(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Agrippa d’Aubigné. — II. (Fin.) » pp. 330-342
/ 2776
(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Agrippa d’Aubigné. — II. (Fin.) » pp. 330-342

II. (Fin.)

Il est difficile aux historiens qui ont été en partie témoins de ce qu’ils racontent, d’observer avec rigueur les lois de la composition ; il leur est difficile, surtout quand ils sont d’une certaine humeur, de s’effacer tout à fait et d’éviter de dire : J’étais là, telle chose m’advint. On ne se plaint pas de d’Aubigné s’il en agit ainsi assez souvent ; le caractère et le mérite de son Histoire est précisément de sentir sa source et d’avoir sa saveur originale. Dès les débuts, parlant de L’Hôpital, « homme de grande estime », qui succède au chancelier Olivier dans sa charge, d’Aubigné ajoute que ce fut quoiqu’il eût été des conjurés d’Amboise ; et il donne ses preuves. Les actes originaux de l’entreprise d’Amboise avaient été déposés entre les mains du père de d’Aubigné ; le seing de L’Hôpital, sa signature y était tout du long à côté de celle de d’Andelot et des autres principaux réformés. Un jour d’Aubigné brûla ces papiers de peur d’être jamais tenté d’en faire usage, surtout à l’égard de L’Hôpital qui avait depuis désavoué le parti : « J’ai brûlé ces pièces, disait-il, de peur qu’elle ne me brûlassent. » Mais il les avait montrées auparavant à plusieurs personnes de marque. Son témoignage subsiste donc ; car si d’Aubigné médit volontiers, il n’est pas menteur, et sur un point de déclaration aussi formelle sa parole compte. Un fait demeure bien constant : L’Hôpital dans un premier moment avait incliné du côté des réformés au point de se rallier à eux et de leur donner même des gages ; ses édits subséquents de tolérance s’expliquent mieux de la sorte, et, quand on veut suivre ce grand magistrat dans sa carrière publique, il y a une borne extrême au point de départ qu’il ne faut pas perdre de vue et qui nous est indiquée par d’Aubigné.

D’Aubigné a cela de l’historien, et même du chroniqueur, qu’il est curieux. Nous savons ce que c’est qu’être curieux en pareil cas par l’exemple de Froissart, qu’on a vu dans ses voyages s’attacher à tous ceux qu’il rencontre et qui peuvent lui apprendre quelque particularité sur les grands faits d’armes et les entreprises. D’Aubigné, passionné qu’il est, entêté d’une cause, chatouilleux, railleur, un peu vain, n’est pas tout à fait dans les conditions d’un curieux accompli et à qui rien ne coûte pour s’insinuer et pour apprendre. Et toutefois il en a aussi le désir, et il est homme à faire des frais pour se contenter là-dessus. S’agit-il des exploits du vaillant chef dauphinois Montbrun, qui dans une rude affaire a eu l’honneur de triompher des bataillons suisses, alors réputés presque invincibles :

Deux jours après, écrit d’Aubigné, je trouvai un jeune capitaine suisse au mont du Chat avec une petite troupe qui ne portait que l’épée. Lui ayant demandé d’où venaient les compagnons, il me répondit ainsi en mauvais français : « Nous venons de la bataille de M. de Montbrun. Jules César, le roi François et lui ont défait notre nation. » Cela me fit le suivre quelque temps pour apprendre de lui une partie de ce que j’en écris.

Ici, on voit d’Aubigné se détourner de son chemin et suivre les gens qui savent, pour apprendre d’eux ce qu’il écrira un jour. Il est vrai qu’il s’agit dans le cas présent de Montbrun, un des vaillants selon le cœur de d’Aubigné, un de ceux qui honorent le plus l’idéal qu’il a en vue, c’est-à-dire la chevalerie des guerres civiles.

Toute histoire consciencieuse exige bien des recherches et des enquêtes, bien des labeurs et des dépenses. D’Aubigné nous dit que Henri IV, dans le temps où il lui avait conseillé d’écrire cette Histoire, avait promis une somme raisonnable pour les voyages, pour la reconnaissance des lieux et des villes où s’étaient livrés les combats ; mais, les promesses étant demeurées sans effet, et après la mort de ce roi, ce fut à l’historien même à se pourvoir, à s’enquérir de toutes manières. Dans un appendice à son second tome, il se plaint de n’avoir point reçu tous les renseignements et mémoires qu’il espérait, « quoiqu’il n’y ait province en France, dit-il, où nous n’ayons fait voyager ». Il s’en prend aux fils et héritiers des capitaines jadis en renom, qui n’ont point répondu à son appel et qui ne l’aident point à élever son monument en l’honneur des pères ; il leur en fait honte comme à des descendants dégénérés. Il apostrophe ceux qui ne rougissent point des vertus et grandeurs paternelles, et qui se sentent de force à en soutenir l’héritage ; il les supplie de lui tendre la main et de lui prêter secours. Ce n’est pas seulement aux nobles et aux chevaliers qu’il s’adresse :

Je demande aussi à tous ceux qui savent les noms de plusieurs simples soldats que j’ai marqués comme j’ai pu, pour avoir commencé l’impulsion dans un combat, servi de guide à une brèche, ou mis le premier le genou sur les créneaux ou retranchements, qu’il leur plaise m’aider de tels noms sans avoir égard à la pauvre extraction et condition ; car ceux-là montent davantage qui commencent de plus bas lieu.

On retrouve dans ces paroles et dans cette sollicitude de d’Aubigné le vieux compagnon et le vieux brave qui sait que le jeu des armes égale tout. Dans ces parties accessoires de son ouvrage, et où il se permet toutes sortes de fleurs de rhétorique et de licences oratoires, il laisse bien voir aussi le sentiment d’élévation et d’enthousiasme qu’il y porte ; et pour revenir à un rapprochement que bien des endroits justifieraient, il y a en lui, chroniqueur et historien, quelque chose d’un Froissart passionné.

Sa passion ne l’empêche pas de rendre justice aux ennemis et adversaires quand ils tombent ; et celui qui s’est montré pamphlétaire envenimé dans la Confession de Sancy, implacable insulteur dans Les Tragiques, parle de Charles IX et de Henri III dans son Histoire en des termes qui ne sont que modérés :

Voilà la fin de Henri troisième, dit-il après l’assassinat de Saint-Cloud, prince d’agréable conversation avec les siens, amateur des lettres, libéral par-delà tous les rois, courageux en jeunesse, et lors désiré de tous ; en vieillesse, aimé de peu ; qui avait de grandes parties de roi, souhaité pour l’être avant qu’il le fût, et digne du royaume s’il n’eût point régné : c’est ce qu’en peut dire un bon Français.

Mézeray a beaucoup profité de ces jugements et de ces couleurs de d’Aubigné, et le courant de son Histoire en est tout grossi.

D’Aubigné a de bons résumés sur les hommes, de bons jugements rapides. Parlant du connétable de Montmorency, blessé à mort dans la bataille de Saint-Denis à l’âge de soixante-quatorze ans ; après quelques détails sur l’action, il dit :

Il faut venir au connétable, lequel le lendemain mourut chargé de six coups, en âge, en lieu et condition honorables ; grand capitaine, bon serviteur, mauvais ami ; profitant des inventions, labeurs et pertes d’autrui, agissant par ruses, mais à leur défaut usant de sa valeur.

À la mort du second prince de Condé (1588), il exprime en ces termes les regrets du parti :

Longtemps après, le parti des réformés sentit cette perte comme d’un prince pieux, de bon naturel, libéral, d’un courage élevé, imployable partisan (inflexible chef de parti), et qui eût été excellent capitaine pour les armées réglées et florissantes ; car ce qui lui manquait aux guerres civiles était qu’estimant les probités de ses gens à la sienne, il pensait les choses faites quand elles étaient commandées, et n’avait pas cette rare partie, principale au roi de Navarre, d’être présent à tout.

Cette qualité qu’avait Henri IV, ce roi conquérant du sien, de tout faire, de tout voir par soi-même, et d’être infatigable comme César et comme tous les grands hommes, cette nature de diable à quatre est bien sentie et rendue par d’Aubigné. Dans un très bon chapitre du dernier tome, intitulé « Du déclin de la Ligue », l’historien en vient à un double portrait des deux chefs, du roi de Navarre et de Mayenne, et celui-ci, en cédant le pas au vainqueur, n’est pas du tout sacrifié :

Le duc de Mayenne avait une probité humaine, une facilité et libéralité qui le rendait très agréable aux siens ; c’était un esprit judicieux et qui se servait de ses expériences, qui mesurait tout à la raison, un courage plus ferme que gaillard, et en tout se pouvait dire capitaine excellent.

Le roi avait toutes ces choses, hormis la libéralité ; mais en la place de cette pièce, sa qualité arborait des espérances de l’avenir qui faisaient avaler les duretés du présent. Mais il avait, par-dessus le duc de Mayenne, une promptitude et vivacité miraculeuse et par-delà le commun. Nous l’avons vu mille fois en sa vie faire des réponses à propos sans ouïr ce que le requérant voulait proposer. Le duc de Mayenne était incommodé d’une grande masse de corps qui ne pouvait supporter ni les armes ni les corvées : l’autre, ayant mis tous les siens sur les dents, faisait chercher des chiens et des chevaux pour commencer une chasse ; et, quand ses chevaux n’en pouvaient plus, forçait une sandrille65 à pied. Le premier faisait part de cette pesanteur et de ses maladies à son armée, n’entreprenant qu’au prix que sa personne pouvait supporter ; l’autre faisait part aux siens de sa gaieté, et ses capitaines le contrefaisaient par complaisance et par émulation.

Et continuant le portrait de celui qu’il connaissait si bien pour l’avoir servi de près, d’Aubigné insiste sur ce que Henri IV, dans sa grande promptitude d’esprit, était servi par deux sens dont la nature l’avait merveilleusement doué, l’ouïe et la vue, qu’il avait perspicaces, aiguisées et sûres à un degré inimaginable : d’Aubigné en cite des exemples. Il nous donne aussi cette maxime qu’avait Henri IV, et qui faisait de lui un homme de guerre pratique si excellent, « qu’il se fallait bien garder de croire que l’ennemi eût mis ordre à ce qu’il devait, et qu’un bon capitaine devait essayer les défauts de l’adversaire en les tâtant ».

Un des plus beaux et des plus incontestables endroits de l’Histoire de d’Aubigné en sa dernière partie est la scène de Saint-Cloud et ce qui s’y passe aussitôt après la mort de Henri III (1589). Par le fait de cette mort, Henri IV « se trouvait roi plus tôt qu’il n’avait pensé et désiré, et demi-assis sur un trône tremblant ». Les catholiques, à peine accoutumés à leurs nouveaux alliés protestants, s’agitaient en divers sens et pouvaient se croire déliés ; les protestants, d’autre part, voyaient leur roi tout d’un coup promu au terme de ses espérances, mais par cela même sollicité et mis en demeure de les abandonner sur la religion. Henri IV, dans le premier moment, voyant que tout bronchait déjà autour de lui, se retira dans un cabinet avec deux gentilshommes des siens, La Force et d’Aubigné, et, les prenant par la main, les consulta. La Force s’étant excusé, d’Aubigné fit alors un de ces discours dont il aime à se ressouvenir, et où il résume avec énergie et talent tout l’esprit d’une situation et d’une crise :

Sire, vous avez plus de besoin de conseil que de consolation ; ce que vous ferez dans une heure donnera bon ou mauvais branle à tout le reste de votre vie, et vous fera roi ou rien. Vous êtes circuit de gens qui grondent et qui craignent, et couvrent leurs craintes de prétextes généraux.

Et il lui conseille de ne point se soucier de ceux qui menacent de changer de parti si lui-même il ne change sur l’heure de religion :

Gardez-vous bien de juger ces gens-là sectateurs de la royauté pour appui du royaume, ils n’en sont ni fauteurs ni auteurs… Quand votre conscience ne vous dicterait point la réponse qu’il leur faut, respectez les pensées des têtes qui ont gardé la vôtre jusques ici ; appuyez-vous, après Dieu, sur ces épaules fermes, et non sur ces roseaux tremblants à tous vents ; gardez cette partie saine à vous, et dedans le reste perdez ce qui ne se peut conserver.

De quoi s’agit-il présentement ? de trier aussitôt parmi les catholiques ceux qui sont plus attachés à la royauté qu’au pape ; une bonne partie de ces catholiques sont tout prêts et s’offrent à servir, le maréchal de Biron en tête ; cela suffit : « Serénez votre visage, usez de l’esprit et du courage que Dieu vous a donnés, voici une occasion digne de vous. » La raison par laquelle il conclut est celle qui est la meilleure pour appuyer tous conseils de ce genre, et qui est le grand renfort des arguments :

N’ignorez pas que vous êtes le plus fort ici ; voilà plus de deux cents gentilshommes de votre cornette dans ce jardin, tous glorieux d’être au roi ; si votre douceur accoutumée et bienséante à la dignité royale et les affaires présentes n’y contredisaient, d’un clin d’œil vous feriez sauter par les fenêtres tous ceux qui ne vous regardent point comme leur roi.

La suite des scènes est pleine d’intérêt. Le roi appelle le maréchal de Biron : « Mon cousin le maréchal, c’est à cette heure qu’il faut que vous mettiez la main droite à ma couronne… » Et Biron de ce pas et sans phrase va prendre le serment des Suisses. Cependant d’O, à la tête de plusieurs gentilshommes catholiques, vient porter la parole et sommer en quelque sorte Henri IV, en recueillant la couronne, d’en accepter en même temps toutes les conditions : la première est de rentrer au giron de l’Église ; c’est à ce prix qu’il dépouillera du coup le roi de Navarre et ses misères pour revêtir d’emblée le bonheur et l’excellence d’un roi de France. À ce discours développé et politiquement déduit, Henri IV, après un moment de pause, et ayant pâli de colère ou de crainte (et comme cela lui arrivait toutes les fois qu’il était intérieurement ému), répondit :

Parmi les étonnements desquels Dieu nous a exercés depuis vingt-quatre heures, j’en reçois un de vous, messieurs, que je n’eusse pas attendu. Vos larmes sont-elles déjà-essuyées ? La mémoire de votre père et les prières de votre roi depuis trois heures sont-elles évanouies, avec la révérence qu’on doit aux paroles d’un ami mourant ?… Il n’est pas possible que tout ce que vous êtes ici consentiez à tous les points que je viens d’entendre : me prendre à la gorge sur le premier pas de mon avènement ! à une heure si dangereuse, me penser traîner à ce qu’on n’a pu forcer tant de simples personnes, parce qu’ils ont su mourir ! Et de qui pouvez-vous attendre une telle mutation en la créance, que de celui qui n’en aurait point ?… Oui, le roi de Navarre, comme vous dites, a souffert de grandes misères et ne s’y est pas étonné : peut-il dépouiller l’âme et le cœur à l’entrée de la royauté ?… J’appelle des jugements de cette compagnie à elle-même quand elle y aura pensé… Ceux qui ne pourront attendre une plus mûre délibération, je leur baille congé librement pour aller chercher leur salaire sous des maîtres insolents. J’aurai, parmi les catholiques, ceux qui aiment la France et l’honneur. »

Givry entre sur cette conclusion, ajoute d’Aubigné, et avec son agréable façon prit la jambe du roi, et puis sa main, dit tout haut : « Je viens de voir la fleur de votre brave noblesse, Sire, qui réservent à pleurer leur roi mort quand ils l’auront vengé ; ils attendent avec impatience les commandements absolus du vivant : vous êtes le roi des braves, et ne serez abandonné que des poltrons. »

Cette brusque arrivée et la nouvelle que les Suisses venaient prêter leur serment mirent fin aux fâcheuses paroles, et Henri IV, coupant court à ceux qui hésitaient, n’eut plus qu’à faire acte de roi de France. Mais que tout cela est vivement, rapidement présenté dans le récit de d’Aubigné, et tout à fait à la française ! Quand on voit ces belles et sérieuses parties dans l’historien, on se demande pourquoi il n’a pas mieux réussi dans sa carrière totale et politique, pourquoi il n’a pas servi avec plus de suite ; et c’est ici qu’il faut en revenir au caractère et à l’humeur de l’homme. Cette humeur prenait souvent en d’Aubigné la forme de la conviction et du dévouement à la cause des Églises réformées ; il était de ceux qui, sous Henri IV, firent tant qu’ils purent de l’agitation et de l’opposition calviniste dans les provinces de l’Ouest. Henri IV s’en irrita plus d’une fois ; d’Aubigné nous le dit dans ses Mémoires, et raconte même comment, en une dernière circonstance, il évita de bien peu la Bastille. En revoyant d’Aubigné et en causant avec lui, Henri IV retrouvait pourtant de sa vieille affection pour l’homme, pour le compagnon. Un jour qu’il avait écouté ses excuses et ses raisons, qui consistaient à prétendre rester d’autant plus fidèle à la cause des faibles et des vaincus, Henri IV lui demanda s’il connaissait le président Jeannin, et sur ce que d’Aubigné répondit que non, le roi poursuivit : « C’est celui sur la cervelle duquel toutes les affaires de la Ligue se reposaient ; voilà les mêmes raisons desquelles il me paya ; je veux que vous le connaissiez, je me fierais mieux en vous et en lui qu’en ceux qui ont été doubles. »

Et toutefois, nous qui avons récemment étudié le président Jeannin, nous savons trop bien en quoi il différait essentiellement de d’Aubigné : celui-ci, par point d’honneur, par bravade, par une sorte de crânerie ou d’esprit de contradiction qu’il était homme ensuite à soutenir à tout prix, excédait sans cesse ce que le devoir seul et la fidélité aux engagements eussent conseillé. Le président Jeannin avait une force de prudence et de patience qui manqua tout à fait à l’autre pour être un homme d’État et un homme politique, bien que d’Aubigné eût d’excellents instants et de vifs éclairs de conseil.

Ces défauts ou saillies de caractère nous mèneraient de même à comprendre en quoi d’Aubigné n’était (entre les hommes restés fidèles à sa même religion) ni un Du Plessis-Mornay, ni un Sully. Du Plessis-Mornay, sous sa conviction persévérante, avait dans la volonté quelque chose de plus souple, et Sully, bien que grondeur et souvent rude à son maître, avait une solidité, un sens pratique continu, une régularité opiniâtre et esclave de la discipline, toutes vertus que d’Aubigné ne connut jamais. D’Aubigné était de cette race cassante qui ne se refuse jamais un coup de langue, et qui pour un bon mot va perdre vingt amis ou compromettre une utile carrière. Avec infiniment plus de moralité assurément que Bussy-Rabutin ou que Bonneval, il a comme eux une faculté de satire et de riposte dont il abuse ; sa réplique a volontiers un air de défi qu’il vous jette à la tête, en sous-entendant à peine : « Prenez-le comme vous voudrez. »

Et puisque j’en suis à rassembler autour de lui les noms qui peuvent servir à le mesurer et à le définir, je dirai encore qu’il participe à cette démangeaison de Henri Estienne et de ces gens d’esprit pétulants qui se donnent avant tout la satisfaction d’imprimer leurs fantaisies, sauf à s’attirer bientôt des affaires sur les bras et à ne trop savoir comment en sortir. En un mot, il n’est pas seulement de l’ancienne race féodale et frondeuse qui se relève et regimbe sous le niveau, il est déjà de la race qui écrit et qui imprime.

Après la mort de Henri IV, d’Aubigné prit tout à fait l’attitude de mécontent, d’homme en disgrâce, d’ennemi déclaré des nouveautés ; la vieillesse seyait à ce visage de plus en plus altier et chagrin. Ayant pris part à toutes les menées et révoltes du parti qui signalèrent les premières années du règne de Louis XIII, mécontent des siens pour le moins autant que de la Cour, il jugea prudent à un moment de sortir de France et de se réfugier à Genève. Il y contracta, à l’âge de soixante et onze ans, un second mariage avec une noble veuve de la maison des Burlamaqui. Dans le temps même où il traitait de cette union, il recevait avis qu’il y avait sentence de mort portée contre lui en France ; ce lui fut une occasion d’éprouver sa fiancée, qui répondit en femme des anciens jours : « Je suis bien heureuse d’avoir part avec vous à la querelle de Dieu ; ce que Dieu a conjoint, l’homme ne le séparera point. » Il continua de vieillir en écrivant, en discutant ou raillant, en payant l’hospitalité des Suisses par des conseils d’ingénieur et de vieux soldat. Sa femme disait de lui, dans une lettre qui nous le peint le même jusqu’à la fin :

La grande promptitude de Monsieur n’est point amoindrie avec l’âge, ni son excellent esprit, à qui il donne quelquefois plus de liberté que les affaires de ce temps ne permettent. Je lui dis souvent qu’il est temps d’arrêter sa plume ; ce sera du soulagement pour lui et pour ses amis. Il a eu ces jours passés une bourrasque à cause du livre de F… (Le Baron de Fœneste), augmenté de nouveau, qui n’a pas été bien pris en ce lieu-ci, où les personnes pensent trois fois une chose avant que de la mettre en effet une. J’espère que le bruit sera autre, mais ce n’a pas été sans peine.

Il y eut un arrêt du Conseil (12 avril 1630) concluant à la suppression du livre ; l’imprimeur fut condamné à la prison et à l’amende, et l’auteur à être admonesté. D’Aubigné, qui n’était à sa place nulle part, se trouvait un réformé trop intraitable pour la France, trop libertin pour Genève. Il y mourut le 9 mai 1630, dans sa soixante-dix-neuvième année.

La postérité qui s’inquiète peu des souffrances des hommes et des traverses qu’ils ont eu à supporter dans leur vie ; qui les prend, quand elle a à s’occuper d’eux, par leur ensemble, et qui aime à les voir sous leurs aspects principaux, a fait à d’Aubigné une belle place et de plus en plus distincte. Elle lui sait gré avant tout d’être un peintre, et de ce don énergique et coloré de la parole par lequel elle est mise en vive communication avec le passé. Sans se dissimuler quelques exagérations de ton et les jactances ou les fougues de pinceau, elle reconnaît en lui la force, la conviction, l’honneur, ce qui rachète bien des défauts et des faiblesses ; elle l’accepte volontiers, malgré les contradictions et les disparates, comme le représentant de ce vieux parti dont il avait le culte et dont il cherche à rehausser la mémoire. Le duc de Mayenne, interrogé un jour par des amis de d’Aubigné sur la manière dont s’était passé le combat d’Arques et sur ce qui avait précipité la victoire ; après quelques essais d’explication, et se sentant trop pressé, finit par répondre : « Qu’il dise que c’est la vertu de la vieille phalange huguenote et de gens qui de père en fils sont apprivoisés à la mort. » D’Aubigné, qui prend au pied de la lettre la réponse du duc de Mayenne, s’est donné pour tâche dans son Histoire de raconter les exploits et de produire les preuves de cette vertu guerrière, d’en retracer l’âge héroïque dans ses diverses phases : c’est sa page à lui, c’est son coin dans le tableau de son siècle ; et il l’a traité avec assez d’impartialité en général, avec assez de justice rendue au parti contraire, pour qu’on lui accorde à lui-même tous les honneurs dus finalement à un champion de la minorité et à un courageux vaincu. À la première vue, il a une physionomie grandiose et une ride austère qui étonne, et qui semble accuser en lui et en ses contemporains une race plus forte que celle d’aujourd’hui. Telle fut, en l’abordant, mon impression première et de jeune homme il y a plus de vingt-cinq ans ; ce qui me faisait dire avec Virgile parlant du laboureur qui découvre de grands ossements dans le sillon :

Grandisque effossis mirabitur ossa sepulcris.

Telle est encore aujourd’hui mon impression réfléchie, après cette seconde étude ; et je redirai avec une légère variante, et en usant cette fois de vers de Lucrèce :

Et genus humanum multo fuit illud in arvis
Durius, ut decuit, tellus quod dura creasset.

Les hommes de ce temps étaient beaucoup plus vigoureux et durs que ceux d’aujourd’hui, ce qui devait être parce que le sol qui les avait portés avait plus de dureté et de vigueur.