(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Note »
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(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Note »

Note

En les relisant aujourd’hui, j’avouerai que ces articles sur Victor Hugo ne me satisfont que très-imparfaitement. Ce sont pourtant (si l’on y ajoute deux anciens et tout premiers articles sur les Odes et Ballades insérés dans le Globe à la date des 2 et 9 janvier 1827), ce sont les seuls morceaux critiques que j’aie écrits expressément à l’occasion de ses œuvres. Je n’ai traité ni de son théâtre, ni de ses derniers romans, ni d’aucun de ses recueils poétiques postérieurs à 1835, ou s’il m’est arrivé d’écrire pour moi quelque chose, je l’ai supprimé. Aujourd’hui que cette vaste et gigantesque carrière s’est tout entière déroulée sans parvenir encore à s’accomplir, je suis le premier à reconnaître qu’avec Victor Hugo, si admirateur que j’aie été et que je sois toujours de toute une partie de sa prodigieuse production, je n’ai jamais réussi ou consenti à prendre son talent pour ce qu’il était, à l’accepter et à l’embrasser dans toute la vigueur et la portée de son développement, tel qu’il était donné par sa nature première et qu’il devait successivement se manifester et jaillir au choc des circonstances. Toujours, en le louant ou en le critiquant, je l’ai désiré un peu autre qu’il n’était ou qu’il ne pouvait être, toujours je l’ai plus ou moins tiré à moi, selon mes goûts et mes préférences individuelles ; toujours j’ai opposé à la réalité puissante, en face de laquelle je me trouvais, un idéal adouci ou embelli que j’en détachais à mon choix. Ce procédé, qui n’est point celui du critique impartial et tout à fait naturaliste, tenait à la fois, sans doute, à l’affection tendre que j’avais mise dès l’abord au succès et au triomphe de ce talent, et aussi à ma tournure d’esprit personnelle. La Bruyère parle quelque part des grands et sublimes artistes qui sortent de l’art pour l’étendre et l’ennoblir ou le rehausser, qui marchent seuls et sans compagnie, et qui tirent de leur irrégularité même des avantages supérieurs ; et il ajoute : « Les esprits justes, doux, modérés, non seulement ne les atteignent pas, ne les admirent pas, mais ils ne les comprennent point, et voudraient encore moins les imiter. Ils demeurent tranquilles dans l’étendue de leur sphère, vont jusques à un certain point qui fait les bornes de leur capacité et de leurs lumières ; ils ne vont pas plus loin, parce qu’ils ne voient rien au delà. Ils ne peuvent au plus qu’être les premiers d’une seconde classe, et exceller dans le médiocre. »

Je ne sais si je suis précisément de ces esprits doux définis par le savant moraliste, mais sans me faire plus sévère envers moi-même que je ne le dois, je ne serais pas éloigné d’avouer et de confesser quelque chose de cette médiocrité de nature qu’il leur attribue, si ce n’est que je ne suis jamais demeuré tranquille dans ma sphère, que je me suis continuellement inquiété des grandes choses et des productions singulières que je voyais surgir autour de moi et qui me dépassaient de beaucoup, et qu’à leur occasion je me suis bien souvent posé cette question épineuse : Pourquoi suis-je si sensible à l’admiration pour certaines parties, et tout à côté à la répulsion pour certaines autres ? Pourquoi, par exemple, avec le grand poëte dont il s’agit et en le relisant, suis-je presque toujours dans la situation d’un homme qui se promènerait dans un jardin oriental magnifique où le conduirait un enchanteur ou un Génie, mais où un méchant petit nain difforme lui donnerait à chaque pas de sa baguette à travers les jambes, le Génie ne faisant pas semblant de s’en apercevoir ? Pourquoi suis-je ainsi à la fois charmé et heurté, rompu et ravi ?… Ce qui est certain, c’est que quand je considère aujourd’hui tout l’ensemble de l’œuvre étonnante de Victor Hugo, dans laquelle il a mis de plus en plus hardiment et fait sortir tout ce qu’il avait en lui de force, de qualités et de défauts, en les poussant jusqu’au bout et à outrance, je sens combien je suis demeuré timide à son égard et insuffisant comme critique : j’en suis resté avec lui très en arrière, à l’autre versant de la montagne, sans doubler le sommet et sans redescendre les dernières pentes si déchirées et si rapides. Aujourd’hui même le moment ne me semble pas encore venu pour chercher et pour donner la clef de cette organisation d’artiste et de poëte qui est assurément la plus extraordinaire et la plus inattendue qu’ait vue paraître la littérature française . Que si ma pensée se reporte, non plus sur le poëte, mais sur l’homme auquel tant de liens de ma jeunesse m’avaient si étroitement uni et en qui j’avais mis mon orgueil, ressongeant à celui qui était à notre tête dans nos premières et brillantes campagnes romantiques et pour qui je conserve les sentiments de respect d’un lieutenant vieilli pour son ancien général, je me prends aussi à rêver, à chercher l’unité de sa vie et de son caractère à travers les brisures apparentes ; je m’interroge à son sujet dans les circonstances intimes et décisives dont il me fut donné d’être témoin ; je remue tout le passé, je fouille dans de vieilles lettres qui ravivent mes plus émouvants, mes plus poignants souvenirs, et tout à coup je rencontre une page jaunie qui me paraît aujourd’hui d’un à-propos, d’une signification presque prophétique ; je n’en avais été que peu frappé dans le moment même. Hugo en 1830 était surtout un homme littéraire ; il se ralliait à la révolution de Juillet par un principe général de libéralisme plutôt que par un enthousiasme personnel. Dans les premières années qui suivirent, il semblait que, sauf un peu plus de vivacité dans ce qui concernait les droits du poëte au théâtre, il fût resté dans cette même mesure. Et pourtant, lorsque après les événements de juin 1832, à la suite de l’insurrection, Paris fut mis en état de siège, quand on put craindre à un moment une réaction sanglante et qu’il fut question d’insérer dans le National une protestation revêtue de signatures, Victor Hugo, que j’avais prévenu de la part de Carrel, me répondit par cette lettre, à laquelle je ne change pas un seul mot :

« Je ne suis pas moins indigné que vous, mon cher ami, de ces misérables escamoteurs politiques qui font disparaître l’article 14 et qui se réservent la mise en état de siège dans le double fond de leur gobelet !

« J’espère qu’ils n’oseront pas jeter aux murs de Grenelle ces jeunes cervelles trop chaudes, mais si généreuses. Si les faiseurs d’ordre public essayaient d’une exécution politique, et que quatre hommes de cœur voulussent faire une émeute pour sauver les victimes, je serais le cinquième.

« Oui, c’est un triste, mais un beau sujet de poésie que toutes ces folies trempées de sang ! Nous aurons un jour une république, et quand elle viendra, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera mûr qu’en août. Sachons attendre. La république proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne de nos cheveux blancs.

« Mais il ne faut pas souffrir que des goujats barbouillent de rouge notre drapeau. Il ne faut pas, par exemple, qu’un F. S., dévoué il y a un an à la quasi-censure dramatique de M. d’Argout, clabaude à présent en plein café qu’il va fondre des balles. Il ne faut pas qu’un F… annonce en plein cabaret, pour la fin du mois, quatre belles guillotines permanentes dans les quatre principales places de Paris. Ces gens-là font reculer l’idée politique, qui avancerait sans eux. Ils effrayent l’honnête boutiquier qui devient féroce du contre-coup. Ils font de la république un épouvantail. 93 est un triste asticot. Parlons un peu moins de Robespierre et un peu plus de Washington.

« Adieu. Nous nous rencontrerons bientôt, j’espère. Je travaille beaucoup en ce moment. Je vous approuve de tout ce que vous avez fait, en regrettant que la protestation n’ait pas paru. En tout cas, mon ami, maintenez ma signature près de la vôtre.

« 12 juin 1832. »

Tout l’avenir d’un homme marquant est contenu à l’avance dans chaque moment de sa vie : il ne s’agirait que de le dégager. Une foule de pensées et de sentiments roulent en lui et se combattent ou se confondent : comment démêler le principe qui dominera ? Il faudrait être prophète ; car ce sont les événements aussi qui contribueront à mettre en saillie et à développer cette dominante. Et cependant après coup, si l’on y revient, si l’on repasse sur ce fond moral antérieur, pour peu qu’on ait des éléments suffisants, on distingue la veine qui devait prévaloir. Ainsi nous avons fait pour Lamartine dans ce discours de réception à l’Académie en 1830 ; ainsi nous faisons pour Victor Hugo en retrouvant par hasard et en détachant cette lettre intime de 1832 qui tranche par le ton sur toutes les autres. Le Victor Hugo de Jersey et de Guernesey y était en germe et levait déjà le front : déjà le tribun perçait sous le songeur.

Et maintenant, si de ces hauteurs nous descendons à de menus détails littéraires, à ces petites choses auxquelles pour ma part j’attache de l’importance, j’ai besoin de rectifier sur quelques points le passage, très-bienveillant d’ailleurs et tout favorable, qui m’est accordé dans le livre de biographie domestique intitulé : Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie ; on y lit (t. II, p. 154) :

« Il y avait alors un journal auquel le nom de ses rédacteurs, MM. Guizot, Dubois, Jouffroy, Cousin , etc., donnait une certaine importance, surtout dans les salons : le Globe, universitaire et gourmé, avait pour les novateurs une sorte de bienveillance protectrice. Il s’interposait entre les combattants, enseignant le progrès à droite et la modération à gauche. M. Dubois fit un article plus chaleureux que l’auteur ne l’avait attendu et presque enthousiaste de l’ode intitulée les Deux Îles.

« M. Victor Hugo ne fermait jamais sa porte, même pendant ses repas. Un matin, il déjeunait, quand la domestique annonça M. Sainte-Beuve. Elle introduisit un jeune homme qui se présenta comme voisin et comme rédacteur d’un journal ami : il demeurait rue Notre-Dame des Champs, et il écrivait dans le Globe. Le Globe ne s’en tiendrait pas, dit-il, à un seul article sur Cromwell ; c’était lui-même qui ferait les autres. Il avait demandé à s’en charger, redoutant un retour de M. Dubois, qui n’était pas tous les jours d’une humeur si admirative et qui redeviendrait bien vite professeur. L’entrevue fut fort agréable, et l’on se promit de se revoir, ce qui était d’autant plus facile que M. Victor Hugo allait se rapprocher encore de son critique et loger lui-même rue Notre-Dame des Champs. »

Dans ces récits faits en courant et à si longue distance, la mémoire, si on ne la contrôle de près, a bien de la peine à ne pas être involontairement infidèle. C’est ce qui est arrivé dans ce cas au bienveillant narrateur. Ainsi ce ne fut point à l’occasion du Cromwell que j’allai pour la première fois chez Victor Hugo (en janvier 1827) ; le Cromwell n’avait point encore paru, et l’auteur devait seulement en faire prochainement lecture, ou en partie, dans le salon de son beau-père. Je n’y allais pas non plus pour m’offrir d’en parler, ni pour faire des avances : j’étais trop critique, même dans ma jeunesse, pour aller d’emblée me jeter à la tête des auteurs dont je pouvais avoir à parler. Mais voici ce qui se passa : j’avais été chargé par M. Dubois de rendre compte dans le Globe du recueil des Odes et Ballades ; je l’avais fait avec des réserves, mais dans un assez vif sentiment de sympathie et de haute estime. Victor Hugo étant allé voir M. Dubois lui demanda mon nom et mon adresse pour me remercier. Or, précisément, je demeurais porte à porte, et sans le savoir, près de Victor Hugo, non pas encore rue Noire-Dame-des-Champs, mais bien rue de Vaugirard. Hugo y occupait un modeste appartement au second, no 90, et moi j’y habitais avec ma mère au no 94. Hugo étant venu chez moi sans me rencontrer et m’ayant laissé sa carte, j’allai lui rendre sa visite le lendemain vers midi, et je le trouvai à déjeuner. La conversation, dès les premiers mots, roula en plein sur la poésie ; Mme Hugo me demanda à brûle-pourpoint de qui donc était l’article un peu sévère qui avait paru dans le Globe sur le Cinq-Mars de De Vigny : je confessai qu’il était de moi. Hugo, au milieu de ses remercîments et de ses éloges pour la façon dont j’avais apprécié son recueil, en prit occasion de m’exposer ses vues et son procédé d’art poétique, quelques-uns de ses secrets de rhythme et de couleur. Je faisais dès ce temps-là des vers, mais pour moi seul et sans m’en vanter : je saisis vite les choses neuves que j’entendais pour la première fois et qui, à l’instant, m’ouvrirent un jour sur le style et sur la facture du vers ; comme je m’occupais déjà de nos vieux poëtes du xvie siècle, j’étais tout préparé à faire des applications et à trouver moi-même des raisons à l’appui. Une seconde visite acheva de me convertir et de m’initier à quelques-unes des réformes de l’école nouvelle. Rentré chez moi, je fis un choix de mes pièces de vers et les envoyai à Victor Hugo, ce que je n’avais osé jusqu’alors avec personne ; car je sentais bien que mes maîtres du Globe, vraiment maîtres en fait d’histoire ou de philosophie, ne l’étaient point du tout en matière d’élégie. Hugo, en me répondant à l’instant, et en louant mes vers, sut très-bien indiquer, par les points mêmes sur lesquels portait son éloge, quelles étaient tout à côté mes faiblesses. J’étais conquis dès ce jour à la branche de l’école romantique dont il était le chef. Quelques mois après, nous allions, lui et moi, habiter rue Notre-Dame-des-Champs où, par un nouvel et heureux hasard, je me trouvai encore son proche voisin, lui au no 11 et moi au 19. Une vive intimité s’ensuivit. Mon Joseph Delorme, déjà commencé dans la solitude et le silence, s’augmenta d’élégies plus fermes et d’un accent plus précis. Une période tout enthousiaste de trois années commença pour moi (1827–1830) ; elle acheva de se consacrer dans mon culte intérieur par le recueil des Consolations qui est resté à mes yeux comme le sanctuaire ardent et pur des plus belles heures de ma jeunesse.