(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) «  Œuvres de Chapelle et de Bachaumont  » pp. 36-55
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) «  Œuvres de Chapelle et de Bachaumont  » pp. 36-55

Œuvres de Chapelle et de Bachaumont 6

C’est une association consacrée que celle de Chapelle et de Bachaumont ; c’est une bagatelle qui a pris rang après les chefs-d’œuvre, et qui est réputée classique en son genre, que leur joli Voyage. En voici cette fois une édition très soignée, très agréable à l’œil, jouant l’Elzévir à s’y méprendre, et pour laquelle un libraire homme de goût n’a rien négligé. Un littérateur et bibliophile distingué, M. Tenant de Latour, l’a enrichie d’une notice et surtout a rectifié le texte d’après une édition meilleure de 1732, qui avait toujours été négligée depuis, on ne sait pourquoi. S’il s’agissait de quelque poème de Catulle, rectifié d’après un manuscrit, cette restitution ferait peut-être quelque bruit parmi les savants ; bornons-nous à remercier M. Tenant de Latour de ses soins, et, relisant couramment ce petit volume, disons quelques-unes des idées littéraires et autres qu’il nous suggère.

Premièrement, il ne faut point faire fi de ces choses agréables qui ont été universellement goûtées en leur temps et dans le siècle où elles sont nées, dussent-elles avoir perdu de leur sel pour nous aujourd’hui : c’est un léger effort et un bon travail pour un esprit cultivé que de se remettre au point de vue convenable pour en bien juger. Ainsi ferons-nous pour le Voyage de Chapelle et Bachaumont. Mais en même temps qu’on se rendra mieux compte de la circonstance et du tour d’esprit naturel qui l’ont fait naître, il s’y joindra un regret : c’est qu’il soit arrivé à cette jolie pièce d’esprit un malheur qui arrive à toute chose nouvelle qui réussit, elle est devenue le point de départ d’une mode et d’un genre. On a eu des voyages en vers et en prose sur le même ton et d’après le même patron ; La Fontaine, Regnard, Hamilton, Le Franc de Pompignan, Desmahis, Voltaire, Bouliers, Bertin, Parny (j’en oublie encore), se sont mis à voyager en vers et en prose en se ressouvenant plus ou moins du premier modèle, et il en est résulté un genre artificiel et factice. Et pourquoi aussi un genre s’avise-t-il de sortir d’une boutade heureuse ?

Il ne manque donc au Voyage de Chapelle et Bachaumont que d’être resté unique. Je rappellerai en deux mots ce qu’étaient les auteurs. Bachaumont était le fils d’un président à mortier au parlement de Paris, et il fut quelque temps conseiller clerc au même parlement, homme d’esprit avant tout et de plaisir, frondeur durant la Fronde, chansonnier sans prétention, et qui se convertit dans sa vieillesse. Chapelle est, des deux, le personnage le plus littéraire, et qui joue son rôle parmi les illustres du grand siècle. Il appartenait à la même bourgeoisie parlementaire, étant le fils, mais le fils naturel, d’un maître des comptes appelé L’Huillier. Il vint au monde en 1626 à La Chapelle, près de Saint-Denis d’où on lui donna son nom. Son père, homme riche, amateur de philosophie et de savoir, grand et intime ami de Gassendi, au point qu’on pouvait dire à celui-ci que M. L’Huillier était un autre lui-même, s’attacha à donner à son fils la meilleure éducation ; Chapelle étudia au collège des jésuites de la rue Saint-Jacques, où il rencontra Bernier et Molière, et il introduisit auprès de Gassendi ces deux condisciples : tous trois profitèrent diversement des leçons particulières du philosophe, mais ils en restèrent marqués. Le père de Chapelle aurait voulu qu’il entrât dans l’Église ; ses inclinations, en éclatant de bonne heure, s’y opposèrent. On sait qu’il fut enfermé quelque temps à Saint-Lazare pour inconduite : la sévérité de deux tantes, sœurs de son père et moins indulgentes que lui, y entra pour beaucoup. Il lit peu après un voyage en Italie, et il commit à Borne je ne sais quelles imprudences qui l’obligèrent à brûler ses papiers et ses chansons. Son père ne tarda pas à voir que ce fils n’était bon qu’à être un homme d’esprit en toute liberté, tantôt dans la bonne compagnie, tantôt dans la mauvaise. À cette époque d’ailleurs, être de bonne compagnie, c’était se montrer avant tout d’une gaieté franche, spirituelle et amusante (d’où est resté le mot de bon compagnon). Chapelle fut donc réputé encore de bonne compagnie, tout en fréquentant beaucoup les cabarets. Il nous a laissé les noms de ceux qu’il hantait le plus7 : il y installait Molière, La Fontaine, Racine dans sa jeunesse, Despréaux. C’est au milieu d’eux, c’est dans ces joyeux repas à la Croix-de-Lorraine ou dans la maison de Molière à Auteuil, qu’il nous apparaît de loin le convive indispensable, le boute-en-train de la bande, tutoyant même Despréaux. Les anecdotes où Chapelle figure avec celui-ci et avec Molière sont devenues une sorte de légende ; on aimerait à savoir quelques-uns des mots gais, piquants, naïfs, qui composaient le sel de Chapelle et le faisaient tant estimer des illustres, comme étant lui-même une manière de génie. Il faut lui savoir gré du moins d’être un personnage aussi essentiel dans le groupe de son temps : à côté de Boileau, c’est une figure réjouissante, c’est un interlocuteur qui le contrarie, l’excite, et quelquefois le déconcerte et l’entraîne jusqu’à l’enivrer ; à côté de Molière, c’est un confident de ses chagrins, et qui, même par ses consolations incomplètes, oblige le grand homme à se déclarer tout entier devant lui et devant nous dans ses tendresses jalouses et dans ses passions. Car des quatre grands hommes, c’était Molière surtout qui aimait à le consulter non seulement dans ses ennuis de cœur, mais dans ses embarras de directeur de théâtre (deux sortes de peines qui se mêlaient en lui volontiers) : il avait dans sa troupe trois principales actrices entre lesquelles il s’agissait de distribuer les rôles et dont il importait de mener à bien les rivalités ; et Chapelle, de la campagne, lui écrivait :

Il faut être à Paris pour en résoudre ensemble, et, tâchant de faire réussir l’application de vos rôles à leur caractère, remédier à ce démêlé qui vous donne tant de peine. En vérité, grand homme, vous avez besoin de toute votre tête en conduisant les leurs, et je vous compare à Jupiter pendant la guerre de Troie…

Le groupe des quatre grands poètes du xviie  siècle ne serait donc pas complet sans Chapelle, bien qu’il n’y ait eu que le moins beau rôle ; il est immortel grâce à eux ; tout aviné qu’il est et chancelant, il se voit, bon gré mal gré, reconduit à la postérité d’où il s’écarte, donnant un bras à Molière, l’autre à Despréaux.

Nous l’avons déjà remarqué à propos de La Fare : il n’y a guère que les premières années qui comptent et qui soient dignes de souvenir, dans ces carrières épicuriennes qui vont sans règle et en s’abandonnant. Chapelle avait quelquefois des remords ; il faisait, le matin, de beaux projets, de grands serments ; il se proposait de revenir à l’étude, aux leçons savantes de son maître Gassendi, de s’appliquer à quelque ouvrage sérieux et qui lui fît honneur, qui lui donnât rang dans l’avenir. Une lettre très curieuse à lui adressée par son ami le médecin Bernier, alors voyageant en Perse, et datée de Chiras, le 10 juin 1668, fait foi de ces résolutions ou de ces velléités philosophiques de Chapelle, qui ne tinrent pas :

Mon très cher, lui écrit Bernier, j’avais toujours bien cru ce que disait M. L’Huillier, que ce ne serait qu’un emportement de jeunesse, que vous laisseriez cette vie qui déplaisait tant à vos amis, et que vous retourneriez enfin à l’étude avec plus de vigueur que jamais. J’ai appris dès l’Indoustan, par les dernières lettres de mes amis, que c’est à présent tout de bon, et qu’on vous va voir prendre l’essor avec Démocrite et Épicure, bien loin au-delà de leurs flamboyantes murailles du monde, dans leurs espaces infinis, pour voir et nous rapporter, victorieux, ce qui se peut et ne se peut pas :

                                                 Et extra
Processit longe flammantia moenia mundi.

Les sujets auxquels Chapelle méditait de s’appliquer n’étaient rien moins que la nature même des choses au physique et au moral, la structure du monde et la composition de l’homme, le libre arbitre, la fortune, le destin, la Providence, la nature de l’âme ; il voulait, d’après Épicure, Lucrèce et Gassendi, reprendre et couler à fond toutes ces matières : il n’avait peut-être pas tout à fait cuvé son dernier vin de la veille le jour où il avait conçu ce grand projet, dont la nouvelle était allée à Bernier jusqu’aux contins de l’Indoustan.

Quoi qu’il en soit, la lettre de Bernier est des plus intéressantes. La phrase y peut paraître longue, traînante, et c’est là une lettre persane qui ne ressemble en rien assurément pour la forme à celles de Montesquieu ; mais le fond est d’un grand sens, et consulté par Chapelle, il lui répond en le mettant de son mieux en garde contre les principaux défauts auxquels il le sait bien sujet, et aussi contre les conclusions où va trop volontiers la philosophie de Gassendi, leur maître commun. Si Bernier, dans cette lettre, ne se réconcilie pas nettement avec Descartes qu’il continue de considérer comme un philosophe trop affirmatif en ses solutions, il y rétracte du moins aussi formellement que possible les doctrines de Lucrèce et d’Épicure et toutes les assertions purement matérialistes nées de la théorie des atomes ; il y insiste particulièrement sur l’impossibilité d’expliquer par la matière seule et par le mouvement de corpuscules, si petits qu’on les fasse, des opérations d’un ordre aussi élevé que celles qui constituent l’intelligence, le raisonnement, la perception de certaines idées, la conscience qu’on a d’avoir ces idées, la volonté, le choix dans les déterminations, etc. ; en un mot, il y combat au long et avec détail l’épicuréisme, auquel il sait bien que Chapelle incline et est d’humeur, soit en théorie, soit en pratique, à s’abandonner :

Je me promets, lui dit-il, que vous donnerez bien ceci à ma prière, qui est de repasser un moment sur ces pensées si ingénieuses et si agréablement tournées qu’on a su tirer de vos mémoires (apparemment quelques écrits et cahiers de philosophie et de littérature de Chapelle), sur tant d’autres fragments de même force que je sais qui y ont resté, et généralement sur tous ces enthousiasmes et emportements poétiques de votre Homère, Virgile et Horace, qui semblent tenir quelque chose de divin. Et vous ne me refuserez pas, dans cette netteté d’esprit et humeur philosophiques où vous vous trouvez quelquefois le matin, de faire réflexion sur trois ou quatre choses qui me semblent très dignes de l’attention d’un philosophe.

Ces trois ou quatre points, sur lesquels il veut attirer son attention d’homme à jeun, sont précisément les divers degrés d’impression et de sensation, puis de jugement et de raisonnement, de réflexions générales ; la conception que nous avons du passé, du présent et de l’avenir ; la faculté de retour et de considération interne sur nous-mêmes ; l’invention et la découverte des hautes vérités ; tant de sublimes imaginations des beaux génies, « une infinité de pensées enfin, si grandes et si vastes, et si éloignées de la matière qu’on ne sait presque par quelle porte elles sont entrées dans notre esprit », toutes choses qui restent à jamais inexplicables pour une philosophie atomistique et tout épicurienne.

On ne s’attendait guère que Chapelle dût nous introduire dans ces considérations philosophiques et qu’on peut lire plus au long dans la lettre datée de Chiras : c’est lui pourtant qui, par ses questions à Bernier, les avait provoquées. Bernier le sait volontiers paresseux, obstiné dans ce qu’il a appris dans sa jeunesse, ne se renouvelant pas, et penchant par ses mœurs à se donner un appui dans certaines doctrines. Or, Bernier, homme de sens, qui a beaucoup vu, et qui, en vertu même d’un sage scepticisme, est devenu plus ouvert à des doctrines supérieures, croit devoir avertir son ami et camarade, qui, en passant par le cabaret, est resté plus qu’il ne croit dans l’école ; le voyant prêt à vouloir s’enfoncer dans une philosophie abstruse et prétendre à expliquer physiquement la nature des choses et celle même de l’âme, il lui rappelle que c’est là une présomption et une vanité d’esprit fort ; mais si cette explication directe est impossible, et si connaître en cette manière son propre principe n’est pas accordé à l’homme dans cet état mortel,

néanmoins, ajoute-t-il en terminant, nous devons prendre une plus haute idée de nous-mêmes et ne faire pas notre âme de si basse étoffe que ces grands philosophes, trop corporels en ce point ; nous devons croire pour certain que nous sommes infiniment plus nobles et plus parfaits qu’ils ne veulent, et soutenir hardiment que, si bien nous ne pouvons pas savoir au vrai ce que nous sommes, du moins savons-nous très bien et très assurément ce que nous ne sommes pas ; que nous ne sommes pas ainsi entièrement de la boue et de la fange, comme ils prétendent. — Adieu.

Chapelle profita trop peu de cette leçon. À la duchesse de Bouillon, qui lui demandait un jour s’il n’avait jamais eu l’envie de se marier, il répondait : « Oui, quelquefois le matin. » Il n’eut jamais aussi que le matin cette idée de revenir à l’étude, de se mettre aux choses sérieuses. Il laissa bientôt pour toujours les longs projets de travail, garda seulement les conclusions pratiques d’Épicure, et s’oublia de plus en plus.

Ici toutefois, nous le retrouvons rendant à Bernier le même service qu’à Molière ; il le force à donner une réplique qui vaut mieux que la question. Il est cause que Bernier a écrit les considérations les plus spiritualistes qu’on puisse désirer, et qu’il a réfuté par les raisons les plus plausibles l’école dans laquelle les historiens de la philosophie l’ont jusqu’ici rangé. Bernier cartésien sans le vouloir, — M. Bouillier, dans sa récente et excellente Histoire de la philosophie cartésienne, aurait eu le droit de faire un coin de chapitre ainsi intitulé8.

Chapelle disparaît et semble s’éteindre dans les dernières années de sa vie. On le voit fréquentant Anet et la maison des Vendôme, où il devait être parfaitement à l’aise par ses bons comme par ses mauvais côtés, et pour le délicat comme pour le grossier. Il y rencontra Chaulieu à qui il apprit l’art de faire non difficilement des vers faciles, ainsi que lui-même l’avait appris de Blot et des chansonniers de la Fronde, et comme on l’apprendrait bien tout seul sans tant de mystère. Il mourut en septembre 1686. à l’âge d’environ soixante ans. Il était mort depuis longtemps pour l’agrément de la société et pour l’influence (s’il en avait eu jamais). Son beau moment, qui date de son Voyage en 1656, ne s’étend guère au-delà de la jeunesse de Boileau, de Racine, et n’entre pas avant dans le règne de Louis XIV. Il eut pour lui une douzaine d’années de vogue1.

Voyons maintenant en quoi son Voyage mérita sa réputation.

En 1656, c’est-à-dire dix ans avant que Boileau publiât ses premières satires, et trois ans avant Les Précieuses ridicules de Molière, on était dans la pleine littérature des Scudéry, des Sarasin, des Pellisson, Scarron, Chapelain, Gilles Boileau, Ménage, et de tous ces beaux esprits dont le goût n’était pas également sain et pur. Chapelle et son camarade de voyage, âgés l’un et l’autre de trente à trente-deux ans, se mettent en route pour faire un tour dans le Midi, et dans le compte rendu léger de leur voyage qu’ils envoient à leurs amis de Paris, ils trouvent moyen de faire avec un naturel parfait une charmante satire littéraire : de là le grand succès et cette vivacité de faveur qu’on ne s’expliquerait pas autrement aujourd’hui. Voltaire, adressant à sa nièce Mme Denis une lettre en vers et en prose qu’on intitule son Voyage à Berlin, disait : « N’allez pas vous imaginer que je veuille égaler Chapelle, qui s’est fait, je ne sais comment, tant de réputation pour avoir été de Paris à Montpellier et en terre papale, et en avoir rendu compte à un gourmand. » Le cadre n’y fait trop rien, et c’est par d’heureux détails que le joli Voyage réussit.

Le début, à parler vrai, ne nous agrée plus guère ; ce mélange de vers et de prose, ces enfilades de rimes redoublées pouvaient sembler neuves alors ; aujourd’hui, c’est usé, et quand on lit au xviiie  siècle les lettres de Voltaire, par exemple, on est souvent étonné que cette même plume qui vient de dire très gentiment les choses en prose se mette tout d’un coup à les redire moins bien en assez mauvaises rimes. Dans le Voyage de Chapelle et Bachaumont, on mange beaucoup ; on mange dès le Bourg-la-Reine, et ainsi à chaque étape ; on se gorge, on s’empiffre, ce sont les termes, et c’est le plaisir ; la gourmandise rabelaisienne s’y montre dans tout son plein. Il ne faut point s’attendre à y trouver rien de la nature ni d’une description réelle. L’évocation de la Garonne et du dieu du fleuve est du genre burlesque et n’est qu’une parodie qui put paraître agréable à ceux que ne rebutait point Scarron :

Il (le fleuve) se moucha, cracha, toussa,
Puis en ces mots il commença

N’oublions point cette différence essentielle entre les modernes et les anciens. Les anciens ont commencé par observer et par peindre directement la pure nature. Dans Homère, même du temps de cette Grèce à demi sauvage, quelle beauté simple de lignes ! quel dessin harmonieux des rivages ! quelle grande vue des horizons et des contours ! Lorsque Télémaque monte sur le vaisseau et s’en va d’Ithaque à Pylos à la recherche de son père, quelle navigation souriante et gracieuse ! Chez les anciens, dans ce Midi, la nature, dès le premier jour, était plus belle ; et puis la mer, en découpant les continents de toutes parts, leur faisait une élégante ceinture et les rendait plus accessibles, même dans leur primitive horreur. Chez les modernes, notre Gaule compacte, druidique, fut longtemps hérissée et impénétrable. Les Ausone, les Numatianus commençaient pourtant à la décrire avec amour, quand la barbarie survint, refermant les communications, ramenant les périls ; et avec le moyen âge cette nature redevint toute repoussante et pleine de laideur ou d’effroi. Le vilain, qui était proprement le nom donné à l’habitant des campagnes, exprime l’impression même que faisait d’ordinaire le lieu qu’il habitait ; en général, et sauf quelques rares éclaircies au soleil du printemps, ces portions défrichées et non désertes de la contrée étaient les plus pleines de boue, de fumier et de misères. Aussi les beaux esprits eurent-ils fort à faire lorsqu’il fut question pour eux de reconquérir à la littérature et à la poésie la nature. « Les esprits doux, amateurs de belles-lettres, disait Mme de Rambouillet, ne trouvent jamais leur compte à la campagne. » Esprit doux (mite ingenium) était un terme qui correspondait en éloge pour les hommes à ce qu’était primitivement le nom de précieuse pour les femmes. Ces voyages de beaux esprits, qui s’aventurent hors de leur cercle, hors d’un salon de la Place-Royale et du Marais, sont donc moins des découvertes que des travestissements et des parodies de la nature ; ils la masquent, ils l’enluminent pour s’en amuser. Ils portent avec eux leur mythologie toute faite, leurs habitudes et leur ton de société, leur jargon. Je dis moins cela encore de Chapelle que de tous ceux qui l’ont imité pour son Voyage, de La Fontaine tout d’abord s’en allant à Limoges, de Regnard allant au Havre, comme plus tard de Bouliers voyageant en Suisse, ou de Bertin en Bourgogne. C’est depuis la barrière de Paris et le premier village un parti pris de plaisanterie et d’agrément. Ce sont tous gens qui se mettent en chemin non pour regarder et voir les choses comme elles sont, mais pour y porter leur esprit, leur manière de dire, et en égayer leur coterie de la ville. Seulement La Fontaine y est naturel, même dans le parti pris ; Regnard y est gai, Pompignan plus lourd et provincial, Bertin sec et vif, Boufflers espiègle. Chapelle, le premier entré dans la voie, y va rondement et d’une touche large et facile. Il me semble voir les gens de la société du Marais qui attendent son récit en se disant : « Le bel esprit ! comment va-t-il s’en tirer ? » Il s’en tire en soutenant son renom par mille choses singulières, et en les faisant rire, fût-ce même aux dépens les uns des autres.

Un seul endroit est purement gracieux et sentimental : c’est l’endroit du bosquet dans le parc de Graulhez, chez le comte d’Aubijoux ;

Sous ce berceau qu’Amour exprès
Fit pour toucher quelque inhumaine, etc.

Dans le temps on a dû faire de ce passage un air à chanter sur le luth, comme de certains couplets de Maucroix. Sur ce point même, les auteurs ne dérogeaient pas du tout à leur caractère de francs Gaulois : un vif et très rapide éclair de sentiment, à côté de beaucoup de bombance et de médisance.

Mais la jolie scène qui l’est pour nous encore, et où le meilleur du sel est rassemblé, c’est la scène des précieuses de Montpellier ; elle est encadrée assez dramatiquement dans l’histoire du poète d’Assoucy, que je ne fais qu’indiquer ; le milieu se peut citer sans manquer au goût :

Dans cette même chambre, disent les voyageurs, nous trouvâmes grand nombre de dames qu’on nous dit être les plus polies, les plus qualifiées et les plus spirituelles de la ville, quoique pourtant elles ne fussent ni trop belles ni trop bien mises. À leurs petites mignardises, leur parler gras et leurs discours extraordinaires, nous crûmes (vîmes ?) bientôt que c’était une assemblée des précieuses  de Montpellier ; mais, bien qu’elles fissent de nouveaux efforts à cause de nous, elles ne paraissaient que des précieuses de campagne et n’imitaient que faiblement les nôtres de Paris. Elles se mirent exprès sur le chapitre des beaux esprits, afin de nous faire voir ce qu’elles valaient, par le commerce qu’elles ont avec eux. Il se commença donc une conversation assez plaisante :

Les unes disaient que Ménage
Avait l’air et l’esprit galant ;
Que Chapelain n’était pas sage.
Que Costar n’était pas pédant.
Les autres croyaient Monsieur de Scudéry
Un homme de fort bonne mine,
Vaillant, riche et toujours bien mis ;
Sa sœur une beauté divine,
Et Pellisson un Adonis.

Pellisson, de qui l’on a dit qu’il abusait de la permission qu’ont les hommes, particulièrement les gens d’esprit, d’être laidsc ! — La conversation continue ainsi par une suite de contre-vérités les plus piquantes, et dont chacune portait coup à Paris. C’est à l’avance une scène de Molière, c’est surtout une scène qui nous rappelle celle du dîner de la troisième satire de Boileau, « quand un des campagnards, relevant sa moustache », se met à dire des impertinences sur tous les auteurs et à affirmer le contraire de ce qui revient à chacun :

La Pucelle est encore une œuvre bien galante…
À mon gré, le Corneille est joli quelquefois…

Chapelle procède de même, et dix ans avant Boileau il fait une délicate et naturelle satire de tous ces auteurs alors en pleine vogue, de ces romans et poèmes en renom. Ce sont toujours les précieuses de Montpellier qui sont censées parler au rebours du bon sens et du goût : « Dans l’Alaric et dans le Moïse, on ne loua que le jugement et la conduite ; et dans la Pucelle rien du tout. » Ici il y a une politesse et une faiblesse pour Chapelain, ami des auteurs, ancien ami surtout de M. L’Huillier, et qui se trouve loué précisément par cette absence de toute louange des précieuses. « Dans Sarasin on n’estima que la lettre de M. Ménage, et la préface de M. Pellisson fut traitée de ridicule. Voiture même passa pour un homme grossier. » On sent tout le piquant dont cela devait être. Chapelle et Bachaumont ne se posent point en législateurs du Parnasse ; ce sont deux beaux esprits naturels qui se permettent de rire des beaux esprits maniérés. À qui lira de près cet endroit du Voyage en regard de la satire de Boileau, il paraîtra même qu’il y a ici quelque avantage sur cette satire : outre le mérite d’être antérieur par la date et d’avoir indiqué le tour, c’est plus finement venu et moins composé. Chapelle, en cette rencontre, est l’original que Boileau a imité, comme il a imité en tant d’autres endroits Horace et les anciens. — Il est dommage cependant que le tout se termine par cette histoire désagréable et indécente de d’Assoucy, sur laquelle l’auteur revient encore plus loin et insiste avant de finir ; ici Boileau retrouverait toute sa supériorité de bon goût et de bonnes mœurs. On sent trop par ce coin que Chapelle est de la Régence, c’est-à-dire d’un monde où l’on n’a pas toujours le ton de plaisanterie des honnêtes gens, et qu’il n’est pas digne d’atteindre jusqu’au goût sérieux de Louis XIV : il ne saura jamais s’y encadrer.

Ferai-je maintenant une revue rapide des imitateurs de Chapelle ? Ils ont tous cela de commun, de ne pas prendre la nature au sérieux, et de ne la regarder en sortant du cabaret ou du salon que pour y mettre une grimace et de l’enluminure. Oh ! que les anciens ne faisaient point ainsi ! J’ai beau parcourir les itinéraires en vers qu’ils nous ont laissés : Horace, dans ce Voyage à Brindes, est assez sec, mais élégamment sérieux et sans rien de cette mascarade9. Ausone, dans sa Moselle, n’est qu’un descriptif appliqué et consciencieux, qui a du talent avec recherche. Rutilius Numatianus est un autre descriptif ému et religieux, exact, avec des ressouvenirs classiques et de l’Odyssée ; ses digressions sont toutes historiques et graves. Il a bien pu y avoir dans le monde byzantin quelque bel esprit qui se soit avisé d’un voyage mythologique, mais je m’imagine qu’en y prodiguant les dieux et les nymphes il n’y plaisantait pas, quoiqu’on ne puisse absolument répondre de ce qui passe à certain jour dans ces sortes d’esprits, tels qu’un Lucien ou un Apulée.

La boutade de Chapelle et Bachaumont est bien celle d’auteurs modernes. L’ouvrage est ou a été joli, le genre reste faux. Le voyage n’était que le prétexte et le cadre à la raillerie et à la satire : les imitateurs ont fait du cadre la chose essentielle. Il y a eu de leur part un quiproquo. Ces imitateurs, au xviiie  siècle, deviennent moins excusables parce qu’avec Rousseau on est revenu, péniblement il est vrai, mais on est revenu enfin à voir et à décrire la nature en elle-même, dans ses beautés et dans son caractère. Routiers, voyageant en Suisse (1761), est déjà un disciple de Rousseau ; il cache son nom, il déguise sa condition, c’est un peintre de portraits, et qui fait semblant de chercher des pratiques pour vivre ; les honnêtes gens qui le prennent au mot se donnent de la peine pour lui en procurer ; en un mot, il joue à l’Émile de Jean-Jacques, et avec cela il imite à sa manière Chapelle et Bachaumont. Dans ses Lettres à madame sa mère il ne sait que badiner avec les choses et être irrévérent le plus qu’il peut avec les œuvres de Dieu : « C’est une belle chose que le lac de Genève. Il semble que l’Océan ait voulu donner à la Suisse son portrait en miniature. Imaginez une jatte de quarante lieues de tour, remplie de l’eau la plus claire, etc. » Et plus loin : « Oh ! pour le coup, me voilà dans les Alpes jusqu’au cou ! Il y a des endroits ici où un enrhumé peut cracher à son choix dans l’océan ou dans la Méditerranée : où est Pampan ? etc. » C’était un de leurs amis, M. Devaux, de la petite cour de Lunéville. Tout cela, malgré ce qu’on y appelait esprit, est détestable.

Bertin, dans son Voyage de Bourgogne, adressé à Parny, est moins mauvais ; mais c’est toujours le genre petit-maître. Le bel esprit a changé de forme depuis Chapelle : Gentil-Bernard et Dorat sont venus, qui ont donné à la poésie dite fugitive un certain ton fringant, pimpant, ton de dragon et de mousquetaire. Il y a pourtant dans ce morceau de Bertin des endroits qui décèlent le poète :

        Et peut-être par intervalle
Un vers pur et facile étincelle en mes jeux.

Parny enfin a écrit un peu sur le même ton une suite de lettres adressées tant à son frère qu’à Bertin même, durant une traversée à l’île Bourbon, leur patrie commune : mais, dans ces lettres, il est devenu plus sérieux par la nature même des spectacles et par la force des choses. Sauf le commencement et la fin qui sentent la coterie et le genre érotique de la Caserne (c’était le nom de leur maison de plaisance), il a fait un vrai voyage, et il ne s’est pas dit du moins qu’il imiterait Chapelle et Bachaumont. Toutefois, il n’a pas complètement accepté non plus le soin de peindre la réalité avec détail et dans la vérité la plus rigoureuse : je n’en veux pour preuve qu’une tempête qu’il a pu déplacer dans les éditions successives de ses lettres, et qui figure tantôt avant l’entrée à Rio de Janeirod, tantôt après la sortie. :

Pendant la nuit, le tonnerre se fil entendre de trois côtés différents, et les lames couvraient quelquefois le vaisseau dans toute sa longueur. Réveillé par le bruit de la tempête, je monte sur le pont. Nous n’avions pas une voile, et cependant le navire faisait trois lieues par heure, Peins-toi réunis le sifflement du vent et de la pluie, les éclats du tonnerre, le mugissement des flots qui venaient se briser avec impétuosité contre le vaisseau, et un bourdonnement sourd et continuel dans les cordages ; ajoute à tout cela l’obscurité la plus profonde et un brouillard presque solide que l’ouragan chassait avec violence, et tu auras une légère idée de ce que j’observais alors tout à mon aise. Je t’avoue que dans ce moment je me suis dit tout bas : Illi robur et aes triplex. Vers les trois heures, la tempête fut dans toute sa force ; de longs éclairs tombaient sur le gaillard, etc.

Cette tempête est assez bien ; mais elle est si générale de traits et de ton que l’auteur l’a pu mettre ici ou là sans inconvénient. Quelle différence avec la tempête qui se lit dans le journal du Voyage à l’Île-de-France de Bernardin de Saint-Pierre, et que ce dernier essuya entre le cap de Bonne-Espérance et le canal de Mozambique. Ici nous sommes revenus à l’antique, à la primitive et unique manière d’observer la nature en elle-même, sans souci des livres, des beaux esprits de la capitale ni des coteries littéraires, avec vérité, application vive et présente, et, quand il y a lieu, avec grandeur. Qu’on me permette de citer tout ce fragment du journal de Bernardin de Saint-Pierre pour nous délasser, le lecteur et moi, du factice que nous avons eu à traverser :

Le 17 (juin 1768), il fit calme. On vit des souffleurs et des dorades. La lune se coucha à huit heures ; elle était fort rouge. Le 18 au matin, nous essuyâmes un coup de vent de l’arrière, qui nous obligea de rester jusqu’à onze, heures du soir sous la misaine. Il s’élevait de l’extrémité des flots une poudre blanche comme la poussière que le vent balaie sur les chemins. À sept heures du soir, nous reçûmes un coup de mer par les fenêtres de la grande chambre. À huit heures, il tomba de la grêle…

Le 22, vent très frais et mer houleuse. Les anciens prétendaient à tort que les temps des solstices étaient des temps de calme. J’ai lu cette après-midi un article du voyageur Dampier, qui observe que, lorsque le soleil disparaît vers les trois heures après midi, et se cache derrière une bande de nuages fort élevés et fort épais, c’est signe d’une grande tempête. En montant sur le pont, je vis au ciel tous les signes décrits par Dampier.

Le 23, à minuit et demi, un coup de mer affreux enfonça quatre fenêtres des cinq de la grande chambre, quoique leurs volets fussent fermés par des croix de saint André. Le vaisseau fit un mouvement de l’arrière comme s’il s’acculait. Au bruit, j’ouvris ma chambre qui dans l’instant fut pleine d’eau et de meubles qui flottaient. L’eau sortait par la porte de la grande chambre comme par l’écluse d’un moulin ; il en était entré plus de trente barriques. On appela les charpentiers…

Comme le roulis m’empêchait de dormir, je m’étais jeté sur mon lit en bottes et en robe de chambre : mon chien paraissait saisi d’un effroi extraordinaire. Pendant que je m’amusais à calmer cet animal, je vis un éclair par un faux jour de mon sabord et j’entendis le bruit du tonnerre. Il pouvait être trois heures et demie. Un instant après, un second coup de tonnerre éclata, et mon chien se mit à tressaillir et à hurler. Enfin, un troisième éclair suivi d’un troisième coup succéda presque aussitôt, et j’entendis crier sous le gaillard que quelque vaisseau se trouvait en danger ; en effet, ce bruit fut semblable à un coup de canon tiré près de nous, il ne roula point. Comme je sentais une forte odeur de soufre, je montai sur le pont, où j’éprouvai d’abord un froid très vif. Il y régnait un grand silence, et la nuit était si obscure que je ne pouvais rien distinguer. Cependant, ayant entrevu quelqu’un près de moi, je lui demandai ce qu’il y avait de nouveau. On me répondit : « On vient de porter l’officier de quart dans sa chambre ; il est évanoui ainsi que le premier pilote. Le tonnerre est tombé sur le vaisseau, et notre grand mât est brisé. » Je distinguai, en effet, la vergue du grand hunier tombée sur les barres de la grande hune. Il ne paraissait au-dessus ni mât ni manœuvre. Tout l’équipage était retiré dans la chambre du conseil.

On fit une ronde sous le gaillard. Le tonnerre avait descendu jusque-là le long du mât. Une femme qui venait d’accoucher avait vu un globe de feu au pied de son lit. Cependant on ne trouva aucune trace d’incendie ; tout le monde attendit avec impatience la fin de la nuit.

Au point du jour, je remontai sur le pont. On voyait au ciel quelques nuages blancs, d’autres cuivrés. Le vent venait de l’ouest, où l’horizon paraissait d’un rouge ardent, comme si le soleil eût voulu se lever dans cette partie ; le côté de l’est était tout noir. La mer formait des lames monstrueuses semblables à des montagnes pointues formées de plusieurs étages de collines. De leurs sommets s’élevaient de grands jets d’écume qui se coloraient de la couleur de l’arc-en-ciel. Elles étaient si élevées que du gaillard d’arrière elles nous paraissaient plus hautes que les hunes. Le vent faisait tant de bruit dans les cordages qu’il était impossible de s’entendre. Nous fuyions vent arrière sous la misaine…

Voilà bien, avec la précision de plus qui est propre aux modernes (quand ils s’en mêlent), voilà bien dans ses grands traits la vraie tempête telle qu’elle a été peinte plus d’une fois par Virgile, et surtout par Homère, lorsque Ulysse sentait son vaisseau se disjoindre sous la colère de Neptune et le naufrage prêt à l’ensevelir. Ô nature grande et sincère, enfin après bien des siècles, tu es retrouvée !

Quant à Chapelle et Bachaumont, que tout cela dépasse, ne voyons dans leur production si goûtée que ce qui y est et ce qu’ils y voyaient, un jeu d’esprit bien plutôt qu’un voyage, et tout sera bien.