(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXVII et dernier » pp. 442-475
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXVII et dernier » pp. 442-475

Chapitre XXXVII et dernier

1679 et 1680 (fin de la huitième période). — Mademoiselle De Fontanges, nouvelle maîtresse du roi. — Madame de Montespan moins jalouse d’elle que de madame de Maintenon. — Grossesse, maladie, mort de madame de Fontanges. — Éloignement définitif de madame de Montespan. — Étroite amitié du roi et de madame de Maintenon. — Triomphe de madame de Maintenon qui obtient du roi un retour vers la reine dont il faisait le malheur. — Le triomphe de madame de Maintenon est celui de la société polie.

Ces deux années amenèrent enfin le dénouement des difficultés qui compliquaient la situation de madame de Maintenon, de madame de Montespan et des maîtresses.

Le 27 février 1679, madame de Sévigné écrit au comte de Bussy-Rabutin : « On parle de changements d’amours à la cour ; le temps nous en éclaircira133 ».

Le 12 mars, le marquis de Brichanteau écrit : « Madame de Montespan partit, mercredi 15 de ce mois, brusquement de Saint-Germain pour Paris. On dit qu’il y a quelque brouillerie dans le ménage, et que cela vient de la jalousie qu’elle a d’une jeune fille de Madame, appelée Fontanges. »

Madame de Montespan ne connaissait pas la passion du roi pour madame de Fontanges, elle ignorait sa grossesse, qui n’était plus un secret que pour elle. Elle était seulement blessée de la négligence du roi et de ses attentions pour cette jeune et belle personne, qu’elle appelait une belle idiote, et elle avait recours à son secret ordinaire pour rappeler sur elle l’attention, c’était de s’éloigner. La paix ne fut pas difficile à faire. Madame de Montespan revint bientôt à la cour.

La liaison du roi avec madame de Maintenon inquiétait plus madame de Montespan que celle de madame de Fontanges, qu’elle regardait comme une fantaisie, et dont elle ignorait toujours l’importante conséquence. Le 1er avril 1679, elle écrit à madame de Saint-Géran son amie :

« Madame de Montespan m’accuse d’aimer le roi : je m’en suis moquée, et je lui ai dit qu’il ne lui conviendrait pas de me reprocher une faute dont elle m’aurait donné l’exemple. Mais, a-t-elle répliqué, ne vous mettez pas eu tête qu’il aime une personne… Elle n’a pas fini, et c’est la première fois que je l’ai vue se modérer dans ses transports. Elle m’a dit que ma faveur ne durerait qu’autant que la sienne. Je lui ai répondu avec fermeté, qu’à mon âge on ne pouvait faire ombrage a un esprit bien fait ; que ma conduite, dont elle avait été témoin dix ans de suite, démentait tous ses soupçons ; que j’avais si peu songé au dessein qu’elle me prêtait, que je l’avais souvent priée de m’obtenir la permission de me retirer ; que je ne souffrirais plus désormais ses hauteurs, que ses inégalités abrégeaient mes jours par les chagrins qu’elles me causaient — Et qui vous retient ici ? m’a-t-elle dit. — La volonté du roi, lui ai-je répondu, mon devoir, ma reconnaissance et l’intérêt de mes proches. Cette conversation n’a pas été plus loin. Je me suis retirée, et me voici seule à gémir sur mes peines et à m’en consoler avec vous. »

Quelques jours après (le 19 avril), on voit dans une nouvelle lettre à madame de Saint-Géran, que madame de Maintenon a d’autres consolations que celle de gémir de sa condition dans le sein de son amie. « Le roi, lui écrit-elle, a passé deux heures dans mon cabinet ; c’est l’homme le plus aimable de son royaume. Je lui ai parlé du Bourdaloue. Il m’a écoutée avec attention. Peut-être n’est-il pas aussi éloigné de penser à son salut que sa cour le croit. Il a de bons sentiments et des retours fréquents vers Dieu. Il serait bien triste que Dieu n’éclairât pas une âme faite pour lui. » Cependant les yeux jaloux de madame de Montespan ont découvert l’intrigue du roi et de madame de Fontanges. Elle en fait de violents reproches au roi, qui ne prend pas la peine de dissimuler. Madame de Maintenon, témoin de la scène qui se passa entre eux, en parle ainsi à madame de Saint-Géran dans une lettre du 4 mai :

« Le roi eut hier une conversation fort vive avec madame de Montespan. J’étais présente. Diane (Fontanges) en était le sujet. J’admirai la patience du roi et l’emportement de cette glorieuse. Tout finit par ces mots foudroyants : Je vous l’ai déjà dit : je ne veux pas être gêné. Madame de Montespan me demande mes conseils. Je lui parle de Dieu, et elle me croit d’intelligence avec le roi. Elle s’emporte contre la pauvre fille, contre le P. de La Chaise, contre M. de Noailles. Elle exagère les dépenses. Elle invente des calomnies. Elle passe des heures entières avec M. de Louvois et avec madame de Thianges… L’habitude lui a attaché le roi. Je crains qu’il n’y revienne par pitié. »

Après cette scène, madame de Montespan se retira à Clagny. Le roi ne l’alla point voir et ne la rappela point. Madame de Maintenon écrit à ce sujet à madame de Saint-Géran, le 26 mai : « Le roi fuit avec trop d’affectation madame de Montespan. Elle s’est retirée à Clagny ; toute la cour croit qu’ils sont brouillés sans retour. Le roi avoue qu’il l’aime encore, et plus qu’il ne voudrait. Le duc du Maine l’attache à sa mère ; il ne peut le voir sans s’attendrir. » Bientôt, en effet, madame le Montespan revint à la cour.

La querelle recommence entre elle et madame de Maintenon. Le 14 juin, celle-ci écrit à son amie, madame de Saint-Géran :

« Les bontés du roi ne me dédommagent point de la perte de ma tranquillité. Madame de Montespan veut absolument que je cherche à être sa maîtresse (du roi). Mais, lui ai-je dit, il en a donc trois ? Oui, m’a-t-elle répondu : moi de nom, cette fille de fait, et vous du cœur. Je lui ai représenté en toute douceur qu’elle écoutait trop ses ressentiments. Elle m’a répondu qu’elle connaissait mes artifices… Elle m’a reproché ses bienfaits, ses présents, ceux du roi… Je l’aime, et ne puis me persuader qu’elle me haïsse… »

Pendant que madame de Montespan s’inquiétait des prétentions qu’elle supposait à madame de Maintenon, elle ne se doutait pas que le roi, déjà las de madame de Fontanges, faisait la cour à madame de Grammont ; ce qui est le sujet d’une lettre plaisante de madame de Sévigné à sa fille, en date du 24 novembre.

Et cependant madame de Montespan obtenait encore des retours de quelques moments. Le 2 août, madame de Maintenon écrivait à son amie : « Les jalousies ont cessé, la paix est faite… ; madame de Montespan est plus brillante et plus adorée que jamais. Elle me flatte, me confie tous ses desseins, me consulte et m’écoute. » Sa douceur venait du sentiment de son déclin. Le 28 octobre, madame de Maintenon écrivait à madame de Saint-Géran. « Le prince (le duc du Maine) est l’idole du roi. Plus sa tendresse pour son fils augmente, plus il semble que son amour pour la mère diminue ; ce n’est plus que comme un premier goût. Il est homme d’habitude… Le roi lit quelquefois l’Écriture sainte, et il trouve que c’est le plus beau de tous les livres. Il reconnaît ses faiblesses. Il faut attendre que la grâce agisse. »

La rupture du roi avec madame de Montespan fut déclarée définitive et irrévocable par un de ces bienfaits qui acquittent tous les comptes passés : le roi lui donna la charge de surintendante de la maison de la reine, dont madame la comtesse de Soissons eut ordre de se défaire, et ordonna à l’ex-favorite de se retirer de la cour.

Dans ce même temps, madame de Maintenon fut nommée seconde dame d’atours de madame la dauphine ; ce qui la tira de toute dépendance et même de toute relation d’infériorité à l’égard de madame de Montespan. Sa faveur augmentait tous les jours. « Ce sont, écrit madame de Sévigné, des conversations infinies avec Sa Majesté, qui donne à madame la dauphine (chez qui il trouvait madame de Maintenon) tout le temps qu’il donnait à madame de Montespan134. De plus, Sa Majesté va très souvent passer deux heures de l’après-dîner dans la chambre de madame de Maintenon, à causer avec une amitié, un air libre et naturel qui rend cette place la plus désirable du monde. »

Telle était la jalousie de madame de Montespan pour madame de Maintenon, qu’elle prenait à peine garde à la maîtresse en titre, madame de Fontanges, dont pourtant le roi s’appliquait à manifester le règne par une ostentation et des profusions sans exemple. À la fin de février, le roi partant pour aller au-devant de madame la dauphine, « il se trouva le matin dans la cour de Saint-Germain un très beau carrosse tout neuf, à huit chevaux, avec chiffres, plusieurs chariots et fourgons, quatorze mulets, beaucoup de gens autour habillés de gris ; et dans le fond de ce carrosse monte la plus belle personne de la cour, avec Des Adrets seulement, et des carrosses de suite pour les femmes135. »

Le 6 mars, il y eut bal à Villers-Cotterets : « madame de Fontanges y parut brillante et parée des mains de madame de Montespan, qui lui rendit ainsi le secours qu’elle-même avait reçu de madame de La Vallière. Madame de Montespan dansa très bien… Fontanges mal. » Le 6 avril, cette belle est nommée duchesse, avec 20 000 écus de pension… Malheureusement, dans le cours de ce mois, madame de Sévigné nous apprend que « cette favorite a besoin d’être traitée d’une perte de sang opiniâtre et très désobligeante. » On a quelques espérances de guérison ; mais on lit dans une lettre de madame de Sévigné, du 14 juillet suivant : « Vous aurez ri de cette personne blessée dans le service ; elle l’est au point qu’on la croit invalide. Elle ne fait point de voyage et s’en va tristement dans le voisinage de Livry. » (À Chelles, dont sa sœur avait été nommée abbesse.)

Le 17, madame de Sévigné raconte des détails du voyage : « Madame de Fontanges avait quatre carrosses à six chevaux, le sien à huit. Toutes ses sœurs y étaient avec elle ; mais tout cela si triste qu’on en avait pitié ; la belle perdant tout son sang, pâle, changée, accablée de tristesse, méprisant 40 mille écus de rente et un tabouret qu’elle a, et voulant la santé et le cœur du roi qu’elle n’a pas. »

Le 21 juillet, madame de Sévigné écrit : « La place me paraît vacante. Elle (madame de Fontanges) est une espèce de rouée, comme la Ludres, Elles ne feront peur à personne, ni l’une ni l’autre. »

Pendant ces souffrances, ces dégoûts, ces disgrâces, la faveur de madame de Maintenon croissait toujours. La reine et madame la dauphine ayant cessé d’être en bonne intelligence, la reine accusa madame de Maintenon de ce refroidissement. Madame de Sévigné nous apprend, dans une lettre du 5 juin, que « le roi la console de cette disgrâce. Elle va chez lui, dit-elle, tous les jours, et les conversations sont d’une longueur à faire rêver tout le monde ».

Le 9 juin, elle écrivait : « La faveur de madame de Maintenon croît toujours ; celle de Quantova (madame de Montespan) diminue à vue d’œil. » Le 21 : « On me mande que les conversations de S. M. avec madame de Maintenon ne font que croître et embellir, qu’elles durent depuis six heures jusqu’à dix, que la bru (madame la dauphine) y va quelquefois faire une visite assez courte ; qu’on les trouve chacun dans une grande chaise, et qu’après la visite finie on reprend le fil du discours. Mon amie (madame de Coulanges) me mande qu’on n’aborde plus la dame sans crainte et sans respect, et que les ministres lui rendent la cour que les autres leur font. Madame de Coulanges m’écrit au retour de Saint Germain ; elle est toujours surprise de la sorte de faveur de madame de Maintenon. Enfin, nul autre ami n’a autant de soin et d’attention que le roi en a pour elle : et ce que j’ai dit bien des fois, elle lui fait connaître un pays tout nouveau, je veux dire le commerce de l’amitié et de la conversation, sans chicane et sans contrainte ; il en paraît charmé. »

Cette lettre du 21 juin renferme tout le secret de la faveur dont jouissait madame de Maintenon, et de celle où elle devait parvenir.

Autre du 11 septembre : « La faveur de madame de Maintenon est toujours au suprême. Le roi n’est que des moments chez madame de Montespan et chez madame de Fontanges, qui est toujours languissante. »

Du 18 septembre : « Je ne sais auquel des courtisans la langue a fourché le premier ; ils appellent tout bas madame de Maintenon, madame de Maintenant. Cette dame de Maintenon ou de Maintenant passe tous les soirs, depuis huit heures jusqu’à dix, avec S. M. M. de Chamarante la mène et la ramène à la face de l’univers136. »

Je remarque ici qu’en 1680, époque du premier éclat de cette insigne faveur, madame de Maintenon avait quarante-cinq ans ; et cette circonstance fixe la date inconnue d’une lettre à madame de Frontenac, rapportée dans tous les recueils. Cette lettre est en réponse aux félicitations de la comtesse. « À quarante-cinq ans, dit madame de Maintenon, il n’est plus temps de plaire, mais la vertu est de tous les âges… Il n’y a que Dieu qui sache la vérité… Je le renvoie toujours affligé, jamais désespéré. »

On se rappelle qu’en 1672 elle écrivait à madame de Saint-Géran : « Le maître vient quelquefois chez moi, malgré moi, et s’en retourne désespéré, jamais rebuté. » Je suis persuadé qu’il n’y a pas une âme délicate, pas une femme qui ne sente une différence entre les deux locutions, et ne se plaise à en discerner le caractère d’après les circonstances. Le roi, en 1672, essayait ses premières séductions, et son but était le plaisir. En 1680, la liaison était formée, l’affection morale avait commencé, l’âme était exaltée. Le but n’était pas seulement de posséder la personne, c’était aussi et surtout de posséder le cœur et d’obtenir un tendre retour. Quand Louis s’en retournait, en 1672, désespéré, mais non rebuté, les désirs des sens étaient repoussés, le besoin, l’espérance de plaire commençaient à se faire sentir ; le prince, jeune et ardent, était désespéré ; le prince, aimable et charmé, n’était pas rebuté, ou ne se rebutait pas. Mais en 1680, à Versailles, le prince galant et libertin était affligé ; le prince aimable et amoureux était aimé, il savait l’être, et il n’était pas désespéré. Est-ce ainsi qu’il faut l’entendre137 ?

Le 28 juin 1681, madame de Fontanges, qui s’était retirée à l’abbaye de Port-Royal, mourut. Cette mort, la retraite pieuse qui l’avait précédée, et qui rappelait celle de madame de La Vallière, l’âge, la réflexion dont le roi prenait l’habitude avec madame de Maintenon, le jetèrent dans une tristesse profonde et suspendirent le cours de ses dérèglements.

Le 24 août, madame de Maintenon écrivait à madame de Saint-Géran une lettre remarquable, dont ses détracteurs ont tiré une conséquence offensante pour sa mémoire. Cette lettre disait entre autres choses : « Le roi commence à penser sérieusement à son salut et à celui de ses sujets. Si Dieu nous le conserve, il n’y aura plus qu’une religion dans son royaume ; c’est le sentiment de M. de Louvois, et je le crois là-dessus plus volontiers que M. Colbert, qui ne pense qu’à ses finances et presque jamais à la religion. »

On a pu conclure de cette lettre que l’expulsion des protestants, opérée en 1683, était projetée dès 1680, et que madame de Maintenon, qui dès lors était dans la confidence, avait approuvé cette persécution et y avait concouru au moins en ne l’empêchant pas. Il ne serait pas impossible d’en tirer encore cette autre conséquence, que madame de Maintenon a favorisé, peut-être même a déterminé le penchant du roi à la dévotion, et fait jouer ce ressort pour assurer sa fortune.

Quoiqu’il n’entre pas dans mon sujet de faire connaître les causes qui opérèrent la révocation de l’édit de Nantes, ni de faire connaître la vie politique de madame de Maintenon, je veux indiquer au moins les autorités et les faits d’où il résulte que madame de Maintenon a été non seulement étrangère, mais aussi opposée qu’elle pouvait l’être à la persécution des protestants, et je crois pouvoir conclure, avec une pleine assurance, de tout ce qui précède, que la fortune de madame de Maintenon fut exclusivement le triomphe de ses charmes.

Les Mémoires du duc de Saint-Simon138 nous apprennent que les jésuites firent entrer dans l’aine de Louis XIV les premières semences de haine contre les protestants. Ils avaient à se venger du coup que Pascal leur avait porté dans l’esprit de tous les hommes sincèrement pieux. Ils accusèrent les jansénistes de faire cause commune avec les protestants, et ceux-ci d’être des républicains, et de dangereux ennemis du pouvoir royal. Ils frappaient ainsi deux ennemis à la fois. L’orgueil du prince le plus jaloux de son autorité étant intéressé par ces accusations à la persécution des protestants, d’autres circonstances vinrent l’irriter. Dès 1677, les remontrances de l’assemblée du clergé, ou les jésuites avaient de puissants amis, les sollicitations de la cour de Rome, provoquées par les intrigues de la société, les conseils du chancelier Le Tellier et du marquis de Louvois son fils, tous deux ennemis de Colbert, qui protégeait les protestants comme des sujets utiles, enfin l’intérêt particulier de Louvois, ministre de la guerre, qui était atterré, dit Saint-Simon, par le poids d’un armistice de vingt années, à peine commencées, et qui voulait rendre ses troupes nécessaires par la persécution des huguenots, (elles furent les causes des dragonnades de 1683 et 1684. La révocation de l’édit de Nantes, qui eut lieu en 1685, était l’inévitable conséquence des dragonnades. On se persuada aisément qu’après avoir rendu furieux et irréconciliables des malheureux qu’on n’avait pu exterminer, le moyen le plus sûr de n’avoir rien à craindre d’eux était de les chasser. Telle lui la cause de la révocation de l’édit de Nantes.

On voit que madame de Maintenon n’y était pour rien : c’est ce que pensaient le duc de Saint-Simon et Voltaire ; l’un, détracteur impitoyable de cette femme illustre, l’autre, ennemi juré de toute persécution, ardent ennemi du fanatisme religieux. Qui aura le droit d’accuser ici celle qu’ils ont déclarée irréprochable ?

Qui ne connaît la lettre qu’elle écrivît à son frère dont le zèle pour les dragonnades l’affligeait ? « Ayez pitié, lui écrivait-elle, de gens plus malheureux que coupables. Il faut attirer les hommes par la douceur et la charité. » En 1684, elle écrivait à madame de Saint-Géran : « Il faut convertir et non persécuter. »

Le marquis de Ruvigny, député des protestants du royaume près de Louis XIV, lui avait dit, pour l’intéresser en leur faveur, que madame de Maintenon était née calviniste. Le roi se fit un titre de cette déclaration pour interdire toute observation à cette femme qu’on supposait toute-puissante. Le roi imputait à l’ancienne religion qu’elle avait professée tout ce qu’elle pouvait dire ou insinuer contre le système de persécution : « Cela m’engage », écrit-elle à la comtesse de Frontenac, « à approuver des choses fort contraires à mes sentiments. » Approuver est là pour ne pas désapprouver.

Mais un document plus authentique et plus frappant de l’aversion de madame de Maintenon pour le système suivi contre les protestants, et de la honte qu’elle inspira au roi des excès qui continuèrent après la révocation de l’édit de Nantes, c’est la tragédie à Esther qu’elle fit composer par Racine pour la maison de Saint-Cyr, et qui y fut représentée devant le roi. Assuérus était manifestement le roi trompé par Aman d’accord avec Wasti. Aman c’était Louvois ; Wasti, madame de Montespan ; Esther, madame de Maintenon, née comme Esther dans la religion persécutée par Aman. Cette pièce est une véritable protestation, au moins, contre les violences dont les sectaires étaient l’objet ; et je ne veux rien ajouter à cette réfutation des calomnies écrites contre madame de Maintenon sur ce sujet. Je reviens aux faits et j’en reprends la suite.

Au mois de mars 1682, le roi s’établit à Versailles. Il exila plusieurs des jeunes gens des familles les plus considérables de la cour ; il était indigné de leurs mœurs. Madame de Maintenon écrit à ce sujet à Gobelin, le 2 juin, de Saint-Germain, une lettre où se trouvent de légères traces de son secret amour pour le roi et une nouvelle indication de la tendresse du roi pour elle. Elle promet à Gobelin le plaisir de voir le roi très aimable et très chrétien à la messe, quand il viendra à Versailles ; elle parle de la simplicité de la chambre qu’elle occupe ; mais elle ajoute : « Plût au ciel qu’il y en eut autant dans mon cœur, et que sans compter ce que je n’y connais pas, le n’y découvrisse pas encore des replis qui peuvent gâter ce que je suis ! » Toutefois elle est ravie de ce que tout le monde loue le roi, et voudrait qu’il en rapportât la gloire à Dieu seul.

La sévérité que le roi exerçait alors sur les mœurs de la jeunesse de la cour se reportait aussi sur lui-même. Il voyait encore madame de Montespan, mais sur le pied de la simple amitié : elle n’en conservait pas moins l’espérance d’un retour ; mais rien n’y prêtait de la part du roi. La naissance de M. le duc de Bourgogne lui donna lieu de manifester le fond de ses sentiments pour la reine, et ces affections de famille qui reprennent si doucement leur place dans les âmes bien nées, après en avoir été quelque temps bannies. « On est ici dans la plus grande joie », écrivait le 7 août madame de Maintenon à madame de Saint-Géran ; « le roi a fait un fort beau présent à madame la dauphine. Il a en ce moment entre ses bras le petit prince ; il a félicité monseigneur comme un ami ; il en a donné les premières nouvelles à la reine. Enfin tout le monde dit qu’il est adorable. Madame de Montespan sèche de notre joie ; elle meurt de jalousie, tout lui déplaît et l’importune, et elle prétend que les couches des autres lui sont aussi funestes que les siennes. Elle en veut surtout au P. de La Chaise, qui ne fait que son devoir, mais qui le fait mieux que jamais. Nous vivons avec les apparences d’une sincère amitié. Les uns disent que je me veux mettre à sa place, et ne connaissent ni mon éloignement pour ces sortes de commerces, ni l’éloignement que je voudrais en inspirer au roi. La plupart s’imaginent que je conspire avec elle. Quelques-uns croient que je « eux la ramener à Dieu. Je le souhaiterais bien, mais je ne l’espère pas. Il y a un cœur mieux fait sur lequel j’aurais de plus grandes espérances. »

Il paraît que madame de Maintenon mit alors à profit les bonnes dispositions que la naissance du duc de Bourgogne avait inspirées au roi, et réalisa une des grandes espérances qu’elle avait fondées sur ce cœur bien fait, en obtenant de lui un retour de tendresse vers la reine, dont sa négligence faisait le malheur. Une particularité du caractère de Louis XIV était son respect pour la bienséance, que La Rochefoucauld appelle la moindre de toutes les lois et la plus suivie. Madame nous apprend dans ses lettres originales que « le roi, malgré ses intrigues, couchait régulièrement toutes les nuits avec la reine. Mais », ajoute Madame, « il ne se comportait pas toujours comme elle l’aurait désiré en bonne Espagnole. Par là elle s’apercevait fort bien si le roi avait fait de ses tours ordinaires139. » Plus loin, Madame rapporte que « la reine crut avoir des obligations infinies à madame de Maintenon de ce qu’elle avait chassé la Montespan. Grâce à madame de Maintenon, le roi couchait avec la reine. C’était avoir acquis de grands droits à la reconnaissance d’une bonne Espagnole140 ». Plus loin encore, Madame raconte que « la reine était enchantée quand le roi couchait maritalement avec elle. Elle avait tant de gaité alors et frottait ses petites mains l’une dans l’autre141 ».

Madame de Maintenon parle en termes plus modestes, mais non moins significatifs, du changement arrivé dans la situation de la reine. Elle écrit le 1er novembre 1682, de Maintenon, à la comtesse de Saint-Géran : « La famille royale vit dans une union tout à fait édifiante. Le roi s’entretient des heures entières avec la reine. Le don qu’elle m’a fait de son portrait est tout ce qu’il y a de plus agréable pour moi depuis que le suis à la cour. C’est dans mon esprit une distinction infinie ; madame de Montespan n’a jamais eu rien de semblable. »

Le bonheur de Marie-Thérèse dura peu. Elle mourut à Versailles le vendredi 30 juillet 1683, âgée de quarante-cinq ans.

Le roi, fort affligé, se retira à Marly : madame de Maintenon l’y suivit. Le 10 septembre, elle écrivait de Fontainebleau à madame de Saint-Géran : « Madame de Montespan s’est jetée dans la plus grande dévotion ; il est bien temps qu’elle nous édifie. Je ne songe plus à me retirer. » La dévotion de madame de Montespan n’était pas si profonde qu’elle ne saisit toutes les occasions de nuire à madame de Maintenon. « Je sais », dit celle-ci à madame de Saint-Géran, dans sa lettre du 18 novembre, « je sais qu’elle a dit au roi que je m’étais mis en tête de le gouverner, et je sais aussi qu’elle n’a pas eu lieu d’être contente de la réponse du roi. C’est l’homme de la cour qui a le plus de sens et qui donne le moins dans les pièges… »

Vers le milieu de l’année 1685, le roi épousa madame de Maintenon, un peu plus de deux ans après la mort de Marie-Thérèse.

Je m’arrête ici. Par les dernières paroles qu’on vient de lire, j’ai déjà passé les bornes de mon sujet. Je n’ai pas eu le dessein d’écrire la vie entière de madame de Maintenon, et de la suivre dans son existence politique. J’ai voulu seulement montrer, dans le plus grand événement de sa vie, le triomphe d’une des plus illustres personnes de la société polie, et de cette société elle-même dont elle fut l’ornement et la gloire. Le triomphe de madame de Maintenon ne fut pas de s’élever au rang de femme légitime d’un puissant roi : ce fut d’avoir ramené ce prince à ses devoirs envers la reine dont il faisait le malheur par le désordre de sa vie, et d’avoir mis fin à la contagion de son exemple. Voilà le véritable titre de madame de Maintenon au respect général. Là, sa vertu éclate avec tous ses autres mérites ; là, nul soupçon d’intérêt personnel ne peut l’atteindre ; là fut même le pénible sacrifice de ses sentiments, s’il est vrai, comme on n’en peut douter et comme le disait sa clairvoyante rivale, qu’elle aimât ce roi dont elle remettait la reine en possession, et que les désirs qu’elle reconduisit vers la couche conjugale, s’étaient allumés ou éveillés pour elle.

Laissons aux âmes communes (et madame de Montespan était du nombre, malgré la distinction de son esprit la satisfaction de penser, ou de le dire, que madame de Maintenon mit en œuvre tous les manèges de la coquetterie pour se faire aimer du roi, et elle qui, pouvant devenir sa maîtresse, le ramène à ses devoirs de mari. Qu’on l’accuse de s’être faite dévote et d’avoir fait manœuvrer des prêtres pour se faire épouser, elle qui avait acquis le cœur du roi et obtenu sa renonciation aux maîtresses, durant la vie de la reine plus jeune qu’elle ! Sans doute, après la mort de Marie-Thérèse, la religion, qui faisait encore obstacle aux désirs du roi, lui offrait aussi le moyen de les satisfaire mais ce n’était pas la religion qui l’avait rendu dès longtemps amoureux de madame de Maintenon. L’amour aurait suffi peut-être pour déterminer le roi à l’épouser ; mais quelle puissance aurait eue, en cette circonstance, la religion sans l’amour142 ? Encore une fois, ce n’est point le mariage qui est la gloire de madame de Maintenon, c’est le désintéressement, c’est le sacrifice de son amour, c’est le vertueux usage de l’empire qu’il lui donnait sur le cœur du roi pour le remettre dans ses devoirs : et c’est à l’honnêteté morale de madame de Maintenon, à celle de sa société tout entière, à la considération et aux aimables qualités qu’elle tenait de ses nobles amies, qu’est due la gloire que j’ai pris plaisir à célébrer.

Eh ! quel esprit est assez grossier pour ne pas comprendre les paroles de madame de Sévigné, qui dévoilent tout le mystère de la fortune de son amie ? « Nul autre ami, dit-elle, n’a autant de soin et d’attention que le roi en a pour elle. Et ce que j’ai dit bien des fois, elle lui fait connaître un pays tout nouveau, je veux dire le commerce de l’amitié et de la conversation sans chicane et sans contrainte ; il en paraît charmé. »

Certes, elle devait être d’un grand charme cette amitié qui, dans madame de Maintenon, était de l’amour retenu par la raison, la justice, l’honneur, la bienséance ; cette amitié, où les sens entraient pour quelque chose, mais soumis à de plus hautes et plus puissantes sympathies, celles de l’âme et de l’intelligence, à de plus nobles besoins, ceux de la considération et du respect de soi-même ; cette amitié passionnée que l’honneur forçait à résister au plus doux penchant, qui ne souffrait pas moins de sa résistance que l’ami à qui elle était opposée ; cette tendresse qui avait autant besoin d’être consolée de ses refus que celui qui les essuyait et dont la souffrance parvenait à obtenir des encouragements de l’amant voluptueux et contrarié. Elle devait être féconde en jouissances nouvelles cette amitié vive qui, par une conversation animée, sans chicane et sans contrainte, multipliait sans cesse et variait à l’infini ses épanchements vers l’objet aimé, les lui offrait toujours avec intérêt et toujours à propos, provoquait les siens, lui communiquait une vie nouvelle, une existence inconnue, créait en lui un autre homme, avec des facultés jusque-là ignorées de lui-même, l’introduisait dans ce pays nouveau dont parle madame de Sévigné, où avec d’autres yeux il voyait d’autres choses et d’autres hommes, l’introduisait dans son propre cœur où il n’était jamais descendu, l’apprenait à s’étudier et à se connaître, lui donnait une conscience pénétrée du besoin de sa propre estime, une conscience qui lui rendit bon témoignage de lui et de son amie.

Quelle différence entre ce commerce et celui qu’avait si longtemps entretenu madame de Montespan ! entre l’art d’amuser et celui d’intéresser ; entre le frivole avantage de montrer de l’esprit, et le talent d’en donner !

Tous ces trésors d’idées et de sentiments que madame de Maintenon déposait ou faisait naître dans l’esprit du roi, furent les fondements de sa fortune. Qui pouvait mieux les accroître, les conserver, les soigner, les mettre à l’œuvre, que celle dont ils provenaient ? La conversation avait marié des âmes faites pour s’aimer ; le mariage de ces deux aines était consommé, en pleine fécondité, quand se célébra celui dont l’histoire a tant parlé et dont il n’est heureusement pas resté d’autre fruit.

Ce triomphe de madame de Maintenon fut celui de sa société tout entière. Elle le dut à la réunion des mérites dont la société des femmes d’élite était l’assemblage, à l’émulation d’esprit, de raison, de bienséance qui régnaient entre elles, au désir de se conserver dignes les unes des autres. Madame de Maintenon jetait souvent ses regards vers ses anciennes amies ; elles avaient toujours les yeux sur madame de Maintenon. Elle semblait leur payer une dette en s’élevant par le mérite qu’elle avait acquis dans leur commerce et leur intimité ; et cette société illustre se sentait dignement récompensée de l’honnêteté de ses mœurs, de la culture de ses facultés, par le prix qu’en recevait une d’elles. Elle devait, en effet, croître en considération et acquérir plus d’influence à la cour, à la ville, par l’élévation de madame de Maintenon.

Puisque les conséquences ultérieures de cette fortune ne sont plus de notre sujet, et que nous nous arrêtons ici dans l’histoire de la société polie, jetons un dernier regard sur les personnages qui la composent en 1680, rassemblons-les dans notre pensée : leur aspect suffira pour nous faire entrevoir l’avenir que nous laissons à d’autres le soin de décrire. Passons, pour la dernière fois, la revue des femmes de la société polie, des hommes de cour et hommes du monde, des hommes de lettres et des hommes d’église qui en faisaient partie.

Les femmes célèbres qui restaient, en 1680, de la société de Rambouillet, étaient Madeleine de Scudéry, âgée de 73 ans : elle en vécut 16 au-delà ; Ninon de Lenclos, âgée de 64 : elle en vécut encore 26 ; madame de Sévigné, âgée de 54 : elle en vécut encore 16 ; madame Deshoulières, âgée de 42 : elle en vécut 34 au-delà ; madame de La Sablière, âgée de 33 : elle en vécut encore 13. Restaient avec madame de Sévigné : madame de Grignan, sa fille, madame de Simiane, sa petite-fille, madame de Coulanges, sa cousine. Je ne nomme pas madame de Motteville, âgée de 60 ans : elle voyait peu de monde. Elle finit sa vie à la Visitation de Chaillot.

Ajoutons mademoiselle de Villette, cousine germaine de madame de Maintenon, âgée, en 1680, de 8 ans seulement ; madame d’Heudicourt, à qui Louis XIV avait tourné la tête par quelques hésitations entre elle et mademoiselle de La Vallière.

La cour était florissante ; la gloire y déguisait le désordre des mœurs, ou le rachetait.

« Après la paix de Nimègue, conclue en 1678, Louis, dit Voltaire, fut au comble de la grandeur. Victorieux depuis qu’il régnait, n’ayant assiégé aucune place qu’il n’eut prise, supérieur en tout genre à ses ennemis réunis, la terreur « de l’Europe pendant six années de suite, enfin son arbitre et son pacificateur, ajoutant à ses états la Franche-Comté, Dunkerque et la moitié de la Flandre ; et ce qu’il devait compter pour le plus grand de ses avantages, roi d’une nation alors heureuse et alors le modèle des autres nations. »

Les armées qui avaient conquis les pays dont sa longanimité rendait la plus grande partie par la paix de Nimègue, étaient florissantes, pleines de gloire et de confiance. Les maréchaux qui les avaient commandées jouissaient, à la cour et dans la capitale, des fruits glorieux de leur valeur et de leurs talents. Turenne n’était plus depuis 1675. Mais les maréchaux de Luxembourg, de Créqui, d’Humières, de Navailles, de Schomberg, de Vivonne, de la Feuillade étaient toujours à la cour. L’un avait fermé à Charles IV l’entrée de la Lorraine ; deux autres avaient pris Condé, Bouchain, Valenciennes, Saint-Omer ; deux autres avaient combattu les Espagnols au pied des Pyrénées et les avaient défaits jusque dans la Sicile ; Duquesne, le vainqueur de Ruyter, était avec ces illustres guerriers ; leur réunion, ornement de la paix, était toujours une menace de guerre. Le roi, gardant toutes ses troupes, quand l’Empire d’Espagne, la Hollande, licenciaient les leurs, « fit de la paix, dit Voltaire, un temps de conquête ». Le roi réunit à la couronne, par des tribunaux qu’il établit à Metz et à Brissac, les terres qui avaient autrefois fait partie de l’Alsace ou des trois Évêchés. Aucun des possesseurs n’y put mettre obstacle. Il surprit Strasbourg, qui formait une puissante république. Il réunit dans les Pays-Bas, Alost. Il acheta Casal du duc de Mantoue.

Les années 1680, 1681, 1682 virent Brest, Toulon, Dunkerque, le Havre, Rochefort, devenir des ports immenses, fortifiés, munis d’arsenaux et de magasins. Plus de cent vaisseaux de ligne se montrèrent dans ces ports.

Dans le même temps, Huningue, Sar-Louis, Sarrebruck, Mont-Royal, plus de cent citadelles étaient fortifiées par Vauban.

Dans cette période de splendeur pour le royaume, les arts y furent rois en honneur et les plaisirs enivraient la cour.

En 1680, il ne restait des anciens habitués de l’hôtel Rambouillet que Chapelain, âgé de 85 ans ; Cottin, âgé de 70 ; tous deux finissant leur vie entre la caducité et la décrépitude.

Dans cette même année, le grand Corneille donna son dernier ouvrage, la tragédie de Suréna. Il vécut encore six ans, dans la retraite et la dévotion. Il traduisit l’Imitation en 1681.

Ce qui restait alors de la splendeur poétique de la France, c’étaient La Fontaine, âgé de 56 ans ; Boileau, de 44 ; Racine, de 41 ; Quinault, de 45. On voyait à l’horizon, Regnard, âgé de 33 ans ; Campistron, de 24 ; Dancourt, de 19 ; plus loin, J.-B. Rousseau, âgé de 11 ans ; La Mothe, de 8 ; Duché, de 12 ; Crébillon, de 6. Marivaux n’existait point encore.

Ce qui restait d’écrivains en prose, c’étaient Mézerai, âgé de 70 ans, qui n’en vécut plus que 3 ; Saint-Évremond, âgé de 67 ans, qui en vécut encore 23, mais en Angleterre ; Ménage, aussi dans sa 67e année, qui en vécut encore 12 à compiler ; Pélisson, âgé de 66 ans, qui en vécut encore 17 à convertir des protestants. Parmi ces débris s’élèvent de toute leur grandeur Bossuet, âgé de 53 ans ; Fléchier et Bourdaloue, l’un et l’autre âgés de 48 ; Bayle, âgé de 37. Près deux croissent Fontenelle, âgé de 23 ans ; Fénelon, de 19 ; Massillon, de 17.

Les noms des Bossuet, Fléchier, Bourdaloue, Fénelon, Massillon, nous découvrent d’avance la nouvelle condition de la littérature. L’éloquence de la chaire va s’élever à la plus grande hauteur, devenir la partie éminente de la littérature ; la satire, la comédie se tairont ou baisseront le ton devant elle. Pendant que Corneille traduit l’Imitation, Benserade traduit des hymnes, pour les insérer dans les Heures de Louis XIV. La tragédie, devenue si tendre par la muse de Racine, devient toute pieuse. Racine et Duché composent à l’envi des pièces bibliques. Quinault même n’était pas loin du moment où il dirait :

Je n’ai que trop chanté les jeux et les amours ;
Sur un ton plus sublime il faut me faire entendre.
        Je vous dis adieu, muse tendre,
        Et vous dis adieu pour toujours.

Il tint parole à sa muse, car il chanta les dragonnades sous le titre de L’Hérésie détruite.

La Fontaine seul continuait ses œuvres galantes, faisait des vers à toutes les femmes célèbres par leurs galanteries, à tous les grands dissolus. Mais le temps approchait où il faudrait qu’il s’amendât aussi.

La société polie allait se propager dans celle de la marquise de Lambert.

La société de la cour allait former la société dévote que La Bruyère a si bien peinte. Elle allait mettre fin au scandale de ses désordres par une à hypocrisie de commande, et se renfermer par contrainte dans les bornes de décence que la société d’élite s’était données par sentiment et par bon goût. « La mode presse », disait La Bruyère, « et le courtisan est dévot. De quoi n’est-il point capable dans la vue de sa fortune ? Au fond, à quoi est engagé un courtisan dévot ? Savoir les êtres de la chapelle… savoir où l’on est vu et où l’on n’est pas vu, rêver dans l’église à Dieu et à ses affaires… voilà le plus bel effort de la dévotion du temps. Un dévot est celui qui, sous un roi alliée, serait alliée143. »

Cependant La Bruyère ajoute plus loin quelques traits plus gais à la peinture du dévot. « Le courtisan autrefois avait des cheveux, était en haut-de-chausses, portait de larges canons, et était libertin. Cela ne sied plus : il porte une perruque, l’habit serré, le bas uni, et il est dévot. » Il le représente assistant à la célébration des saints mystères, « le dos tourné directement aux autels, les faces élevées vers leur roi que l’on voit à genoux sur une tribune, marque d’une sorte de subordination, puisqu’ils semblent adorer le prince, et le prince adorer Dieu. »

Les mœurs dévotes ne seront pas moins remarquables à la ville qu’à la cour. On ne tardera pas à voir le dévot de la capitale, évitant les églises désertes et solitaires, « fréquenter les temples où il se fait un grand concours ; on n’y manque point son coup : on y est vu… Au lieu de la messe du roi, on verra de beaux saluts à Paris. Ceux des Théatins seront célèbres entre tous les autres… Là, on verra une décoration souvent profane, les places retenues et payées, des livres distribués comme au théâtre (le motet traduit en vers français par LL**), les entrevues et les rendez-vous fréquents, les murmures et les causeries étourdissantes ; quelqu’un monté sur une tribune, qui y parle familièrement, sèchement, et sans autre zèle que de rassembler le peuple, l’amuser… jusqu’à ce qu’un orchestre, le dirai-je ? et des voix qui concertent depuis longtemps (au théâtre), se fassent entendre… Parce qu’on ne danse pas encore aux Théatins », demande enfin La Bruyère, « me forcera-t-on d’appeler tout ce spectacle office divin144 ? »

Dans le monde voué à la corruption, on verra pulluler les directeurs, qui sont en guerre avec les confesseurs ; on verra le gros jeu s’allier à cette prétendue dévotion. La société polie ne pourra pas plus empêcher tout ce désordre et cette hypocrisie, qu’elle n’a pu empêcher la licence effrontée : mais elle subsistera, se continuera, se propagera pour la satisfaction des bons esprits, des cœurs honnêtes, et l’honneur de la nation. Elle n’avait rien à changer à ses mœurs pour être d’accord avec les préceptes de la religion. Les Bossuet, les Fléchier, les Fénelon la regardaient comme l’élite de leurs troupeaux : elle regardait ces prélats comme les consécrateurs de la morale qu’elle pratiquait, comme les missionnaires chargés de lui donner la sanction religieuse. Pour les sociétés corrompues, elles ne firent que changer de vices, et les couvrir d’un vice de plus, celui de l’hypocrisie.

Si le triomphe de madame de Maintenon était celui de toutes les femmes de sa société, de leur esprit, de leurs mœurs, de leur a me délicate et pure, sur les habitudes désordonnées du roi, à son tour le changement opéré dans l’esprit et dans les mœurs du roi en opéra un pareil dans cette innombrable multitude de personnes qui ne connaissaient d’autre règle de conduite, d’autre règle du langage que les exemples du monarque.

La bonne compagnie, d’où madame de Maintenon était sortie pour venir dans cette cour corrompue, acquit un nouveau degré de considération ; sa distinction fut mieux marquée entre la pruderie, la pédanterie, la préciosité d’une part, l’incontinence effrontée, la galanterie licencieuse de l’autre ; elle eut pour caractère la décence des mœurs et l’élégance des esprits ; elle reconnut des modèles ; elle fixa ses principes, elle eut ses traditions ; elle forma école ou plutôt elle conserva ci fonda à perpétuité celle que l’hôtel de Rambouillet avait transmise épurée à ses élèves. À l’exemple de cette société, elle fit de la conversation et des correspondances épistolaires, le moyen d’exercer, de perfectionner, de tenir en haleine, d’exciter par l’émulation, les facultés que la nature a départies aux Français pour rendre la vie sociale, douce, heureuse, et faire envie à tout le monde civilisé.