela. Il est orangé avec du brun sur l’échine et au bout des pattes ; il a de longues et remuantes oreilles. Il me jette un regard pesant ; je crois qu’il va aboyer, mais il secoue à peine les moucherons qui l’agacent et se couche le museau dans la poussière.

Un enfant mène cinq vaches ; il y en a deux qui sont rousses et les autres blanc et noir. Devant, marche un bouc suivi de deux petites chèvres tout à fait bas-relief : derrière, un chien campagnard saute en tirant la langue par l’ouverture d’une gueule sarcastique.

Je m’arrête devant l’entreprise d’un horticulteur. Il se vante, sur l’enseigne, d’avoir la spécialité des bouquets à la main. Il faut le croire, car j’admire là, entre deux rangs de solides poiriers, un beau remous de fleurs multicolores.

À la grille d’un jardin une vigne grimpe. Elle est pâle, mais pleine d’audace, et ses grappes aboutiront.

Voici une autre vigne. En vérité, elle est plus forte et plus souple que la première. Non, toi, je ne t’aime point ; tu t’appuies trop sur ce mur.

Sur une porte en treillis de bois, une sorte de caisse toute coiffée de pétunias et de géraniums : violets, blancs, rouges, piolés.

Ô choux fleurs ! qu’elles sont réconfortantes à contempler, vos larges feuilles vertes !

Beau laurier-rose, comme tes bouquets battent la mesure du vent !

Un grand tournesol se penche sur une haie où roucoulent des colombes.

… Des cloches sonnent, des cloches rustiques. Mon esprit revoie en Quercy, dans les ombreux vallons, tristement…

Enfant, j’ai rêvé sous les cyprès qui ombragent, par-delà l’Hissos mélodieux, les cendres de mes ancêtres…

Après vingt-cinq ans je me souviens encore de ces tombes que le flot céruléen baigne presque aux environs de Gênes…

À Wiesbaden, sur la colline, le cimetière russe est si doux que l’on pardonne à la vie…

Pauvres croix de paysans, c’est pour vous que j’ai écrit ceci :

Dans le jeune et frais cimetière
Je suis assis sur une pierre ;
Aux arbres s’apaise le bruit
Des oiseaux, car voici la nuit.
Sans vous envier ni vous plaindre,
Je regarde le jour s’éteindre
Sur les tertres de croix semés,
Ô pâles morts, où vous dormez.

… J’ai vu le cimetière de Montmartre du haut du pont Caulaincourt. J’étais jeune, j’allais à des rendez-vous d’amour et je méprisais les morts.

… Il y a dans le cimetière de Montrouge un chat blanc chassieux, six vernis du Japon bien groupés, une margelle de puits. Il y a un très vieux tombeau que l’épais lierre qui le couvre a rendu anonyme. Il y a d’autres tombeaux plus jeunes et en nombre suffisant, certes. Il y a des arbustes et des fleurs.

Quittons, quittons les cimetières ! Je suis dégoûte de la Mort. On ne peut pas compter sur elle.

Stéphane Mallarmé

Déjà c’est l’Automne, et dans ce tiède après-midi, et pendant ce soir frais, et lorsque le jour vaporeux blanchit la ligne horizontale.

Ô tendre Automne ! tu erres à présent sur les boulevards et devant les théâtres, mais je t’aime surtout palpitant aux lumières des boutiques.

C’est parmi les souvenirs de l’un de mes automnes, le plus charmant peut-être, que je retrouve l’image du poète Stéphane Mallarmé, qui vient de mourir.

J’habitais à cette époque, là-bas, un logis encore tout embaumé d’un amour qu’un départ soudain avait brisé. Je passais les nuits sous la lampe palladienne à composer les poèmes de mon premier recueil : les Syrtes. Je n’eus jamais par la suite autant de plaisir à rimer. Lorsque je me sentais fatigué, je sortais, et j’allais au hasard, en macfarlane fashionable, et ganté de blanc, cherchant à rassembler mes chimères.

J’étais lié depuis un an avec Paul Verlaine, qui venait de rentrer en France.

Vous l’avez tous connu truand et boiteux ; il marchait alors d’un pas ferme, redressant sa haute taille avec la mine d’un professeur bougon et facétieux. Il était en effet professeur d’anglais dans une institution religieuse. Il ne portait aucunement le feutre à la manière des enfants perdus, de ses dernières années, mais un beau chapeau de soie, de forme londonienne et solennelle.

Après cela, je vous avouerai qu’il aimait quand même à prendre des petits verres chez les mastroquets de sa rue de la Roquette, et que j’en prenais aussi, tout en prêtant l’oreille aux fines anecdotes littéraires qu’il me racontait et aux belles strophes de Jadis et Naguère encore inédites, qu’il me récitait avec un art plein de nuances.

Un soir, Verlaine me parla de son vieux camarade Mallarmé et me récita le Tombeau d’Edgar Poe. Je désirai vivement d’être présenté à l’auteur de ces vers sublimes, mais Verlaine avait perdu de vue son ami, et quant à moi, j’étais ce que je suis encore, nonchalant et oublieux.

Je n’allai voir Stéphane Mallarmé que l’année suivante.

Louis Le Cardonnel, un charmant poète qui est maintenant curé de campagne, en Provence, je crois, s’était chargé de me conduire chez le Maître. Nous y fûmes par un soir d’octobre de 1883, et nous eûmes la chance de le trouver seul : sa noble dialectique me ravit tout de suite.

Cette maison de la rue de Rome me frappa dès la porte d’entrée, dès l’escalier. Elle n’est cependant qu’une vulgaire maison moderne, mais je pense, et ne riez pas, que la fréquentation constante du poète l’avait imprégnée de charme.

Il y avait dans Mallarmé un faune certes ; je lui trouvai certain jour tout le geste et la grâce d’un tailleur pour dames idéal. N’avait-il point rédigé un étrange journal de modes, non pour le gain, mais par amour de cet art ? Il savait rendre par sa parole animée les maillots d’actrices un sujet digne de Platon.

Stéphane Mallarmé, ce métaphysicien, cet abstracteur qui connut la Beauté dans son aspect, je dirai invisible, faisait en même temps sourdre, par le sortilège qui était en lui, de tous les petits riens épars dans la vie contemporaine, une claire source de plaisirs esthétiques.

J’ai revu souvent Mallarmé depuis ma première visite.

Je l’ai revu à ses réceptions hebdomadaires dans un cercle de sots, de garçons de lettres qui le raillaient en demandant le cordon, et de trois ou quatre vrais artistes qui l’estimaient, sachant pourquoi.

Je l’ai revu seul, et j’ai pu m’en faire une idée inexprimable.

Je possède plusieurs lettres de Mallarmé ; je cherche sans les trouver toutes : mes paperasses sont brouillées comme mon âme.

Voici cependant ce qu’il m’écrivait à l’apparition du Pèlerin passionné :

Mon cher ami,

La page, où s’évapore, en quelle rareté de voix et du coloris, votre mélodie écrite, me paraît vierge, autour de mots, même les modernes, qui gardent un air que vous ay ez été le seul à les proférer, et n’est-ce avant tout le charme que cette allure, pour le Vers, d’étranger, toujours, en vrai terroir ! Vous excellez ainsi. Et pour la première fois, il me semble, donnez à penser qu’appartient séculairement et comme son patrimoine libre de toute daté et de tout lieu, à la corporation des poètes, un langage à eux propre, et perpétuel. Tout cela est neuf, exact, suggestif, me retient, et, voyez, enchante de tous côté s ; j’en suis heureux, cher Moréas, vous remercie de ce Pèlerin passionné et dis à bientôt pour vous en parler.

                                          Votre main

STÉPHANE MALLARMÉ.

Lorsque je publiai Ériphyle, il y avait déjà longtemps que je m’étais éloigné de Mallarmé. J’ai la chance et le malheur de brusquer et mes idées et mes façons et tout mon être.

Ecoutez cette pénétrante appréciation de mon poème :

La malice du destin selon lequel je n’ai mis la main qu’en rentrant, ici, les derniers jours, sur Ériphyle espérée impatiemment, mon cher Moréas, vaudrait qu’on se la dît ou qu’on se rencontrât ; mais je tiens les beaux vers et, pardon, remercie tard. Au fond, vous trichez avec les siècles, mais j’adore cela qui est, peut-être, l’acte principal du poète : vous projetez à un futur inappréciable mais certain, avec le caractère de perpétuité pris alors, des écrits qui sourdent maintenant d’une vie neuve spirituelle ; et quoi déplus enchantant que ce mélange et d’ingénuité et de vétusté — à travers votre maîtrise ?

                                          Toujours votre

STÉPHANE MALLARMÉ.

Avez-vous remarqué ce passage de la première lettre : qu’appartient séculairement et comme son patrimoine libre de toute date et de tout lieu, à la corporation des poètes, un langage à eux propre et perpétuel  ? Et cet autre de la seconde ; Au fond, vous trichez avec les siècles, mais j’adore cela qui est, peut-être, l’acte principal du poète  ?

Méditez-les : ils ne s’appliquent point à mes vers, qui sont imparfaits, mais la compréhension de toute vraie poésie les réclame.

 

Ne dites pas, je vous prie, sur un ton conciliant :

— Oui, oui, Mallarmé… Il y a ses premières poésies de l’époque parnassienne…

Aimez, si vous voulez, cet air de sa seconde manière presque :

SAINTE

À la fenêtre recélant
Le santal vieux qui se dédore
De sa viole étincelant
Jadis avec flûte ou mandore,

Est la Sainte pâle, étalant
Le livre vieux qui se déplie
Du Magnificat ruisselant
Jadis selon vêpre ou complie :

À ce vitrage d’ostensoir
Que frôle une harpe par l’Ange
Formé avec son vol du soir
Pour la délicate phalange

Du doigt, que, sans le vieux santal
Ni le vieux livre, elle balance
Sur le plumage instrumental,
Musicienne du silence.

N’oublions pas la surfine églogue de l’Après-midi d’un faune, mais…

aimons, aimons et honorons, avec Verlaine, « d’une sorte d’horreur panique »

LE TOMBEAU D’EDGAR POE

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’Ange
Donner un sens trop pur aux mots de la tribu,
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sol et de la nue hostiles, ô grief !
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne,

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur,
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.

Je ne rouvrirai point les livres de Mallarmé. Qu’ils dorment dans la poussière et dans mon amour avec les Destinées, avec les Fleurs du Mal, avec les Poèmes barbares, avec tout Verlaine.

 

… Lorsque j’ai commencé ces noies, le ciel était couvert, et maintenant le soleil brille sur les fleurs.

Ô ciel couvert ! tu es clair pour mon âme, flamme affreuse qui brûle sans répit.

J’avais ouvert à l’orage ma fenêtre ; il m’a déçu comme le reste.

Me décevoir ? Vous voulez rire ! Y a-t-il quelqu’un ou chose au monde d’une telle importance ?

Novembre

Le ciel est beau, cet après-midi, malgré les cheminées d’usines, ce ciel de novembre glacé comme un gant.

Il fait chaud dans ma chambre. En face, là-bas, chez mon voisin l’horticulteur, les fleurs se couvrent de paille.

Ô chères fleurs ! la Niort nous épie, vous et moi.

Pauvre Mort ! nous saurons encore devant elle prétendre en belle tête, comme dit La Rochefoucauld.

Je me lie tout de suite avec le premier venu, et il n’y a peut-être personne dont la familiarité ne me dégoûte.

Je suis bien malade, je vous assure, laissez-moi crever en paix…

Quelqu’un qui ne vaut plus rien m’a offensé.

Le malheur n’est pas fait pour les chiens. Celui qui m’a offensé n’a plus sa figure depuis longtemps.

Ô infortuné ! si, tel quel, il était pourtant lui-même !

Que voulez-vous chercher dans une méchante parole, dans une mauvaise action ?

Oui, j’y songe, la voix de cet homme monte et descend avec douceur. Il y a des âmes qui sont pleines de dévouement — pour une borne.

Mon cœur est affreux : il fait passer par le creuset ceux qui m’approchent…

La nuit tombe. Novembre, ô automne ! je t’ai toujours aimé, et mon printemps ne fut qu’un autre toi-même, plus alerte, mais aussi pâle.

Je te cherche, ô Novembre ! huit ans en arrière.

La Mort est une ombre gonflée de vanité. Elle ne me rendra jamais service : elle sait que je la connais trop bien.

La Mort est une sotte sans à-propos : elle aurait dû me prendre pendant que je croyais encore en elle.

Petite personne, ô Mort ! lu te venges de moi : tu as laissé vivre ceux qui pouvaient être mon plus beau souvenir.

… C’est une nuit de novembre que j’ai songé à cette Enone au clair visage, dernier chant d’amour. Comme j’allais et venais, — il m’en souvient, — à grands pas, devant ma table de travail ! J’ai fumé pendant des heures ; le tabac est mon ami, mais il n’avait rien voulu me dicter, cette fois, avant l’aube.

Ô tendre lueur lointaine ! confidente de mon cœur expirant, tu n’as point quitté mes yeux. Alors, seule par ma bouche, la Muse, fille de Jupiter, se plaignait sur la lyre.

… Hier encore, sur moi, les fleurs fanées des guirlandes, c’était une grâce de plus, et les feuilles mortes que je foulais étaient toutes dorées.

Ô Syrinx ! ouvrage d’un dieu, maudit est celui qui te traverse d’un souffle mêlé de sang.

Fuyez-moi, Muses immortelles, et vous, Charités à la parole modérée, et toi, protectrice de ma cité, blonde Athéné, qui naquis d’un coup de hache, et toi, sa voisine, nymphe thébaine, Mélia au fuseau d’orl

 

Voici un apologue pour moi, et peut-être pour vous :

Il y avait jadis un vieillard du nom de Protée, sorte de pasteur qui menait sur le rivage marin les phoques du dieu Neptune. Ce Protée possédait l’art, comme qui dirait, de lire dans la main. Mais il était pitoyable aux hommes, et pour se soustraire à leur imprudente curiosité, il savait prendre toutes les formes qui se voient sur la terre. Ainsi, lorsque quelqu’un insistait trop afin qu’il lui prédit l’avenir, il se faisait tout à coup lion, par exemple, ou serpent, ou terrible sanglier ; puis encore onde limpide et arbre au beau feuillage.

Le fameux Ménélas, qui n’était point sage, l’ayant surpris, le pressait pour être renseigné sur ses amis et sur lui-même.

« Ménélas, lui dit Protée, pourquoi me faire ces questions ? Quelle est cette fureur de connaître ? Je ne crois pas que tu restes longtemps sans larmes, lorsque tu auras tout appris. »

Fumée

Je passe l’hiver sur le rivage sublime où, jeune garçon, j’attrapais, dans les trous d’eau, les crevettes par la barbe. Je me nourris de poisson, je bois de ce petit vin blanc qui sent la résine.

Il y a autour de moi des pêcheurs, vieux et pauvres, pareils à ceux de Théocrite, couchant comme eux, dans des cabanes tressées, contre leur barque, parmi les filets, les appâts, les nasses. Sans doute ils rêvent aussi d’une pêche dorée. Dois-je frayer avec eux ? À quoi bon ? Autant vaudrait un six-à-sept à l’« American Bar ». Et puis, même un tête-à-tête avec l’écume de l’onde, c’est trop communicatif.

Pourtant, j’aime à descendre sur la plage, lorsque les premiers feux du matin colorent par intervalles l’horizon gris. À mon approche, les mouettes posées sur les fucus s’envolent, en battant des ailes, en poussant leur plainte si chère à mon cœur…

J’ai des livres et un carnet pour tracer des vers.

Mes amis de Paris m’écrivent : leur conversation m’excédait, leurs lettres me sont douces : elles m’amusent…

J’ai connu l’horreur sacrée de la forêt profonde ; j’ai suivi ces vieilles femmes dont la peau semble une écorce, glissant entre les futaies en quête de bois mort. Mais, ô vaste mer ! quelles sont mes pensées, lorsque, au déclin du jour, je porte, solitaire, mon pas trébuchant, là-bas, là-bas, sur les rochers ras dont tu as fait, par un lent travail, une carapace monstrueuse !

Hélas ! Hélas ! Pitho, Admète, Ianthe, Electre, Doris, Primo, belle Uranie : Hippo, Clymène, Rhodia, Callirhoé, Zeuxo, Clytie, Idia, Pasithoé, Plexaure, Galaxaure, aimable Dioné ; Mélobosis, Thoé, Polydore, séduisante Cercéis, Ploulo aux grands yeux, Perséis, Ianira, et Acaste et Xanthé ; Pétrée qui charmes les cœurs, Menestho, Europe, Métis, Eurynome, Telesto au voile couleur de safran, Chryséis, Asie, sage Calypso ; Eudore, Tyché, Amphirhoé, et toi nymphe Styx, la première parmi tes sœurs, et vous les autres, filles de l’Océan, race brillante et divine, je vous aimais avec tendresse, mais je suis, pour parler votre langue, άψίхοροϛ. Maintenant je m’accommode à peine de ce Dieu caché dont parle le philosophe de Locres.

 

… La maison que j’habite au bord du torrent qui vit naître Sophocle est blanche et nette malgré ses-contrevents vermoulus. Nous sommes au mois de mai, et dans mon petit jardin, entre deux oliviers, un grand mûrier, un peu de vigne et une margelle de puits, de belles roses fleurissent.

Le cri des petits oiseaux salue mon réveil, et je m’endors au chant du rossignol, qui se plaît toujours dans cette contrée :

Sous l’ombrage divin et dans le lierre sombre
Se plaisent à chanter les rossignols en nombre.

L’après-midi, quand la lourde chaleur qui égaie les cigales assoupit l’air, je ne dédaigne point le cabaret. Là, sous un platane, accoudé sur une table grossière, je me rafraîchis avec cette espèce d’absinthe blanche qui nous vient de Thessalie, et mon imagination ose franchir le seuil redouté des déesses Euménides :

Vous que cache aux mortels ce bois silencieux,
Euménides, ô sœurs ! la crainte de nos yeux,
Du repos que j’attends justes dispensatrices,
Ici m’arrête enfin, sous de meilleurs auspices,
Apollon dont je tire un malheur qui n’a pas
Dès mes plus jeunes ans abandonné mes pas.

… Ce janvier est rude. Notre bourg, au bas d’un noir plateau des Cévennes, est sous les frimas.

Dans l’unique rue les passants sont rares ; au bout, devant la vieille église accroupie, le calvaire étire ses bras sur le ciel morne.

Il y a de la paille devant les portes. Il y a un bon feu de branches dans la cuisine.

Une joie nous éveille à l’arrivée de la diligence. Des sabots sonnent un peu sur la neige durcie.

Pendant les repas je m’attarde avec grand plaisir à chaque plat, à chaque verre de vin. Celui-ci est jeune, mais nous avons une brave eau-de-vie vénérable qui m’aide à fumer.

 

… Je suis retourné à Munich. Le miracle d’Éson s’est renouvelé pour moi : voyez ! dans la rue, comme jadis, l’admiration des femmes hésite entre la couleur de mes cheveux et la petitesse de mon pied.

Ce soir je vais au théâtre : j’entendrai chanter Siegfried.

 

… Je suis à Bologne, j’ai seize ans. Tous mes compliments à la tour Garisenda qui se penche avec noblesse, mais comme je lui préfère les jeunes filles qui, le soir, m’arrêtent dans la rue pour me vendre des bouquets de jacinthes.

 

… Je suis, à Florence, aux Cascines, en phaéton.

Regardez passer cette noble Dame ! Elle est belle et hardie comme une héroïne de ser Giovanni Boccaccio.

Savez-vous que si l’on me trouve cette nuit, à sa porte, percé de coups, je ne l’aurai pas volé ?

 

… Je suis sur la frontière d’Autriche. J’ai mal dormi en chemin de fer ; j’ai le teint flétri et je n’ose pas me montrer à Mme X…, à qui j’ai fait la cour toute une journée et que je quitte sans espoir de la retrouver.

 

Je suis en Espagne ; peut-être au Maroc…

 

Allons, allons, je m’enferme toute une année dans mon Petit-Montrouge. Notre belle cathédrale romane est pour moi le bout du monde.

Par ma fenêtre je regarde les saisons se succéder sur les plates-bandes de mon voisin l’horticulteur.

Avril me plaît à la porte d’Orléans ; il est plein d’entrain.

Pendant l’été, sur la route de Châtillon, le réveil du jour m’est fort agréable avec ses bruits de roues, ses envols d’oiseaux dans les haies vives.

Par un couchant d’automne, je fume volontiers un cigare en face des fortifications, assis sur un banc, les pieds dans les feuilles mortes.

… Enfin le vent se lève qui va semer la neige. Du café bien fort, de quoi passer du cigare à la pipe et de la pipe à la cigarette, un grand brasier de coke, et c’est tout ce qu’il faut pour écrire des bêtises toute une nuit…

Je suis mort. Mais non, cela c’est trop beau, ou ce n’est rien.

Les saisons

Hier, le blanc clair de lune allongeait de belles ombres veloutées devant ma fenêtre, contre les haies que le printemps fera reverdir…

J’aime l’hiver, mais celui de la fileuse auprès de l’âtre, l’antique vieillard au manteau de frimas.

C’est un hiver à faux nez qui nous quitte. Une nuit pourtant, la neige ouata la vaste et déserte avenue que remontait au pas le fiacre qui me ramenait à mon lointain logis. Je m’enfonçai dans un coin du véhicule, j’allumai un cigare, et, les yeux mi-clos, je me laissai pénétrer jusques au fond du cœur par ce froid silence du sol et de l’air.

… Où sont les neiges de mon premier hiver d& Paris ? Qu’elles avaient de charme ! Qu’elles étaient légères sous mes pas et riantes à mes yeux sur le clocher de Saint-Nicolas du Chardonnet, ou dans le jardin de Cluny sur la pierre des Monstres et des Saintes !…

À Heidelberg, sur les belles rives du Neckar, la neige me murmurait : Attention, mon ami ! lorsque je rentrais, fort tard, un peu titubant, à ma maison sise au pied de la colline…

En 1881, la veille de Noël, j’arrivai à T…, village de la Forêt-Noire. Le Danube qui y prend ses sources était sous la glace. À travers la neige amoncelée, une diligence me conduisit à l’unique hôtel du village, qui se trouve assez éloigné de la gare du chemin de fer. J’entrai dans une salle aux boiseries enfumées, où ronflait un vaste poêle. Je soupai d’un morceau d’oie rôtie et d’un pot de miel ; puis je montai me coucher, ayant recommandé au garçon de me réveiller pour le premier train qui allait passer en Suisse. Quelques heures après, j’entendis frapper à la porte de ma chambre. J’ouvre ; j’aperçois mon garçon coiffé d’un bonnet et tenant une lanterne au bout d’une corde. Je lui demande, dans mon mauvais allemand, s’il a fait atteler ; il me répond que non et que nous ferions la route à pied. Comme le jour était encore loin, je me recouche, disant que j’attendrai le second train. Lorsque, le matin, j’ouvris les yeux, un beau soleil de décembre jaunissait une petite place devant l’hôtel. Il y avait au milieu de cette place une fontaine où pendaient des glaçons ; il y avait la diligence avec ses deux chevaux qui fumaient et heurtaient du sabot la neige jonchée de paille.

C’était une jolie peinture, et je la retrouverais volontiers dans ma mémoire, sans le Diable qui, juste à cette époque, commença à turlupiner mes nerfs.

… Que la neige était brillante, le jour où j’ai mangé, devant le lac de Zurich, un gros poisson à la sauce mayonnaise !…

J’aimais autrefois à composer des poèmes, par un temps de neige, bercé sur un rocking-chair, devant un bon feu !

… Vous détestez sans doute le brouillard ; c’est que vous ne l’avez point vu flotter sur le lac des Quatre-Cantons et qu’il ne vous a pas caché aux yeux de votre maîtresse pendant que vous embrassiez sa petite sœur…

Trop longtemps je me suis moqué de la belle saison. A présent je la regrette : je n’attends plus rien d’elle.

Tu reviendras, joli mois de Mai ; tu feras refleurir les plates-bandes dans les jardins de Châtillon. Eh bien ! ne te gêne pas !

 

… C’était aux premiers jours d’avril. J’allais, là-bas, à L…, entre le Quercy et la Gascogne. Mon cœur ne pesait pas une once ; je regardais sans regret, par la portière du wagon, la tour de Montlhéry disparaître dans les feux du couchant. Ah ! me disais-je, le Diable est bien attrapé !

À la gare de C…, mon hôte m’attendait avec son char à bancs, et son valet de ferme. Le Diable immobilisait les traits de cet homme ! Cependant mon hôte m’avait dit : c’est un fidèle serviteur.

La voiture roula sur la roule, entre des haies vives des rangs de peupliers, des champs de fèves, des vignobles. Nous approchions d’un domaine assez coquet, tout clair, tout net, avec une allée bien sablée. Est-ce là ? fis-je. — Non, répondit mon hôte sans lever les yeux… Un peu plus loin nous nous arrêtâmes. C’est ici, fit mon hôte. Je vis une pauvre maison autour de laquelle il y avait une grande détresse. Alors je compris que tout à l’heure le Diable avait altéré la voix de mon ami en lui inspirant la fausse honte.

Sur le seuil, nous fûmes salués par la femme du valet qui m’avait déplu. Je la regardai : Oh ! pensais-je, nous sommes en pleine diablerie !

En effet, Je Diable était là dans tous les coins. Pour le combattre, je me mis à pêcher à la ligne dans le ruisseau voisin et à relire les tragédies de de Racine ; mais il cria avec la voix aigre des pintades et fit du bruit dans le grenier sous la forme d’une douzaine de rats et de trois ou quatre fouines.

Un voyage que nous entreprîmes vers ce temps, mon hôte et moi, déconcerta singulièrement le Diable, car nous changions trop souvent de place et nous mangions de très bon appétit. Néanmoins, un certain soir, dans la bourgade de S…, que baigne l’Aveyron impétueux, le Diable pensa circonvenir une canne que j’affectionnais, dans le dessein de me faire assommer les passants. Mais j’avais bu, après dîner du brou de noix fortement mélangé d’armagnac, et je me moquai de lui, car je voyais tout à l’envers…

En somme, cette fois-là, le Diable avait fait pauvre figure. Malheureusement je retournai à L… l’année suivante, et le Diable eut son tour. Les domestiques nous quittèrent avec insolence, le puits se tarit, le vin tourna dans les bouteilles ; il arriva des accidents de voiture. Le goujon ne mordait plus, et la divine harmonie de Racine me paraissait insipide. Quant aux pintades elles criaient à rendre sourd et pondaient en cachette. Les rats grimpèrent sur nos lits.

Je me sauvai de L…, maigre et découragé. Hélas ! Le Diable voulut que mon hôte vînt habiter Paris, où il en lit son jouet, tellement qu’il me le rendit insupportable.

… Ô Diable ! j’ignorais encore ton existence et ta malice, lorsque, par un splendide été je promenais ma jeunesse, là-bas, dans la riante vallée, sous les hauts platanes qui bordent le gave écumeux.

Jours charmants et vulgaires, vous eûtes vos mélancolies ! Mais je ne veux garder de votre passage que les sons de violons, les belles courses sur les monts remplis d’ombre, et le sourire d’une femme blonde avec le rire du mendiant idiot et le goût des confitures de carotte…

L’année dernière, au mois de juillet, j’ai voulu mener le Diable aux champs. Je comptais sur les vaches tachetées, sur l’angélus de la campagne.

Je partis.

Je vis Berny, Antony, Orsay qui parle à mon cœur, Lozère aux blanches maisons où grimpent des sarments couverts d’une pâle verdure.

A Dampierre j’admirai le tronc vénérable et pelé d’un arbre. Il y a, tout à côté, un étroit sentier que bordent des murs tapissés de lierre épais. A cette heure que le soleil était haut, l’ombre végétale enfonçait le sentier mystérieusement. J’y pénètre, et bientôt, je reconnais — ô destin ! — qu’il finit en impasse. Mais un peu plus loin, sur la façade d’une maison, un fort rosier étend ses bras innombrables tout chargés de blanches roses au cœur de feu : le mur est sordide et plein de crevasses, mais le rosier ne s’en soucie point…

À Saint-Rémy-lez-Chevreuse, je déjeunai sous des berceaux en fleurs, au son des cloches d’alentour. La nuit, je couchai dans une chambre dont la fenêtre s’ouvrait sur le plus doux paysage. Quand je m’éveillai, on ferrait dans la cour un cheval, et le poulailler faisait un beau vacarme.

J’eusse aimé vivre dans cette chambre ; mais le Diable me ramena à Paris le jour même.

… Quand le Diable y serait ! il faut que je passe l’automne prochain dans un vallon silencieux, parmi les feuilles mortes. Mais je suis las de l’automne…

Le Diable des occultistes est catalogué.

Mon Diable n’est pas une divinité dans la manière de ces vieilles Euménides qui faisaient : hon ! hon ! hon ! hon ! et se prenaient aux sérieux.

Mon Diable est un simple mauvais plaisant : voilà sa force !

Mais, mon pauvre Diable :
Qu’importe à la rose superbe
Le vent qui l’effeuille sur l’herbe ;
Qu’importe à l’aigle étincelant
Le plomb qui l’abat tout sanglant !
Qu’importe aux accents de ma lyre
Le plus injurieux délire,
Et qu’importe à ma vie encor
D’avoir si mal pris son essor !

Doucement ! il importe beaucoup.

Memento

La route monte entre des murs et tourne et longe l’enclos planté d’arbres rangés, qui n’ont encore de vert, sinon un peu de mousse.

Allée, platanes
De belle écorce,
Vieux bancs de pierre,
Je vous revois
Dans la lumière
De cette fin
D’hiver bénin.
Dans la vallée
Au creux charmant
La Bièvre coule
Et se déroule
Comme un ruban.

… Je t’avais désirée toute la nuit, pâle Amphitrite ; je te guettais par la portière du wagon. À l’aube, tu m’apparus dans l’air glacé avec tous les souvenirs de mon adolescence. Car c’est alors que je te vis pour la première fois et malgré la faiblesse de cet âge, tu t’étais empreinte si fortement dans mes yeux qu’il m’est loisible aujourd’hui, après tant d’années, de mesurer d’un regard rapide, sur le sable de tes bords, que tu quittes la terre.

Douce saulaie,
Dans cette crique
Où vient mourir
L’Adriatique ;
Saulaie, ombrage
Mélancolique,
Que n’ai-je pas
Sur ton rivage
Fixé mes pas !

… J’aime le choc des vagues contre le navire, la nuit, sous la pluie, alors que le liquide étendu n’est qu’une ombre où se reflète à peine un fanal, une lumière céleste. Un rocking-chair sous la tente mouillée qui clapote au vent, et comme l’on songe dans l’humidité, dans le roulis !

… Un brouhaha sur le pont du bateau qui stoppe, un matin blanc et frais, en face d’un bourg aux maisons orientales ocre et vert lavé. Des voix qui hèlent, des chaloupes qui dansent sur les flots…

Comme le soir descend sur les promontoirs, sur la mer plaintive ! Les mouettes volent en rond et rasent l’eau brune en criant…

 

On revient après vingt ans, on s’assied à table au milieu des siens, à la place où l’on a mangé, où l’on a bu enfant. Aspects, visages : souvenir de panorama. C’est la voix du phonographe ! Quelle sensibilité, — pour ce soir, — voulez-vous attendre d’un homme assommé ?…

Que dites-vous ? votre vie est fixée avec une épingle…

J’ai aimé les ormes d’un vieux quinconce, des platanes au bord d’un gave, des peupliers autour d’une fontaine. Mais il y a l’olivier tordu de Minerve.

… Une blancheur serpente et se fond là-bas dans du soleil. C’est le lit du torrent à sec. Cependant la molle grenouille chérie des Muses trouve encore une goutte d’eau pour faire entendre sa voix. Sur la rive, de grands arbres se penchent, ombreux, au tronc ceint de roses grimpantes…

Ô sanctuaire de la déesse fille de Jupiter, mieux qu’auparavant, par cette éclaircie, tu pris possession de tout mon être. Autour de toi, sur les monts divins, traînait une écharpe d’ombre veloutée.

La douce Mélancolie
Ne consent pas que j’oublie
Cet après-midi mouillé
Et tout à coup égayé
D’un rayon que, pour me plaire.
Le dieu de qui je suis l’hoir
De son arc a laissé choir
Sur la route de Phalère,
Où j’assemblais en rêvant
Le genêt à l’anémone,
Qui défaillante frissonne
Au moindre souffle du vent.

… Les citrons sont en tas et les oranges et mainte épice dans les mahonnes goudronnées et sur la dalle des quais en demi-cercle. Des mariniers dorment à bord sur le dos, au soleil. De petits chiens font sentinelle et jappent.

 

… Le tramway franchit la porte de la cité et m’emporte sous un ciel de février que le soir déjà embrume. Sur l’impériale assis, je suis tout seul et je fume :

Ce tas de pieux, c’est sans doute
Les guinguettes, qui, l’été,
S’ouvrent au bord de la route,
Toutes pleines de gaîté.

Je revois les Entreprises
De jardins, comme l’on dit.
Dans quel état les a mises
Ton passage, hiver maudit !

Mais déjà s’étend plus brune
La campagne ; on voit crever
Dans un nuage la lune,
Qui nous invite à rêver.

Nous allons au trot de nos percherons. Il y a dans l’air une odeur de paille échauffée.

Enfin sans accrocs ni drames,
Sans nous être tant pressés,
Tout à coup nous arrêtâmes
À la station de C…

J’avise une antique auberge
Qu’éclaire un fumeux quinquet ;
Malgré ses rideaux de serge,
C’est plutôt un mastroquet.

Mais qu’importe ! je m’attable
Et je soupe hardiment
D’une viande passable
Et d’œufs frais, sur mon serment.

J’eus pour me rougir la trogne
Un excellent piccolo ;
Et quant au marc de Bourgogne,
Ça ne valait pas de l’eau.

Je sors et je trouve nuit close. L’ombre des passants devant les rares fenêtres éclairées, le bruit des pas, le son de la voix humaine, l’aboiement des chiens, tout me berce et m’engourdit délicieusement. Je reprends le tramway, j’arrive à Paris et je rentre me coucher.

Et voilà qu’un soir se passe,
— C’est un succès fieffé —
Dans l’absence de la face
De mes amis de café.

… Un chemin raide, caillouteux, moins pénible à monter qu’à descendre, coiffé de sombres verdures.

Une eau croupissante où pourrissent des feuilles ; un ancien moulin : ses fenêtres sans vitres font des trous noirs.

Une salle rance d’auberge avec un vieux billard au milieu. Tout à coup, en face, sonne l’horloge de l’église : c’est une vibration enrouée, qui dure, qui apaise et qui énerve.

Un long sentier à travers champs, qui, à la fin se fourre dans un taillis. Il faut grimper, il faut lutter contre de jeunes branches qui fouettent ; c’est un plateau couvert de bois qui courent de tous côtés, avec des pénombres, des lumières tamisées et de gros champignons au pied des arbres.

Dans une localité ni citadine ni rustique, une ruelle — à mon gré — pleine de paille et de fumier, tourne et se perd dans la nuit qui tombe.

Une grosse pierre bis tanné, brise et disperse une eau d’argent.

La route

Je marche sous les feux de l’été que de fortes rangées d’arbres ont peine à briser.

Je prends mon plaisir dans la vue de la plaine si claire étendue, d’un chien gambadant, de quelque âne qui broute à côté dans un champ.

Mais c’est trop près de Paris !…

Sons des cloches, paix bucolique,
Coucous qui chantiez ce beau soir,
Lorsque je vins mélancolique
Au bord de l’Aveyron m’asseoir ;

Matin levant, pas de la porte
Où s’assied un vieillard rasé,
Libre fumée agile et forte,
Honneur du foyer embrasé ;

Ô graves vaches accroupies
Qui songiez aux rayons couchants,
Brebis laineuses, vol de pies,
Blanc et noir sur le vert des champs ;

Sombre causse plein de genièvres
Où, dans l’orage et dans le vent,
J’admirai le meneur de chèvres
Debout dans son manteau mouvant ;

Et toi, forêt qui me sus faire
Oublier la Parque et les maux
Au bruissement du mystère
Qui tombait de tes longs rameaux ;

Adieu vous tous, ombre et lumière,
Souffles, fantômes que j’aimais :
Roses de la saison dernière,
Vous ne me reviendrez jamais !

Chaux, brique, tuile, ardoise, paille, odeur de fumier, de corne brûlée, coup de marteau de la maréchalerie : je rencontre les premières maisons du village de X…

Je dîne devant la porte d’une auberge.

Sur la route, des enfants courent, montés sur des échasses, en soulevant la poussière. Un petit chien blanc taché de brun les poursuit en aboyant, puis il revient sur ses pas, lève la patte et pisse contre les caisses de fusains.

L’ombre remuée des arbres fait miroiter le soleil sur le sol.

J’entends sonner les colliers de trois chevaux attelés à un bazar ambulant. Ce sont des bêtes solides, aux oreilles gantées de coutil.

Mais voici le dos de deux jeunes filles, attablées devant moi avec leur père, dont je n’ai rien à dire, et leur mère qui est jeune encore, grasse et lourde.

Ce sont des dos pointus, fourrés de robes à carreaux criards, que ceux de mes voisines.

Aristote dit, je crois, que les meilleures tragédies roulent sur des sujets empruntés à l’histoire d’un petit nombre de familles, comme par exemple sur Alcméon, Œdipe, Oreste ou Thyeste et Télèphe.

Voyez pourtant : notre Henry Becque aurait sans doute formé avec la Parque obscure de cette famille de bourgeois une forte tragédie en prose.

Je me souviens d’avoir vu un portrait de Becque jeune. Il est cambré, il a les bras croisés sur sa poitrine ; sous une courte moustache, ses lèvres pincent ; son regard, bien lancé, défie, quoi ? l’objectif.

Homme de talent, cher Henry Becque, pauvre lutteur, les photographies et les propres figures de ceux qui, sans lutte comme sans mérite, l’emportent dans ce monde, sont autrement faites !

On a beaucoup écrit sur le talent de Becque. Le travail que M. Paul Souday fit publier là-dessus mêle l’utile au doux.

La vie a trahi Henry Becque ; je crains que la mort ne se moque de lui.

On se représente bien Homère aveugle et sans toit. Dante pouvait se permettre le bannissement et l’enfer de la rancune. Je goûte assez le naufrage de Camoens, la disgrâce de Racine et les savates du vieux Corneille. Je n’eusse point vu d’inconvénient à la hart de Villon, pas plus que je n’en vois à la guillotine d’André Chénier. Le Tasse même supporte sa démence et sa prison.

Mais comment voulez-vous que la postérité compense suffisamment les torts des contemporains envers un auteur de drames bourgeois, fut-il celui des Corbeaux ?

 

… J’ai rencontré naguère un romancier, le plus admirable qui soit. Voilà dix ans qu’il vit loin de nos bassesses, dans la retraite de la forêt. J’ai regardé ses yeux et j’y ai démêlé trop d’extase pour le croire sans inquiétude.

Hélas ! mon cher monsieur, fallait-il que vous vous retirassiez du monde pour écrire des romans ?…

 

Ô fille de la maison, pâle demoiselle ! voici le prix de mon dîner. Adieu.

 

… Les branchages des tilleuls centenaires forment voûte, et dans l’avenue large et courte, l’ombre y est complète.

C’est une bien digne ombre, non pas joueuse comme celle des jeunes taillis.

Quant à l’ombre que font les peupliers, je la compare volontiers à une trop belle femme, Didon ou Nausicaa.

À droite, à gauche de l’avenue, aux deux bouts, le jour éclate et brûle, probablement.

Si la vie était de faire les cent pas à l’ombre et de se moquer de la canicule !…

 

Je m’en vais en sifflant, cette chanson d’autrefois, par exemple :

Son mari en devint jaloux,
Qui la battait trois fois par jour.
        (Cheminez, fillettes.
        Cheminez toujours).

Qui la battait trois fois par jour.
— Ami, pourquoi me battez-vous ?
        (Cheminez, fillettes,
        Cheminez toujours.)

— Ami, pourquoi me battez-vous ?
Ne couchai-je pas avec vous ?
        (Cheminez, fillettes,
        Cheminez toujours.)

Ne couchai-je pas avec vous,
Et le jour avec mes amours ?
        (Cheminez, fillettes,
        Cheminez toujours.)

Il y a dans ma vie deux matinées, un peu pluvieuses, comme je les aime.

L’une, c’était à Aunay, surnommé également la Vallée-aux-Loups :

Je me tenais à la fenêtre d’une salle basse devant un vieux mur de clôture, crevassé, couronné de lierre.

Quelle adorable moisissure j’aspirai là !

L’autre matinée, c’était à Antony, dans un jardin nouvellement planté :

Je me balançais sur une escarpolette.

Elle allait de travers.

 

Il y a dans ma vie bien d’autres matinées ; il y a bien d’autres souvenirs plus lointains, plus beaux et plus tristes :

Je vous revois toujours, immobiles cyprès,
           Dans la lumière dure,
Découpés sur l’azur, au bord des flots, auprès
           D’une blanche clôture.

Je garde aussi les morts ! elle a votre couleur,
           Mon âme, sombre abîme,
Mais je m’élance hors la Parque et le malheur,
           Pareil à votre cime.

… Un témoin des derniers jours de Becque m’en a conté la tragique histoire, dans la pénombre d’une très antique allée de marronniers, près d’un étang morne et peut-être pestilentiel.

Saulx-les-Chartreux

Sous le matin gris couve la lumière.

Ta pipe est dans ta poche avec du bon tabac.

Passe la voie, va devant loi.

Marche, chemine le long des haies aux grappes becquetées.

Frappe le pavé du village de ton bâton de cornouiller sauvage !

Entends crier dans sa carriole le marchand de peaux de lapin !

Le plat du barbier brille et tremble sur la porte.

Allons ! une savonnette, un tour de rasoir, la barbe sera faite.

Des murs, des façades pleines de lézardes, des courettes, des cours. Le fumier, les poules.

La ruelle, le ru du lavoir.

Des rangs de poiriers, l’herbe haute, les pommiers.

Un puits, un baudet.

Le chemin tombe dans le val où sont les vignes au pied des pentes en rond.

Le soleil s’envole.

Là-bas presse le pas le vigneron.

Une nuit à Bologne

Quelles furent, alors, mes pensées pendant que, seul à la poupe du paquebot, je regardais s’épaissir la nuit sur cette mer Adriatique dont les bruits se confondirent jadis avec les accents du poète Ovide lamentant sa disgrâce ? C’était une fumée sans doute, et rien n’a demeuré dans ma mémoire de ces pensées d’un adolescent. Niais je revois la sombre couleur des flots, j’entends encore leur choc contre le bâtiment et ma lèvre a gardé la brûlure du siroco qui soufflait sur mon visage.

Bientôt nous touchâmes l’Italie. Le train m’emporta dans sa course en longeant cette côte mélancolique de la Fouille où se renfle une masse d’eau pâle.

En arrivant à Bologne, j’eusse pu admirer avec de Brosses, magistrat bourguignon au xviiie  siècle, la tour degli Asinelli, « droite et menue comme un cierge », la tour de Crémone qui « s’élève à perle de vue » et sa voisine appelée Garisenda, laquelle « s’avise de se donner des petits airs penchés » ; j’eusse pu m’enquérir de certaine image de la Vierge, que l’on dit peinte de la propre main de saint Luc. Notre Bourguignon se moque du R. P. Labat, à qui quarante pages suffisent à peine pour s’émerveiller sur ce tableau ; quant à lui, il le juge détestable et plein de laideur. Que vous dirai-je ? Le fait est que je négligeai et l’architecture des tours et l’art de saint Luc. J’avais seize ans, j’étais fort, pressé de vivre.

Après avoir soupé à la hâte dans un hôtel où j’avais fait porter mon bagage, je sortis. Nous étions en été, l’air retenait son haleine. Autour des places, le long des rues, les lumières montaient, immobiles ; il n’y avait pas une ride sur les larges rideaux suspendus à l’huis des barbiers. Un charme amollissait la vie. J’entendais des rires, des voix gaies qui fredonnaient. Sous les arcades bordant le rez-de-chaussée des maisons, des femmes s’appuyaient au bras de leur cavalier.

J’allais et je vins à passer devant un théâtre. J’y entrai. On était au beau milieu d’une comédie : du Goldoni peut-être ou quelque traduction de Scribe. À la sortie je m’attardai dans la rue surannée, toute vacillante de clair-obscur. C’est là que se place une aventure parfaitement banale, mais qui, à cause des circonstances comme de mon âge, m’a laissé un souvenir et plaisant et tendre.

Je me trouvai tout à coup au milieu d’un cercle formé par un grand nombre de jeunes filles. J’imagine qu’elles avaient pour la plupart un teint mat et une chevelure noire et drue, que leurs yeux brillaient, que leurs bouches s’étiraient pour sourire. Mais je suis certain qu’elles me tendirent de pauvres bras avec des fleurs de jacinthe au bout. Ai-je douté un moment que ce ne fût pour le gain ? Il n’est pas croyable, malgré ma simplicité et la retraite où j’avais vécu. Enfin, je leur partageai quelque monnaie. Elles coururent à d’autres pratiques, me laissant avec une charge de jacinthes dont l’odeur pénétrante ne troublait pas mes sens seulement, mais jusqu’à mon cœur.

Je veux penser toujours à ces petites marchandes de bouquets que je vis une nuit de mon adolescence, dans cette ville où l’antiquité et le mystère de l’inconnu séduisirent mon âme. Elles me semblaient jolies et naïves, et, elles étaient peut-être laides ou pleines de grossièreté et de vice.

Notes de voyage

(Premier carnet)
En wagon.

Nous roulons furieusement, enveloppés de nuit.

Je veille. J’attends anxieux le lever du jour, et cette impression n’est pas toute de circonstance : déjà, j’ai senti, plus d’une fois, comme la sombre nuit, que j’ai tant aimée, me pèse à présent.

Enfin, les vitres s’éclairent. Du côté de l’Orient, ce sont des lueurs multicolores ; de l’autre côté, c’est un faible crépuscule bleuâtre.

Peu à peu, la lumière prend de la force, et j’aperçois les champs et les chemins, couverts de neige. Jolie peinture, mais je suis trop malade pour admirer. Je cours après le soleil…

À mesure que les montagnes reculent à l’horizon, la neige diminue. Elle n’apparaît plus qu’en forme de ruban, là où se creuse une ornière, ou bien, en tas, contre un mur…

Maintenant la chaîne des montagnes s’est effacée au loin, maintenant il n’y a plus trace de neige.

… Une douceur rayonnante, indécise, mais pleine de promesses, descend sur les pierres grises, sur les verts cyprès, en longue théorie et comme agenouillés, sur les oliviers au tendre feuillage, tordus fièrement.

Nous croisons Avignon, et j’ai la sensation du sublime

Marseille. La mer. Aubagne aux maisons peintes. Il pleut…

Les Arcs ; Buffet.

Je laisse filer le rapide, avec ses wagons à couloir bondés d’oisifs, de courtisanes et de pickpockets. Je déjeune aux Arcs, puis je prends un bon petit train omnibus.

Comme je me retrouve à l’aise dans ce vieux compartiment, clair et capitonné. Il est vrai que je suis tout seul. Je m’allonge, je m’étire, j’allume une cigarette. Je me promène, je regarde par les deux portières, alternativement.

Voici le Muy et ses collines boisées. Les grands pins lavés par la pluie semblent tout vernissés.

Agay, 6 février.

Il pleut toujours, on grelotte. Mais je connais trop le Midi pour en être étonné.

La chambre que j’occupe est spacieuse, avec deux hautes fenêtres s’ouvrant sur le golfe. Il y a une cheminée où je fais flamber des bûches à force de pommes de pin qui répandent, en se consumant, une odeur salubre.

La bonne vient fermer les volets et rabattre les rideaux.

La nuit prend, lentement, comme dans une toile d’araignée, les coteaux et la mer. Le vent souffle, les flots mugissent. Je m’assieds au coin du feu pour fumer ma pipe.

Malgré le bruit du vent et la rumeur des flots, un grand calme anéantit mes nerfs.

Ne serait-il point sage de passer ici, ou ailleurs sur cette côte, chaque hiver ? J’apporterais dans ma malle mes poètes, mes philosophes et mes pipes.

Mais j’y songe ! Quelqu’un a dit qu’il faut être presque un Dieu pour vivre seul ; et je ne suis que ce que Platon appelle un lâche chanteur.

Agay, 7 février.

J’ai déjeuné dans une sorte de kiosque vitré d’où l’on découvre la mer et les bois de pins et de chênes lièges. J’ai mangé d’un excellent poisson et d’un poulet tendre, dont les os firent le bonheur de deux chiens, l’un roux, et l’autre noir.

Le noir est un affreux caniche, mais jeune, vif et de bonne grâce ; on voit bien, à ses sauts, qu’il n’a point connu l’amertume. Le roux s’appelle Bellot et je vous conterai son histoire.

L’opinion de Descartes sur les bêtes n’a rien de choquant, bien que le blasphémateur de Caria ait pu l’interpréter dans un sens dérisoire. J’incline à cet automatisme ; mais pourquoi celui de l’homme serait-il moins évident ?

Je reviens à Bellot. Il vécut longtemps avec le curé d’Agay, et maintenant, après la mort récente de son maître et le départ de la femme de charge, il cherche l’hospitalité comme il peut. Bellot est une excellente nature, qui se laisse obliger sans bassesse ni morgue. Au surplus, je crois bien qu’il possède des notions exactes sur la valeur de la vie.

Agay, 8 février.

La nuit dernière, le chant d’un coq trop pressé rompit mon sommeil avant l’aube. Je m’étais couché ayant froid, et voilà que je sentais la chambre tout attiédie.

Depuis six ans que j’habite la barrière de Châtillon, je me suis familiarisé avec les phénomènes atmosphériques ; je pensai donc tout de suite : nous aurons une belle journée.

Je ne me trompais point. M’étant rendormi, je m’éveillai vers dix heures du matin, et je trouvai ma fenêtre, celle qui est tournée au midi, brillante-de soleil, du haut en bas.

Je me lève et je descends sur la terrasse de l’hôtel. Tout le golfe semble une soie couleur azur, mais moirée, à cause de la brise qui souffle encore-et balance les grands mimosas et les pins-parasols, hérisse les cactus et fait frissonner les violiers en fleurs et les clochettes de fuchsias.

Le ciel est net, avec quelques rares petits nuages pareils à des flocons en feu.

Dans l’après-midi, je partis le long du rivage et j’arrivai en un lieu de sable fin où poussent des bouquets d’herbes marines, pâles et mélancoliques. J’ai marché, — que de souvenirs ! — sur des cailloux rayés de mille couleurs, polis par la vague.

…… Je suis un chemin sous les pins. Dans un repli de vallon où courent des oliviers, deux pâtres, immobiles sous leurs houppelandes jaunes, gardent un troupeau blanc et brun…

Je reprends ma marche sous les pins où le mistral à présent fait un beau bruit.

En face, la sombre mer gronde et s’étale à perte de vue.

Je m’approche, je grimpe sur les rochers, je me laisse glisser en bas, je m’assieds au bord d’un trou rempli d’eau salée.

La côte porphyrique miroite et se dresse perpendiculaire. La vague bleue bondit et se brise, blanche d’écume…

Il était permis à Goethe, né sous un ciel inhumain, d’extravaguer, malgré sa pure intelligence, à la vue du lago di Garda que Virgile appelait Benacus, ou de quelque campagne heureuse de l’Italie. Mais le destin, qui depuis m’accable volontiers, me lit naître sur cette terre de l’Attique dont la beauté est si divine, qu’elle se sert à peine de nos veux mortels pour toucher jusqu’au fond de l’âme.

Je vins ici pour respirer et pour manger des oursins au citron.

Le 9 février.

J’ai visité la courbe orientale d’Agay ; une route, au terrain vermeil, assez large et douce, qui se rétrécit en sentier caillouteux, toujours sous des pins, beaux et vigoureux, de toute espèce ; entre les pierres, de la lavande sauvage et du romarin ; dans le grand golfe, de petites anses où le flot expire secrètement ; au bout, encore de ces blocs de porphyre qui s’avancent effilés dans la mer…

Depuis mon départ de Paris, seul le paysage d’Avignon m’a donné une brève satisfaction esthétique. Mais je me porte mieux, l’air est ici pur et balsamique, à cause de la végétation résineuse qui couvre les coteaux d’alentour.

Pourtant je confronte et je me ressouviens :

Je ne parle pas de l’Hymette, merveille de la Nature, qui sait se parer aussi bien de l’aurore que du couchant, de l’éclaircie que de la nue. Je ne parle pas du Parnès aux beaux sommets, ni du torrent Céphise courbé sans cesse, ni de cette mer qui baigne un rivage sacré jusqu’au promontoire de Sunium…

Je me souviens d’un couchant automnal !

Je me rendais d’Antony à Berny, par un chemin de traverse. Les grands peupliers en bordure brillaient des dernières lueurs du soleil, et il y avait sur le sol assez de feuilles mortes qui bruissaient à mon passage rapide. J’avais marché quelque temps pensif et méditant en moi-même, et lorsque je levai les yeux, c’était déjà le crépuscule. Tout autour, sur les bois, aux lianes des collines, pendaient des brumes : poussières précieuses, translucides joyaux, bande de riche étoffe glacée. Ah ! je n’eusse point gardé le souvenir de ce spectacle, s’il n’y avait eu là rien que de corporel ; mais une voix me parlait, comme celle de Timée le Locrien dissertant sur l’Univers. J’allais, l’âme ravie, et bientôt la vaste nuit tendit ses ombres où des oiseaux criaient, en volant au ras des terres labourées.

Je me souviens d’une après-midi que le vent de novembre soulevait l’or et la pourpre de la dépouille des forêts. Je me souviens de ce pont rustique où je m’accoudai longtemps pour regarder couler l’eau sur le gravier, — d’un moulin en ruines, d’un corbeau et d’un champ de céréales.

Je me souviens du cours pompeux de la Seine, entre les quais droits, en face des Tuileries, par un matin de printemps…

2 heures de la nuit.

Le vent souffle avec une extrême violence où se mêle, sans doute, la plainte de la mer.

Mais je n’entends que le vent.

Cette belle fureur n’affecte que mes nerfs. C’est qu’il m’est impossible de donner une vraie figure tragique au paysage sans ressort qui m’environne…

Il y a également une autre cause ; je n’ai pas été, pendant la journée, ni assez silencieux, ni assez seul, et la force me fait défaut pour une transmutation en Art de la méchanceté de la Nature.

Agay, le …

… Je sors par l’ouverture d’une haie, je descends un escalier taillé dans le roc et j’arrive dans un petit enfoncement du rivage, bordé de varech et de pâles roseaux fuselés. À gauche, des cactus, les uns d’un beau vert, les autres flétris : à droite, des rochers aux écailles de mousse, avec des broussailles et des pins.

Les nuages semblent couver du soleil. Un bateau de pêche, rentré ce matin à pleines voiles, a jeté l’ancre là-bas et tangue vert-pomme sur la mer grise.

Que manque-t-il à ce golfe, à ces coteaux pour émouvoir harmonieusement ?

Peu de chose, c’est-à-dire plus que tout.

Un plat amateur de pittoresque rira de ce paradoxe.

… Je n’ai plus rien à regarder dehors. Je regarde sur ma table où se trouvent deux volumes dépareillés que j’apportai de Paris ; la fin de l’autobiographie de Goethe, et les Mémoires d’un touriste, tome second, par Stendhal.

Goethe et Stendhal sont deux bons amis de ma jeunesse.

De seize à vingt ans, Stendhal fut mon guide et je ne me lassais point d’admirer, sur son portrait, sa large face et son collier de barbe.

Une de ses lettres où il est question d’un violent orage sur les Apennins, je crois, et du propos d’un abbé qui disait, pendant que la foudre tombait à dix pas, avec un admirable sang-froid : interceptons les courants d’air , me transportait d’aise ; et il y a dans sa mystérieuse Armance un duel au pistolet qui me fit rêver vers 1877.

La Chartreuse de Parme grisait mon cœur, et Le Rouge et le Noir (l’élégant Jean de Mitty ne nous avait point encore rendu Lucien Leuven), remplissait mon imagination. Stendhal n’est pas un romancier, et Balzac, malgré son génie, a fait les beaux jours des cabinets de lecture.

Il faut savoir se figurer Henry Beyle, traversant la rue Godot-de-Mauroi, ou mangeant des glaces dans une loge de théâtre à Milan.

Les Mémoires d’un touriste sont très amusants. Ils sont puérils, distingués et pleins de manies. Les passages qui se rapportent à la Provence et au littoral méditerranéen m’arrêtent surtout en ce moment.

Je me divertis fort à la description de la foire de Beaucaire, où les parfumeurs de Grasse offrent leur pommade et leurs savonnettes, et ceux de Montpellier leurs parfums et leurs liqueurs. Stendhal y acheta d’excellente eau de Portugal. Nous apprenons qu’il y avait des musiciens gesticulant et braillant devant une contrebasse, des joueurs de galoubet et des Catalans qui dansaient au bruit des castagnettes. Mais le plus surprenant, c’est que l’auteur affirme qu’en ce temps-là (1837) ! les commis-voyageurs trouvaient les pièces de M. Scribe d’un naturel trop sévère et aussi ennuyeuses que le Misanthrope.

En face du pont du Gard, Stendhal s’écrie :

« L’idée éminemment moderne de l’arrangement pour faire de l’effet, est rejetée bien loin de l’âme du spectateur, et si l’on songe à cette manie, c’est pour la mépriser. »

Stendhal traverse la ville d’Aix et remarque à la porte de plusieurs maisons, deux immenses éteignoirs .

« Avant la Révolution, écrit-il, la seule noblesse d’épée avait, à Aix, le droit de faire précéder sa chaise à porteur ou son carrosse de deux laquais portant des torches ; de là les éteignoirs. »

La noblesse de robe a dû prendre sa revanche depuis.

Il y a dans ces Mémoires d’un touriste de jolis tableaux, faits avec des phrases bien arrangées, quoique Stendhal aime à confondre Chateaubriand et Salvandy.

Les remarques sur les monuments d’Avignon, d’Orange et de Nîmes y sont fort judicieuses ; et tout le morceau sur Marseille et les Marseillais, plein d’entrain.

Mais comme je suis ravi de suivre Stendhal dans ce café de Gênes « horriblement obscur, composé de deux petites pièces sales et d’une cour pavée en marbre », où il a bu de si mauvais lait, et puis une excellente aqua rossa « avec cinq ou six cerises au fond du verre ».

Goethe n’est pas Shakespeare, il n’est même pas lord Byron, fou raisonnable et grand poète ; il n’est pas non plus Milton, ni Dante, ni Jean Racine.

Il est le plus grand artiste allemand : c’est tout ce qu’il pouvait faire. Mais il a fait aussi l’impossible puisqu’il a été le seul critique possible en matière littéraire.

Et comment ? Sans façons, dans ces causeries avec ce naïf Eckermann qui fut conseiller aulique.

Ainsi, en quelques paroles, presque sans paroles, il dit tout. Il est vrai que, pour l’entendre, il est nécessaire d’avoir l’oreille fine ; mieux encore : le pouvoir de répercuter.

À l’âge de quinze ans, je dévorais les ouvrages de Goethe. Je les lisais en me balançant sur un rocking-chair.

… Je viens de feuilleter les Annales qui récapitulent et complètent l’autobiographie. Il y est question de Mme de Staël qui visitait alors l’Allemagne.

Schiller la rencontra le premier, et il écrivit à son ami :

« … C’est la représentation aussi parfaite qu’intéressante de la culture de l’esprit français. Sur tout ce qui concerne ce que nous appelons philosophie, on est en opposition avec elle et on le reste, en dépit des plus longs entretiens ; son naturel et ses sentiments valent mieux que sa métaphysique, et son esprit s’élève souvent jusqu’à la puissance du génie… »

Et plus loin :

« … Il n’y a de fatigant en elle, que l’agilité peu commune de sa langue, car elle met ses auditeurs dans la nécessité de se métamorphoser au point de n’être plus que l’organe de l’ouïe… »

Goethe voit à son tour la célèbre femme de lettres, et il la juge avec finesse et courtoisie, mais aussi avec malice.

« … Il lui est impossible, dit-il, de comprendre la situation limitée d’un homme qui s’est imposé un devoir ; aussi veut-elle que dans la vie on agisse toujours et immédiatement, de même que, selon elle, il faut toujours parler et discuter dans la société… »

Au fond, il y a désaccord entre l’auteur de Corinne et ces deux hommes, grands esprits, mais Allemands.

Songez pourtant que la fille de Necker avait dans son talent, qui fut réel, quelque chose de genevois.

… Herder était, peut-être, un méchant homme, un bilieux jaloux. Mais il avait raison de se moquer des prétentions minéralogiques et géologiques de son jeune rival, et de lui dire : Pourquoi user votre intelligence contre de misérable pierraille ? Achevez plutôt tel de vos poèmes qui en vaut la peine, et que vous laissez à l’état de projet.

Dans une lettre à Schiller, Goethe écrit :

« Il y a aujourd’hui trois télescopes dans ma maison… »

Ces trois télescopes sont très importants ; à travers ces trois télescopes Goethe devient, hélas ! transparent.

(Deuxième carnet)

De Saint-Raphaël au Lavandou, le petit chemin de fer du Sud-France traverse un terrain varié et longe des golfes et des criques aux purs demi-cercles.

C’est, d’abord, une plaine avec des montagnes bleues au fond. Fréjus : un chemin, une paysanne à courte jupe rouge.

Une rivière limoneuse et la scintillation d’un étang. De l’autre côté, la mer, pâle aujourd’hui sous le ciel bas, écumante. La rapidité de notre passage me la fait paraître immobile.

Nous la quittons aussitôt pour rentrer sous les pins.

Saint-Aygulf ! du bois coupé, beaux troncs tigrés, s’entasse sur la terre humide…

Encore des pins, et tout à coup, un ravin sauvage qui se précipite vers la mer.

Un peu plus loin la mer apparaît comme à l’arrière-plan, entre les fûts d’arbres disséminés.

La Gaillarde : entre la mer et les bois, le vol d’un oiseau passe comme sur un miroir enguirlandé…

La Garonnette et ses brisants, la Nartelle et ses sables jaunes.

Une route, une maison aux teintes plates, un puits…

Sainte-Maxime-Plan-de-la-Tour : des mâts derrière un môle.

Nous filons en courbe.

Guerrevieille : la côte devient désolée ; des vignes inondées, de sombres taillis, le lit d’un torrent, une file de peupliers dénudés.

Grimaud : des roseaux secs, en grande quantité liés en faisceaux.

La Foux : admirables pins évasés en parasol, très hauts, aux fortes branches.

Au loin, la mer prend une couleur bleue vers le cap de Saint-Tropez.

… Sur une rivière, un petit pont avec une balustrade en fer. Deux voiturettes à caisson jaune courent dessus.

Des bois touffus de pins, de chênes lièges et de châtaigniers, avec de beaux verts, de beaux roux et quelques tons violets par-ci par-là…

À présent, des oliviers à la courte taille, à la cime blanchissante…

Sur une hauteur, un bourg ramassé autour de son église au clocher trapu. C’est Gassin.

Nous allons tantôt entre deux murs de roc roux, tantôt entre de sveltes roseaux.

La Croix : coquette gare, au haut d’un perron, avec des mimosas et des plantes grasses.

La route descend dans des vallons environnés de collines. Un golfe là-bas, charmant.

Le jour va déclinant. Le ciel couvert a des lueurs et des teintes fines.

Je vois luire un phare au loin.

La côte, la mer, les terres, la mer. Le crépuscule sur tout cela.

Pardigon : belles volutes de la mer qui déferle.

Cavalaire : la nuit tombe.

Le Dattier : dans le clair-obscur, les saules difformes et la mer vaporeuse.

Une bande de lueur mourante à l’horizon.

Il est nuit close quand j’arrive au Lavandou. Le chasseur de l’« Hôtel de la Méditerranée » m’attend à la gare avec sa lanterne dont la clarté vacillante nous conduit bientôt jusqu’à notre gite.

Le Lavandou.

M. G…, charmant compagnon de voyage que j’avais connu à Agay et que je retrouve ici, m’invite à manger des oursins.

Nous avons savouré ces excellents échinodermes en buvant de petits coups d’un vin clairet, assis sur la jetée, sous un beau soleil, au bruit des vagues.

Un margat vint planer un instant sur nos têtes, puis il se mit à voler le long du rivage cherchant sa proie. C’est un bel oiseau blanc, gris foncé sur le dos, avec un bec recourbé, d’un jaune vif. Il paraît qu’il ne fait qu’une bouchée d’un maquereau de bonne dimension.

Il faut que je dise que les oursins étaient un présent de M. Tobie Touze, principal épicier du Lavandou. Cet honnête homme ne cesse de nous combler de bienfaits. Songez qu’il va nous régaler d’ailloli dans son arrière-boutique qui est une salle à manger confortable et fort pittoresque.

Nous nous y rendons.

Il y a, autour de la table, notre hôte, sa femme, brune provençale aux façons avenantes, et leurs deux fils, braves gamins de sept et neuf ans. L’ainé, élevé chez le grand-père maternel, garde une attitude très réservée ; le plus jeune, gâté à la maison, fait le diable, mais gentiment. Comme invités, il y a le maître d’école, tout rond et franc, M. G… et moi.

Sur un grand plat, l’ailloli brille et embaume. On sert de la morue, de la seiche et du poulpe. Et chacun avale sans souci de l’indigestion.

Pendant ce temps, on verse à la ronde le vin blanc bien frais. Puis vient le tour de la bouteille de derrière les fagots : du vin pourpré, issu d’un vieux plant français d’avant le phylloxéra. M. Tobie nous fait justement remarquer que ce vin sent toujours son tonneau qui était de chêne.

Comme entremets, nous avons des oreillettes. C’est une sorte de pâle, roulée et frite dans l’huile. Il m’est impossible de vous en donner la recette exacte ; apprenez seulement qu’à Montmeyan, dans l’arrondissement de Brignoles, on appelle cela des ganses. Le maître d’école qui est du pays l’affirme.

Le dessert est très varié : amandes, noix, dattes, figues, pâtisserie, mandarines, oranges, que sais-je !

Après le café, M. Tobie offre à M. G… et à moi son canot pour une promenade en mer.

Nous acceptons avec joie, et nous voilà bientôt à ramer au large. Malgré le beau temps, les vagues dansent, et j’ai la satisfaction de constater qu’après tant d’années de Paris, je conserve encore le cœur marin, comme on dit.

Nous doublons la pointe des Baleines, nous entrons dans la délicieuse baie de Saint-Clair, et nous atteignons le rivage.

Après une courte rêverie sur le sable et sous un bel ombrage, nous rembarquons et nous retournons heureusement au Lavandou, les poumons saturés d’air salin et les yeux ravis.

Le 27 février.

… Le clair soleil d’hier n’est pas revenu ; le ciel est nuageux, d’un gris délicat, floconneux par-dessus la mer glauque, au ras de l’horizon et sur les derniers contreforts des Maures, à l’extrême pointa-du cap Bénat.

Une douce pluie tombe par intervalles.

Je suis de l’œil la fuite du rivage avec sa frange d’écume et sa touffe de tamarix.

Le terrain qui descend vers la mer et s’allonge jusqu’au pied des coteaux, montre toute la gamme du jaune, du mauve et du vert. C’est comme un beau tapis où l’usure apparaît déplacée en place.

Le buis, la canne de Provence, arundo donax, bordent de petits torrents.

Une masure d’où s’échappe un filet de fumée ; de la vigne tordue ; à côté d’un pré, le fouillis blanchâtre d’herbes marines…

 

Un Café :

Aux murs, sur un papier rouge à fleurs, des réclames pendues : Rhum Fox-Land, Fenouillet Gabran, etc. Des tables de marbre ; sur le comptoir, des mimosas dans un vase. Il y a un poêle, et l’on m’avoue qu’il faut l’allumer quelquefois.

Dans un coin de la salle des pêcheurs boivent d’un petit vin rouge du pays et fument des cigarettes. Les deux plus jeunes jouent aux cartes. Ils ont des figures glabres et vives. Un troisième, de quarante-cinq ans environ, porte sa courte barbe sous un nez camus. Un vieux avec des traits immobiles et coupés de rides profondes, tient ses poings fermés, l’un sur la table, l’autre sur son genou, et regarde dans le vide de ses yeux aux lourdes paupières.

Les deux jeunes gens nui jouent aux cartes, sont vêtus proprement, l’un d’une blouse, l’autre d’un veston. Quant aux plus âgés, ils portent carrément d’antiques hardes, jaunes et rapiécées.

Une rue :

Des masures aux murs suintants, aux escaliers extérieurs qui se rongent.

Au seuil d’une porte, une antique vigne, noueuse et tordue de la façon la plus bizarre.

À l’étalage d’une boutique, pêle-mêle, des paniers de toutes les formes, des éponges, des citrons, des dragées, des vues du pays, des casquettes, des bérets, des chapeaux de paille, des fouets.

Le long de la rue, des enfants s’ébattent avec des cris et des rires, dans la boue et les flaques d’eau…

Une autre rue :

Le silence et la solitude. Devant les portes closes, des ustensiles de ménage, des caisses où des chats sommeillent dans l’humidité.

Quatre acacias, noirs, dépouillés, supportent des tringles où grimpent des tiges molles et pâles avec un peu de vert tout en haut. C’est de la pomme de terre d’Afrique, espèce de plante, laquelle, me dit-on, prospère en été jusqu’à former une voûte impénétrable d’ombre et de fraîcheur. Ses feuilles sont belles et ses fleurettes blanches ; ses tubercules ressemblent à des pommes de terre allongées, dans le genre du topinambour. Mais ils ne sont point bons à manger…

Bout de ruelle :

À une fenêtre pendent des morceaux de toile, des pièces, comme me dit une gentille enfant.

Là-bas, la mer, verte avec des plaques violettes, brumeuse au loin. Sur le sable, une barque, avec un aviron posé en travers dont la pointe se découpe dans l’air gris et sur le blanc de l’écume.

Un bout de ruelle laisse voir une haie vive avec des rangs de cyprès et des marguerites blanches.

Le 28 février.

Entre la jetée morne et les coteaux assombris et les caps estompés, la mer se rende et gagne avec de longs murmures le rivage où sont tirés les bateaux de pêche : la Heine-Blanche et le Père-Liban, la Volonté de Dieu, la Belle-Brise, le Saint-Louis, l’Éclaireur, le Vengeur, le Marceau et la Mouette, le Magellan.

La plage est couverte de filets et d’ancres, de cordages et d’avirons.

En face, un grand amandier branchu se couvre de ses fleurs éclatantes ; une douce colline avec sa couronne de pins et sa ceinture de mimosas et d’anthémis, émerge, fraîche et pimpante, de la grisaille du ciel, sous les gouttes de pluie…

Maintenant le soir tombe ; il ne fond point les objets, il les découpe plus nettement. Mais, presque aussitôt, l’ombre se contracte pour ainsi dire, et il n’y a plus ni lignes, ni couleurs.

Le Lavandou, 1er mars.

Après deux jours de pluie, il y a du soleil ce matin. Mais le temps n’est pas sûr.

Le site est peut-être moins intéressant sous ce faux soleil que sous le ciel couvert et la pluie. Hier, vers le soir, la mer était magnifique : vert pâle, avec de fortes vagues aux jaunes crinières.

Cependant, il est doux de se chauffer aux rayons qui tremblent dans l’air.

Là-bas, les îles aux belles lignes se colorent doucement en vieil or. Tout le rebord de la plage est couvert par les filets étendus que des pêcheurs raccommodent. Sous les platanes sans feuilles, les gars jouent aux boules, les enfants courent et piaillent.

Les bateaux ne sont point sortis, ils reposent sur le sable avec leurs avirons dressés où sèchent des hardes.

Des femmes se pressent autour d’un bazar ambulant qui offre des dentelles, des fichus aux couleurs voyantes, des mouchoirs à pois, des bas, des jarretières, des ceintures, des corsets.

… Deux jeunes servantes portent une corbeille remplie de pains.

Un vieil édenté, en chapeau de paille, marche appuyé sur un gros roseau.

Bormes.

C’est charmant autour de la gare de Bormes. De grands oliviers, des pins, des aloès, des champs de narcisses. Un vallon fermé par des coteaux gris et verts.

Un sentier serpente, rougeoyant ; parmi les feuilles, s’élève une bicoque au toit de tuiles, aux murs badigeonnés en lapis-lazuli.

L’éloignement de la mer rend ici l’air câlin, même par un soleil très intermittent.

… Je monte sur la voiture qui fait le service entre la gare et la ville haut perchée. C’est bien la plus singulière et surannée patache du monde.

Mais sur la route, le point de vue est tout de suite délicieux.

Au loin, la mer changeante, en bas, les terres tigrées. Partout des ligues de Barbarie, des narcisses jaunes, des lavandes à toupet ; des eucalyptus aux troncs cendrés, avec leurs étranges feuilles pendantes qui donnent si peu d’ombre ; des pins remplis de chenilles. Des gorges rocheuses, des versants couverts de cistes et d’une sorte d’ajonc fort épineux.

Nous passons devant des moulins abandonnes, et après avoir parcouru une dernière courbe, nous arrivons sur une plate-forme, à côté d’une église.

Je descends de la voiture et je commence à marcher par des chemins tournants et montants.

Je longe un enclos dont le mur laisse passer les têtes de plusieurs orangers fort beaux. Une colombe est posée en haut de ce mur, une autre boit dans le ruisseau qui coule en bas, clair, malgré les battoirs des laveuses.

Au bout d’un sentier en spirale, j’atteins les ruines du Château-Fort, parmi les pins et les cyprès, les cactus, les agaves, les yuccas et diverses autres plantes hérissées dont j’ignore les noms et qui portent leurs feuilles comme des lames, ou en forme de minces lézards, avec des houppettes blanches, très amusantes, à leur extrémité.

Il y a aussi des euphorbes, aux sombres feuilles, çà la fleur jaune piquée de brique. Le vent les caresse en passant, et va siffler dans les arbres.

Je monte encore, je contourne les ruines.

J’arrive sur un tertre planté de conifères de toutes sortes.

Je descends maintenant quelques marches. Je passe entre deux cyprès renfles, à côté d’un bel arbre, semblable à un cèdre, dont les branches drues s’évasent jusqu’à terre presque.

Je suis au pied d’une tour percée de meurtrières. Le jour, qui en ce moment est mêlé de rayons et de nuages, teint fort délicatement cette vieille maçonnerie. Je me retourne et j’ai sous les yeux la plaine et les monts, à demi voilés, et la rade avec l’écueil écumeux de la Fournigue au milieu.

Dans le vieux Bormes, de l’eau court avec un doux murmure entre les pavés des rues tortueuses qui grimpent ou se précipitent avec leurs poternes, leurs voûtes, leurs balcons en fer forgé, fleuris çà et là de géraniums et de piments.

Sur une fontaine qui coule par deux tuyaux, un poivrier laisse tomber sa chevelure.

Un peu plus loin, entre des masures, un dattier s’élance, haut et fructifère.

Dans le silence, une vieille va, portant sur sa tête une charge de fagots…

Je me décidai à retourner au Lavandou parle sentier étroit de la montagne, et après une marche moins longue et moins pénible que je n’avais cru, j’arrivai, à la chute du jour, dans le joli vallon dit de la Ferme, d’où je gagnai bientôt la grand-route

… Je pars pour une nouvelle promenade en mer.

Pendant que nous nous embarquons, je m’amuse à regarder au fond de l’eau les herbes, pareilles à des chevelures fantastiques, et les mousses, d’un vert chatoyant.

Puis j’aperçois sur le rivage, dans un recoin au bas d’un talus, trois vieux pêcheurs qui apprêtent des palangres ou lignes de fond. L’un travaille sur un bateau et les autres assis dans le sable. Le premier, tout barbu, est coiffé d’un béret ; ses compagnons ont la face rasée et portent d’énormes chapeaux de paille.

Nous prenons le large. D’un côté, le cap Nègre, de l’autre, le cap Bénat ; au fond les iles du Titan et de Port-Cros, toutes dorées. En face, sur sa hauteur, Bormes dont les maisons étagées apparaissent, selon notre position, tantôt blanches de soleil, tantôt couleur lie-de-vin.

Dans le lointain, un bateau de pêche. On distingue l’éclair de ses rames. Maintenant il se rapproche, et, profilant d’une brise soudaine, il cingle à pleines voiles.

La mer qui est verte à notre poupe, devient à notre proue bleu indigo : fond de roche.

Nous pénétrons dans la baie sauvage de La Bavière, laissant à notre droite des rochers bas où la mer se brise doucement avec des languettes d’écume qui sautent, pareilles à des jets d’eau affaiblis.

Au moment d’accoster, une vague nous prend par le travers et nous inonde. D’ailleurs nous ne trouvons pas assez de fond et il nous faut chercher un autre endroit. Enfin, c’est fait. Nous mouillons, nous sautons sur le rivage, et l’embarcation est vite amarrée…

À l’orée du bois qui s’étend plein de clair-obscur et de fuites, je m’assis sur les racines d’un pin dont les branchages versaient une ombre presque froide tandis qu’à quelques pas le soleil chauffait les dunes.

Je me levai bientôt pour examiner une cahute de douanier formée de roseaux et d’herbes sèches, et jonchée de paille. Puis je marchai le long des Ilots en ramassant de tout petits galets merveilleusement polis et striés des plus délicates nuances.

Le 4 mars.

… J’ai marché cette après-midi, sur la route de la Renarde.

J’ai dans les yeux la mer et toutes ses zébrures ; les ombres des promontoires ; les coteaux avec leurs buissons aux fleurs jaunes et mystérieuses ; le soleil et ses gradations ; la magie des nuages ; le sillage des bateaux au large, à la rame, à la voile, — et ce plaintif goéland qui planait et se posait sur l’eau.

… En revenant au Lavandou, je trouve le port plein d’animation.

On attend la rentrée de trois bateaux.

Le Vengeur qui compte dans son équipage le bel Alexandre, jeune colosse aux yeux doux, arrive le premier, puis, presque simultanément, la Belle-Brise et le Père-Liban.

Les arrivants sautent dans l’eau, les mollets nus. Ceux qui sont à terre tirent sur les cordes ; tout le monde s’en mêle, jusqu’aux moutards.

Bientôt le poisson est déchargé. On le pèse, on le lave dans un baquet. On l’entasse dans des paniers jonchés de varech.

… Je remarque un vieux pêcheur à face de moine, glabre, mafflu, aux yeux sanguinolents.

On me montre M. Reyer avec ses moustaches militaires.

En effet, l’auteur de Sigurd habite au Lavandou presque toute l’année, une maison fleurie, simple et riante.

… Le mouvement se ralentit sur le port.

Le couchant est rose tendre sur la mer et sur les nappes d’eau que de petits torrents laissent près du rivage.

 

… Je viens de visiter, dans la voiture du bon Tobie, une partie de la forêt du Dom de Bormes, sur les montagnes des Maures.

On traverse, avant d’y arriver, un pays plein d’oliviers, de gros châtaigniers, d’aubépines, de saules qui dressent leurs branches nues comme des glaives ardents. La route est bordée d’asphodèles et de bruyères blanches. De petites cascades tombent des rochers. Tout à coup, derrière un mimosa ou un néflier du Japon, une maisonnette apparaît avec ses volets verts et sa noria où peine quelque âne.

La forêt domaniale, fort belle, plantée de pins et de chênes lièges, s’étend sur un assez grand espace, avec des vallons et des ravins.

Nous avons bu à la Cantine du Dom, un vin couleur de rubis, mélangé avec de la limonade gazeuse.

Au retour, une brume légère flottait sur la vallée, en bas, et la mer, au loin, était tout irisée autour de la presqu’île de Giens.

… Nous passâmes près de la modeste et mélancolique chapelle où le bon peintre Cazin dort son dernier sommeil.

(Troisième carnet)

Tout ce charmant pays, appelé, assez bêtement ou peut-être avec une entente parfaite de l’à-propos, côte d’azur, parvient sans peine à remplir sa destinée : il a une riche clientèle.

Et quel moyen mieux approprié pour tromper ou la vie ou la mort, que tant de douceur, tant de couleur bleue, tant d’agréables jardins où les fruits d’or pendent parmi leurs feuilles lustrées !

Mais n’est-ce point tous ces avantages qui empêchent, peut-être, une estimation plus juste de la valeur de cette nature au point de vue du beau sans mélange ? Car il se peut qu’à rencontrer là, en si grande quantité, l’utile et l’agréable, on fasse tort au noble et au sublime qui y pourrait être. Songez qu’il y a des degrés même pour la perfection ; et je ne parle point de cette surprise qui frappe avec la violence et la promptitude de la foudre dans quelque rare ouvrage, qu’il soit humain ou divin.

Le sublime, dans la nature comme dans les arts, pourrait être défini : ce qui incite à saisir tout d’une idée générale. Je n’ai point rencontré cela de Saint-Raphaël à Menton. Cependant, il m’a semblé, deux ou trois fois, que ce paysage, à mes yeux saturé de bonheur, avait comme un désir de me faire part de son sens intime tout différent.

… Une vision de blancheur diffuse, une tranquillité allègre, un faste décent, un pittoresque plein de réserve, — voilà Cannes.

La rue d’Antibes est mouvementée sans heurt et laisse paraître l’accord dans la diversité. Un étalage d’huîtres avoisine un marchand de fleurs et ne choque point.

Il va aussi le Mont Chevalier, ou le Chemin des Vallergues.

Mais la merveille de Cannes, c’est la promenade de la Croisette qui va avec sa rampe interrompue de buis taillé, le long de la mer, jusqu’au cap, en face des îles de Lérins. De l’autre côté elle aboutit à une plage sablonneuse, vaste et bien dessinée, agrémentée de bouquets de pins.

La mer y est la plus majestueuse qui déferle sur le littoral.

… J’ai revu la ville de Cannes sous la pluie. Elle était encore coquette et fine, mais je l’ai peu regardée ayant passé mon temps à table, en joyeuse compagnie.

 

… Si vous vous avisez de tousser à Menton, vous risquez d’être en exécration à vos voisins de chambre ou de table d’hôte, et même aux passants, dans la rue.

Cependant il y a plusieurs façons de tousser. Et de toute façon, n’est-ce pas pour les tuberculeux qu’on a bâti dans cette ville tant d’hôtels de haut luxe et aménagé un si beau cimetière ?

Menton est sauvage et fort apprêté, solitaire et plein de cohue. Vous pouvez, en quelques minutes, selon votre humeur, aller rêver sous les oliviers et les citronniers, ou vous asseoir à la terrasse d’un confiseur et regarder passer les jolies femmes, en prenant quelque boisson glacée. Avenue Félix Faure les coiffeurs vous accommodent aussi bien que place de la Madeleine. Vous trouverez chez les marchands de tabac tous les havanes et toutes les cigarettes, même des flor de Cuba que l’on cherche parfois vainement sur le boulevard. (Avec le contenu de deux ou trois de ces cigarettes non pareilles, je bourre une pipe en bruyère d’Écosse, et je la fume délicieusement}. Il y a près du Bureau des Postes, un petit bar bien confortable. Vous y verrez l’excellente patronne, Mme Mathilde, entre Dora, sa chienne anglaise, et sa chatte tigrée Mouche, et vous boirez du whiskey, en écoutant des chanteurs italiens.

Une après-midi, vous sortez de votre hôtel et vous trouvez le Jardin public plus animé qu’à l’ordinaire. Bientôt, de tous côtés, arrivent des voitures, grandes et petites, aux roues enguirlandées. Elles portent des messieurs costumés ou en habit, des dames belles ou laides, assises dans les fleurs et les branches. Sur la promenade du Midi, au bord de la mer, il y a des estrades et une haie de spectateurs. Les voitures défilent, on se jette des roses et des œillets, puis on distribue quelques bannières. C’était une bataille de fleurs. Ce serait une pauvre fête à Paris, mais là-bas il faut compter avec le soleil, l’azur et l’air embaumé.

… Au déclin d’un beau jour, quand la brise fraîchit à peine, ne manquez pas de vous asseoir sur un banc, en face de la mer aux éclats changeants.

À l’est, la pointe de Garavan et les monts d’Italie retiennent les derniers rayons ; à l’ouest, les bois du cap Martin s’enveloppent d’un réseau d’ombre et de lumière tamisée.

Deux, trois voiles à l’horizon qui s’assombrit à sa ligne basse ; plus haut, le ciel est d’un bleu lacté.

Les vagues montent rythmiques et jettent leur écume sur les galets ; des mouettes, que le couchant dore, passent sur la mer d’un vol court qui fouette l’eau où elles se posent par instant.

 

… J’ai pénétré dans le vieux Menton par la rue consacrée à la gloire du général Bréa, qui fut un enfant du pays. Cette rue, fort resserrée, est déjà d’un aspect saisissant ; les murs se dressent blafards et grenus, des toits s’avancent, des portes l’ouvrent sur des couloirs ténébreux, avec une échappée de verdure en plein jour au fond, qui ne laisse pas de produire un singulier effet de contraste. Les barreaux des fenêtres sont tout pansus, d’une serrurerie solide et bien travaillée, témoin opiniâtre de la prospérité ancienne.

Mais, à vrai dire, c’est dans la rue Longue que l’on peut commencer à s’étonner sans scrupule. Maîtresse artère du vieux Menton, elle traverse de part en part le pittoresque fouillis de toutes ces maisons chargées de vétusté, juchées sur le haut d’une colline de mollasse très friable dont les couches légères s’abaissent obliquement vers la mer. Elle est pavée en pierres calcaires de la Spezzia. Elle est plus étroite que la rue Bréa ; les murs y sont plus poreux plus éraillés, plus courbés, rongés de mousse et de lichens. Des harpons de fer les maintiennent. Des baies s’ouvrent, percées au hasard, des voûtes sont jetées en travers, des arcs de pierre courent d’une façade à l’autre.

Les armées de la République et de l’Empire défilèrent dans la rue Longue, heurtant des roues de leurs affûts les seuils à degrés des portes. Et longtemps auparavant le noble génois Guillaume Vento, qui fut seigneur de Menton, la traversait sans doute en grande pompe.

Des ruelles vont et viennent de chaque côté, tortillées, en pente raide. Ce sont les mêmes baies inégales, les mêmes voûtes jetées en travers, les mêmes arcs de pierre. Mais tout y est plus déchiqueté que dans la rue Longue, plus déteint, plus suintant.

On se figure volontiers dans ces étroits espaces enchevêtrés, des combats sanglants et acharnés contre l’envahisseur aux temps durs de la féodalité.

Enfin, dans ce dédale, le cadre fait que les choses les plus familières ou insignifiantes prennent subitement du caractère. Ainsi, des tonneaux dans le clair-obscur d’une salle basse, du persil rafraîchissant dans une jatte d’eau, une bouchère qui raccommode des bas, assise sous une tête d’agneau pendue au croc, une vieille ratatinée qui fend le bois d’une caisse pour faire la soupe, un cul-de-jatte, un mioche, les visages étonnés de deux fillettes en haut d’une fenêtre, tout cela se change en autant de tableaux dont quelques-uns font penser à Callot ou à Goya.

Quant à la partie du vieux Menton qui regarde la baie de Gara van, elle se compose de maisons surhaussées qui ont l’air d’avoir été bâties au fur et à mesure avec des matériaux rapportés.

J’y ai aperçu, il me semble bien, des espèces de péristyles ou de belvédères.

… Je me souviens de la petite ville de Saint Antonin au bord de l’Aveyron. Là aussi de vieilles rues étroites serpentent enchevêtrées, riches en maçonneries et serrureries fort curieuses, en cintres, en voûtes, en ogives, en arceaux. J’y ai vu, enclavée dans une muraille lépreuse, une belle tête sculptée.

La tristesse y est grande et le séjour dangereux à cause des infiltrations du sol.

Si j’avais encore assez de santé j’aimerais bien vivre dans cette tristesse et cette humidité.

 

Nice a l’inconvénient d’être une vraie ville, mais c’est une fort jolie ville, éclatante et enjouée, avec des environs du plus grand charme. La population y est brune avec des moustaches en croc et des yeux vernis. Je suis certain que tous ces gens-là sont bien plus honnêtes que leurs figures ne le paraissent.

Je vais vous conduire au marché de Nice. La physionomie des marchés m’attire. Le célèbre président de Brosses n’a pas dédaigné de parler de ces « montagnes d’oignons blancs, ni plus ni moins hautes que les Pyrénées », qu’il avait vues à Bologne, et d’ajouter : « Ce qu’il y a de certain, c’est que les oignons de Bologne sont au moins les frères cadets des oignons d’Égypte. »

Vous pourrez admirer au marché de Nice des oignons en aussi grande quantité, mais d’un rose tendre. Ils sont d’un bien joli effet sous le soleil, entassés sur des charrettes, pêle-mêle avec quelques aulx.

Il y a au marché de Nice les plus fraîches fleurs : la sombre violette, l’œillet vif qui sied au corsage des brunes, les pâles violiers, la marguerite, la rose et l’anémone qui tremble au vent.

Mais laissons les fleurs et venez regarder plutôt ces pommes et ces poires, ces petites tomates qui sont des joyaux, ces fines et pâles carottes ; ces oranges, ces mandarines, ces beaux citrons garnis de leurs feuilles vernissées ; même ces poireaux et ces artichauts minuscules, et jusqu’à ces monceaux de pruneaux et de figues, de noix et d’amandes.

Vous n’êtes point charmés par ce tas d’olives noires avec ces trois œufs blancs dessus ! Qu’allez-vous faire dans les musées ?

Les marchandes se tiennent sous de larges parasols de toile. Il y en a qui sont vieilles, avec des figures sèches et tannées ; il y en a qui sont jeunes avec un beau casque de cheveux.

Comme j’arrivais à l’extrémité du marché, rue des Ponchettes, j’eus, à travers une voûte, l’apparition d’un palmier qui se découpait sur la nappe vaporeuse de la mer.

 

… Pendant mon séjour à Menton, j’allais quelquefois à Monte-Carlo ou à Monaco. Ces fiers rochers, nids de pirates, qui furent ensanglantés jadis par la guerre, la sédition et le parricide, n’ont rien perdu de leur caractère, malgré leur plate fortune actuelle.

Quant aux joueurs de roulette et de trente et quarante, je n’ai plus assez la curiosité de la grimace humaine pour y prendre garde.

… Lorsque le chemin de fer a traversé le pont Saint-Louis, hardiment jeté sur le torrent, on est tout de suite en Italie, et on ne tarde pas à remarquer que tout y est conduit avec peu d’attention, mais aussi avec beaucoup de naturel.

À Vintimille j’ai fait prix avec un cocher qui avait un beau landau, attelé de deux chevaux vigoureux, et nous partîmes le long de la mer vers Bordighera et San Remo.

Peu après, le cocher s’arrêta devant un bureau de tabac, et j’achetai, par curiosité, des cigares italiens, noirs comme du sarment sec, acres et difficiles à fumer. Puis nous continuâmes notre route.

Le temps était beau, doucement ensoleillé, et j’ai goûté un plaisir presque maladif à promener mes yeux de la mer aux montagnes.

La vallée de la Roya a grand air, entre de hautes montagnes, ocreuses et parsemées de touffes de verdure pâle.

Ce pays n’a point l’heureux sourire des environs de Nice et de Menton. Son aspect est comme humble et résigné.

Au sortir de Vintimille, la route a un air pauvre. Les maisons qui la bordent sont des bicoques sans grande apparence, avec des enclos où je n’ai point vu la sève luxuriante des jardins du littoral français.

Il y a beaucoup de mendiants, accoutrés comme des brigands, avec des barbes d’apôtres ou bien avec des faces drolatiques, toutes rasées. Ils demandent l’aumône piteusement, mais sans tristesse.

Tout le long de la route, des gamins courent derrière les voitures et jettent des branches de mimosas ou de petits bouquets de violettes et d’œillets, dans l’espérance île quelques sous. Comme il fait beau et que cette façon de demander est gentille, on se dérange pour eux plus souvent que pour les autres mendiants.

Bordighera est la cité des palmiers, comme Hyères, mais avec moins de solennité. Les hauts palmiers d’Hyères, fort beaux, ma foi, laissent après tout une impression pénible et presque de ridicule ; on les prendrait pour des phénomènes exhibés par quelque Barnum. Tandis que dans ce coin de Bordighera, les palmiers font moins l’important ; ils sont aussi disposés avec plus de goût, sur des terrasses d’où ils laissent déborder leurs palmes.

… J’ai vu au coin d’une rue, sur un mur l’image d’une madone, hâve comme une peinture de Cimabue…

Bientôt nous entrâmes dans San Remo, et après quelques détours la voiture s’engagea dans la principale rue. Cette rue a un peu du coloris de la rue d’Antibes à Cannes, avec, en plus, les tons chauds de quelques frocs de capucins. Elle est bien tenue ; on y voit des maisons qui paraissent confortables, et de jolis magasins.

Pendant que la voiture roulait doucement, je regardais les enseignes avec curiosité et plaisir. Cependant, il y avait écrit : boulangerie, boucherie, pâtisserie, modes, chaussures, etc., mais en langue étrangère.

Comme j’avais dit au cocher de s’arrêter à quelque estaminet ayant de la couleur locale, il s’arrêta devant un Grand Café, d’un aspect affreux ; et il m’a fallu le brusquer pour lui faire comprendre. Enfin, il me mena dans une espèce de taverne où une jeune femme, avec de beaux cheveux noirs qui lui descendaient plus bas que la taille, me servit du vin blanc, brillant comme de l’or mais détestable au goût.

Je me souviens qu’il y a dix-neuf ans, une jeune fille dont le visage était du plus parfait ovale, la bouche de carmin, et les yeux plus doux que les fleurs et les étoiles, m’avait donné rendez-vous à San Remo. Je n’y allai point, je demeurai à Florence avec plaisir.

En traversant San Remo, après tant d’années, j’ai voulu me remémorer cette jeune beauté ; mais il m’était impossible de me la figurer, avec quelque intérêt, ou morte dans le tombeau, ou avec des fils blancs dans ses beaux cheveux et mère d’une nombreuse famille.

 

… J’aime un large lit de torrent, pierreux, où l’eau coule par filets, avec un murmure qui se prolonge tout bas. Tel est le lit du Careï, au sortir de Menton, sur la belle route de Sospel.

Des femmes y lavent, agenouillées, avec un va-et-vient de leurs bras. De petites filles, en bas noirs, des rubans dans leurs cheveux, disposent sur des cordes le linge pour le sécher. Tous ces êtres se moquent apparemment du beau site qui les environne et qu’ils composent cependant, de la même façon que l’arbre, la pierre et l’eau.

La route est bordée de peupliers aux faites coupés, aux troncs pelés, aux branches qui se courbent en arceaux, parées seulement, en cette saison, de leurs graines en forme de petits pompons. La perspective en est claire et gaie, malgré les tons gris et jaunâtres.

Sur les deux rives du torrent les coteaux sont couverts d’oliviers, de citronniers et d’orangers que la nature et l’art ont mêlés fort agréablement. Et cette frondaison, amalgame de gris azuré, de vert luisant, de jaune doré, est tachetée çà et là de points blancs par quelque habitation ou un simple mur de clôture.

De distance en distance, on rencontre un groupe de funèbres cyprès balançant leurs cimes avec ce mouvement grave qui, selon la disposition de l’âme, pourrait être considéré comme un regret à la vie, ou comme un signe d’intelligence que le néant nous adresse afin de nous rassurer.

… Oublierai-je jamais ce grand olivier que j’ai vu au bord du chemin, étouffant sous un lierre sombre et serré qui l’enveloppait tout entier ! Quelques tiges pâles et frêles s’en échappaient comme un cri de détresse…

Là, où la route s’élève et commence à s’enrouler, le Careï se met à courir avec force dans son lit, plus étroit, de roc bis et verdâtre. Tout autour, les pentes des monts deviennent presque arides. De rares pins y poussent, rabougris, ou même tout à fait contre terre, en guise de buissons. Dans le fond, sur les hauteurs, on distingue de la neige.

On peut s’arrêter sur la route de Sospel, au bord du Careï, et ouvrir les yeux pour regarder longtemps et les fermer pour méditer dans son âme.

Un philosophe a dit : « La Nature n’est belle que pour une intelligence qui la contemple. »

Mais que serait-ce, à son tour, une intelligence sans emploi ?

Pluie d’avril

Il vient de pleuvoir ; le vent balance les branches des lilas. Chez l’horticulteur, là-bas, une touffe d’arbustes se renfle, couleur de vin et piquée au milieu, bizarrement, d’une aigrette toute verte.

L’enclos de l’horticulteur mon ami est vide en ce moment de ses pots de fleurs. Il est tout désert et la terre, sous le ciel couvert, se rembrunit, malgré la mousse d’avril, vive et vernissée.

Dans le courtil à côté, les arbres à fruits se dressent sans souci et promettent. Et devant la maison, basse avec des contrevents gris, usés aux persiennes, d’autres arbres, de parade, hauts et fins, recommencent à feuillir, sans doute avec le désir de plaire encore.

Comment cela se fait que mon cœur soit si gai ? Presque autant que le moineau qui vient de s’envoler du bord de ma fenêtre.

Non, non, ô Parménide, ta sagesse console trop sûrement ; et si ce n’est pas toi, c’est donc la bouche de miel de Platon. Mais que je retourne à ma douleur !

Le voyage de Grèce — Athènes et Paris, avril-août 1897

I. Colloques ou plutôt Soliloques

Tiberge me dit :

— Enfin la guerre est déclarée.

Et moi :

— Par les Turcs.

— Mais sans doute. Vous êtes-vous laissé prendre aux façons des gouvernants d’ici ?

— Jamais.

— Ils finassaient, finassaient.

— Hélas !

— Oui, hélas ! car être finaud, c’est être sot le plus grossièrement du monde.

— Si le gouvernement grec est finaud, il en découle qu’il est sot, et s’il est sot, il est à parier qu’il n’a rien préparé pour la guerre.

— Naturellement.

— Ce n’est pas gai pour l’hellénisme.

— Pauvre hellénisme !

— Il payera la casse.

— Eh bien !

— La Thessalie sera dévastée.

— Je le crains, mais qu’importe !

— Qu’importe ? Cela est singulier.

— Il sied avant tout que les individus comme les peuples vivent ou périssent sans déroger.

— Vous êtes plein de mystères.

— Que l’hellénisme garde sa folie ; qu’il ne s’amende point, ou il risque de se dégrader.

— Mais encore ?

— Un noble idéal est pour ce pays plus précieux que de bonnes finances…

— Cependant… Un noble idéal nourri de bonnes finances…

— Je sais, je sais. Pour le moment, les Grecs n’ont pas à voler comme Dikaiopolis sur l’aile des grives et des merles : ils ne sont point assez riches. Il ne leur reste que les trois aigrettes de Lamakhos et sa figure cassée. Malgré les railleries d’Aristophane, j’ai toujours admiré ce général.

— Je ne dis pas non.

— La Grèce est une hydre renaissante… et bienfaisante. Elle ne trouvera pas d’Hercule. La Grèce !… Aujourd’hui les Romains parlent italien, mais les Grecs parlent toujours grec. Sur cette question, les savants disent blanc et noir… Ainsi fait un mien ami bien affectionné : il est grand philologue, il a conquis tous les triomphes à l’École normale, et ce n’était pas pour écrire dans les journaux… « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que dans toute votre philologie ! »

*

— J’ai assisté, fait Tiberge, à la séance nocturne de la Chambre.

— Et vous avez vu Rallis et Delyannis ?

— J’ai vu le dos de Rallis et la boutonnière éternellement fleurie de Delyannis : un excellent dos, une excellente boutonnière !

— Il y a des gens qui traitent ce dos de démagogue et cette boutonnière de vieille folle.

— Oh ! les méchantes langues ! Rallis s’est montré bien convenable et Delyannis également. Ils sont patriotes jusqu’au fond de l’âme. Je ne ris point. Mais ce sont des hommes politiques. Ah, ce vieux sanglier de Delyannis ! il fallait le voir avec sa solide mâchoire prête à découdre.

— Il est plus que septuagénaire.

— Oui, mais la constance dans la passion conserve. Gardons nos habitudes morales ou physiques, tout est là. Tenez, l’autre soir en regardant ce politicien de quatorze lustres, je me rappelai les vieux maîtres d’armes que j’eus l’occasion de rencontrer à Paris. Ils arrivent tout cassés, traînant la jambe, puis une fois sur la planche… changement à vue.

*

— C’est l’Ethniki Hétairia, dis-je qui a précipité les événements.

Et Tiberge :

— En faisant passer la frontière à ses bandes armées ? Je n’en suis pas si certain. C’est le prétexte, mais les Turcs en auraient eu un autre pour déclarer la guerre.

— Arrive la défaite, dis-je, et l’on criera contre l’Ethniki.

— Oh ! fait Tiberge, il faut toujours accuser quelqu’un. Nous venons d’accuser le gouvernement, on accusera la cour. Qu’en sait-on ? Et cependant il n’y a pas de fumée sans feu…

— Bien des histoires circulent sur la gestion de l’Ethniki Hétairia.

— Peuh !… Les affiliés de l’Ethniki sont peut-être des vaniteux incapables ; c’est plus grave… J’en ai connu un. Il paraît qu’il est aussi cocu que grand patriote, mais cela ne gâte rien. Au surplus, je l’ai trouvé honnête homme et fort obligeant. Il voulut bien me mettre en rapport avec quelques-uns des plus marquants parmi les Armatoles, et j’entendis des propos frappants et instructifs. Savez-vous que ces gaillards font vraiment bien avec leur blanche fustanelle et leur sombre bonnet de soie brodée ? Et s’il en est qui chapardent à l’occasion, la grande affaire, pourvu qu’ils se battent vaillamment et mettent dans la cible !

*

— Je viens d’admirer, fit Tiberge, trois moines guerriers, hauts gaillards à belle chevelure flottante. Mais tous les autres volontaires, qu’ils soient Grecs ou étrangers, sont curieux à observer. Ils ont l’aspect pittoresque, ils touchent par leur enthousiasme sincère. Et quelle charmante bonne volonté pendant les manœuvres ! Cela se passe au pied du Lycabette, dans un site sublime comme tous ceux d’ici. L’écho répercute les fanfares martiales ; les plus belles Athéniennes et les mieux nées, une larme retenue sous leurs longs cils, sourient aux braves volontaires : les Grecs sont couleur de sombre azur, la Légion philhellène toute verte, et les Garibaldiens semblables au feu. Lorsqu’ils quittent Athènes pour aller au combat, le peuple applaudit sur leur passage avec mesure et décence ; du haut des maisons, les plus fraîches fleurs s’effeuillent sur eux.

*

— Certes, certes, fait Tiberge, le gouvernement comptait sur le blocus ; un instant, on a cru que ça y était. Je fus témoin de toute l’aventure : une nuit, vers onze heures, nous nous trouvions au bureau de rédaction de*. Toujours les mêmes masques : des journalistes, des députés, beaucoup d’anciens députés ; ils pullulent. Soudain, un reporter entre, désolé, mais heureux quand même d’apporter du nouveau. « Messieurs, fait-il, je vous annonce le blocus ! » On l’interroge : on avait vu des feux, cinq ou six, sur la mer de Phalère. C’étaient sans doute les cuirassés du concert, c’était le blocus. La porte s’ouvre encore, entre un autre personnage ; il confirme la nouvelle, mais les feux sont dix ou quinze cette fois. Nous n’avons point fini : un troisième messager fait monter le nombre des feux aperçus sur la mer de Phalère à vingt-cinq. Vous rappelez-vous les hommes en bougran de Falstaff dans Henri IV ? C’était bien cela. Nous sortons, nous longeons la grille du jardin royal. La nuit ôtait claire et fraîche. Nous arrivons en vue de la mer de Phalère. Tous les noctambules d’Athènes nous y avaient précédés. Un astyphylax, vulgairement sergent de ville, raconte ses impressions : il avait vu des feux… Nous regardons avec des jumelles ; on en apercevait ; ils vacillaient dans la brume légère de la nuit. Ce fut une grande angoisse, mais à la fin tout s’est expliqué : ce n’étaient que des feux de pêcheurs… Eh bien, voilà une scène plus touchante que ridicule.

— Je suis de votre avis, dis-je, mais je n’oserais jamais la raconter.

— Et la raison ?

— Il se trouvera des gens pour dire que je me moque des Grecs.

— Comment ? fait Tiberge. Vous voulez ménager l’opinion des sots ? Ce n’est point votre naturel, vous n’en tirerez aucun profit.

II . L’Émeute

… Je monte vers la place de la Constitution ; elle est déserte. Mais le fond de la rue d’Hermès, un peu avant Kapnikaréa, la jolie église byzantine, est noir de monde. Tous les magasins, sauf les bureaux de tabac, sont fermés.

Je m’informe de ce qui s’était passé :

— Les volontaires se plaignent…

— Le gouvernement tarde trop à les équiper…

— Le peuple a pillé les magasins d’armes…

Je poursuis ma route, et je parviens au cœur de la manifestation. Tout le monde est plein de mauvaise volonté contre le ministère, contre la famille royale. Il y a là des campagnards en costume national : λιάπιδεϛ ; des insulaires de l’Archipel, des Athéniens de tout poil… On crie de mettre à sac, on crie de patienter :

— À l’œuvre ! À l’œuvre !

— Qu’attendons-nous ?

— Il y a encore des armes, il faut les prendre.

— Ne touchons pas à cette boutique.

— Pourquoi ?

— Nous ne trouverons là-dedans que des fusils de chasse.

— Mensonge ! Mensonge !

— C’est vrai ! C’est vrai !

— Écoutez-moi.

— Qu’il parle ! qu’il parle !

— Non, non !

— À l’œuvre !

— Nous sommes trahis !

— À bas le gouvernement !

— À bas le roi !

— À bas l’Europe !

Il y eut un silence.

Une casquette large, ronde, posée sur les yeux ; des yeux pâles, un regard glacé ; une lace sanguine, congestionnée ; une haute stature, un corps épais- ; sur ce corps une houppelande entrebâillée sur la poitrine ; dessous, des rangs de décorations : c’est un officier supérieur de la marine russe. Il va d’un pas pesant, lentement, à son aise. Il fend la cohue, qui s’écarte. Ce gros homme a-t-il, veut-il avoir conscience de ce qui se passe autour de lui ? Un air pareil, cette allure ne sont pas fortuits : ce gros homme veut être ce qu’il paraît. Il est un défi, un emblème. Là, en ce moment, il fait rire, il fait pleurer !

… Un son rauque, haletant. Du fond de la rue, tournant la petite église byzantine, une bande débouche. Elle remonte au pas de charge. Les tout jeunes gens en forment la majeure partie. Celui qui conduit sonne dans une sorte de buccin. Us passent sans s’arrêter. Ils vont. Où vont-ils ! Le son du buccin se meurt…

Alors du haut de la place de la Constitution une autre bande s’avance, gravement celle-là, silencieusement. En tête, un homme aux fortes moustaches, cinquante ans environ, chapeau de feutre gris, un air d’augure. C’est un député de l’opposition, sa famille eut quelque notoriété pendant la guerre de l’Indépendance. Quand il fut arrivé devant le plus épais de la manifestation, il s’arrêta net. Ses yeux aux lourdes paupières eurent un regard lent, circulaire et divinatoire. Puis il marcha, escorté de trois ou quatre acolytes, vers un perron assez élevé. Il y monte, il se redresse, il se croise les bras. « Messieurs, commence-t-il, vous connaissez mes opinions… mon passé… ma famille… etc., etc. » Il traite les ministres de δέρματα, mot que je suis obligé de traduire librement par sales peaux. Au sujet de la famille royale il se montre sévère, mais circonspect. « Hé, hé ! fait une voix, l’opposition ne désespère point de passer du côté du manche ! » Enfin l’orateur finit en adjurant la foule d’avoir patience, M’attendre les événements, de ne point troubler l’ordre intérieur, de songer que l’ennemi foule le sol de la patrie… cent autres badineries !

On proteste :

— On va nous tromper encore.

— Tous des traîtres !

— Rendez-nous la Thessalie !

— Larisse !… Larisse !…

— Nous ne céderons pas !

Mais le gros des manifestants semble maté :

— Écoutons-le, c’est un patriote ; il a raison, allons-nous-en.

On se disperse.

Quelqu’un à côté de moi :

— Ô sottise de la foule !

Et je songe :

— Hélas !

Quelqu’un à côté de moi :

— Ô vertus de la foule !

Et je songe :

— Peut-être.

Ainsi le jour se passa dans le tumulte et les alarmes, mais au coucher du soleil l’ordre régnait à Athènes. Les candidats de l’opposition renaissaient à l’espoir… du portefeuille.

Quant à moi, j’allai me promener parmi les ruines. Le crépuscule enflammait le mont Hymette, l’air était imprégné de parfums. Je m’assis sur un chapiteau brisé.

III. Ceci et cela

Avec sa barbe chenue, taillée en rond, avec son nez long, la ligne de ses sourcils et tout l’air de sa tête, Kyr Spiros pourrait bien ressembler à quelque buste de philosophe ancien.

Ce vieillard est extrêmement piquant en propos, surtout contre ceux qui ont charge des affaires publiques. Plus d’une fois, il lit preuve d’un beau caractère. Mais j’ai vu que les Athéniens se moquaient volontiers de lui. C’est qu’il est fort pauvre, et comme dit Theognis : « Chacun honore le riche, chacun méprise le pauvre. Tous les hommes pensent de même. »

Πᾶϛ τιϛ πλούσιον ἄνδρα τίει, ἄτίει δέ πενιχρόν.
Πᾶσιν δ᾿ ἀνθρώποιϛ αὐτὸϛ ̓ἔνεστι νόοϛ.

Dans les dissertations politiques de Kyr Spiros, c’est toujours le même refrain : Après la mort d’Épaminondas

Ce n’est point du Thébain qu’il parle, mais d’un homme d’Etat mort il y a quelque vingt ans. Il s’appelait Épaminondas Deligeorge ; il avait une sublime éloquence, une solide vertu, il était intelligent et ferme. La Grèce le pleure encore.

*

Un terrain vague, une table grossière où je m’assieds pour boire.

La nuit est avancée.

De l’autre côté de la route l’auberge éclaire. Un campagnard y racle de la lyre et chante :

Ϻέσα στὰ φύλλα τῆϛ καρδιᾶϛ…

Ce qui veut dire : « Dans les feuilles du cœur. »

L’ombre est épaisse autour de moi ; mes pensées m’accablent.

Un bélier privé vient me caresser de ses cornes torses.

*

J’ai vu les plus belles mains se piquer à coudre pour les soldats.

*

Voici le sautillant Г avec sa barbe rare sur les joues, fournie au menton et bien taillée en pointe. Il porte sa canne sous le bras, et son chapeau n’a point perdu cet air énigmatique qui émerveille.

La foule s’agite. Quelques-uns murmurent : C’est Г. Les autres le regardent s’approcher, muets, le regard avide.

Mais Г passe sans y prendre garde ; il rejoint trois ou quatre personnages d’importance. Il salue, il est sobre en paroles, il tâte. Il serre les deux poings l’un contre l’autre ; il les écarte brusquement, et d’un coup sonore, il frappe le pavé de sa canne.

Personne n’ignore de quel tonneau sont les nouvelles qu’apporte Г. Mais il faut causer, disserter, présumer, donner son avis sur tout, sur rien. Et comme Г persiste à ruser, silencieux, secret, enfin on le presse : « D’où venez-vous ainsi ?… Quoi donc ?… N’avez-vous rien entendu !… » Notre Г lance un petit : hum ! hum ! Après quoi il fouille lentement dans ses poches, en tire un étui, prend une cigarette et l’allume.

— C’est plus important, qu’on ne pense, fait-il.

— Vous voulez parler…

— Précisément, interrompt-il avec un sourire.

Un journaliste dit :

— Nous venons de recevoir un télégramme.

Notre Г avance l’index, remue la tête, ferme les yeux et sur un ton qui a deviné déjà, prononce :

— Au sujet…

Le journaliste laisse tomber d’une voix découragée ;

— Au sujet des bandes de l’Ethniki Hétairia.

Euh ! Euh ! cet air, cette voix ! Les nouvelles sont donc mauvaises ? Hier encore, Г prédisait de grandes victoires de ces bandes. Maintenant, la tête haute, les yeux inspirés :

— Elles ont été forcées d’abandonner l’entreprise, de rentrer, affirme-t-il.

— Hélas ! oui, fait le journaliste.

Alors Г lâche la bride à sa loquacité : il a tout prévu, n’est-ce pas ? On se souvient de ses paroles… Il s’assied devant une table, étale une carte stratégique et, le crayon à la main, il démontre, démontre, démontre…

*

Connaissez-vous Φ ?

C’est un petit corps sec, simiesque. Quand il se promène dans un jardin, on craint qu’il ne grimpe sur les arbres.

C’est un visage hâve, amaigri, secoué de tics. Avec beaucoup de qualités Φ est l’homme le plus fâcheux du monde.

Il accourt son chapeau à la main, il est essoufflé, en nage.

— Ah, mes amis, mes amis !

Et sans vous donner le temps de l’interroger :

— Ah, mes amis, quelle bataille !… mais quelle victoire !

— Smolenski, sans doute…

— Smolenski ? Nous fûmes ensemble aux Evelpides, mais j’ai dû abandonner, briser mon avenir… Des malheurs de famille, vous savez… une vieille mère à nourrir… un jeune frère à élever.

Il sourit mélancoliquement, après quoi :

— Smolenski est un héros, un héros, vous dis-je… Mais vous n’y êtes point, il ne s’agit pas de cela.

— De quoi donc ?

— Apprenez, messieurs, que je viens de passer quatre heures… quatre heures devant des fourneaux !… un feu d’enfer, une chaleur du diable !

— Devant des fourneaux ?

— Oui, des fourneaux de cuisine.

— Comment, vous cuisinez ?

— Je m’en pique !… Mais je suis spécialiste. Le kokoretsi (c’est un mets à la palikare, assez succulent), voilà mon triomphe !

— Eh ! bien, mon cher Φ, dit quelqu’un, moitié sérieux, moitié plaisant, nous tremblons d’apprendre un désastre en Thessalie et vous nous parlez de kokoretsi ?

— Comment ? fait l’autre, le kokoretsi ? c’est ce qui donne du cœur aux Evzones… du cœur et du jarret…

*

Certes, les babillards et les diseurs de rien et ceux qui excellent à conter de fausses nouvelles (ô Théophraste !) ne manquent point rue d’Éole ni près du temple de Zeus, ni autour du monument choragique de Lysicrate. Mais c’est sur la place de la Constitution que ces orateurs triomphent. À vrai dire ils triomphent à Paris comme à Berlin et… à Néphélococcygie.

Je le sais bien, et cependant certain soir que l’on babillait, babillait devant moi, j’en fus outré. Mais Tiberge me prit le bras à propos et nous allâmes respirer le parfum des orangers en fleurs dans le petit square qui borde la place.

— C’est faute de pénétration, dit tout à coup Tiberge, que nous concilions si peu de choses.

— Que voulez-vous dire ? fis-je.

— Ce n’est pas moi qui parle, c’est un faiseur de Maximes.

Il secoua la tête.

— Ah ! reprit-il, vous vous constituez juge du scandale.

*

Les soldats grecs arrosent de leurs sangles vallons thessaliens.

À Athènes les cloches sonnent pour les prières. Elles sonnent à petits coups, à longs éclats, en bourdonnant.

Les soldats grecs luttent depuis deux jours, ayant faim, ayant soif. Ils cèdent au nombre.

Cloches, taisez-vous ! vous voyez bien que le Dieu des chrétiens se bouche les oreilles.

*

Les Cynocéphales sont abandonnés, l’armée du diadoque se replie sur l’Othrys.

J’adore la Grèce. Je l’exècre.

— Souvenez-vous, me dit Tiberge, des paroles du philosophe : « Je fais bien de ne pas rendre l’accès de mon cœur facile ; quand on y est une fois entré, on n’en sort pas sans le déchirer ; c’est une plaie qui ne cautérise jamais bien. » Vous voilà, et vous passerez pour insensible.

— Ô triste cœur, me dit Tiberge, cœur excessif ! Par bonheur l’inconstance y vint mettre de l’ordre.

*

Une petite pluie fine vient de tomber. Puis un instant le soleil apparut splendide. Maintenant il est voilé.

Je suis seul sur l’Acropole parmi les marbres brisés qui jonchent le sol devant le Parthénon.

De belles ombres noires traînent sur l’Hymette. Là-bas souffre la cité de Pallas.

« Ô Athènes, dis-je avec le poète, c’est donc toi, reine solitaire, reine détrônée ! »

IV. Hélène ou la Belle Guerrière

La nuit descendait lentement sur la ville. Les boutiques, les cafés commençaient à s’illuminer, quelques rares réverbères brillaient déjà.

La fin d’un crépuscule attique d’une couleur d’azur velouté, transparent et opaque à la fois, enveloppait les objets. Ce soir-là, marchant au milieu de la foule riante en son activité harmonieuse, j’avais plaisir à respirer librement la brise fraîchie et parfumée. Car les nouvelles qui nous parvenaient de la guerre étaient encore douces à entendre et tout l’idéal de la Grèce palpitait d’espérance. Soudain un bruit de pas emplit l’air. De tous côtés le peuple s’empresse avec force, mais à beaux gestes, et sans cette grossière précipitation que les masses d’hommes évitent rarement.

Pourquoi cet éclair dans les yeux des spectateurs, ce silence plein de cris de joie ?

C’est la légion épirote qui passe.

J’ai vu mille adolescents, droits, bien pris, lestes, rapides. L’enthousiasme recueilli, sans ostentation, qui les soulevait de terre en ce moment à travers les rues d’Athènes, c’était le sang de leurs ancêtres, les héros de Souli, le sang de ces vierges, de ces femmes qui se précipitaient jadis après chaque tour de danse, du haut des rochers de Zalongue, préférant la mort à la servitude, au déshonneur.

 

Hélas ! quelques jours à peine s’étaient écoulés et je revoyais la légion épirote traversant les mêmes rues pour aller s’embarquer au Pirée. Comme la première fois, l’azur du crépuscule mourant était doux, la brise soufflait toujours odorante, mais tous nous la respirions péniblement, pareille à quelque exhalaison funeste de marécages. C’est que la défaite inattendue, voilée comme une trahison, avait fondu sur les rêves généreux de la patrie. Ah ! si l’on souriait encore parfois d’un espoir furtif, le sourire était triste et découragé, et quand les cœurs se reprenaient à battre plus fort, ils n’en étaient pas moins brisés. Du haut des balcons, de belles mains semaient encore les pétales de roses sur ceux qui allaient combattre, mais c’était comme on dit adieu aux cercueils aimés.

Cependant la légion épirote défilait toujours du même pas libre et rapide. Ces jeunes hommes avaient au moins la consolation de pouvoir mourir. Et savez-vous que leur porte-drapeau n’était autre qu’une jeune fille de dix-sept ans ? J’ai pu la distinguer assez malgré la nuit pour savoir qu’elle était belle avec ses cheveux dénoués, toute vigueur dans son corps frêle, et capable avec ses yeux timides de regarder couler son sang. Elle fut depuis grièvement blessée la première au combat. J’appris qu’elle portait le nom d’Hélène, qui est celui d’une princesse grecque célèbre par sa beauté et ses dérèglements, mais aussi d’une Sainte grecque, mère du grand Constantin.

V. Tristesse dans un jardin

La maison qu’habite M. X… aux environs d’Athènes est entourée d’un vaste jardin bien dessiné. On y admire des arbres de toutes sortes, et parmi les plus beaux, d’antiques oliviers noblement tordus, des mûriers à l’ombre épaisse, de hauts platanes qui versent la fraîcheur et dont le tronc tacheté s’enguirlande de roses grimpantes.

Mille fleurs émaillent le parterre. A côté de la ménagerie, qui est suffisamment approvisionnée, s’ouvre un puits profond, que les enfants s’amusent à faire résonner en parlant la tête couchée sur la margelle.

J’arrivai chez M. X… dans l’après-midi, par un temps couvert et mélancolique, car cette année, année singulière et néfaste pour la Grèce, le printemps y fut aussi singulier : la pluie tomba fréquemment, obscurcissant l’azur du ciel, et l’on vit l’éclatant fils d’Hypérion lancer des traits amortis.

On causait sous la véranda, et c’était naturellement de la guerre. Le plus grand nombre blâmait vivement la conduite de l’état-major et des chefs ; trois ou quatre personnes d’âge cherchaient à pallier.

En écoutant ces propos divers, quelques phrases d’un discours de Démosthène me vinrent à la mémoire :

« Quand on a commis une lâcheté, il n’est pas possible de séduire tout un peuple et on se trouve humilié par ceux qui font de justes reproches comme par ceux qui prennent seulement plaisir à les entendre. »

Mais tout à coup, je me rappelai également ce que dit Stendhal dans sa Vie de Napoléon :

« Je sais que lorsque l’on n’a pas une connaissance personnelle de tout ce qui se passait dans une armée, il est téméraire de blâmer un général de ne pas avoir osé entreprendre telle marche ou telle manœuvre qui, de loin, semble facile. »

… Les jeunes filles se répandent à travers le jardin ; en cueillant des bouquets, elles folâtrent. Pourtant à les bien observer, leur âme porte si lourdement la gravité des circonstances qu’à chaque minute un air de veuvage vient glacer sur leurs figures de gamines l’essai de la plus modeste gaîté…

Au loin, mais si proche de notre vue à cause de l’air subtil, se dresse l’Acropole d’Athènes.

Il m’a semblé qu’elle souriait d’être outragée depuis tant de siècles…

 

La nuit vint. On fit briller les lumières dans la salle à manger, et la faim humilia nos douleurs morales. Nous dînâmes d’assez bon appétit.

Après le café, les controverses reprirent ; puis, l’heure de se retirer ayant sonné, je demandai la permission de passer la nuit dans le jardin.

Je m’étendis sur un banc de pierre, Je regard perdu dans les sublimes profondeurs du ciel attique, et comme l’endroit où je me trouvais n’était point si éloigné de Colone, les rossignols de Sophocle accompagnèrent de leurs chants mes réflexions pendant cette veillée d’amères délices.

VI. Tristesse au bord de la mer

La redoutable Até, fille de Zeus, s’acharne contre les Grecs.

Πρέσϐα Διὸϛ θυγάτηρ Ἄτη, ἢ πάντας ̛ἀᾶται,
οὐλομένη · τῇ μέν θ̛ ἀπαλοὶ πόδες · οὐ γὰρ ̛ἒπ̛ οὔδει
πίλναται, ἀλλ̛ ἄρα ἤγε κατ̛ ἀνδρῶν κράατα βαίνει.

Nous fûmes à Phalère.

Non au nouveau Phalère, ce n’est qu’une charmante station de bains, mais au vieux, et bien loin, là-bas sur les rochers où la mer me parle et m’entend.

Des fleurs frissonnent sous la bise ; nous en cueillons. Mais lorsque cette amarante azurée qui pousse dans le sable montra sa tête délicate, nous rejetâmes toutes les autres fleurs.

 

Tiberge se mit à réciter :

Tu sei savio e’ntendi me’ ch’io non ragiono…
Je suis triste et je marche au bord des flots profonds,
               Courbé comme celui qui songe…
L’inconstance d’une âme en ses plaisirs légère,
Inquiète, et partout hôtesse passagère.

— Ah ! dis-je, vous mêlez Dante et Hugo et La Fontaine.

— Oui, me répondit Tiberge, ce sont trois poètes que j’ai découverts. Personne n’ignore que j’en fais profession.

Avec de larges cailloux bien polis et doucement colorés, il exécute des ricochets à travers les crêtes des vagues ; puis je l’aperçois sur l’extrême pointe du promontoire.

— Ô fantôme, lui dis-je, je t’ai créé afin que tu parles avec une des mille voix de mon âme ; et j’ai voulu te nommer Tiberge, en souvenir des larmes que j’ai versées (quelques bouteilles de Saumur mousseux y aidèrent sans doute) une nuit sur la page où l’on lit comment le sensible Chevalier retrouva son ami à la Nouvelle-Orléans. Ô fantôme, je n’ai plus besoin de toi, adieu !

VII. L’Olivier

Du cyprès l’ombre est pauvre,
S’il monte haut dans l’air ;
Et quelque grâce manque
Au beau platane fier.

Dans ton ombre opulente,
Ô peuplier, prends-moi,
Toi comme une tour, comme
La vierge fine, toi.

Arbre robuste et svelte,
Ton blanc feuillage frais
Chante du cœur ensemble
Le frisson et la paix.

J’ai imité ces vers du grec de Kostis Palamas.

 

Aux environs de Chalcis en Eubée, il y a de beaux platanes sylvestres ; il y en a de nobles à Paris, dans le sublime jardin du Luxembourg. Avec quelle grâce touchante le triste cyprès balance sa cime sur les tombes !

Le peuplier d’Amérique est de rapport ; il ne manque point de beauté.

Cependant, gardons notre cœur à l’antique peuplier d’Europe : c’est lui qui est véritablement « robuste et svelte » à la fois. Son feuillage agité nous parle doucement ; notre imagination l’associe sans cesse à quelque blanche fontaine, à quelque onde transparente : populus in fluviis .

 

Le peuplier n’est pas le plus beau des arbres ; c’est le pâle Olivier.

En Provence, dans le pays catalan, ou le long des côtes de la Pouille, partout où mes yeux le rencontrèrent, l’olivier a fait battre mon cœur.

 

La beauté de l’olivier se sert à peine de notre vue pour ébranler notre âme.

C’est en Attique qu’il faut chercher l’olivier de génie.

 

Dans ses Métamorphoses, Ovide raconte l’aventure d’un berger d’Apulie. Il faisait paître son troupeau dans un pays arrosé par des lacs. Des forêts épaisses y répandaient un ombrage agréable sur des antres secrets devant lesquelles les Nymphes aimaient à faire leurs danses et leurs jeux. Le berger qui les avait surprises en cet exercice se moqua de leurs pas et voulut les imiter par des sauts rustiques. Bientôt il passa de l’indécence à l’injure. Alors les Nymphes couvrirent sa langue et tout son corps d’une écorce d’olivier. Ce fut son châtiment, selon Ovide.

 

Je conçois d’une autre manière le sens de cette Métamorphose. Je me figure ce berger d’Apulie comme un de ses nigauds qui ne jurent que par la nouveauté. En voyant courir sur la prairie la danse harmonieuse, il se disait sans doute : Pourquoi ces simagrées d’un autre temps ? Qu’ai-je à faire de ces vieilleries ? Ne suis-je point un berger moderne ?

Sa sottise toucha de pitié les Nymphes qui le changèrent en olivier pour que son âme grossière, enclose dans cet arbre sans pair, comprît enfin la Beauté.

 

J’y pense ! le berger d’Ovide fut changé en olivier sauvage. La fable veut peut-être dire ceci : Notre berger était un de ces esprits ridicules qui confondent le naturel avec l’inculte ; la danse des Nymphes le choquait par son art parfait ; il la jugeait trop réfléchie. C’est pourquoi les Nymphes le changèrent en olivier sauvage dont le fruit par son âpreté et son aigreur rebute le goût.

VIII. Téthys

Quand j’étais petit enfant, j’aimais à courir le long des rivages. J’étais habile à surprendre les crabes dans les trous des rochers.

Chaque jour je nageais à une grande distance des terres : tel le dur xiphias, aussi dangereux qu’une épée, fend l’onde amère qui s’amoncelle en forme de voûte.

Mais j’ignorais encore quel amour pour l’Océan je renfermais en moi.

L’absence et les Muses me l’apprirent plus tard.

 

Byron s’écrie :

« Je t’ai toujours aimé, Océan ! »

Et c’était devant la mer Tyrrhénienne.

 

J’eusse aimé la mer partout : là où le Septentrion la glace, là où les Tropiques la font bouillonner.

Les voiles colorées des tartanes s’inclinent doucement sur la pâle étendue de cette mer Adriatique où l’on pèche, dit-on, les turbots les plus admirés.

La mer qui entoure la verte Corcyre est charmante ; elle est molle et tendre comme cette Parthénope qui berça les rêves de Virgile. Elle n’est pas tout à fait grecque.

Les deux mers de Corinthe le sont. — Mais l’Attique est encore loin.

À Éleusis, à Salamine, près de Mégare aux blanches maisons, c’est le ciel attique, presque le ciel d’Athènes, qui donne sa couleur aux Ilots de la mer. — Mais je cherche la mer de Phalère.

Tout un côté de la mer de Phalère est déshonoré par la Mode. Pourquoi m’en soucier ? Mon cœur emportera dans la tombe intacte la noble image que je m’en suis formée. — J’eusse aimé la mer partout ; mais c’est là que je l’aime.

Téthys qui m’as vu naître, ô Méditerranée !
Quinze fois le Taureau nous ramena l’année,
Depuis que, par ton zèle exilé de ton sein,
Ton aimable couleur à mes yeux fut ravie.
Certes, mon âme est forte et brave est mon dessein,
Et rapide est mon soc dans la trace suivie ;
Et jà ma bouche a su entonner l’aquilon
Avec que l’Euménis, dans l’airain d’Apollon.
Car, enfant, j’ai mâché d’une fureur avide,
Le rameau pénéan, de tes embruns humide.
Mais du fils d’Oïlée ou d’Hector la valeur
Un instant elle fault ; et parfois mon courage
(Toujours la pique au poing !) médite la douceur
Que je m’accoude un soir pleurant sur ton rivage,
Tandis que sur tes Ilots où Diane a versé
La stérile lueur de son flambeau glacé,
Le cri de l’alcyon ne cesse de s’accroître…

Ainsi je chantais à Paris, me souvenant de la mer natale, par une belle nuit d’avril. Comme on le voit au second vers, il y avait quinze ans que j’étais, éloigné d’elle.

Je voudrais chanter un jour comment j’ai revu la Méditerranée en 1894. Ce ne fut point sur les côtes de la Grèce, mais dans les Pyrénées-Orientales, là-bas, près de la frontière d’Espagne.

Je voyageais à travers le Rouergue et le Quercy avec l’ami qui est la moitié de mon âme. Nous avions visité des bourgs enserrés au fond de détroits montagneux, des hameaux suspendus sur des précipices. Penne et Bruniquel nous étaient apparus debout encore sur leurs rochers. Nous avions vu la lune éclatante se mirer dans l’Aveyron rapide ; la tempête nous avait surpris sur le causse morne où pousse le noir genévrier. Nous avions rêvé sous le vert lumineux des chênes de la Grésigne.

Mais je désirais revoir la Méditerranée, et nous partîmes vers les Pyrénées-Orientales. Je me souviens qu’au sortir de Narbonne nous traversâmes des étangs salés : ils frémissaient sous le vent, mais je n’ai pas reconnu l’antique voix de Téthys.

Enfin, comme la nuit tombait, nous arrivâmes dans le petit port de ***. Je courus purifier mes mains dans les ondes : ainsi fit Télémaque avant d’adresser sa prière à Minerve, qui lui répondit sous la figure et avec la voix de Mentor.

Une barque était là, échouée sur le rivage. Nous nous assîmes sur sa carène humide d’algues.

La lune brillait, l’embrun nous mouillait le visage. Tout à coup je sentis des larmes abondantes couler le long de mes joues pour se mêler à mes pieds avec l’écume de la mer.

IX. Colone

Je foule le sol sacré de Colone qui t’a vu naître, ô Sophocle !

« … Là, le rossignol mélodieux (qui s’y plaît) chante dans de frais vallons, hantant le lierre vineux et la dure feuillée aux mille fruits, à l’abri du soleil et du vent, que Dionysos le forcené aime à parcourir avec les déesses, ses nourrices.

Là, sous la rosée céleste, sans cesse s’ouvrent, couronnes antiques et divines, et le narcisse qui a de belles grappes et le safran qui ressemble à l’or du matin. Les Ilots du Céphise, errants et sans sommeil, sont prompts à féconder cette terre au large sein, que les Muses et Aphrodite ne haïssent point.

Sur cette terre croît un arbre qui vient de lui-même… c’est l’olivier au feuillage azuré… »

C’est ici que le vieillard aveugle, le roi Œdipe, arrêta ses pas errants. Son âme succombait sous de nombreux malheurs, il avait fait un chemin long pour un homme de son âge. Il s’assit sur une pierre non polie (pareille, sans doute, à celle que j’aperçois tout près sous les arbres, au bord du Céphise) dans un lieu auguste, rude, occupé par les terribles déesses, filles de la Terre et de la Nuit, les déesses Euménides.

Des vieillards, habitants de l’Attique, lui parlèrent ainsi :

« Hélas, hélas ! serais-tu né avec des yeux aveugles, ô malheureux surchargé de jours ? Mais autant que je le puis, tu n’aggraveras point ta destinée. Arrête, arrête, sans pénétrer dans ce bois herbeux plein de silence ! Évite l’endroit où l’eau et le miel se mêlent dans une coupe ; va-t’en, étranger infortuné… Quoi ! l’espace retient mes paroles ?… Entends-tu, ô fugitif accablé de peines ? Si tu dois répondre quelque chose, fais-le lorsque tu seras hors de ces lieux où l’on ne marche point ; mais auparavant tais-toi ! »

« Ô ma fille, où la pensée doit-elle se fixer ! » soupirait Œdipe.

« Ô père, appliquons-nous à suivre l’usage et la nécessité », répondait la belle Antigone.

Se peut-il faire, hélas ! qu’un lit incestueux
Ait pu jamais produire enfant si vertueux ?

chante d’elle Robert Garnier, le vieux tragique, miracle de mauvais goût et de verve sublime.

Muses, filles du ciel ; brunes Charites, Euphrosyne, Thalie, riante Aglaé ; toi, Apollon à la lyre d’or : si je vous ai dès l’enfance fidèlement servis, répandez sur mes yeux une puissance qui me fasse voir (car il n’a pas cessé d’être debout dans ces lieux) le sanctuaire ombragé de lauriers des sœurs Euménides.

Ô Muses, ô Charites, ô Apollon, rendez mon ouïe plus subtile que celle de la taupe souterraine, afin que je puisse entendre (car elles sonnent toujours sur ces rives dans l’éther qui frémit) les paroles du Messager :

« … La voix de quelqu’un l’appelle tout à coup, de façon à faire dresser les cheveux tout droits de peur à nous tous qui sommes épouvantés. Car c’est un dieu qui l’appelle souvent et diversement : Ô toi, Œdipe, pourquoi différer ? depuis longtemps déjà tu tardes !… »

X. Dévotion

Sur un rocher battu des flots s’élève une petite-chapelle dédiée à Saint-Georges. Elle est proprette et toute semée de fleurs ; devant le huis, une table grossière supporte un vieux plateau plein de minces cierges fuselés, les uns blancs, les autres jaunes. Ils attendent le sou de bon cœur de l’homme pieux. Je fus cet homme ce jour-là et j’allumai avec émotion le mince cierge fuselé devant l’image, récemment revernie, du grand Saint-Georges.

Après tout, le cavalier Saint-Georges, c’est peut-être sans plus mon Castor dompteur de chevaux. Quoi ! les pauvres Saints, modestes et charmants, du calendrier orthodoxe auraient-ils médité la ruine des demi-dieux et héros de l’ancienne religion ?…

 

Toi, vieux marinier de la côte de Phalère, consacre au Saint ton patron : un hameçon bien recourbé ; de longues perches ; des roseaux attachés bout à bout ; une rame, fouet du navire ; un vaste épervier avec ses plombs ; des paniers bien tressés ; une ancre ; un liège ; un trident : consacre-lui tout cela et bien d’autres choses encore afin qu’il favorise tes fils dans leur métier, ainsi qu’il le fit de toi.

Toi, bonhomme rustique de la campagne de Patissia, consacre au Saint ton patron : un hoyau à retourner les plates-bandes ; une serpette recourbée à abattre les tiges ; le plantoir qui s’enfonce dans le sol ; un arrosoir ; une fourche ; des coings veloutés ; des figues ; une grappe de raisin ; une olive presque déjà mure : consacre-lui tout cela et bien d’autres choses encore et tu jouiras longtemps de la richesse que tu acquis par sa faveur.

XI. Les grenouilles

Plus je vieillis, plus mon imagination empiète sur mes yeux. Voilà pourquoi il advint qu’étant revenu à Athènes, j’ai négligé de me pencher comme autrefois sur l’onde harmonieuse et rare que l’Ilissus promène entre des cailloux blancs et azurés.

Ô torrent ! sur tes rives Socrate et le jeune Phèdre disputèrent de Lysias et de la Beauté. Ils s’étaient étendus dans l’herbe fraîche, un platane haut et large les abritait du soleil et les cigales faisaient entendre leur cri vif…

 

Molle grenouille, fille de l’Ilissus, Socrate vante la voix des cigales et il oublie la tienne ! Cependant ô grenouille ! près des colonnes dorées de Zeus Olympien, dans tes palais liquides, chante, chante toujours : Brékékékex, coax, coax. Tu as pour le consoler les vers d’un grand poète qui te fait dire : « Je suis chérie des Muses harmonieuses, et de Pan au pied cornu, qui tire de si doux sons du chalumau ; je fais les délices d’Apollon le dieu de la cithare, parce que je nourris dans l’eau de mes marécages le roseau qui sert de chevalet à la lyre. »

XII. Le retour

… Les quais pleins d’oranges et de citrons du Pirée, blanche ville, s’effacent peu à peu. Le paquebot est sorti du port. Nous cinglons, nous courons sur les vagues en soutenant leur choc.

Le bateau prend le large, le soleil décline à l’horizon. Toi que j’aperçois encore, Acropole d’Athènes, sacré cimetière, source de vie, adieu, adieu !

Ô Athènes, ma mère, tu fus loin de mes yeux (mais toujours dans mon cœur, l’espace de vingt années. Je viens de te revoir comme en un songe rapide, et de nouveau je te quitte !

complainte

 

… Une flamme tremblote — dans les ténèbres là-bas. — Elle meurt pour renaître, — ô feux mélancoliques ! c’est le phare d’Hydra. — Je regarde ce phare — qui guide le nocher — et me souviens, Hydra, — des jours de mon enfance ; — je n’avais pas quinze ans — lorsque je vins passer — sur ta montagne haute — au milieu de parents — les jours chauds de l’été. — Jamais je n’oublierai — cette course nocturne — qu’avec les domestiques — de mon oncle je fis ; nous étions tous montés — sur de tout petits ânes — et nous allions au pas — tout le long du rivage. — Aux rayons de la lune — les flots se doraient — les algues chargeaient — la brise d’amertume… — Nous venons à passer — devant une fontaine — ombragée d’un figuier. — Alors un vieux farceur — dont la famille était — chez mon oncle en service — de père en fils, je crois, — se mit à raconter — pour occuper le temps — ou pour me faire peur — comment la Néréide, — sorte de Mélusine, — arrête les passants — près des blanches fontaines… — Hydra je me souviens, — je me souviens aussi — de choses plus réelles ; — je veux parler des cailles — qu’une vieille servante — rôtissait en plein air — sur un doux feu de branches — et que je dévorais — d’un si bon appétit.

 

autre complainte

 

… Moi qui mangeais des cailles — dessus le mont d’Hydra, — même j’en mange ailleurs, — me voilà tout ému — pour avoir sur le pont — de notre paquebot — trouvé un oiseau mort. — Ô mystères du cœur, — de l’estomac arcanes ! — Mais il ne sert à rien — de ratiociner, — le pauvre oiseau est mort— et bien mort, il me semble ; — il s’était trop fié, — l’imprudent, ci ses ailes. — Au milieu du bocage, — caché dans le feuillage — du frêne ou du bouleau, — il ne chantera plus — tio, tio, totoloto ; — il ne chantera plus tio, tio, tio ni tiotinx. — Je le prends par la patte — et le jette à la mer. — Peut être qu’un requin — ou quelque autre poisson — est friand d’un tel mets.

 

autre complainte

 

… Il est nuit ; nous voguons — dans un grand cercle d’eau. — Du fond de l’eau, la lune — monte dans un halo, — d’abord très rouge et puis — moins rouge, enfin très pâle ; — et nous nous regardons — comme deux vieux amis. — Ô surprise ! ô surprise ! — Que je suis donc distrait, — de n’avoir pas plus tôt, découvert ton secret, — ô lune. Je te vois, — ô lune, en ce moment, — à travers les jumelles — d’un bon brasseur Vaudois — qui gagna beaucoup d’or — à Philippopoli, — et qui, c’est évident, — à cette heure est parmi — les passagers que porte — ce paquebot. Ô lune, — tu ressembles vraiment — de façon authentique — à ces portraits que donnent — chaque an de ta personne — les almanachs comiques. — Mais c’est indifférent, — car comme auparavant — toujours je chanterai — ta gloire, et je louerai — d’un gracieux fredon, — ô Phœbé, ô Cynthie, — le bel Endymion — ton berger de Carie. — Je fais comme jadis — le vieil Aristophane, — qui tenait sur les dieux — un langage profane, — mais qui les révérait — ainsi qu’il le devait. — Il a fait chez Pluton — descendre son patron — Bacchus avec un due… — Je n’ai pas les vertus — de la féconde veine — de l’auteur de Plutus ; — mais je suis après tout — natif aussi d’Athènes.

… Il pleut sur la mer.

J’aime une lente douce pluie ; elle dorlote mes nerfs. Le grand soleil ne me plaît que là où il est bien chez lui, et quant au vent, s’il n’est pas la rafale, je le hais.

XIII. Rêverie

… C’est un coin aimable et solitaire des bords de la Seine, là où l’autre jour je m’assis pour me souvenir de la Grèce.

 

Certes, à sa source comme à son embouchure, le long de son parcours la Seine est toujours la Seine, c’est-à-dire d’une noblesse déliée, d’une gravité pleine d’élégance ; pourtant je n’aime guère à me la figurer trop éloignée de Paris.

 

Si quelque chose pouvait contredire la pensée du philosophe qui a dit : « La Nature ne se connaît point ; elle n’est belle que pour une intelligence qui la contemple », ce serait l’harmonie avec laquelle la Seine suit ses rives.

 

J’ai vu l’Arno couler opaque et verdâtre. N’est-il pas comme le miroir des violentes armoiries des Gianfigliacchi ?

E como’ io riguardando tra lor vegno.
In una borsa gialla vidi azzurro ;
Che di lione avea faccia e contegno…

Le Tibre est pareil aux portiques romains. Il est noble sans grâce.

 

J’ai vu le Rhin. Pendant plusieurs mois, j’ai habité une chambre dont la fenêtre s’ouvrait sur le fleuve. Longtemps j’ai aimé les Elfes ; et maintenant cet amour est mort…

 

La contemplation de la Seine et la lecture répétée du vingt-quatrième chant de l’Iliade enseignent le mieux ce que c’est que le sublime : je veux dire la mesure dans la force.

 

Un être supérieur n’est pas constamment lui-même. Il faut qu’il vive plus d’un jour vulgaire.

Une grande partie de la Seine est déshonorée par les restaurateurs, les cafetiers, les entrepreneurs de bals publics et toute la foule odieuse.

J’en suis heureux : la Seine a ses jours vulgaires.

 

L’ombre de Pallas erre dans sa ville bien-aimée ; Athènes peut se contenter de l’ombre de la déesse. Mais la fille de Zeus habite réellement Paris, car elle sait qu’il nous faut encore ici sa présence constante.

 

Le jour où j’ai aimé la Seine, j’ai compris pourquoi les dieux m’avaient fait naître en Attique.

 

Le jour où j’ai pu admirer de nouveau après vingt ans le lit flexible du Céphise, j’ai pénétré tout mon destin.

 

Le Rhône est plein de fougue. Le Tarn m’est cher à cause d’une amitié. Je connais des endroits où la Garonne roule dans son flot capricieux toute la poésie. La Loire est toujours digne des vers de Ronsard.

 

Je revenais d’un voyage à travers la province française.

Par la portière du wagon, derrière un rideau d’arbres, çà la fine pointe du jour, j’aperçus tout à coup la Seine…

Je me suis dit que la province doit suivre Paris, mais que Paris ne doit pas brusquer la province.

 

Un bonheur passionné ressemble à de l’angoisse. Ce sont les souvenirs modérés qui sont les plus agréables.

 

La température était douce, cet après-midi déjà lointain. J’avais du contentement sans en connaître la raison. Un cantonnier m’avait permis de cueillir une belle fleur qui s’épanouissait sur sa tige…

C’est assez pour que je revienne rêver de préférence dans ce coin solitaire dont j’ai parlé plus haut.

Je rêvais et je me souvenais de la Grèce.

XIV. Quelques poètes

M. Kostis Palamas est un homme dans la force de l’âge, de petite taille et très brun. J’ai entendu faire l’éloge de son talent un peu partout à Athènes. M. Palamas aurait-il échappé à la cabale ? Ne nous y fions pas ! Les Athéniens sont des hommes, et Voltaire a raison : « Les cabales… la littérature en sera toujours troublée, ainsi que tous les autres états de la vie. »

M. Palamas a donné un grand nombre d’ouvrages. C’est son petit recueil intitulé : Iambes et Anapestes que je préfère. Celui-là est un chef-d’œuvre à mon avis. Comme le pathétique et le familier s’y combinent sans disparate ! Quel art exact, avisé, charmant ! La chanson du Peuplier que vous avez lue plus haut se trouve dans ces Iambes et Anapestes. J’en tire cinq autres morceaux. Sauf le premier, où j’ai mêlé quelques rimes, tout le reste est traduit, comme vous le verrez, en simple prose :

Le fils du roi vint à minuit
    Se poster sur la route ;
Son épée brille à sa main,
    Il tend l’oreille, il écoute.

Et voici celle qu’il attend
    C’est la Stryge homicide ;
Elle porte des boyaux d’enfants
    Et suce leur sang humide.

Ô douleur ! ce monstre de l’enfer
    C’est la fille qu’il aime…
Son épée lui tombe des mains,
    Puis il tombe lui-même.
Cruel Ali, tu te débats
Dans la mollesse du harem ;
Tu cherches le sommeil, non l’amour,
Mais le sommeil te craint lui-même.

Sur un divan tendu d’or
Tu penches un visage de neige ;
Mais l’imprenable Souli
Comme un cauchemar t’étouffe.

Seule, couchée sur toi,
Ta préférée te caresse :
Tel un oiseau remue
Au bord d’un abîme.
C’est le matin ; dedans les immobiles
Eaux, tout près du rivage,
Profondément s’imprime la blanche
Portraiture des maisons.

Comme d’une main hardie
D’un extraordinaire artiste,
Fantastique, spectrale,
Chaque maison apparaît.

Mais le soleil est monté haut ;
Voici qu’il est midi.
Et la portraiture ? Le flot
Et le vent l’ont effacée.
La noire Lamie qui enferme
Dans son cœur l’enfer,
M’a commandé de descendre
Au fond du puits sec,

Pour que je cherche son anneau
Qui était tombé là-dedans,
Son anneau cloué au milieu
D’un diamant comme un soleil.

Je cherche, je ne trouve rien…
Ô nuit, o monstre décevant !
À mes pieds, c’est un abîme,
Et une Lamie au-dessus de moi.
Des pays étrangers
Et du fond du moyen-âge
Est venu Humbert,
Est venue Maguelonne.

Le chevalier indomptable
Et la belle princesse
Ont frappé à ma porte
Et je les ai reçus.

Je leur appris à dire
(Que de paroles de feu !)
Les tourments de l’amour
Dans ma langue maternelle.

M. Miltiade, ou plus exactement Miltos Malakassis est un jeune homme à la figure avenante, à la belle prestance. Il a l’esprit délicat, il est réservé, il est plein de civilité. Lorsqu’il récite ses vers, sa voix devient émouvante extraordinairement. J’aime la poésie de M. Malakassis ; elle est faite de flamme et de charme. J’ai imité plusieurs de ses chansons.

Écoutez :

Elle paraît au bout de l’horizon
La lune sur le mont :
Et d’argent fondu tout son miroir,
Son grand miroir est plein.

Elle peigne ses cheveux, la belle,
Sur sa blanche poitrine, la belle :
Et, d’or fondu tout son miroir,
Son petit miroir est plein.
La jeune fille rêvait
Au beau garçon qu’elle aimerait,
Quand celui-ci vint à passer
Comme un soleil sur de l’eau claire.

La jeune fille perd la couleur
Et sa cruche lui tombe des mains ;
Avec angoisse elle regarde
Le jeune homme, le voleur de son cœur.

Et le jeune homme passe, il a passé,
Étranger, marcheur pressé
Qui compte la route à faire,
Qui ne reviendra plus, qui ne regarde pas derrière.
Je veux défaire les lacs
De tes cheveux dans mes bras :
J’ai des chansons à te dire,
Maintenant qu’ils ont cessé,
Les oiseaux de te bercer.

Maintenant que c’est la nuit,
Que se taisent tous les bruits,
Tu pourrais bien m’écouter :
J’ai mon amour à chanter.
Dans son jardin, sous un arbre,
La belle s’est endormie,
Ses yeux sont noyés de larmes
Du regret de son ami.

Et la cruelle serpente
Qui aguettait là tout près,
Va coller sa langue ardente
Sur son beau cou blanc et frais.

Et tandis que la serpente
Suce, suce et boit sa vie,
La belle sourit et songe
Aux baisers de son ami.
Il l’avait habillée
De soie blanche, le Maure ;
De trois rangs de sequins
Il l’avait bien parée,
Pour être chacun jour
Belle reine d’Amour.

Sur le pont du navire
Il la tient dans ses bras ;
Et la vague qui vire,
Sur le pont du navire
Passe et les jette en bas.

Et quand la mer écume.
Avec l’écume montent
Du profond de la mer,
Tout enlacés encore,
La belle aux sequins d’or
Et le corsaire Maure.

Un autre poète, M. Stéphanos, est plein de malice :

J’ai vu le ciel sans nuages
Perdre sa couleur,
J’ai vu la plus belle fleur
Humiliée par l’orage.

J’ai vu l’eau des rochers
Qui coulait pleine de boue,
J’ai vu l’étoile claire
S’éteindre tout à coup.

J’ai vu l’aigle captif,
Le rossignol muet ;
Toi, l’inconstant, fidèle,
Et moi, un cœur de neige.

M. Petros Zitouniatis s’abandonne à son tempérament mélancolique. Voici, à peu près, comme il chante Linos, rival et victime d’Apollon :

Si contre un archer surhumain
Luttant, tu saignas sous sa main,
Amoureux d’impossible gloire ;
C’est bien cette témérité
Qui te fait, pour l’éternité
Reluire dans notre mémoire.

Et qu’importe que de tes vers,
Parmi nos ténébreux hivers,
Le temps n’ait rien laissé paraître !
À ce qu’on sait de ta vertu,
Le ciel ne t’avait abattu
Qu’afin de te sacrer son prêtre.

La destinée et le malheur
Ne surmontent pas la valeur
Des poètes, enfants des flammes ;
Mais justes victimes des Dieux,
Ils ressuscitent radieux
Pour brûler encore nos âmes.

J’eusse été heureux de parler également de quelques autres jeunes poètes grecs d’un grand mérite. Mais ce sera chose différée, car je n’ai pas sous la main leurs ouvrages.

 

Andréas Kalvos n’est pas un jeune poète, il est même mort en 1867.

Il fut longtemps obscur, mais il est, à cette heure, d’actualité, comme on dit, car la jeunesse littéraire d’Athènes vient de rappeler son ombre dédaignée pour la couronner de roses.

Kalvos possède une inspiration élevée, une fort belle cadence ; quant à la langue il ne l’a ni si commune : δημoτική, ni tout à fait pure : καθαρεύουσα ; c’est un mélange assez bizarre où les beautés abondent. Vous savez qu’il existe en Grèce une question linguistique fort intéressante. Que vous en dirais-je ? C’est un nœud impossible à démêler ; il faut le trancher avec le glaive du poète et de l’écrivain. Laissons-les faire.

Kalvos professa un instant à l’Université ionienne de Corfou. Il y obtint d’éclatants succès, car il était grand humaniste et d’une éloquence enflammée. Pour ce qui est de son humeur, il ne l’avait point facile, à ce qu’on dit. Il eut une querelle avec un de ses collègues nommé Oriole : il s’est cru persécuté, il l’était peut-être. Enfin il quitta l’Université et le pays. Il erra. En Italie, il se lia d’amitié avec le célèbre Foscolo ; à Londres, il épousa une jeune Anglaise qui était institutrice et probablement dévote de sa religion. Je veux que le diable m’emporte si je ne flaire dans la poésie de Kalvos quelque chose de réformé ! Ne prenez pas cela en mauvaise part : je suis grand admirateur de Milton. Mais je bavarde. Qu’est-ce que l’on ne trouve point quand on est prévenu ! À ce propos, je me souviens d’une méprise où je tombai il y a quelques années. Je fréquentais alors une table d’hôte tenue par un Espagnol. C’était un gros homme chauve et à fortes moustaches tombantes ; il vous découpait une volaille sans perdre un pouce de sa gravité castillane. Mais il ne s’agit pas de lui, il y avait là une gamine de treize à quatorze ans qui était vive, vive, toute maigre, toute noire, jaune comme un citron. Je lui trouvai d’emblée un air authentique de manola et de peinture à la Goya. Certain soir, en prenant le café, j’en parlai à un vieil habitué de l’endroit ; cet homme me dit : « Vous êtes fou, elle n’a rien d’espagnol. Il est vrai que sa mère est fille de la patronne ; mais d’un premier lit. La patronne est française et son premier mari l’était également… vous comprenez ! » Nous rîmes de mes imaginations. Enfin laissons cela.

Andréas Kalvos naquit à Zante, île fameuse par la beauté de ses sites. Il a chanté sa patrie dans la première ode de son unique ouvrage : La Lyre.

J’ai imité en petits vers quelques strophes de cette ode. Voici :

Ô merveille des îles,
Ô Zante où je suis né,
Avec les dons des Muses
Le jour tu m’as donné.

Et toi reçois cet hymne,
Car les dieux n’aiment pas
(Mais tonnent sur leurs têtes)
Tous ceux qui sont ingrats !…

Zante, les doux zéphyres,
Les flots clairs sur tes bords,
Premier de Cythérée
Ont caressé le corps.

Et maintenant à l’heure
Où s’allume Vesper,
Quand la barque amoureuse
Balance sur la mer,

Ces flots et ces zéphyres,
Ces souffles, ces embruns,
En caressant tes femmes
Dénouent leurs cheveux bruns…

Toute l’année, ô Zante,
Embaume ton climat,
Ton archipel embaume
L’orange et le cédrat…

Le grand flambeau du monde
Baigne le jour tes fruits,
En lys chez toi se changent,
Zante, les pleurs des nuits…

J’avertis le lecteur que Kalvos n’a pas les pauvres élégances de mon imitation. Il est rude et nu à merveille.

XV. Chansons populaires

Aréti

À la véranda de son palais, — celle qui s’ouvre du côté de la montagne, — la princesse Aréti s’assied. Elle brode et chante.

— Ah ! — se dit-elle, — que celui-ci craigne pour sa vie, que celle-là redoute la fièvre et la peste ! Quant à moi, je brave la Mort : ne suis-je pas fiancée au prince de Babylone dont les bras étouffent les dragons et qui sait percer de floches les monstres ailés ?

La Mort l’entendit et fut fort courroucée. Le jour même, elle prend la semblance d’un petit serpent noir et jaune ; elle se glisse sous la simarre déliée de la jeune fille pour la mordre. Elle la mord au sein droit, elle la mord au flanc gauche, elle la mord au doigt de sa main qui porte l’anneau des fiançailles.

On fait venir douze médecins.

Le premier dit :

— C’est cela.

Le second dit :

— Je l’avais bien deviné.

Le troisième dit :

— Ho ! Ho !

Les autres secouent gravement la tête.

La mère de la princesse se lamente :

— Lève-toi, Aréti, lève-toi, ma chérie ; ton fiancé va venir avec ses parents.

— Ah ! mère, — soupire Aréti, — pour moi tout est fini. Mais lorsque mon fiancé viendra avec ses nobles parents, ne les chagrine pas. Fais dresser la table et dis-leur de s’asseoir et de manger. Fais dresser la table, mais que les nappes soient privées de leurs faisceaux de fête ; fais dresser la table, mais que les coupes de cristal soient fêlées et qu’elles tintent tristement.

Ayant parlé ainsi, la belle princesse ferma ses yeux et mourut.

On la pare de sa robe de noces. Ses mains portent, l’une, un crucifix garni de perles, l’autre, un brin de basilic coupé au jour levant. Trente chambrières pleurent autour du lit de la princesse, ses cousines germaines pleurent autour de son lit, sa mère vénérable laisse traîner sa chevelure.

Quels sons joyeux d’instruments de toute sorte frappent les échos de la vallée ? C’est le jeune prince de Babylone qui vient pour épouser Aréti la belle. Il est monté sur un cheval tout blanc. Autour de lui galopent ses parents ; derrière trotte sa suite. Trois douzaines de mules ahanent sous le poids des coffres précieux remplis de joyaux.

Le prince arrive devant le perron du palais de sa fiancée. Il voit des prêtres, il entend des chantres marmonner.

— Prêtres, et vous les chantres, dites-moi qui donc est mort ici ? Est-ce la mère de ma fiancée ? Est-ce la plus jeune cousine de ma fiancée, sa préférée ?

— La mère de ta fiancée, — lui répond celui parmi les prêtres qui avait la barbe la plus longue et la plus chenue, — n’est pas morte. La plus jeune cousine de ta fiancée, sa préférée, n’est pas morte. Mais ta fiancée, elle, est morte.

— Prêtres, et vous chantres, allez dire au fossoyeur de creuser une fosse bien longue, une fosse bien large, une fosse pour deux, — reprend le prince.

Puis il tire sa dague et se perce le cœur.

La terre couvrit le jeune homme et la jeune fille. Et du corps du jeune homme un cyprès a poussé ; une roseraie a poussé du corps de la jeune fille. Et quand l’auster souffle, le cyprès se penche vers la roseraie, et la roseraie se penche vers le cyprès quand souffle le doux zéphyr. Et les passants disent en les voyant :

— Regardez-les, les pauvres amoureux : Dieu n’a pas voulu qu’ils s’embrassent vivants et ils s’embrassent morts.

Xanthe

Xanthe au beau sourire repose auprès de son mari, dans le grand lit. Dans le grand lit aux courtines closes, son mari dort, d’un sommeil profond. Mais quel sommeil pourrait vaincre les paupières de la belle Xanthe ! Ne sont-elles pas gardées par le doux désir, par l’espoir plus doux encore !

— Seigneur, — fait-elle, réveillez-vous. Vos amis vous attendent. Déjà les barques mettent à la voile.

— Belle, laissez-moi sommeiller un peu dans vos bras. Ce n’est que la pointe, la fine pointe du jour.

— Seigneur, — fait-elle, — réveillez-vous. Vos amis vous attendent. Déjà les barques mettent à la voile.

— Ah ! belle, trop vous me pressez. N’aimeriez-vous pas un autre ?

— Ah ! seigneur, si vous croyez cela, vous avez votre épée à côté de vous, coupez-moi la tête. Que ma chemise soit tachée de sang, que votre épée ruisselle de mon sang !

Il sourit. Le soupçon s’envole. Le voici debout. Le voici qui se vêt d’écarlate. Le voici qui chemine vers le port où les barques se balancent à l’ancre.

Il fronce le sourcil. Le soupçon revient à tire-d’aile. Le voici qui chemine vers la maison ; il trouve les portes verrouillées ; il trouve sa femme dans les bras d’un autre.

— Ah ! belle, levez-vous, et dites : qui de nous deux est le plus beau et le plus vaillant ?

— Ah ! seigneur, pour la beauté, pour la vaillance, vous êtes le premier. Mais pour le baiser, c’est lui que je préfère.

— Ah ! belle, priez pour vos péchés, car je vous couperai la tête. Votre chemise sera tachée de sang ; mon épée ruissellera de votre sang.

Le Berger malade

Les moutons broutent l’herbe odorante au penchant de la colline ; ils gambadent et leurs bêlements retentissent joyeux. Mais le jeune berger s’accoude triste ; son visage est pâle et ses lèvres n’ont plus de souffle pour animer la flute taillée dans le fin roseau.

Les petites fleurs d’avril se balancent tout émerillonnées sur leurs tiges. Les joues du jeune berger prennent la couleur de la feuillée au mois d’octobre. Il va trouver le vieil ermite de la combe.

— Mon père, — dit-il, — vous guérissez toutes les maladies, guérissez-moi.

— Je vais consulter mes livres, — répond l’ermite.

Depuis l’aube jusqu’à l’aurore où le hibou commence à ululer, il consulte ses livres.

— Mon fils, — fait-il, — comment puis-je te guérir ? Je ne connais pas de baume contre le mal d’amour !

Le jeune homme met ses mains en croix sur son cœur, et triste il chemine. Auprès d’une fontaine il rencontre celle qu’il aime. Elle riait en regardant des étoiles tomber.

— Belle, — lui dit-il, — mon cœur est blessé à mort. Donnez-moi un baiser pour qu’il guérisse.

Mais la belle fille riait toujours en regardant les étoiles.

— Cruelle, — dit le pauvre berger, — demain je serai mort. Viens alors dans ma maison, et prends mes clefs, et ouvre mon coffre ; tu y trouveras des draps blancs pour m’ensevelir. A trois pas du seuil il y a un rosier fleuri, coupe toutes ses roses, celles qui sont ouvertes, et les boutons aussi, et donne-les aux jeunes filles du village, et dis-leur de chanter pour moi les chants des trépassés. Et lorsque tu verras venir le prêtre avec son étole, appelle tous mes amis. Et lorsque tu verras quatre vigoureux garçons lever mon cercueil, pousse un cri qui fasse fendre les pierres. Et lorsque mon cercueil sera posé au milieu de l’église, pousse un cri qui fasse flétrir les jets de la vigne. Et lorsque mon cercueil sera descendu dans la fosse, alors dis : Tout est fini. Et lorsqu’on te présentera en ma mémoire le blé cuit mange-le et prie : « Dieu ait l’âme du jeune homme qui m’aimait ! »

La Bru

C’est au mois de mai que le beau Kostandas a planté les arbres de son jardin, c’est au mois de mai qu’il se maria, c’est au mois de mai qu’il reçut l’ordre de partir pour la guerre.

— Kostandas, doux ami, — lui dit sa femme, — tu pars ! et moi, malheureuse, où me laisses-tu ?

— Douce amie, — répond Kostandas, — je te laisse premièrement à la garde de Dieu ; secondement, à la garde des saints, et troisièmement, je te laisse à la garde de ma mère bien-aimée.

Il ne se fut pas encore éloigné de deux lieues que sa mère fit asseoir la jeune femme sur un haut siège et lui coupa, près de la racine, ses blonds cheveux aux belles nattes.

Puis elle lui donna des moulons et des chèvres mais ils étaient tous galeux.

Elle lui donna aussi un chien, mais il ôtait malade de la rage.

Elle lui donna aussi trois pains, mais ils étaient moisis.

Elle la prend par la main, et dit :

— Vois-tu cette montagne qui est couverte de neige ? Il faut que tu ailles là-bas ; c’est là que désormais sera ta demeure. Et tu ne descendras pas dans la plaine pour faire paître tes troupeaux, pour les faire boire au courant d’eau limpide, avant que tu ne puisses compter les moutons par centaines et les chèvres par milliers.

La jeune femme prit sa route en pleurant, en pleurant elle suivit le sentier.

Et ses chèvres se multiplièrent, — car telle était sa destinée, — miraculeusement ; ses brebis mirent bas les agnelets par demi douzaines.

Et elle poussa ses troupeaux dans la plaine pour leur faire brouter l’herbe, pour les faire boire au courant d’eau limpide.

Or, un cavalier vint à passer.

— Dieu te garde, berger.

— Dieu te mène par la main, seigneur.

— Berger, dis-moi à qui sont ces moutons, à qui ces chèvres.

— Seigneur, les moutons sont au malheur, les chèvres à la malédiction.

— Et le gentil berger dont la bouche a le ramage de l’oiseau, qui est-il ?

— Hélas, seigneur, le berger est l’épouse du beau Kostandas qui est parti pour la guerre.

— Ah ! mon cœur ne m’avait pas trompé.

Il broche son cheval, il arrive dans sa maison.

— Sois le bienvenu, mon fils.

— Mère, ou est mon épouse ?

— Mon fils, ton épouse est morte il y a bien du temps.

— Mère, montre-moi sa tombe pour que j’y pleure. Je veux lui porter des cierges et de l’encens.

— Mon fils, l’herbe a poussé sur la tombe. Qui pourrait la reconnaître ?

— Ma mère, si ma femme est vivante, quelle punition mérites-lu ?

— Mon fils, si ta femme est vivante, coupe-moi la tête.

Il broche son cheval. Il revient dans la plaine. Le cheval plie les genoux, la belle monte en croupe.

— Ma mère, voici ma femme !

— Mon fils, laisse-moi la vie et je serai votre servante.

— Mère, — dit la bonne bru, — ne crains rien, c’est moi qui serai votre servante.

La Danseuse

— Ah ! Kyra Mariora, ton mari, qu’il a faim !

— Et s’il a faim, après ? La danse tourne : j’y déchire mes blancs souliers, je ne quitte pas la danse. Le pain est dans l’armoire ; qu’il le cherche.

— Ah ! Kyra Mariora, ton mari qu’il a soif !

— Et s’il a soif, après ? La danse tourne : j’y déchire mes blancs souliers je ne quitte pas la danse. L’eau est dans la cruche ; qu’il la trouve.

— All ! Kyra Mariora, ton mari, qu’il est à la mort

— Et s’il est à la mort, après ? la danse tourne : j’y déchire mes blancs souliers, je ne quitte pas la danse. L’encens est dans le cornet, le cierge pend au mur.

— Ah ! Kyra Mariora, ton mari, qu’il est bien mort !

— Et s’il est mort, après ! La danse tourne : J’y déchire mes blancs souliers, je ne quitte pas la danse. Que les servantes le pleurent, que les prêtres l’enterrent.

La Gageure du Roi

Le roi est à boire avec ses courtisans. L’un vante sa mère, l’autre sa sœur, l’autre sa femme. Le chevalier Mavrian vante la belle Auréa, sa fiancée.

— Où trouver telle vertu, telle fidélité — s’écrie-t-il — qui serait assez fou pour espérer d’elle, non une promesse, non un baiser, mais seulement un mot, un simple mot au sens équivoque ! Car ni les pierres de prix, ni les rangs de florins dont les femmes aiment à se parer, ni le corail, ni les perles n’ont jamais tenté son cœur.

Le roi l’entend. Il dit :

— Chevalier, je gage de vaincre la vertu de votre fiancée.

— Sire — répond Mavrian — si vous gagnez, faites tomber ma tête. Si vous perdez, donnez-moi ce que vous voudrez.

Le roi se lève. Il fait charger de joyaux vingt mules. Cinq partent le matin, cinq à midi et les dix autres le soir.

La belle Auréa dit, en recevant les présents :

— Dieu garde celui qui les envoie ; et que Mavrian vive longtemps pour le remercier.

Le lendemain, le roi envoie dix nouvelles mules. Cinq portent des baumes précieux, cinq portent des robes de brocart. Il envoie aussi un page avec ces mots : « Le Roi vous aime, belle ; il vous ira voir cette nuit ! »

La belle Auréa se désole. Elle va trouver sa plus jeune camériste, celle qui lui ressemble tant de visage et de prestance.

— Ah ! sauvez-moi — soupire-t-elle.

— Madame, je suis votre esclave — fait la camériste.

— Prenez mes vêtements — dit Auréa — donnez-moi les vôtres.

Puis elle lui noue les cheveux avec un ruban d’argent ; elle lui met au doigt un anneau d’or. Elle la couche dans son lit aux riches couvertures.

— Le Roi viendra ce soir — dit Auréa.

À la tombée de la nuit, le roi arrive. Il se couche auprès de la camériste, dans le lit aux riches couvertures.

Un peu avant l’aube, il dit :

— Belle, donnez-moi une de vos nattes, comme gage d’amour.

— Sire, coupez-la vous-même — fait la camériste.

— Belle — dit le Roi — donnez-moi votre anneau comme gage d’amour.

— Sire, le voici.

Le roi monte à cheval. Il s’en revient tout guilleret. Il fait appeler ses courtisans, témoins de la gageure, il fait appeler Mavrian ; il fait appeler aussi le bourreau.

— Voici les témoignages de ma victoire, dit-il, en montrant la natte et l’anneau.

— Sire — dit Mavrian — cette natte n’est pas celle de ma fiancée ; cet anneau n’est pas celui de ma fiancée.

— Comment ! s’écrie le roi courroucé.

— Sire — dit Mavrian — faites venir Auréa.

On la mande. Elle se présente toute parée, toute parfumée.

— Madame — dit le roi — me reconnaissez-vous ?

— Non, seigneur — fait Auréa.

— Femme sans pudeur — s’écrie le roi — osez-vous parler ainsi ! N’avons-nous pas dormi tous les deux, cette nuit, sur le même oreiller ? N’ai-je point coupé de mes propres mains cette natte sur votre tête ? Ne m’avez-vous point donné cet anneau ?

La belle Auréa se balance gracieusement. Sa coiffure est défaite. Deux lourdes nattes lui roulent sur les épaules.

— Regardez, seigneur — fait-elle.

La belle Auréa secoue sa petite main, son gant tombe. L’anneau d’or brille à son doigt.

— Regardez, seigneur — fait-elle.

Le roi demeure ébahi.

— Sire, vous avez couché avec ma camériste — dit la belle Auréa — et elle éclate de rire.

Le roi sourit, malgré son dépit.

— Chevalier, — dit-il à Mavrian, — j’ai perdu. Votre fiancée est digne de vous. Nous vous marierons demain. Je vous donne mille doubles d’or sur ma cassette.

Le Château de la Belle

J’ai vu bien des châteaux, j’ai compté plus de dix mille tourelles. Mais quel château-fort, quel castel pourrait s’égaler au Château de la Belle ! Où, en quel lieu trouver des tours, — qu’elles soient fendues de barbacanes, — dignes de le disputer aux tourelles à fins créneaux du Château de la Belle ! Il en montre septante d’or haché, tout ornées pour les dames ; septante d’airain fourbi lui font une ceinture belliqueuse.

En vain, depuis douze années, l’ennemi l’assiège ; le Château se rit et des sabres recourbés des janissaires et des longs fusils des Albanais.

Le Sultan est bien en colère, et le Grand-Vizir marmonne dans sa barbe.

Et voici qu’un petit Turc, un vilain, ose se présenter devant le maître, et lui dire :

— Sire, quelle sera ma récompense, si je prends le Château de la Belle ?

— Vilain, dit le Sultan, je te donnerai un grand sac plein d’or, un beau cheval de Barbarie, et des armes garnies de pierres précieuses. Mais lu as perdu la raison.

— Sire, reprend le vilain, je n’ai point perdu la raison. Mais, de votre or je n’ai souci, ni de votre cheval, ni de vos armes. Je veux la belle Dame du Château.

— Vilain, dit le Sultan, si tu prends le Château, la Dame sera ton esclave.

Le vilain part. Il se fait vêtir d’un froc, et, à la tombée de la nuit, seul, il va frapper à la porte du Château, tandis que deux mille fantassins et six cents cavaliers se tiennent cachés dans la chênaie et les ravins des alentours.

Le vilain s’agenouille. D’une voix lamentable, il se met à dire :

— Porte, ouvre-toi, ô porte hospitalière du Château de la Belle, de la belle reine aux noirs sourcils.

La Dame l’entendit et lui cria :

— Va-t’en ! tu n’es qu’un méchant Turc, un félon.

— Dame, reprend le vilain, je jure sur la croix que je ne suis ni Turc, ni félon. Je suis un pauvre moine, et je meurs de faim.

— Je vais te faire jeter du pain et du lard, dit la Dame.

— Dame, reprend le vilain, je voudrais aussi prier dans la chapelle.

— Je vais faire jeter les harpons pour te monter dit la Dame.

— Dame, reprend le vilain, mes habits sont si usés, ils se déchireront, et vous serez cause de ma mort.

— Je vais faire jeter un panier au bout d’une corde pour te monter, dit la Dame.

— Dame, reprend le vilain, je suis si faible ; je m’évanouirai avant d’être arrivé.

À la fin, la Dame fit ouvrir la porte. Toute la troupe s’élança. La garde du Château fut massacrée. Les uns se jetaient sur l’argent, les autres se jetaient sur l’or.

Mais le faux moine ne songeait qu’à la belle Dame. Déjà ses bras la cherchaient enlacer.

— Tu es un habile traître, mais je saurai garder mon honneur, dit la Dame.

Et, de la terrasse de sa plus haute tour, elle se précipite dans la mer.

La Rencontre

Un lundi, un beau lundi de fête, je rencontre, — rose du rosier, — la belle nièce du curé qui revenait, — rose du rosier, — de la métairie.

Elle porte les pommes d’api dans son tablier, les cédrats, — rose du rosier, — dans son mouchoir. Je lui demande une pomme, — rose du rosier, — elle m’en donne cinq.

« Garde tes pommes, — elles ne sont pas pour moi, — tes pommes foulées par les bestiaux. Je veux les pommes de ton corsage, — voilà des pommes pour moi, — qui sont toutes parfumées. »

« Ma mère me battrait, — ah ! fait-elle, — mon frère me battrait. »

« Ta mère ne le saura pas, — ah ! lui dis-je, — ton frère ne le saura pas. »

« Les rossignolets d’avril le diront, — les petits oiseaux ! — les martinets de la Grève. »

« Comment le sauraient-ils, les rossignolets, — les petits oiseaux ! — les martinets. »

Le Galant Jardinier

Je vais monter sur la montagne. Là, j’élèverai un grand mur. Là, je planterai des roses, des roses aux cent feuilles.

Là, je planterai des vignes, des vignes au raisin sucré. Les brunes aux yeux noirs (que le diable les emporte !) les brunes aux yeux noirs viendront me dire : « Jardinier, donne-nous du raisin, du raisin sucré, et puis tu pourras nous mordre les lèvres. Tu viendras aussi, brune aux yeux bleus, tu viendras, et je te dirai : “Ôte tes souliers, ôte tes souliers et entre, entre et coupe du raisin, les plus belles grappes.” »

Et quand tu seras sortie, de ma vigne, tu auras été embrassée. Et quand tu retourneras chez ta mère elle te dira : « Ma fille, pourquoi tout ce sang sur ta robe, sur ta belle robe repassée du matin ? »

Et tu répondras : « Ma mère, ce sont de petits pigeons, ma mère, à qui j’ai coupé le cou, ma mère. »

La Nonnain gaillarde

C’est une nonnain qui porte croix et chapelet. Mais elle ne se signe, ni ne prie à l’église. Car, elle aime mieux rire au cabaret. L’un passe, l’autre passe, je passe aussi.

— « Viens, jeune homme, me dit-elle, viens boire du vin doux et de l’eau-de-vie. »

— « Ah ! c’est que je ne suis pas d’ici ! Si je bois, si je me grise, où coucherai-je ? »

— « Viens, jeune homme, me dit-elle, si tu te grises, nous irons dans ma cellule. De la perdrix rôtie, tu y trouveras avec un râble de lièvre. Pour l’embrasser, tu y trouveras, gentil corps de nonnain, blanc et suret comme du petit-lait. »