(1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires de madame de Genlis sur le dix-huitième siècle et la Révolution française, depuis 1756 jusqu’à nos jours — II »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires de madame de Genlis sur le dix-huitième siècle et la Révolution française, depuis 1756 jusqu’à nos jours — II »

II

Le caractère de ces Mémoires est maintenant fixé pour nous ; il nous est bien prouvé qu’ils ne sont et ne peuvent être qu’une mystification : prenons-les donc pour ce qu’ils valent, et tirons-en ce qu’ils contiennent : il y a de la vérité partout ; quand un peu d’art l’a cachée, un peu d’art la dégage. Nous serons ici courts et rapides, car le public est rebattu, et nous arrivons tard ; la critique est un peu boiteuse comme le châtiment.

Je prends madame de Genlis à l’âge de six ans ; son éducation commence au château de Saint Aubin. Elle lit Clélie et mademoiselle Barbier2, joue la comédie et du clavecin, récite après dîner l’Office de la Vierge et son rôle du soir, court les champs vêtue en Amour couleur de rose, avec le cordon rouge de chanoinesse par-dessous le carquois ; attroupe sous sa fenêtre les petits garçons du village pour leur apprendre à lire, et par certaine brochure qu’elle a vue conçoit une antipathie ineffaçable contre Voltaire. Cette enfance-Ià n’est-elle pas pleine d’avenir ?

A douze ans, on vient à Paris, et la vie des fêtes commence. En ce temps-là, M. de La Popelinière tenait grand état à Passy ; nobles seigneurs, petites maîtresses, ambassadeurs, poètes, artistes, tous venaient puiser à sa somptueuse et débonnaire hospitalité. On l’appelait en face Mécène-Atticus, parce qu’il faisait des vers et qu’il était fermier général ; en arrière on riait de son faste de bel esprit et de vertu, de ses disgrâces d’auteur et d’époux, et Mécène n’était plus rien que Turcaret. Veuf alors, La Popelinière, en cheveux blancs, fut touché des talents de la jeune comtesse, et on l’entendait souvent répéter avec un soupir : « Quel dommage qu’elle n’ait que treize ans ! »

L’âge vint pourtant, et M. de Genlis aussi ; on l’agréa, car il était homme de qualité, homme de la cour, ce qui était de rigueur. Tout alla bien ; un petit comité littéraire dirigeait les études de madame de Genlis ; c’étaient MM. de Sauvigny, de Mondorge, et d’autres de cette force, surtout ennemis des philosophes. Madame de Genlis détestait tant ces derniers qu’elle ne voulait ni les voir, ni les lire ; Helvétius avait fait un livre infâme ; d’Alembert avait la figure ignoble ; Marmontel lui-même, malgré ses Contes moraux, La Harpe, malgré ses flatteuses épîtres, ne trouvaient point grâce auprès d’elle ; et, quant à Jean-Jacques, hors le Devin de village, elle n’en connaissait pas encore une seule ligne à trente ans. Il est vrai qu’elle savait l’ostéologie, la saignée, l’équitation, le jardinage, le billard, les cartes, la peinture, qu’on la comparait au roi David pour la harpe et la danse, qu’elle jouait aux proverbes mieux que n’eût fait Salomon, et qu’elle représentait ou composait de petites comédies. « Enfin, nous avoue-t-elle ingénument, je n’ai été étrangère à rien, j’ai pu parler passablement de tout ; mais je n’ai su parfaitement que ce qui se rapporte aux beaux-arts, à la littérature et à l’étude du cœur humain. »

Je ne m’arrête pas à des anecdotes bien longues dont madame de Genlis nourrit habilement son récit : comment dans ses retraites au couvent elle barbouillait la nuit les vieilles religieuses, comment elle mystifiait le chevalier Tirtame, ou frappait aux vitres des paysans du village. Tous ces enfantillages pourraient ne pas être des puérilités ; ils détournent à propos l’attention, épuisent la critique à faux, et dissipent en futiles éclats la raillerie dont on redoute en face l’explosion pleine et franche : c’est la queue du chien d’Alcibiade, coupée par Aspasie.

Sachons gré pourtant à madame de Genlis de l’histoire de madame de Montesson : la discrétion ici était moins obligatoire, et elle y a dérogé, en nièce un peu maligne peut-être. Madame de Montesson avait un amant affiché, le comte de Guines ; elle commençait à se lasser de lui, et lui d’elle, quand le duc d’Orléans s’avisa de devenir amoureux de l’une et jaloux de l’autre. Les deux amants blasés s’entendirent contre le prince : le comte pour lui vendre cher la place, et la dame pour achever de lui tourner la tête. Toute la société se mit du complot ; depuis longtemps, en effet, la constance du duc d’Orléans pour une courtisane l’avait retiré de la bonne compagnie des femmes, et celles-ci désiraient fort, en lui procurant une maîtresse honnête, reconquérir les avantages de son intimité. Madame de Montesson fut donc louée de toutes les bouches ; sa harpe, sa voix, ses petits vers, sonnaient sans cesse dans la conversation aux oreilles du prince, et l’enivraient d’une tendresse pleine d’estime. Elle, habile et rusée, ne se livrait pas ; comme le comte de Guines jouait l’inconstance, elle jouait l’abandon, en Ariane délaissée et mourante ; elle n’entretenait le duc que de son sentiment pour l’ingrat de Guines, et le poursuivant de son rival trouvait moyen de l’attendrir. Le pauvre prince n’y tenait plus ; il accorda tout pour tout obtenir. Comme M. de Montesson était mort sur ces entrefaites, il ne s’agissait de rien moins que de mariage ; madame de Genlis y aidait de toute son éloquence prêcheuse de vingt ans : bref, il se fit. Madame de Montesson eut le premier prince du sang ; M. de Guines, l’ambassade de Berlin ; ces dames, une société ; et madame de Genlis, une place près de la duchesse de Chartres.

Ce fut là une grande époque dans sa vie., et qui décida de sa destinée. En entrant au Palais-Royal, elle eut de tristes pressentiments : la voiture qui l’y menait faillit rompre ; les décorations des petits appartements, qui étaient encore celles de la Régence, ces glaces, témoins de tant d’orgies, cette magnificence de boudoir, effarouchèrent sa pudeur : j’avais l’air d’une coupable, nous dit-elle. Pour le coup, monsieur, vous vous attendez à des révélations sincères : patience, elles sont manuscrites encore ; jusqu’ici nul aveu éclatant qui motive cette boutade de repentir ; on sent que la chasteté et la dévotion de 1800 ont passé là-dessus, et que madame de Genlis a effacé ses fautes avec ses larmes.