Mlle Eugénie de Guérin et madame de Gasparin
(Suite et
fin.)
On aime à paraître se contrarier, même lorsqu’au fond on est d’accord ; cela fait aller
la conversation et sortir toutes les idées. M. de Rémusat, en parlant de Mme de Gasparin48, a été surtout frappé de voir combien ses ouvrages
différaient de ses origines, et combien le talent de l’auteur ressemblait peu à ses
opinions, à ses croyances premières, toutes calvinistes et genevoises. Pour moi,
j’avouerai que c’est le contraire qui me frappe : il me semble, à tout moment, reconnaître
en elle, en la lisant, une Genevoise émancipée, une calviniste qui se met en fête et en
frais d’imagination, une formaliste qui fait éclater son moule. Elle garde de l’âpreté
jusque dans ses descriptions les plus heureuses ; ses couleurs, même les plus naturelles,
sont heurtées, aiguës, le plus souvent déchirées et emportées au vif, comme les cimes qui
environnent ce beau lac. La stricte religion dont elle est fille met son pli bien marqué
jusque dans les magnificences de paysages qui se déroulent sous cette plume savamment
agreste. C’est le protestantisme qui fait des siennes pour la première fois ; on le sent à
la verdeur et à la crudité des touches. C’est du vin jeune dans des tonneaux neufs : le
vin travaille, le fût craque. Le bouquet, la saveur sont rudes. À côté de parties bien
venues et des mieux réussies, il s’en rencontre tout à coup d’insolites, de résistantes,
de revêches. Le talent ose et s’aventure : la secte retient. Quelle est donc cette
personne singulière ? Le lecteur hésite plus d’une fois dans son impression, et reste
étonné. Et puis, quand on a lu, qu’on a été saisi, choqué, attiré, secoué et repris de
mainte manière et par bien des fibres, il vient un moment où la rébellion cesse, où l’on
rend les armes et où, tout rempli des qualités évidentes d’un auteur honnête, hardi,
piquant, pittoresque, cordial et généreux, on se plaît à ajouter ce trait qui vient le
dernier et qui manquerait à tout éloge de femme, s’il ne le couronnait pas : « Elle
doit être vraiment aimable ! »
Dans toutes ces scènes qu’elle a commencé▶ à nous décrire, à partir des Horizons prochains, et où la nature occupe le premier plan, mais où les humains ne sont pas oubliés ; dans toutes les courses et promenades qu’elle fait par monts et par vaux, en rayonnant tout à l’entour ; chez toutes ces bonnes gens qu’elle visite, vignerons, bûcherons, vachers, tuiliers et autres, tous les Jacques et les Jean-Pierre des environs, — et la mère Salomé la rebouteuse, — et Marguerite la désespérée, qui craint d’avoir commis le seul péché sans pardon, le péché contre le Saint-Esprit, — et une autre Marguerite, celle à Jean-Pierre, une Baucis sèche et fervente de quatre-vingt-sept ans, — dans toutes ces historiettes à conclusion édifiante, Mme de Gasparin a fait la Légende Dorée du protestantisme, légende très-modernisée, rehaussée et enluminée, à la mode du jour, de couleurs très-réelles, et présentée sous forme de mœurs populaires ; mais le protestantisme y est, il y revient bon gré, mal gré, il ne souffre jamais qu’on le perde de vue, et l’on pourrait intituler cet ensemble de volumes déjà si variés : le protestantisme dans la nature et dans l’art au xixe siècle.
Le protestantisme, au xixe siècle, a eu comme le catholicisme son esprit nouveau qui a soufflé dessus et qui lui a rendu une nouvelle fraîcheur, au moins à la surface, et un peu aussi au fond. Il y a eu dans les deux communions des réveils, des coups de baguette impérieux et puissants, des coups de trompette, de grands talents, de belles âmes éloquentes, ardentes, qui ont essayé de fondre les divisions artificielles, de dégager le vrai courant, de reporter les esprits aux hauteurs et aux sources, de ne s’attacher qu’à ce qui est la vie ; et je le dirai avec la conscience de ne faire injure à aucun, s’il y a eu d’un côté Lacordaire, ce regard flamboyant, cette parole de feu, on a eu de l’autre Adolphe Monod, cette âme d’orateur et d’athlète chrétien qui, à ceux qui l’ont vue de près dans son agonie suprême, a rappelé le martyre et l’héroïsme de Pascal.
Mme de Gasparin est un produit de ce protestantisme à la fois fidèle et nouveau. Pour prêcher l’Évangile éternel, elle emploie les procédés de son temps ; elle est de son époque. Ne nous étonnons pas de quelques disparates. Elle s’est développée comme je m’imagine qu’on se développera de plus en plus à l’avenir, par elle-même et sur place, sans se soucier beaucoup du qu’en dira-t-on ni de la tradition, sans demander la permission au voisin. Ainsi l’on fait en Angleterre, en Amérique ; tous ceux et toutes celles qui se sentent une idée et qui croient avoir quelque chose à dire le disent tout haut, résolument, effrontément, et à leur manière : toutes les originalités sortent, et les singularités aussi. Sa position d’écrivain français, habitant et écrivant volontiers hors de France, a servi Mme de Gasparin plus qu’elle ne lui a nui. Vivant dans un pays de grande nature, elle a su regarder et elle a osé rendre : elle est paysagiste d’abord, et, selon moi, c’est ce qu’elle est le mieux. Dès le premier ouvrage, dans la série qui nous occupe, — Les Horizons prochains, — elle a des Vues alpestres de toute franchise et de toute vérité. La première histoire s’appelle Le Songe de Lisette. Ah ! nous y voilà bien avec ces sérieuses et ces vertueuses qui ne soupçonnent pas le ridicule ou qui le bravent, qui n’entendent rien aux malins sourires ! Que leur fait d’appeler, de baptiser du nom de Lisette une espèce de sainte, une bonne vieille qui, au coin d’un feu paisible, relit et rumine du matin au soir la Bible et qui, en fait de chansons, ne sait par cœur que les Psaumes de Marot ? Il semble que l’écho de la Lisette de Béranger et de tant de refrains égrillards ne soit jamais arrivé jusqu’à ces parages : ils sont venus expirer, ces refrains de guinguette, à la région élevée des pins et à ces monts sourcilleux qui font barrière. Ce qui est certain, c’est que le chemin qui mène à la maison de la Lisette de Mme de Gasparin est une route des plus salubres, des plus pittoresques, et que cette verdure d’une matinée de mai y est décrite d’une exactitude et d’une vigueur incomparables :
« Chaque fleur, chaque ton et chaque nuance de fleur, nous dit le peintre véridique, a son règne dans la campagne, et ce règne est absolu… La teinte est presque toujours uniforme, splendide en son unité. À peine si le long des haies quelques violettes en mars, quelques fumeterres qui sentent le baume ; à peine si, près des ruisseaux, au pied des chênes quelques anémones d’un blanc rosé essayent de s’épanouir par touffes. L’œil amoureux de découvertes les déniche, mais elles ne changent rien à la couleur générale du vallon. C’est toujours un tapis éblouissant, d’une seule nuance, jusqu’à la fin de juin qu’il s’émaille de toutes les teintes, qu’il brille de tous les éclats, que chaque fleur s’ouvre, s’étale et parfume pour son compte.
« Il y a même, en mai, juste au moment ou je marchais ainsi, une heure où le vert l’emporte sur les autres tons. C’est un vert rigoureux, cru, énergique, un vert sans moelleux, sans retours au rouge ou à l’orangé, sans reflets d’argent, sans délicatesse. C’est un vert qui a quelque chose de cassant et, je le dirais, presque de triste.
« Ce matin il était comme cela. L’herbe que mes pieds foulaient avait cet éclat hardi. Les feuilles de la haie qui venaient à l’aventure, feuille d’églantier, feuille d’aubépine, feuille d’aune, feuille de saule, toutes étaient cirées, vernies, brillantes à faire fermer les yeux. Sur la montagne, la verdoyante ramée des hêtres triomphait si bien du feuillage noir des sapins, elle s’étendait si lustrée, si criante, elle montait si vaillamment jusqu’à la région des pâturages, et ceux-ci ◀commençaient▶ à verdoyer si ferme, qu’à part la coupole de neige qui couvrait le fin sommet, on ne voyait que ce vert terrible qui semblait refouler la pensée en soi-même. »
En allant chez la vieille, il y a un endroit plus élevé, un col à passer, et, si l’on s’y
arrête pour jouir du spectacle, on voit en bas cette vallée se déroulant au plus loin dans
sa moire verte et « d’un vert criard »
, mais de l’autre côté, du côté du
village, au-dessus et par-delà, on voit la montagne et ses dernières pentes, mouchetées de
sapins, semées de hêtres et offrant aussi des places plus riantes, car la saison y est
retardée, et quand le vallon est en mai, on n’est là-haut qu’en avril : « Les
vergers croissaient parmi, et comme j’avais monté pour arriver au col, je retrouvais
fleuris les arbres qui, dans le vallon, avaient passé
fleur. »
Voilà des expressions charmantes et neuves, nées de l’observation même. Les peintures de
Mme de Gasparin abondent en ces sortes d’expressions vierges49 ; toutes ne paraissent pas
également heureuses. Elle en emprunte beaucoup au patois même du pays, patois naturel,
agreste, légitime par son ancienneté, dont les fautes mêmes nous plaisent grâce à de
certaines analogies qui ont conduit à les faire commettre. Ainsi l’on dit, trompé par la
désinence si douce qui insinue aux ignorants le féminin, les belles
dimanches, le soir de la dimanche. D’autres expressions du cru sont moins
agréables ; Mme de Gasparin, en général, les prodigue, et je crains
même que parfois, excitée qu’elle est et dans son entrain d’émulation, elle ne les force
un peu. Ainsi encore elle dira très bien en parlant de la pesanteur de la chaleur et de la
lourdeur accablante de midi : « Le silence du gros du jour en
juin50 »
, — « le gros de l’été ;
»
mais, quand elle montre les travailleurs se reposant étendus à terre et les faucheurs
couchés de leur grand long, je me demande s’il n’y a pas un peu abus.
Quand elle parle d’un tapis de vert uniforme « où s’emboit la
lumière »
, des profondeurs d’un vert intense « où s’emboit le soleil »
, c’est-à-dire où il est tout entier absorbé, sans
laisser jour ni reflet à aucune des nuances du prisme, il y a certainement une intention :
ne se marque-t-elle pas trop expressément ? Le fait est qu’en lisant et en regardant cette
suite de tableaux, il y a un peu de fatigue à la longue, et si chez Mlle Eugénie de Guérin on sent quelque monotonie et par suite un peu de langueur
due à cette douce uniformité de ton, on éprouve avec Mme de Gasparin
cette sorte de brisement des yeux et du cerveau qui naît du heurt fréquent des couleurs et
du trop de cahotement.
À voir, cependant, chez elle l’emploi de ce patois si libre, si naïf, si coloré, je me
suis rappelé une remarque du comte Jaubert, qui se trouve des mieux justifiées :
« On peut soutenir sans paradoxe, dit-il dans la savante Introduction au Glossaire du centre de la France, que les patois déploient généralement
un luxe de tropes à étonner Dumarsais lui-même, une originalité, une sorte de génie
propre, capable non seulement d’intéresser, mais même d’offrir certaines ressources au
grand art d’écrire. »
Il y faut seulement, pour ce dernier point, du choix et de
la sobriété. Mme de Gasparin n’a pas cru devoir en mettre ; elle a
puisé à pleines mains autour d’elle dans sa langue romande, dans cette riche flore
rustique dont elle est éprise et où l’on dirait qu’elle se plonge à cœur-joie ; elle a
moins songé à nous agréer qu’à se satisfaire. En ceci, elle a été réaliste hardiment.
Nous revenons à cette Lisette qui est le but de la promenade : ici la protestante se
déclare et ne nous quitte plus. Ce n’est pas une femme qui est censée visiter Lisette,
c’est un homme, c’est le pasteur, je suppose. Quoi qu’il en soit, il prêche et il la
console. C’est de paroles douces plutôt que sévères que Lisette a besoin ; Lisette est spiritualiste. Ce mot, bien que juste à la réflexion, m’étonne appliqué à
une Lisette. Nos souvenirs parisiens nous gênent malgré nous, et j’ai peine à me faire de
la Lisette de Mme de Gasparin cette bonne et vénérable vieille
« qui s’est trop étudiée sur la Bible »
, et qui n’en a
pris que les terreurs sans assez s’attacher aux espérances. En faisant le portrait de sa
vieille puritaine vaudoise, Mme de Gasparin ose (avec toutes sortes de
précautions, il est vrai), rappeler la bouche et le sourire de la Joconde. Ici je m’insurge : c’est décidément une fausse note tirée de trop loin :
car si l’on est de Paris pour se rappeler la Joconde du Louvre, on est
aussi de Paris pour bien d’autres choses. Et puis l’ordre d’idées et de sentiments
qu’éveille la Joconde n’a aucun rapport prochain ni lointain avec le
puritanisme religieux. Ne commettons point de ces mélanges indigestes. J’ai bien envie de
me récuser sur le reste de l’historiette ; je ne me sens pas bon juge ; je ne suis pas de
ceux qui regrettent que la France ne se soit pas faite protestante à de certains jours :
chaque nation a son tempérament à elle : j’aime mieux, je l’avoue, une France catholique
ou philosophique. Mais il ne s’agit pas de moi, il s’agit de Lisette qui, pour s’être trop
appesantie sur la partie hébraïque des Écritures, la plus longue en effet et celle par où
l’on ◀commence▶, est entrée en effroi et a conçu la crainte que le Seigneur ne puisse jamais
lui pardonner. Qu’a-t-elle donc fait Lisette, et qu’est-ce que ce péché si grave qu’elle
se reproche ? Oh ! Messieurs les malins d’ici, ce n’est pas du tout ce que vous
supposez :
« Le péché de Lisette, croyez-le bien, n’était pas un crime : c’était le péché de tout le monde, hélas ! le vôtre, le mien : pétulance, un sang chaud, quelque parole trop vive, beaucoup d’années sans trop penser à Dieu, un cœur malhabile à le saisir, facile à s’en distraire. »
Là-dessus une conversation s’engage : le pasteur (ou Mme de Gasparin déguisée en pasteur) s’applique à rassurer Lisette : elle ne croyait qu’en Jéhovah le Dieu terrible : il lui montre le Dieu d’Abraham, le Dieu du pardon, celui qui s’est immolé et qui a souffert. Dans ce dialogue Lisette parle très bien en paysanne qu’elle est et dans sa gamme ; elle raconte son rêve, sa vision, une vision toute mystique, à la Bunyan. Encore une fois nous sommes trop de Paris pour cette fin-là. L’auteur dit que la vision de Lisette racontée par elle était à faire trembler, à faire pleurer. Pour moi, je reste froid ; je ne puis entrer dans cette émotion à la lecture : l’habitude n’y est pas. Il y a du passé, et probablement de l’enfance, dans ces sortes d’impressions.
On voit ce que Mme de Gasparin a voulu dans la plupart de ses petits tableaux et récits, elle a voulu nous donner des histoires protestantes et de sainteté. Le cadre m’y plaît plus que le sujet. Il y a même une sorte de contradiction quelquefois entre ce cadre si développé et les sujets qu’elle y rattache et qu’elle y enferme. La nature toute seule, en effet, n’est pas conseillère du christianisme : elle l’est tout au plus du déisme, d’un déisme élevé, vague, immense, en présence duquel l’homme s’incline et adore. Devant un lever du soleil, devant la majesté des hauts lieux, je comprends Jean-Jacques, je comprends David et le Psalmiste, mais j’ai peine de là à me rabattre à une discussion sur le péché de Marguerite, ce péché irrémissible, celui de la désespérance en Dieu, et tout ce qui s’ensuit. Aussi sent-on chez Mmc de Gasparin qu’il y a plus d’un rappel systématique et que, pour revenir à son sujet voulu, après ses effusions de paysagiste enthousiaste et de promeneuse naturaliste, elle fait effort et elle fait exprès.
Dans ce fameux et trop célèbre roman des Mystères de Paris, quand Eugène Sue s’apercevait qu’il avait trop plongé son lecteur dans la boue et dans l’horrible, vite il ramenait sa grisette gentille et rieuse et faisait chanter les oiseaux de Rigolette. S’il est permis de comparer le saint au profane, je dirai que de même, quand Mme de Gasparin s’aperçoit qu’elle s’est trop plongée dans la nature, au sein du grand Pan, ou qu’elle s’est oubliée trop longtemps à écouter le merle et le rouge-gorge, vite elle met le signet de ce côté et elle donne un ton d’orgue biblique.
Ce parti pris, très sincère — un parti pris pourtant, — ce tour systématique est sensible en plus d’un endroit de ses courses et de ses excursions, soit seule, soit en joyeuse bande. Au fond Mme de Gasparin a beau faire, elle n’est pas contrite, elle n’est pas triste ; elle est bonne et compatit aux tristesses ; elle a l’âme noblement ambitieuse, altérée de vie, ayant soif de bonheur, jalouse de le conquérir pour le communiquer, pour le répandre autour d’elle ; c’est une vaillante, une infatigable qui chante son Excelsior en montant toujours le plus haut qu’elle peut sur la montagne. Livrée à elle-même, elle est à l’allégresse ; elle a besoin de s’avertir, de se donner de temps en temps un coup de coude, pour se reprendre aux douleurs communes et aux angoisses. Quelle différence de cette châtelaine de Valleyres riche, heureuse, glorieuse épouse, avec l’autre châtelaine du Cayla, noble, fière, pauvre, qui fait ses bas, qui vaque aux plus humbles soins du ménage, et qui est si imposante et si aisée dans sa modeste dignité ! Différence de race, différence de société et de fonds de civilisation, différence de communion aussi. Notez que le chrétien selon Saint-Paul et selon Calvin a bien ses terreurs, mais aussi, une fois entré pleinement dans l’idée de la gratuité de la Grâce, il n’a point les scrupules perpétuels du chrétien catholique ; il marche avec candeur et sécurité dans la joie des enfants de Dieu. Ainsi fait Mme de Gasparin. Elle a ses craintes, ses moments d’alarme, c’est possible ; mais aussi elle a des joies plus nettes, plus tranchées ; la gratuité du Sauveur la rassure. Elle prend plus à cœur les beautés de l’exil ; dans cette grande et libre nature qui l’environne, elle se sent à tout moment en plein Éden, elle s’y livre en toute jouissance à des ébats turbulents, innocents ; et quand l’idée du pèlerinage lui revient — un peu tard, — si elle est franche, elle conviendra qu’elle l’avait oublié. Le bûcheron qui frappe et abat l’un des pins de la forêt le lui rappelle. Elle a des enivrements de nature, puis des sursauts. L’autre chrétienne et pure catholique, l’humble fille du Cayla, avertie par tant de souffrances positives, se sent plus réellement en exil ici-bas, elle ne l’oublie jamais : elle est touchée de la nature, jamais entêtée ni enivrée. Au fond, pourquoi ne pas le dire ? il y a de la santé dans tout cela : l’une saine, drue et vivace, l’autre d’une famille qui s’éteint et qui a en soi ses germes mortels.
Aussi, Eugénie de Guérin et elle, quand elles sont tristes, elles n’ont pas la tristesse
elle-même semblable : l’une, tout heureuse qu’elle est, a la tristesse plus rude,
poignante, froissante, violente, qui se proclame sur les toits, — qui crie « comme
une aigle »
, — une tristesse ardente, de cœur et d’âme, je le veux, mais aussi
de tête, tout d’un coup relevée de joies puissantes et vigoureuses : l’autre, plus
atteinte au cœur, a la tristesse plus vraie, plus douce et résignée, continue, non
intermittente, calme, profonde et intérieure ; elle est plus une colombe blessée. L’une,
je l’ai dit, procède plus de la Bible et des Psaumes ; l’autre, de
l’Imitation de Jésus-Christ, des saintes mystiques, de sainte Thérèse, et
même du Nouveau Mois de Marie de l’abbé Le Guillou. L’une est une classique
en dévotion, ou si elle s’écarte et fléchit un peu, c’est dans les sentiers familiers et
d’après la tradition fleurie, tandis que l’autre, en dehors de la Bible et du livre
unique, est souvent une échappée à travers champs, une petite brutale,
comme le disait Bussy à Mme de Sévigné.
Entre les modernes, l’une a lu et préfère à tout Lamartine et, comme la vigne de
l’Évangile « entourée de haies »
, à laquelle elle se compare, elle s’est
gardée de la contagion des romans ravageurs et troublants. Elle
craignait même de lire en sa nouveauté Notre-Dame de Paris. L’autre ne
répugne à rien de ce qui prend et de ce qui mord, elle y va tout droit en curieuse et en
aguerrie ; et « comme elle a toujours, dit-elle, envie de sauter où le troupeau ne
saute pas »
, elle s’est amusée un jour à donner son avis motivé, et non pas du
tout défavorable, sur Salammbô.
Ces deux femmes, si elles s’étaient rencontrées, se seraient-elles comprises, se seraient-elles aimées ? Eugénie, avec ses scrupules, n’aurait-elle pas eu de certaines craintes pour le salut de la protestante inconvertible et convertisseuse, une recruteuse d’âmes ? Celle-ci n’aurait-elle pas eu des pitiés par trop dédaigneuses pour les délicatesses excessives et les faiblesses superstitieuses d’Eugénie recourant à tous les saints du Paradis pour la guérison de son frère, même aux reliques de sainte Philomène, même aux médailles, même aux prières ici-bas du prince de Hohenlohe ? Une fois, dans ses courses du Jura et autour de son lac de Neufchâtel, Mme de Gasparin avec sa bande a l’occasion de visiter un couvent, celui des dominicaines d’Estavayer ; il est curieux pour nous de voir comme elle parle de ce qui fait l’idéal du bonheur selon Eugénie : ce lui est à elle et aux siens un épouvantail et un monstre. Les dames de la bande, des protestantes bien entendu, se sont hasardées après quelque hésitation à sonner à la porte du couvent ; elles se présentent comme pour faire des emplettes (on sait que les religieuses occupent leurs loisirs à mille petits travaux et à des objets de dévotion qui se vendent au profit de la communauté ou au profit des pauvres) : on fait monter les dames au premier étage. Elles sont au parloir ; la description selon Mme de Gasparin ◀commence :
« Un banc à droite, un banc à gauche ; au fond la grille pose sur un mur d’appui ; à peine si les doigts passeraient entre les barreaux. Derrière la grille, on soupçonne une salle immense et noire… Après un moment d’attente, on entend crier les verrous : une porte doit s’ouvrir à l’extrémité de la salle, on ne la voit pas, tout est plein de ténèbres ; seulement un souffle glacé frappe nos visages et deux formes blanches s’approchent à pas lents. Ce sont des religieuses. Elles portent un voile à plis flottants qui descend le long des tempes et vient encadrer le visage ; la guimpe emprisonne les épaules et le cou ; la robe tombe droite jusqu’aux sandales. Cela est sobre, cela est d’une sévère beauté. Les pâles figures passent et repassent derrière les barreaux. L’une, la plus jeune, semble se dérober à l’arrière-plan ; elle a le geste furtif, la démarche hésitante ; elle glisse et se perd à chaque instant dans les ombres froides qui emplissent le fond. L’autre s’avoisine tout à fait ; elle est simple et grave ; il ne reste pas, on le dirait, une parcelle de sang dans les fibres de sa peau mate ; ses grands yeux s’arrêtent sur nous, amortis par le verre de ses lunettes ; ses manches, larges et pendantes, couvrent presque entièrement la main ; elle parle d’une voix égale, et nous montre, l’un après l’autre, par les trous de ta grille, les souris en pelote, les porte-montre brodés de perles, les coques d’œufs remplies de fleurs microscopiques, les coquilles d’escargots avec des saintes dedans, ces mille prodiges d’adresse et de laideur par quoi de pauvres recluses trompent leur ennui. Lorsque les lèvres de la religieuse s’entrouvrent, elles laissent passer un mot court, une sorte de note monotone, comme le bruit d’une goutte d’eau qui tomberait à intervalles réguliers des parois de quelque grotte humide dans cette flaque qui n’a jamais réfléchi la lumière. »
Je ne sais si l’habitude que nous autres catholiques avons des couvents m’abuse, mais il me semble qu’il y a dans cette peinture minutieuse, étonnée et un peu effrayée, de l’émerveillement naïf et un peu d’exagération. Comme on voit bien qu’elle n’a pas lu Vert-Vert, pas plus qu’elle n’a lu Béranger ! Un colloque insignifiant s’engage à l’occasion des petits objets à acheter ; laissons Mme de Gasparin continuer son récit, où la protestante tient absolument à planter son drapeau devant le camp catholique :
« Que faire, se disent les visiteuses, d’escargots et de saintes ? Prenons les souris. » — L’une glisse et fuit sous la main.
— « Oh ! dit la religieuse avec un faible sourire, celle-ci veut s’échapper. »
Nous en irons-nous comme cela sans un mot du cœur ?
— « Mesdames, nous prions Dieu de vous bénir ! »
Et comme la religieuse nous regarde, un peu surprise :
— « Nous croyons en Christ le Sauveur ; nous espérons en lui de toutes nos forces. »
La religieuse fait un signe de croix. — « Ah bien ! » dit-elle gravement. Puis, d’un ton plus doux : « Abandonnez-vous à Dieu. Les volontés de Dieu ne sont pas les nôtres. Souvent Dieu nous contrarie ! » La religieuse secoue la tête : « Abandonnez-vous à Dieu. »
Cette fois nos mains passent comme elles peuvent au travers des barreaux ; elles vont chercher, elles vont presser les mains des dominicaines. Gloire à toi, Seigneur ! tu as des âmes d’élite derrière ces murs ; tu fais rayonner ton amour, tu fais resplendir ton salut en dépit des tromperies de l’erreur. »
Enfin, elles se sont mutuellement recommandées à Dieu : elles ne se sont pas maudites. C’est bien.
En tout, il y a dans cette suite de petits volumes de Mmc de Gasparin, particulièrement dans les deux derniers, Prouesses et Voyages, de l’éclat, du mouvement et mémo un peu trop, du bruit ; il y a du saccadé, du rocailleux, du naturel et de l’imité, du Tôpffer, du George Sand, du Michelet, que sais-je ? mais encore une fois, bien de la sève et de la vitalité, et, en même temps que le talent supérieur du paysage, un beau et large jet de sentiment moral épanoui.
J’ai pourtant besoin, en finissant, de revenir à Eugénie de Guérin pour nous reposer sur
des tons plus doux et rentrer dans l’harmonie qui nous est plus familière. Sa distinction
native, on l’a vu, l’avait faite une personne d’urbanité, naturellement élégante, et dans
ce manoir champêtre, d’où elle sortit à peine, la sauvait de tout provincialisme, de toute
recherche comme de toute vulgarité. C’est pour la langue comme une fille de Racine et du
premier Lamartine. Écoutez plutôt ! Elle aussi, elle a visité les montagnes : dans les
dernières années de sa vie, malade, on l’envoya prendre les eaux à Cauterets ; elle dut
quitter sa chambre du Cayla, cette chambrette bien aimée devenue caveau
par tout ce qu’elle contenait de chères reliques, un vrai « cloître de
souvenirs. »
Elle ne se plut que médiocrement dans les Pyrénées, « la
plus magnifique Bastille où l’on puisse être renfermé »
, disait-elle, et, sa
saison faite, elle fut heureuse d’en sortir. Elle décrit agréablement, d’ailleurs, ce
qu’elle a vu du paysage, des fêtes, des coutumes locales ; elle a là-dessus des pages
accomplies :
« Dimanche, dit-elle dans une lettre à son père (2 août 1846), nous avions un temps admirable. Un beau soleil vint embellir la plus jolie fête populaire que j’aie vue. C’est d’usage que tous les ans, à pareil jour, les jeunes baigneurs donnent un bal et fassent les frais d’une fête champêtre. Ce sont des courses à la montagne, des courses aux cruches, des courses à l’Âne, des courses en sac et des danses locales ; le tout est joli, amusant et se passe avec un ordre parfait. Les danses se font entre jeunes gens. Monseigneur de Paris (M. Affre) les a regardées comme nous. Nous étions parfaitement placés pour le spectacle… Figurez-vous un torrent large et bruyant, puis une petite prairie, puis une montagne, et dans ce cadre un rassemblement de plusieurs milliers de personnes rangées en cercle autour d’une corde qui fait barrière. Au centre sont les acteurs. Ce sont des femmes d’abord qui cheminent avec leur cruche sur la tête vers un but où elles doivent arriver sans les casser. Fort peu remportent le prix. À chaque chute de cruche, vous pouvez penser les rires de la foule. Après cela partent des coureurs pour emporter des drapeaux sur la montagne ; je vous promets que l’assaut est rude. Des fanfares accueillent le vainqueur. La course aux ânes suit la course aux drapeaux. Dans ce pays les Ânes suivent les conquérants, mais ils renversent beaucoup de combattants. Ils m’ont paru peu envieux de gloire, et pour le moins aussi têtus que Bécarre qui, du reste, aurait triomphé par sa beauté ; j’en ai vu peu d’une aussi belle figure. Les culbutes faites et les vainqueurs usiniers couronnés, on se met à casser des bouteilles suspendues. Ce ne paraît pas difficile, mais on tape les yeux bandés et souvent on frappe en l’air. »
Remarquez-vous comme le trait est court, léger, la plaisanterie discrète, et quelle manière différente de celle qu’affecte l’intrépide Vaudoise et qui nous aurait frappés bien plus encore si nous l’avions suivie plus loin dans ses courses de touriste, par-delà le Saint-Gothard, à travers le Tessin et jusqu’aux lacs d’Italie ? Eugénie qui voit juste, qui voit bien, mais qui n’a pas, comme on dit, le diable au corps, continue en ces termes sa description souriante et sobre, que nous donnerons jusqu’à la fin comme un exemple parfait en son genre :
« Le verre cassé, on s’est mis en danse. Ceci est le plus joli de la fête. De beaux jeunes gens (ce sont les baigneurs) en pantalon blanc, veste blanche et écharpe rouge flottante se mettent en rang le long du cercle. Tout à coup les voilà qui se tournent l’un vers l’autre et font deux à deux une danse à caractère qu’ils accompagnent d’un jeu de bâtons blancs dont le bruit se mêle sans se confondre au son des instruments qui accompagnent la danse. Elle dure quelque temps dans la prairie et se continue dans les rues de la ville à peu près jusqu’à la nuit. Le soir un magnifique bal a réuni quatre-vingts femmes desquelles vous devinez qui n’était pas. On s’amuse tant qu’on peut, et l’on s’ennuie ensuite.
« La course au lac, il faut bien en parler, mais cela ne se dit pas, il faut le voir ; il faut passer par ces chemins en l’air pour en avoir l’idée. Figurez-vous des cordes pendues aux montagnes, ils vous font d’en bas cet effet. Encore les a-t-on arrangés pour le passage de la duchesse de Nemours. Je suis étonnée d’avoir mon cou, et cependant tout le monde le rapporte. C’est qu’on est monté sur des biches. Ces chevaux sont étonnants ; ils vous enfilent ces sentiers, montent et descendent des escaliers à pic sans broncher. Enfin j’ai vu de belles beautés, entre autres une cascade avec trois arcs-en-ciel. C’est inexprimable pour l’effet et l’étrange beauté du site. Puis le pont d’Espagne, immense cataracte. Là se trouvaient une quinzaine de cavaliers et amazones. Nous avons fait route ensemble jusqu’au lac. Désert profond, immense nappe d’eau entre des monts immenses, mais nus, abrupts, tristes comme la mort. Pour achever ce tableau, on voit au bord du lac un monument funéraire en mémoire d’une Anglaise et de son mari qui se noyèrent il y a dix ans en se promenant sur le lac. Les eaux sont glacées, de sorte que ce qui y tombe y meurt presque aussitôt. Ce réservoir a sa source au Yignemale dont on aperçoit les glaciers. C’est un des points les plus élevés des Pyrénées. Par-delà est l’Espagne.
« Nous avons vu une chasse. J’ai touché un isard ou une biche. Ensuite, au bord du lac, s’est élevé un petit oiseau qui volait devant nous comme pour se faire admirer. C’était vraiment le bijou du désert, une fleur volante, s’offrant à tous les regards comme pour les consoler de tant de tristesses… Nous portions notre goûter ; il s’est fait pendant un orage. Nous avons eu pluie, grêle et tonnerre, le tout grandiose. Ce temps nous a fait quelque peu les honneurs de la route pour le retour, mais les sapins nous ont abrités. J’en ai remarqué un avec ces mots : Crains Dieu ! Ces mots sont bien placés dans ces grandes œuvres divines, sur ces puissants arbres qui vous disent de craindre la main qui les a plantés. »
Tout cela est pur, net, distinct, bien vu, bien dit, rapidement conté ; c’est classique, c’est attique et irréprochable. Ce pourrait être d’une plume polie du xviie ou du xviiie siècle, d’une Mme d’Aulnoy ou mieux encore d’une Caylus parlant naturellement en prose la langue d’Esther. Pour être sincère, j’ajouterai qu’on voudrait aujourd’hui à la description un peu plus de nouveauté de tons et plus de relief. Mais Eugénie de Guérin craignait l’excès ; elle n’appuie pas, elle ne tâche pas : elle avait du goût51.