(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Armand Baschet »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Armand Baschet »

Armand Baschet

Le Roi chez la Reine.

I

Pendant que la comédie s’en va mourant sur tous les théâtres de l’Europe, pendant que toutes les pièces qu’on y joue ressemblent — tant elles se copient les unes les autres — au gant retourné de l’escamoteur qui a la prétention de faire des tours différents toujours avec le même gant, il se publie parfois, trop rarement, il est vrai, avec un sang-froid et un sérieux imperturbable, des livres d’un comique profond et achevé qui ne sont plus de la comédie de convention, mais de la bonne et brave comédie de nature humaine. J’avoue que je suis fort à la piste de ces livres-là. Le Roi chez la Reine 28 en est un. Le Roi chez la Reine ! Titre singulier. En le voyant, la première idée qui saute au cerveau, c’est : Que faisait le Roi chez la Reine ?

Voilà toute la question. Eh bien, le Roi n’y faisait absolument rien !… et tout le monde voulait absolument que le Roi y fît quelque chose.

Tel est le sujet de la comédie politique, diplomatique et un peu physiologique, qui aurait pu être un excellent conte drolatique sous la plume rabelaisienne de Balzac, mais qui n’est point un conte, et dont le très peu drolatique Baschet nous fait le détail, — Armand Baschet, un Capefigue correct, cravaté, tiré à quatre épingles, curieux peut-être ici comme le garçon d’honneur d’une noce, mais solennel comme un notaire et impassible comme un chambellan :

Se gardant bien de rire en ce grave sujet !

Et, précisément parce qu’il n’y rit pas, ne le rendant que plus comique, son sujet, selon le précepte de tout bon comique : qu’il faut raconter gaîment les choses sérieuses, et celles qui ne le sont pas… sérieusement.

C’est une chose gaie, en effet, par elle-même, que cette donnée, hardie comme la gaîté, — de la gaîté qui va parfois jusqu’à l’audace, — d’un coquebin à trente-six carats, marié, dans la prime fleur de ses jeunes années, à la jeune fille la plus charmante, dont le cœur bat sous le buse de l’étiquette, qu’elle enverra très bien promener au fond de son alcôve quand il le faudra, et qui, devant ce buse et devant ce cœur, reste les bras croisés, froid comme un saint de pierre qui ne connut jamais la tentation. Et cela, non pas une nuit, mais des années, se faisant prier par tout le monde pour être heureux, comme un mulet obstiné qui se ferait tirer sur la bride pour passer un petit fossé de rien du tout. Oui ! ma foi ! par l’âme du vieux Poquelin ! en tout pays et sur tout théâtre, une telle donnée serait comique. Mais si vous ajoutez que ledit coquebin est un roi, et un roi de ce pays gaulois qu’on appelle la France, la France, qui ne craint pas que le ciel lui-même tombe sur sa lance ! si vous mettez encore que c’est le fils d’Henri IV, par-dessus le marché, lequel recule si fort devant ce qui eût fait si bravement avancer son père, et qu’enfin ce sont tous des grands seigneurs du pays et tous les ambassadeurs étrangers, à commencer par celui de Notre Très Saint Père le Pape, sa barrette de cardinal à la main, qui font la chaîne autour de ce coquebin de tous les diables, non pour l’éteindre, mais pour l’allumer, et pour le décider une bonne fois à ce que ce polisson de Beaumarchais appelait la consommation du badinage, est-ce que le comique ne prend pas alors des proportions incommensurables ? Et connaissez-vous dans l’histoire, si souvent bouffonne sous sa majesté, de plus magnifique bouffonnerie ?

Quant à moi, je n’en connais pas ! Ni le testament de Charles II, dont Henri Delatouche a fait une comédie, ni le renvoi de la princesse des Ursins, qui en serait une si belle s’il y avait un homme en France capable de manier un sujet de cette force-là, ni sa prise de bec à bec avec la femme qu’elle avait faite reine et qui l’en paya en la faisant jeter, sans une chemise de rechange, à la frontière, ne valent l’impayable comédie de ce mariage de Louis XIII, qui n’a besoin que de trouver un Beaumarchais pour être plus comique que le Mariage de Figaro.

II

Figurez-vous donc qu’au lieu du précieux, compendieux et sérieux Armand Baschet, qui ne rirait pas pour un empire, nous eussions ici affaire à quelque génie plein d’abandon et de sincérité, à quelque grand caricaturiste historique, — car un caricaturiste peut être un historien, puisque la caricature n’est qu’une certaine manière de regarder la vérité, — figurez-vous donc, par exemple, un esprit comme Thomas Carlyle, que je regarde comme l’Hogarth de l’Histoire, tombant sur l’histoire de Baschet, le Dangeau posthume de Louis XIII, et demandez-vous quels effets grotesques et charmants et quelle conclusion de savoureuse moralité humaine il aurait tirés de ce conte de La Fontaine historique, qui fut une réalité, et, pour les gens intéressés à l’achèvement de ce mariage resté en l’air, la plus plaisante des mélancolies ! Comment Thomas Carlyle, qui a été si cruellement rieur dans des sujets poignants, — qui, dans son Histoire de la Révolution française nous a raconté avec la méprisante gaîté d’un fossoyeur de Shakespeare les folies d’étiquette imbécile qui perdirent tout, lors de la fuite de Louis XVI et de Marie-Antoinette à Varennes, — nous aurait-il peint cette situation, exceptionnelle, même au théâtre, — et tout ce que cette situation engendre ! et tout ce qu’elle n’engendre pas ! — de ce royal mari qui ne veut pas être le mari de sa femme, non par dévotion, comme saint Édouard le Confesseur, qui n’est pas ridicule, lui ! car il agit sous l’influence de la plus grande espérance et du plus grand enthousiasme qui puisse exister sur la terre ! mais par un sentiment ou une absence de sentiment inexplicable, même à Baschet, qui a cherché à nous donner le mot de cet incroyable phénomène et qui, malgré tous ses efforts, ne l’a pas pu.

En effet, il faut le tenir quitte et net de tout reproche, ce pauvre Baschet, ce chercheur, ce liseur, ce déchiffreur de correspondances ! Il a bien tourné, comme on dit vulgairement, autour du pot, et même de tous les pots, depuis les petits pots où buvaient les pies-grièches de cet oiseleur couronné, qui ne valait pas ses faucons, jusqu’au pot de chambre (révérence parler !) de cet inexplicable roi, qui n’était constipé que du cœur, et Baschet finit son livre, comme il l’a commencé, par une déclaration d’ignorance sur le compte de ce Louis XIII qui n’était pas véritablement digne de tant de recherche et d’anxiété ! Je n’ai donc rien à dire, sur ce point, à l’infortuné Baschet ; mais je suis plus en droit, et je me sens plus en courage, de lui faire un autre reproche : c’est de n’avoir pas su, puisqu’il touchait à ce sujet scabreux du mariage de Louis XIII, quelle riche mine de comique il avait là sous la main !

Ou plutôt, non ! Tout bien considéré, je ne le lui reprocherai point ; car, s’il n’a pas vu tout le comique de l’histoire, il a ajouté à son histoire un autre genre de comique, qui, pour le coup, est bien à lui, car c’est le sien ! Armand Baschet, qui a déjà publié la Correspondance des ambassadeurs de Venise au xvie  siècle, est essentiellement un écrivain aulique de tapisserie, de cérémonial et d’étiquette. La vue d’un cachet de chancellerie, le chiffre d’une dépêche, la description d’une cérémonie, voilà qui le ravit, voilà qui lui paraît le haut intérêt de l’histoire ! Devant ces belles choses il se pâmerait de respect, si on s’en pâmait ! Pendant les trois quarts et demi de son livre du Roi chez la Reine, quand il n’y a pas encore de Reine chez laquelle puisse aller le Roi, Baschet, qui se lève de bon matin quand il s’agit de ramasser des débris d’étiquette, de la poussière de parquet royal, et, sur cette poussière, des tracés de révérences faites, nous donne déjà, avec quel soin ! avec quel pointillé d’exactitude ! les plus minutieux détails sur les jeux, les occupations et les distractions de ce petit Roi, triste déjà comme un vieux homme, et qui resta triste et petit. Mais quand la Reine paraît —  apparuit dea ! — et quand la question se pose, la question qui tint près de quatre ans la France de l’étiquette attentive et haletante, ne sachant que penser de son Roi, si peu français, avec sa femme, Baschet se dignifie et s’assombrit. Le froncé de ses sourcils se creuse davantage ; on voit qu’il sent profondément l’importance de ce qu’il va nous raconter ; et c’est ici que, sans le savoir, comme M. Jourdain quand il fait de la prose, il atteint, non pour le gros public qui veut un gros comique, mais pour le public raffiné, un genre de comique que les connaisseurs sauront apprécier… On a dit que pour les duchesses de l’ancien régime il n’y avait pas d’indécences, qu’elles pouvaient, sans embarras, se mettre toutes nues devant leurs gens, parce que leurs gens n’étaient personne. Eh bien, il y a un peu de ce sentiment-là dans Baschet ! Non pour son compte, assurément ! Il ne se met pas tout nu devant nous. Mais sa rédaction s’y met nue… comme une duchesse ! À la hauteur des sociétés qu’il peint, nous ne sommes pour lui probablement personne. Une fois il nous racontera point par point, par exemple, la première nuit de noces de Louis XIII. Quand Marie de Médicis le fit coucher pour la première fois avec Anne d’Autriche, mais veilla, bien inutilement, du reste, à ce que ce ne fût là qu’une messe blanche de mariage que célébraient les jeunes époux, Baschet entre dans la ruelle, s’assied presque sur la couverture, note, note et renote, et ne se doute pas de l’indécence de son récit… Candide à force d’importance. Une autre fois, il fera mieux encore. Il citera, sans broncher, des fragments de lettres comme celle de l’ambassadeur de Venise sur le mariage du duc d’Elbeuf et de mademoiselle de Vendôme (à la page 374), mariage dont le Roi voulut être le témoin, mais pas à l’église ! Et de tels détails, impossibles à donner ici, toujours diplomate, il ne les trouvera qu’indiscrets ! La qualité des personnes dont il raconte les faits et gestes couvre tout. Quand il s’agit de la grande question politique d’intéresser les sens d’un roi, au fond bien moins niais que transi, il n’est ni grossièreté ni impudeur, présumables ou possibles. Il n’est là, pour Baschet, qu’une haute question dynastique et diplomatique. Dans un roman, s’il en faisait, il ne se permettrait pas les détails qu’il donne aujourd’hui ; mais c’est une histoire ! Le Roi chez la Reine ! C’est le Roi, et c’est chez la Reine ! Chez la Reine, tout est bien ! Et tout est bien encore pour y faire aller le Roi !

III

Comédie excellente, je n’en démords pas ! — dans laquelle Baschet joue admirablement son rôle de mamamouchi diplomatico-littéraire, et parce qu’il ne joue pas de rôle, qu’il est naïf et convaincu ! Un autre moins respectueux que lui aurait donné une tout autre tournure à cette comédie historique, qui divertit trois ans l’Europe, comme un intermède grotesque, entre le meurtre d’Ancre et les tueries de Richelieu.

Mais, quoi qu’il en soit, prenons aujourd’hui ce qu’on nous offre, et remercions… C’est toujours cela !