VIII.
Ses fables — conclusions.
Il m’était resté à vous parler, aujourd’hui, de deux catégories des fables de La Fontaine qui sont, à mon avis, des plus importantes mais qui ne peuvent pas nous retenir très longtemps, et ensuite nous passerons aux conclusions générales que j’ai à vous présenter sur notre grand poète.
Les deux catégories de fables dont je n’avais pas pu vous parler la dernière fois sont, comme je l’avais annoncé du reste, les suivantes : les fables qui ne sont pas des fables, qui sont des causeries philosophiques ou des discours philosophiques ou, puisque La Fontaine parle le plus souvent en dialogues, des « dialogues philosophiques », comme on en faisait dans l’antiquité et comme Renan en a fait en France.
Ces discours, ou dialogues philosophiques, ont toujours pour prétexte une petite anecdote, une fable, à la vérité, mais la fable est comme dévorée par le discours, par la conversation de l’auteur et n’est plus, évidemment, pour l’auteur qu’un prétexte, pour le lecteur qu’un petit divertissement.
Des fables de cette sorte je vous donnerai les exemples suivants : l’Homme qui court après la fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit. Cette fable, a pour intérêt de bien nous montrer, une fois de plus, le caractère même de La Fontaine, qui s’est soucié comme vous le savez des avantages de la fortune et de ses préférences, et qui a été celui qui a toujours attendu la fortune dans son lit. La différence, entre sa vie et la fable qu’il faisait, c’est que la fortune n’est jamais venue le chercher. Mais cela ne fait rien à l’exposition de cette doctrine philosophique qui est quelque chose comme un milieu, un intermédiaire entre l’épicurisme et le stoïcisme.
Qui ne court après la fortune ?Je voudrais être en lieu d’où je pusse aisémentContempler la foule importuneDe ceux qui cherchent vainementCette fille du Sort de royaume en royaume,Fidèles courtisans d’un volage fantôme. »Quand ils sont près du bon moment,L’inconstante aussitôt à leur désir échappe.Pauvres gens ! je les plains ; car on a pour les fousPlus de pitié que de courroux.« Cet homme, disent-ils, était planteur de choux,Et le voilà devenu pape :Ne le valons-nous pas ? » — Vous valez cent fois mieux ;Mais que vous sert votre mérite ?La Fortune a-t-elle des yeux ?Et puis la Papauté vaut-elle ce qu’on quitte,Le repos ? Le repos, trésor si précieuxQu’on en faisait jadis le partage des Dieux !Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.Ne cherchez point cette déesse,Elle vous cherchera ; son sexe en use ainsi.
Vous voyez ; c’est un stoïcisme souriant, tout à fait à la manière de Rabelais, c’est de la fine fleur de pantagruélisme.
Je pourrais citer encore, dans ce genre-là, Un Animal dans la lune, l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits et l’Horoscope. Dans Un Animal dans la lune, l’anecdote est à peine un prétexte à une véritable leçon de philosophie — comme il y en a tant dans Lucrèce — sur les erreurs des sens rectifiées par l’entendement. Rien que cela ? Rien. Ecoutez ! Le début, même, est un peu du ton d’un professeur ; mais ensuite précision admirable dans une incomparable aisance ; une leçon parfaitement magistrale sur le ton de la conversation ; enfin une leçon comme je voudrais être capable d’en faire :
Pendant qu’un philosophe assureQue toujours parleurs sens les hommes sont dupés,Un autre philosophe jureQu’ils ne nous ont jamais trompés.Tous les deux ont raison ; et la philosophieDit vrai lorsqu’elle dit que les sens tromperontTant que sur leur rapport les hommes jugeront.Mais aussi, si l’on rectifieL’image de l’objet sur son éloignement,Sur le milieu qui l’environne,Sur l’organe et sur l’instrument,Les sens ne tromperont personne.La nature ordonna ces choses sagement :J’en dirai quelque jour les raisons amplement.J’aperçois le soleil ; quelle en est la figure ?Ici-bas, ce grand corps n’a que trois pieds détour ;Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,Que serait-ce à mes yeux que l’œil de la nature ?Sa distance me fait juger de sa grandeur ;Sur l’angle et les côtés ma main la détermine ;L’ignorant le croit plat ; j’épaissis sa rondeur.Je le rends immobile, et la terre chemine.Bref, je démens mes yeux en toute sa machine.Ce sens ne me nuit point par son illusion ;Mon âme en toute occasionDéveloppe le vrai caché sous l’apparence ;Je ne suis point d’intelligenceAvecque mes regards peut-être un peu trop prompts,Ni mon oreille, lente à m’apporter les sons.Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse.La raison décide en maîtresse.Mes yeux, moyennant ce secours,Ne me trompent jamais, en me mentant toujours.
L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits et l’Horoscope sont des fables très intéressantes en ce qu’elles indiquent précisément par leur répétition et La Fontaine est revenu sur ces mêmes sentiments en d’autres pages de ses œuvres en ce qu’elles indiquent la petite colère de La Fontaine contre les devineurs, les devineresses, les faiseurs d’horoscope, les astrologues, les gens qui lisent notre destinée ou qui prétendent la lire dans les cieux.
Dans l’Horoscope La Fontaine met en lumière par deux exemples combien sont trompeuses les prédications ou les prévisions que certains pensent tirer de la conjonction des astres ; puis il se met à raisonner :
De ces exemples il résulteQue cet art, s’il est vrai, fait tomber dans les mauxQue craint celui qui le consulte ;Mais je l’en justifie et maintiens qu’il est faux.Je ne crois point que la NatureSe soit lié les mains, et nous les lie encorJusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort :Il dépend d’une conjonctureDe lieux, de personnes, de temps,Non des conjonctions de tous ces charlatans.Ce berger et ce roi sont sous même planète ;L’un d’eux porte le sceptre, et l’autre la houlette ;Jupiter4 le voulait ainsi.Qu’est-ce que Jupiter ? Un corps sans connaissance.D’où vient donc que son influenceAgit différemment sur ces deux hommes-ci ?
Mais certaines prévisions des faiseurs d’horoscope se voient réalisées dans les faits La Fontaine sourit et répond :
……. Tout aveugle et menteur qu’est cet art,Il peut frapper au but, une fois entre mille ;Ce sont des effets du hasard.
Le caractère de discours philosophique est encore plus marqué dans l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits. Ici l’anecdote disparaît presque : elle tient en quatre vers sur quarante-huit. L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits est un pur discours philosophique. C’est… mais vraiment c’est un sermon sur la providence. Je vous ai dit il y a quelques semaines que La Fontaine est un épicurien qui croit à la Providence ; c’est précisément ce qu’il est dans cette fable : un épicurien qui croit à une providence dans les destins de laquelle il est impossible d’entrer et sacrilège de prétendre entrer :
Cette aventure en soi, sans aller plus avant,Peut servir de leçon à la plupart des hommes.Parmi ce que de gens sur la terre nous sommesIl en est peu qui fort souventNe se plaisent d’entendre direQu’au livre du Destin les mortels peuvent lire.Mais ce livre qu’Homère et les siens ont chanté,Qu’est-ce, que le Hasard parmi l’antiquité,Et parmi nous, la Providence ?
De deux choses l’une ; et très méthodiquement La Fontaine va examiner d’abord l’hypothèse du hasard et ensuite celle de la Divinité providentielle :
Or, du hasard il n’est point de science :S’il en était, on aurait tortDe l’appeler hasard, ni fortune, ni sort,Toutes choses très incertaines.
Et s’il s’agit du Dieu providentiel, prenez garde : il n’y a de providence que si ses desseins sont imprévisibles :
Quant aux volontés souverainesDe celui qui fait tout, et rien qu’avec dessein,Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ?Aurait-il imprimé sur le front des étoilesCe que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?A quelle utilité ? Pour exercer l’espritDe ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ?Pour nous faire éviter des maux inévitables ?Nous rendre dans les biens déplaisirs incapables ?Et causant du dégoût pour ces biens prévenus,Les convertir en maux devant qu’ils soient venus ?C’est erreur, ou plutôt c’est crime de le croire.
Car c’est nier la bonté de la Providence, et la Providence divine ne s’exerce pas, sans doute pour nous torturer.
Remarquez, de plus, que l’ordre des corps célestes est immuable et que les destinées humaines sont changeantes et pleines de péripéties. Comment l’immuable pourrait-il avoir de l’influence sur le changeant, et quelle ?
Le firmament se meut ; les astres font leur cours ;Le soleil nous luit tous les jours ;Tous les jours sa clarté succède à l’ombre noire,Sans que nous en puissions autre chose inférerQue la nécessité de luire et d’éclairer,D’amener les saisons, de mûrir les semences,De verser sur les corps certaines influences.Du reste, en quoi répond au sort toujours divers,Ce train toujours égal dont marche l’univers ?Charlatans, faiseurs d’horoscope,Quittez les cours des princes de l’EuropeEmmenez avec vous les souffleurs5 tout d’un temps ;Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens.
Vous savez que ce ne sont pas là banalités philosophiques ou oratoires. Vous savez qu’au dix-septième siècle, la question des devineresses (voyez la fable de La Fontaine les Devineresses, voyez la comédie de Thomas Corneille sur le même sujet, voyez un peu partout, dans la littérature), vous savez que cette question préoccupait les esprits, et comme tout esprit sage, La Fontaine voulait écarter ces très dangereuses superstitions.
A citer encore comme discours philosophique les Lapins, où il n’y a pas de fable du tout et qui sont une dissertation sur la légèreté du cœur humain.
Vous avez enfin, dans le même ordre d’idées et dans la même catégorie de fables philosophiques, comme je les intitulerais si toutes les fables de La Fontaine n’étaient pas des fables philosophiques, vous avez enfin le fameux Discours à Mme de La Sablière, dont je vous donnerai seulement un petit aperçu pour la très bonne raison que vous le connaissez et qu’il s’agit seulement de vous montrer, par un exemple, comment La Fontaine raisonne et fait œuvre de dialecticien dans ses fables, ou plutôt dans ses discours philosophiques.
Le La Fontaine dialecticien est très intéressant. Je vous en ai, non pas donné, mais omis un exemple, lorsque je vous ai parlé du poème du Quinquina. Je vous ai exposé ce poème, intéressant à bien des égards, et qui contient de très beaux vers ; mais il est trop technique, il est désespérément technique. La Fontaine insiste avec une précision laborieuse et un peu ennuyeuse sur tout le mécanisme, tel qu’il l’entendait, du remède et de ses effets. Mais La Fontaine nous montre par là qu’il aime à discuter on le sait par ailleurs qu’il aime à exposer des thèses philosophiques ou scientifiques, et que peut-être il y avait un peu trop d’inclination même, puisqu’il s’attarde tellement sur de pareilles choses, qui parfois ne sont pas précisément très agréables pour le lecteur ; mais là où il montre que cette faculté de dialecticien il l’avait, éminemment et avec une souplesse, une aisance, avec une grâce tout à fait extraordinaires, c’est dans le passage suivant, que l’on trouve dans le Discours à Madame de La Sablière et que je vais vous lire.
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvaisQu’en ces fables aussi j’entremêle des traitsDe certaine philosophieSubtile, engageante et hardie.On l’appelle nouvelle : en avez-vous ou nonOuï parler ? Ils disent doncQue la bête est une machine ;Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts :Nul sentiment, point d’âme ; en elle tout est corps.Telle est la montre qui chemineA pas toujours égaux, aveugle et sans dessein :Ouvrez-la, lisez dans son sein :Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde ;La première y meut la seconde ;Une troisième suit ; elle sonne à la fin.Au dire de ces gens, la bête est toute telle.« L’objet… (la chose extérieure)L’objet la frappe en un endroit ;Ce lieu frappé s’en va tout droit,Selon nous, au voisin, en porter la nouvelle ;Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.L’impression se fait. » Mais comment se fait-elle ?Selon eux, par nécessité,Sans passion, sans volonté :L’animal se sent agitéDe mouvements que le vulgaire appelleTristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,Ou quelque autre de ces états.Mais ce n’est point cela : ne vous y trompez pas.Qu’est-ce donc ? Une montre Et nous C’est autre chose.Voici de la façon que Descartes l’expose.Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieuChez les païens, et qui tient le milieuEntre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’hommeLe tient tel de nos gens, franche bête de somme ;Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur…
Qu’est-ce que nous voyons ici ? Une précision de dialectique à faire envie au professeur de philosophie le plus exact ou voulant l’être, le plus exact, le plus minutieux et qui suit le plus rigoureusement son idée. Cela, avec des métaphores d’une sûreté étonnante, avec un parallélisme de métaphores et d’images entre la montre et l’animal, entre les roues de la montre et les ressorts qui, selon les cartésiens, agissent et meuvent l’animal. Tout cela, je n’ai pas besoin vraiment d’insister, c’est une merveille d’exposition dialectique, et avec cette souplesse, cette aisance absolument admirables que vous avez suffisamment appréciées pendant cette lecture.
Mais je fais une petite remarque. Voyez comme cela est, aussi, admirablement concerté ! C’est de la dialectique, d’abord, et puis, de plus, à côté et en même temps, c’est du plaidoyer, c’est de la dialectique en vue d’un but, en vue d’un dessein poursuivi et qu’elle ne perd jamais de vue. Par exemple, ce que je vous ai fait remarquer en souriant :
L’animal se sent agitéDe mouvements que le vulgaire appelleTristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle…
Voilà, sans encore aborder son plaidoyer, voilà un premier jalon que le poète, j’allais dire que l’avocat, que le poète plante pour fixer les esprits sur cette idée à laquelle il tient.
Voilà des mouvements mécaniques qui sont bien, en vérité, ce que nous appelons tous des sentiments et qui en sont, sinon exactement l’image, du moins une espèce de contrefaçon, de parodie ; et cela donne déjà à réfléchir.
Voyez encore ce qui paraît une digression et qui, pour l’agrément du discours, en est une : le petit éloge de Descartes. Oui, c’est un très bel éloge de Descartes, et c’est le geste d’un avocat qui rend hommage, tout d’abord, à celui qui le contredit, et qui lui fait honneur de son talent et de son génie. Mais voyez comme, presque sournoisement, l’avocat qu’est La Fontaine, dépose en passant, jette, en passant, une idée qui sera féconde, il le suppose et il a bien raison de le supposer, dans l’esprit de son lecteur, et qui achemine le lecteur à la conclusion où lui, auteur, veut atteindre.
Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieuChez les païens, et qui tient le milieuEntre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’hommeLe tient tel de nos gens, franche bête de somme…
Ce n’est pas un éloge banal, au hasard ; c’est un éloge qui, déjà, est un commencement d’argument en vue de la conclusion à laquelle en veut venir l’auteur. Car où en veut venir l’auteur ? A cette conclusion qu’il y a des intelligences supérieures à nous, et que, de ces intelligences sublimes à l’animal le plus bas dans l’échelle de l’animalité, il y a une hiérarchie, il y a une gradation, il y a une échelle. Tout en haut, il y a des intelligences qui nous dépassent même infiniment ; ici, où nous sommes, il y a nos intelligences ; un peu plus bas, il y a des intelligences rudimentaires qui sont celles des hommes qui n’ont pas de culture et qui ne sont pas capables d’en recevoir ; il y a l’intelligence du sauvage, il y a l’intelligence du primitif ; plus bas, il y a l’intelligence des animaux supérieurs ; plus bas encore, il y a les intelligences des animaux placés tout à fait au dernier degré de l’animalité. Or La Fontaine nous achemine à cette idée, en nous disant ce que, d’après lui, est un homme comme Descartes. C’est un être qui tient le milieu entre l’homme tel que nous sommes et l’esprit pur. Et puis, au-dessous de lui, il y a nous ; et puis, au-dessous de nous, il y a les hommes qui sont des imbéciles, « comme entre l’huître et l’homme est tel de nos gens, franche bête de somme ». Voilà la hiérarchie ; voilà l’échelle ; et voilà comment La Fontaine plaide, déjà, voilà comment il expose, voilà le La Fontaine dialecticien, dialecticien infiniment exact et précis, infiniment habile aussi, d’une façon presque insensible, presque inconsciente, mais parfaitement forte, dans l’ordre qu’il donne à ses preuves.
J’arrive aux fables que j’ai appelées « les fables naturistes ». Toutes les fables de La Fontaine, à en excepter quelques-unes, si vous voulez, comme la Vieille et les Deux Servantes, et lesfables de ce genre-là qui, du reste, sont des contes et non pas des fables, presque toutes les fables de La Fontaine sont des fables naturistes, c’est-à-dire des fables où il y a, à travers le récit, une échappée, une avenue rapidement ouverte sur quelques scènes, et, en général, sur quelques scènes charmantes de la nature.
Je n’ai pas besoin de vous rappeler le Berger et la Mer, par exemple.
Et comme un jour les vents, retenant leur haleine,Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux…
Voilà une marine en deux vers comme La Fontaine sait les faire.
Je n’ai pas besoin de vous rappeler, dans la fable des Lapins, cette peinture du crépuscule du matin qui est si charmante et qui, comme vous le savez, chez La Fontaine, était un thème qu’il a traité à plusieurs reprises…. Seulement, je veux vous faire remarquer qu’il y a des fables qui sont tout entières des narrations, non plus seulement des descriptions rapides, mais des narrations de la nature, c’est-à-dire une suite de tableaux de la nature se reliant entre eux et formant un récit, formant un poème de la nature. C’est ce que j’appelle une narration, et non pas une description de la nature. Il y a, par exemple, le Chêne et le Roseau.
Le Chêne et le Roseau, c’est une fable, mais c’est en même temps la description d’un jour particulier, de tel jour, passé aux champs. Il y a, comme en parallélisme, ou comme en entrelacement, la fable, l’anecdote à proprement parler, l’anecdote qui conduit à une conclusion morale, mais, s’entrelaçant à elle, un récit de phénomènes naturels. Le Chêne et le Roseau, qu’est-ce que c’est ? C’est l’histoire du chêne orgueilleux battu par la tempête, et l’histoire du roseau souple qui se soumet au choc et qui n’est pas brisé. Mais c’est, aussi, et c’est d’abord, la description d’une belle journée qui doit être une journée d’automne, qui se termine par un orage, et un orage terrible. Belle journée d’automne où la nature est calme, reposée, silencieuse, pacifique, où les êtres jouissent du calme de l’atmosphère et du calme, tel qu’ils doivent l’imaginer, de l’univers tout entier, où les animaux, bien plus, les végétaux causent ensemble, se querellent amicalement, vont jusqu’à une légère dispute, échangent leurs impressions, montrent leur caractère, le chêne avec son orgueil et sa pitié plus ou moins simulée, plus ou moins factice pour le roseau ; le roseau, avec sa sagesse, sa résignation qui sait se soumettre aux chocs et qui s’incline. Voilà une matinée de fête, d’abondance, de tranquillité, de sérénité… L’orage survient, terrible, brusque. Vous savez comme la fin de la fable est rapidement menée, brusquement précipitée ; la nature devient hostile, l’atmosphère est pleine de clameurs, l’univers semble s’acharner contre les êtres, contre les animaux et contre les végétaux ; l’orgueilleux est brisé et l’humble se tire d’affaire ; le calme revient. Voilà une journée observée par La Fontaine. C’est, entrelacée à la fable, une journée aux champs observée et racontée par La Fontaine.
Quelquefois et, comme ceci est plus particulier, je recours au texte quelquefois on peut être étonné de ce qu’une fable qui commence▶ exactement d’après la même méthode, si je peux employer ce mot, qui ◀commence▶ par une description de la nature un certain jour de l’année, ne se termine pas de la même façon, se termine sans qu’il y ait de péripétie, sans que, à l’état paisible de la nature, au commencement, un état plus funeste soit décrit vers la fin. C’est le Héron.
Le Héron est tout à fait une des fables que j’appelle naturistes. C’est une description d’un jour charmant, de printemps probablement.
Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,Le héron au long bec emmanché d’un long cou :Il côtoyait une rivière.L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours…
Ce sont de ces vers de La Fontaine qui restent dans toutes les mémoires et qui sont des fleurs de poésie et de musique.
Ma commère la carpe y faisait mille toursAvec le brochet son compère.Le héron en eût fait aisément son profit :Tous approchaient du bord ; l’oiseau n’avait qu’à prendre…
Voilà une description d’une délicieuse matinée de printemps avec cette même sérénité que nous avons remarquée au début de la fable de le Chêne et le Roseau, mais avec plus de grâce, plus de mollesse, plus de nonchalance. C’est tout à fait une jouissance de la nature que vient nous peindre La Fontaine.
Vous savez que le héron dédaigne tous les poissons qu’il pourrait prendre parce que c’est un être dédaigneux, susceptible, je l’ai appelé « neurasthénique » dans une conférence précédente, et il montre un goût dédaigneux
Comme le rat du bon Horace.« Moi, des tanches ! dit-il…, etc.J’ouvrirais pour si peu le bec ?… »Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façonQu’il ne vit plus aucun poisson.La faim le prit ; il fut tout heureux et tout aiseDe rencontrer un limaçon.
Et pourquoi ne trouve-t-il plus de poisson ? Il a donc laissé les bords de la rivière ? La Fontaine ne le dit pas. Il y a donc eu un changement dans la température et dans l’atmosphère ? Évidemment, il y a eu un ciel rembruni, peut-être la pluie, enfin une de ces choses qui font que les poissons se retirent au « fond de leurs demeures », comme dit La Fontaine ailleurs, et qu’ils ne se présentent plus au moment que le héron avait fixé pour son repas.
On s’étonne que le récit des faits naturels qui ont dû se produire n’y soit pas. La Fontaine a dédaigné ou négligé ce récit qui serait une chose charmante, et cette ressource poétique. Il ne s’est pas inquiété de compléter par un pendant, par une réplique, le charmant tableau de nature qu’il a fait au commencement.
Mais nous arrivons à des fables qui sont de petits poèmes épiques de la nature, à savoir : l’Alouette et ses Petits avec le Maître d’un champ et l’Hirondelle et les petits Oiseaux. L’Alouette et ses Petits est la narration d’une semaine à la campagne, d’une semaine parmi les blés, car voilà comment on pourrait intituler, en sous-titre, cette fable de La Fontaine. Encore une fois, comme toujours il y a entrelacement de la fable à proprement parler et du récit naturiste qui est une semaine de la vie des champs. Et voici cette semaine que je préfère, si vous voulez que je le dise, à la Semaine de du Bartas.
La fable ◀commence▶ largement, amplement, avec une sorte d’infinitude. C’est à propos de ce début que Taine a dit : « La Fontaine a le sentiment vaste et profond de la nature qu’avait Lucrèce dans des vers comme ceux-ci… » :
Les alouettes font leur nidDans les blés, quand ils sont en herbe :C’est-à-dire environ le tempsQue tout aime et que tout pullule dans le monde,Monstres marins au fond de l’onde,Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.Une pourtant de ces dernièresAvait laissé passer la moitié d’un printempsSans goûter le plaisir des amours printanières.A toute force enfin elle se résolutD’imiter la nature et d’être mère encore.Elle bâtit un nid, pond, couve et fait éclore,A la hâte : le tout alla du mieux qu’il put.Les blés d’alentour mûrs avant que la nitée…
Voici le récit d’une semaine à la campagne, à l’époque des blés mûrs :
… avant que la nitéeSe trouvât assez forte encorPour voler et prendre l’essor,De mille soins divers l’alouette agitéeS’en va chercher pâture, avertit ses enfantsD’être toujours au guet et faire sentinelle.« Si le possesseur de ces champsVient avecque son fils (comme il viendra), dit-elle,Écoutez bien : selon ce qu’il dira,Chacun de nous décampera. »Sitôt que l’alouette eut quitté sa famille,Le possesseur du champ vient avecque son fils.« Ces blés sont mûrs, dit-il : allez chez nos amisLes prier que chacun, apportant sa faucille,Nous vienne aider demain dès la pointe du jour. »Notre alouette, de retour,Trouve en alarme sa couvée.L’on fît venir demain ses amis pour l’aider. »— « S’il n’a dit que cela, repartit l’alouette,Rien ne nous presse encor de changer de retraite ;Mais c’est demain qu’il faut tout de bon écouter.Cependant soyez gais ; voilà de quoi manger. »Eux repus, tout s’endort, les petits et la mère.L’aube du jour arrive, et d’amis point du tout.L’alouette à l’essor, le maître s’en vient faireSa ronde ainsi qu’à l’ordinaire.« Ces blés ne devraient pas, dit-il, être debout.Nos amis ont grand tort ; et tort qui se reposeSur de tels paresseux, à servir ainsi lents.Mon fils, allez chez nos parentsLes prier de la même chose. »L’épouvante est au nid plus forte que jamais.« — Il a dit ses parents, mère ! c’est à cette heure…— Non, mes enfants, dormez en paix :Ne bougeons de notre demeure. »L’alouette eut raison, car personne ne vint.Pour la troisième fois, le maître se souvintDe visiter ses blés. « Notre erreur est extrême,Dit-il, de nous attendre à d’autres gens que nous.Il n’est meilleur ami ni parent que soi-même.Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vousCe qu’il faut faire ? Il faut qu’avec notre familleNous prenions dès demain chacun une faucille :C’est là notre plus court ; et nous achèveronsNotre moisson quand nous pourrons. »Dès lors que ce dessein fut su de l’alouette :« C’est ce coup qu’il est bon de partir, mes enfants ! »Et les petits, en même temps,Voletants, se culebutants,Délogèrent tous sans trompette.
C’est une fable de sagesse, de prudence, de prudence et d’expérience ironique ; et puis, en même temps, vous avez vu, c’est une semaine de la vie des champs. Les blés sont mûrs, on vient les voir. C’est peut-être temps de les couper ! Oui ! Prévenons nos voisins ! Un autre jour, les blés sont tout à fait mûrs. Il faudrait prévenir nos amis. Et pendant ce temps-là, l’épouvante, l’inquiétude inconsciente (que La Fontaine fait consciente mais qui est inconsciente) règne dans le domaine du petit peuple animal qui a pour demeure ces blés qui font l’objet de tant de débats. Et enfin — les blés sont absolument mûrs, ils sont lourds, ils traînent déjà, ils inclinent vers la terre et on vient décidément les couper. Et tout le petit peuple en question s’échappe et se disperse dans toutes les directions. C’est absolument un petit poème épique de la vie rustique.
Mais ceci, ce n’est qu’une semaine de la vie rurale. Dans l’Hirondelle et les petits Oiseaux, vous avez décidément tout un petit poème qui a dû faire l’objet des réflexions, des méditations d’un Saint-Lambert, par exemple, quand il a fait les Saisons, et d’un Roucher quand il a fait les Mois. C’est huit ou dix mois d’une année, regardés, contemplés dans une chènevière.
Une hirondelle en ses voyagesAvait beaucoup appris. Quiconque a beaucoup vuPeut avoir beaucoup retenu.Celle-ci prévoyait jusqu’aux moindres orages,Et devant qu’ils fussent éclos,Les annonçait aux matelots.Il arriva qu’au temps que la chanvre se sème…
Nous voici au printemps.
Elle vit un manant en couvrir maints sillons.« Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux oisillons :Je vous plains : car pour moi, dans ce péril extrême,Je saurai m’éloigner, ou vivre en quelque coin.Voyez-vous cette main qui par les airs chemine ?Un jour viendra, qui n’est pas loin,Que ce qu’elle répand sera votre ruine.De là naîtront engins à vous envelopper,Et lacets pour vous attraper,Enfin mainte et mainte machineQui causera dans la saisonVotre mort ou votre prison :Gare la cage ou le chaudron !C’est pourquoi, leur dit l’hirondelle,Mangez ce grain, et croyez-moi. »Les oiseaux se moquèrent d’elle :Ils trouvaient aux champs trop de quoi.Quand la chènevière fut verte…
Seconde époque. Nous voici au mois de mai, je suppose.
Quand la chènevière fut verte,L’hirondelle leur dit : « Arrachez brin à brinCe qu’a produit ce maudit grain,Ou soyez sûrs de votre perte.— Prophète de malheur ! Babillarde ! dit-on,Le bel emploi que tu nous donnes !Il nous faudrait mille personnesPour éplucher tout ce canton. »La chanvre étant tout à fait crue…
Environ deux mois après.
L’hirondelle ajouta : « Ceci ne va pas bien !Mauvaise graine est tôt venue.Mais, puisque jusqu’ici l’on ne m’a crue en rien,Dès que vous verrez que la terreSera couverte, et qu’à leurs blésLes gens n’étant plus occupésFeront aux oisillons la guerre… ».
Troisième ou quatrième saison, la fin de l’automne, alors que les paysans ou les petits paysans, les fils de villageois ne sont plus occupés à la terre et pensent à attraper les oiseaux à la pipée ou autrement.
Quand reginglettes et réseauxAttraperont petits oiseaux,Ne volez plus de place en place ;Demeurez au logis, ou changez de climat :Imitez le canard, la grue et la bécasse.Mais vous n’êtes pas en étatDe passer, comme nous, les déserts et les ondes,Ni d’aller chercher d’autres mondes :C’est pourquoi vous n’avez qu’un parti qui soit sûr ;C’est de vous renfermer aux trous de quelque mur… »
Voyez-vous les quatre tableaux qui se succèdent et qui s’enchaînent les uns aux autres, les quatre saisons de la vie rustique dans une chènevière, depuis le moment où l’on sème, c’est-à-dire après l’hiver passé, jusqu’à l’autre hiver, jusqu’au moment où la terre n’est plus couverte par es blés et par les chanvres et que les villageois se livrent aux cruels plaisirs que vous savez Voilà tout un récit rustique. Voilà, pour moi, le type même et l’idéal de la fable naturiste. Et remarquez que La Fontaine ne commet pas cette faute, qui serait énorme, de faire déborder la fable naturiste sur la fable proprement dite. La fable que j’appelle naturiste encadre, en quelque sorte ici, plus qu’elle n’entrelace, comme je le disais tout à l’heure, une anecdote de la petite vie animale, un peu douce, timorée, ou prudente ou imprudente. Voilà le type même de la fable de La Fontaine peintre de la vie des champs.
Et maintenant, j’arrive à mes conclusions sur La Fontaine.
Il me semble vous entendre me demander tout d’abord : Quelle est la place de La Fontaine, dans l’école dont il faisait partie ?
Il y a une grande école, qui est notre grande école classique, parfaitement respectée depuis trois siècles, excepté à un moment, mais ce n’est pas le lieu de dire ni pourquoi, ni comment. Il y a eu une grande école, c’est l’école de 1660, l’école de ces quatre grands poètes, au moins de ces quatre poètes dont trois sont très grands : Racine, Molière, La Fontaine et Boileau. C’est l’école qui a été la préceptrice, en littérature, non pas seulement de la France, mais de l’Europe pendant deux siècles environ. De cette école, quel était le caractère ?
Les hommes de 1660 sont en réaction contre le premier romantisme français, qui est, non pas de 1830, mais de 1630 ; ils sont en réaction contre l’école de la fantaisie, de l’imagination libre et un peu désordonnée, aussi de la littérature burlesque, c’est-à-dire de la littérature qui pousse l’imagination et la fantaisie jusqu’à cet extrême désordre et cet extrême abandonnement…
Et qu’est-ce qu’ils sont en eux-mêmes ? Car on n’est pas seulement ce que l’on n’est pas, on n’est pas seulement défini par son contraire. Qu’est-ce qu’ils sont en eux-mêmes ? Ils sont des réalistes, je ne recule pas devant le mot, ils sont des réalistes psychologues : ils sont des réalistes, c’est-à-dire qu’ils veulent s’appliquer à la vérité et que leur devise ou leur penchant, leur inclination essentielle, c’est la fidélité à l’objet ; et l’objet, c’est la nature. C’est ce que l’on appelle, comme on voudra, car je ne tiens pas au mot, des réalistes ou des naturistes ; seulement, ce sont des réalistes psychologues. Cette vérité dont ils parlent sans cesse, et La Fontaine l’a dit à propos de Molière :
Et maintenant il ne faut pasQuitter la nature d’un pas.
cette vérité dont ils se réclament sans cesse et à laquelle ils tiennent tant, ce n’est pas une vérité infiniment large, elle est assez large, certes, mais ce n’est pas une vérité indéfiniment large, c’est la vérité psychologique. Etudier l’homme, toujours l’homme, ne pas sortir de l’étude de l’homme et de la peinture de l’homme tel qu’il est ; étant toujours permis, du reste, d’ajouter un peu d’imagination pour faire rayonner, en quelque sorte la vérité, pour donner le radium à la vérité. Ce sont des réalistes psychologues, il n’y a pas, pour mon compte, de meilleure définition de ce qu’ils sont.
Eh bien ! La Fontaine a été cela même ; mais il a été quelque chose de plus. Tous ses amis sont revenus au naturel ; et lui est revenu à la nature ; et la différence est extrêmement grande ; et cette différence le fait plus grand. Il est revenu au naturel comme eux, et j’ai deux ou trois fois insisté là-dessus ; il a considéré l’homme, il l’a peint, il l’a décrit, avec précision, avec netteté, avec malice ; enfin, il a été comme eux, bien entendu, il a été un réaliste psychologue, un peu ; mais il a été d’un réalisme beaucoup plus large et beaucoup plus étendu. Il a voulu, comme il l’a dit très bien et quoique la citation soit banale, je ne me refuse pas du tout à la faire il a voulu faire de la fable :
Une ample comédie à cent actes diversEt dont la scène est l’univers.
L’univers tout entier : hommes, bêtes, plantes et même la nature inanimée, à ce point qu’il a mis la montagne même en scène dans ses fables : la Montagne qui accouche.
C’est devant la nature tout entière, humanité, animalité, végétalité, qu’il s’est placé, c’est-à-dire qu’il renouvelle les plus belles tentatives de l’antiquité, celle de Lucrèce et celle de Virgile. C’est la nature entière qu’il a voulu peindre. Voilà la vraie différence entre lui et ses augustes rivaux.
Sa place, non plus dans la littérature du dix-septième siècle, mais sa place dans la littérature française est celle-ci.
Pour ne pas sortir encore tout à fait du dix-septième siècle, il y a ceci à remarquer que La Fontaine, si particulier, si original, si spécial, si lui-même, si nouveau, ce La Fontaine qui s’emparait d’un genre, je vous l’ai fait remarquer, pour l’altérer, pour le déformer, pour l’agrandir admirablement, mais enfin pour l’altérer et le déformer, et qui devait ainsi produire un effet très inattendu ; ce La Fontaine a été, et c’est à l’honneur de nos ancêtres, a été unanimement admiré par le dix-septième siècle.
Je n’ai guère besoin de vous citer, après la biographie de La Fontaine que je vous ai faite, les hommages rendus à La Fontaine par Mme de Sévigné, par Mme de Thianges, par Mme de La Sablière, c’est-à-dire par les femmes les plus intellectuelles, les plus distinguées de son temps. D’autre part, et pour descendre un peu plus bas, il a été admiré par des hommes de génie, c’est-à-dire par La Rochefoucauld, par Fénelon, par La Bruyère… et par Boileau.
Ceci peut vous étonner quelque peu, aussi je n’insiste pas sur les autres et j’insiste sur celui-ci. Boileau, à la vérité, a négligé la fable, je ne dis pas La Fontaine, vous allez voir pourquoi, dans l’Art poétique. Qu’il ait omis le nom de La Fontaine, c’est tout naturel ; il n’a mis, dans l’Art poétique, aucun nom d’homme vivant ; il allait de soi qu’il ne nommât pas La Fontaine. Mais on a bien raison de dire : « Pourquoi n’a-t-il pas nommé la fable, alors qu’il nommait le rondeau, le triolet, qu’il nommait des genres littéraires infiniment inférieurs ? » Je vous dirai que je n’en sais rien ; que, peut-être, la fable avant La Fontaine, c’est-à-dire telle que Boileau en pouvait parler, puisqu’il ne parlait pas d’actualité, n’était rien du tout ou si peu de chose qu’en réalité elle ne valait guère la peine d’être nommée, pas plus, à la vérité, que le triolet, le rondeau, et il n’a sans doute pas considéré la fable comme vraiment un genre poétique, ni par son importance puisque, jusqu’à La Fontaine exclusivement, elle n’en avait pas, ni par sa forme ; et s’il a parlé du rondeau et du triolet, et du sonnet, c’est que ce sont des formes de versification, des formes, au point de vue de la versification, tout à fait intéressantes, tout à fait curieuses qu’il ne faut pas, au moins, avoir l’air d’ignorer.
La fable qui, jusqu’à La Fontaine exclusivement, n’était pas un genre marqué, ni par son fond peu important ni par sa forme particulière, pouvait être négligée. Voilà ce que je crois Mais si Boileau n’a pas nommé La Fontaine ni ses fables, il ne faut pas oublier, pourtant, qu’il a été le premier défenseur de la Fontaine et son premier champion.
En 1664 parurent une traduction du Joconde de l’Arioste par un certain M. Bouillon, et à peu près à la même époque une traduction libre, du Joconde de l’Arioste par M. de La Fontaine, et il y eut, comme pour les sonnets de Job et d’Uranie, comme il y a eu toujours à cette époque-là, une discussion, une querelle littéraire remplissant les salons et les cabinets des libraires, il y a eu une querelle littéraire sur la supériorité de M. Bouillon sur M. de La Fontaine, ou sur la supériorité de M. de La Fontaine sur M. Bouillon. Et Boileau prit parti et se moqua cruellement de M. Bouillon, en rendant un hommage éclatant à La Fontaine, qui était encore relativement très peu connu ; et l’éloge qu’il en fit est tout à fait remarquable. Je ne vous donne que deux arguments, deux des raisons particulièrement saillantes alléguées par Boileau. Il a dit en substance :
« Ne remarquez-vous pas que M. Bouillon traduit et traduit bien, mais sèchement, le vers de l’Arioste ; tandis que M. de La Fontaine fait absolument œuvre de créateur, fait absolument œuvre originale, fait absolument une œuvre telle qu’il est le véritable inventeur de ce conte, que l’Arioste ne lui sert que de prétexte à raconter lui-même ? » Voilà ce qu’il fallait savoir comprendre. Et Boileau disait d’avance ce que devait dire plus tard La Fontaine :
Mon imitation n’est pas un esclavage.
Et Dieu sait si l’imitation de La Fontaine, en effet, est un esclavage !
De plus (et c’est un point très curieux), de plus Boileau faisait hommage non plus dans la dissertation sur Joconde, dans une lettre Boileau faisait, dans une lettre, hommage à La Fontaine de ce que La Fontaine avait employé des vers irréguliers avec une singulière maîtrise et une singulière dextérité, une main extraordinaire. Ceci, de la part de Boileau, est tout à fait curieux et à son éloge. Il a compris, lui, le maître de la versification correcte et de la versification, ce semble, un peu rigide, il a compris que l’irrégularité des vers telle que l’a pratiquée La Fontaine, était d’une très grande beauté.
Forcé de me hâter un peu, je passe au dix-huitième siècle, et je ne vous citerai que deux ou trois noms.
Rousseau. Je vous ai parlé de Rousseau, qui a rendu hommage — et il aurait été bien étonnant qu’il ne le fît pas — à l’immense talent littéraire et poétique de La Fontaine. Mais il n’aime pas sa morale, je vous ai parlé de cela.
Voltaire. Je vous étonnerais bien si je vous disais que Voltaire n’a eu qu’une opinion sur La Fontaine ; car je crois qu’il n’y a pas un objet de méditation sur lequel Voltaire n’ait eu qu’une opinion. Voltaire est continuellement contradictoire, comme vous le savez. Il n’a donc pas une idée seulement sur La Fontaine. On pourrait, sur deux colonnes, mettre Voltaire pour La Fontaine, Voltaire contre La Fontaine. Je reconnais que la colonne contre serait un peu plus longue que la colonne pour.
Voltaire a dit qu’il était ridicule de comparer La Fontaine à l’Arioste tant la différence était grande entre l’Arioste et La Fontaine, tant l’Arioste était supérieur à La Fontaine. Il a dit ailleurs et j’aurais pu vous apporter les sept ou huit volumes où l’on trouve ici et là Voltaire parlant de La Fontaine, j’y ai pensé, mais j’ai supposé que l’heure me presserait il a dit ailleurs que La Fontaine est à peu près au niveau de l’Arioste. Ailleurs, il félicite La Fontaine de cet instinct poétique et il a bien raison c’est-à-dire de cette spontanéité poétique qui, dit Voltaire, à tort, ne semble devoir rien à l’art et qui est comme une faculté de la nature. Ailleurs, il le félicitera de sa grâce à manier le vers facile, le vers libre, le vers irrégulier, de sa grâce souveraine dans ses vers. Ailleurs encore, et voilà le contre, il faut bien y venir Voltaire y a insisté beaucoup il s’alourdit sur deux accusations seulement, mais très fortes, très véhémentes même, et auxquelles il tenait puisqu’il les a répétées plusieurs fois, et que de volume en volume on voit reparaître, en mêmes termes quelquefois, la même théorie d’incriminations contre La Fontaine. Tout cela se réduit à deux accusations : il est trivial, il a des invraisemblances. Il est épouvantablement trivial. Et alors est alignée toute la collection des trivialités de La Fontaine. C’est être d’un goût bien raffiné et bien difficile de reprocher à un homme d’être trivial et familier dans un genre aussi familier que la fable. On dirait, vraiment, que tout, dans la littérature poétique, doit être écrit dans le style de la Henriade. Ne vous y trompez pas, c’était l’idée du temps. Le dix-huitième siècle, dans sa critique littéraire, a ce défaut, abominable à mes yeux, de vouloir que l’on soit toujours guindé. Il n’a pas inventé le mot dont on abuse maintenant de la « tenue littéraire », mais il est entêté de la chose. C’est une chose très amusante que ce siècle si abandonné et à ceinture si lâche pour ce qui était du fond, dans ses contes en vers, dans ses contes en prose, dans ses romans, dans ses poésies légères ; pour ce qui était de la dignité soutenue de la forme, fût impitoyable. Nous sommes revenus, évidemment, de cette délicatesse, et dans nos discussions littéraires modernes nous sommes devenus beaucoup plus faciles, peut-être même trop. Mais ce reproche adressé à La Fontaine, ce reproche de trivialité nous apparaît absolument ridicule.
Une autre accusation de Voltaire, et il a raison cette fois, c’est l’invraisemblance des fables de La Fontaine. Je vous ai fait remarquer en passant cette invraisemblance des fables de La Fontaine sur certains caractères d’animaux et surtout sur certaines associations d’animaux : le lion associé avec la génisse, avec la brebis et avec la chèvre pour aller à la chasse d’un cerf, et puis l’Aigle et l’Escarbot, etc. Mais peut-être faut-il accepter cette vieille loi du genre qui nous vient de l’antiquité, car La Fontaine n’inventait pas ces sociétés bizarres et ces invraisemblances au point de vue de l’histoire naturelle.
Ce qui fit réfléchir Voltaire et ce qui adoucit beaucoup son ton, c’est le charmant livre — ce n’était qu’une édition, mais quelles notes et quels charmants commentaires cette édition de La Fontaine par Chamfort qui est exquise, absolument exquise.
Chamfort ne m’aurait pas paru très bien doué pour parler de La Fontaine. Il y a là cependant, chez cet homme qui était un homme d’esprit, ironique, sarcastique, il y a là une petite merveille d’intelligence poétique, et Dieu sait si je voudrais que tous nos écrivains célèbres eussent tous, pour commentateur, un homme comme Chamfort. Et Voltaire qui, pour ce qui était querelles littéraires, n’y tenait pas beaucoup, qui ne tenait pas beaucoup, dans ce genre de discussions, à son opinion, Voltaire sourit, félicite Chamfort et s’excuse auprès de lui d’avoir dit souvent, presque trop souvent, du mal de La Fontaine.
Au dix-neuvième siècle, La Fontaine a repris tout son ascendant sur les esprits. Il est, avec Corneille, l’homme que le romantisme a épargné. Le romantisme a fait la guerre précisément à ces hommes de 1660 dont je vous parlais tout à l’heure, une guerre acharnée et très souvent ridicule à force d’être outrancière. Il a respecté Corneille. Vous savez que les gens de génie ont quelquefois le flair critique, encore que ce soit assez rare. Les romantiques se sont dit, avec beaucoup de sagacité, que Corneille était un romantique, et qu’ils aient raison, ou plutôt à quel point je suis de leur avis, je ne peux le dire assez. Corneille est le plus grand des romantiques, à mon avis, de tous les siècles, le plus grand romantique avec une forme qui n’est pas toujours romantique. Il y aurait à causer de cela, il y aurait même huit conférences à faire sur cette question. Mais pour ce qui est d’être romantique en son fond, Corneille est absolument romantique, et les romantiques l’ont évidemment remarqué.
Les romantiques ont aussi épargné La Fontaine parce qu’ils ont senti que La Fontaine était tellement en dehors de toutes les querelles d’école, et même de toutes les classifications, qu’il ne pouvait point les gêner et que même, à certains égards (par la liberté qu’il a prise dans ses vers irréguliers), il était leur auxiliaire et qu’il pouvait leur servir d’argument, de raison ou d’exemple.
Je disais que les romantiques avaient été aimables pour La Fontaine. Je tiens à vous citer la jolie strophe de Victor Hugo sur La Fontaine qui vaut d’être citée. Victor Hugo, peignant la cour de Versailles, et la peignant sous un jour odieux, bien entendu vous connaissez ses habitudes littéraires et historiques surtout Victor Hugo songe à La Fontaine et dit :
La Fontaine offrait ses fables,Et soudain, autour de lui,Les courtisans presque affables,Les ducs au sinistre ennui,Les Louvois nés pour proscrire,Les vils Chamillard rampants,Gais, tournaient leur noir sourireVers ce charmeur de serpents.
La critique universitaire, d’autre part, fut absolument favorable à La Fontaine, pendant tout le dix-neuvième siècle. Je citerai Nisard, qui, il faut lui en faire honneur, s’est aperçu, pour ce qui est des contemporains, d’une chose très vraie : c’est qu’un grand poète contemporain, Alfred de Musset, rappelait souvent La Fontaine et lui ressemblait. C’est une remarque extrêmement ingénieuse, ou, plutôt, c’est une remarque d’un esprit juste… Puis il y eut le très beau livre de Taine sur La Fontaine. Je vous ai dit que ce livre a contribué infiniment à remettre La Fontaine dans les préoccupations littéraires, dans les préoccupations intellectuelles de tout son temps, et à cause de cela, et parce qu’il contient beaucoup de vérités, il faut s’incliner très bas devant ce grand livre de la jeunesse de Taine, malgré le défaut que j’ai indiqué et qui consiste en ce qu’il considère trop exclusivement La Fontaine comme un moraliste satirique. La Fontaine est cela, je l’ai reconnu assez loyalement et assez complaisamment devant vous, mais il est bien autre chose, et La Fontaine considéré comme poète, je ne dirai pas n’est pas traité dans le livre de Taine, non certes ; mais il y est insuffisamment traité.
Saint-Marc-Girardin, vers la fin de sa carrière, soucieux de se délivrer d’une obsession que je sais qu’il a eue toute sa vie, reprit son cours en Sorbonne pour faire une étude sur La Fontaine tout à fait ingénieuse, piquante, spirituelle, maligne, malicieuse, méchante… et fausse. Et fausse, parce qu’il était malicieux, malin, méchant, etc. Un homme comme Saint-Marc-Girardin avait trop d’esprit pour traiter véritablement La Fontaine comme La Fontaine doit être traité, pour le traiter avec amour et avec véritable communion d’esprit. C’est la communion d’esprit, en eux, qui était difficile. Ce n’est pas aux hommes d’esprit qu’il appartient de traiter de La Fontaine. C’est un malheur, pour La Fontaine, de tomber entre les mains d’un homme d’esprit. Ce n’est pas ce qui lui est arrivé cette année, je sais bien… Tant mieux pour lui !
A l’étranger, les Anglais ont été longtemps à s’acclimater, en quelque sorte, à La Fontaine, qui a certains côtés de son esprit qui ne sont pas les leurs. Si j’avais le temps, je vous ferais une dissertation très savante sur la différence de l’humour anglais et de l’humour français. Ce sont bien deux formes de l’esprit malicieux et satirique, mais tellement différentes qu’il est difficile à ceux qui sont habitués à l’une de s’acclimater à l’autre. Donc, les Anglais ont été tièdes à l’égard de La Fontaine pendant deux siècles ; pendant le dix-neuvième siècle, ils lui sont venus ; ils lui sont venus même très fort, et il est très curieux de voir, surtout dans les romans anglais, des allusions très fréquentes à La Fontaine, et même parfois des citations.
Les Allemands ont été partagés. Lessing a été violemment contre La Fontaine, d’abord parce que Lessing, qui est un grand esprit, est aussi un esprit éminemment professoral, un esprit éminemment magistral, un esprit qui juge de tout, et ce n’est pas une faute, mais c’est une étroitesse, qui juge de tout au point de vue de l’antiquité. Il est plein de l’antiquité, je lui en fais mon compliment, mais c’est toujours au point de vue strict de l’antiquité qu’il examine tout effort littéraire. Il a été injuste à l’égard de Corneille parce que Corneille n’est pas suffisamment aristotélicien, et il a dit ce mot énorme : « Je referais toutes les tragédies de Corneille mieux qu’il ne les a faites parce que je suis aristotélicien. » Il n’y a rien de plus ridicule au monde, je vous l’accorde. Etant donné cela, il était étonné de ce qui fait, pour moi du moins, et pour vous aussi, la beauté même de l’œuvre de La Fontaine ; il était étonné et offusqué, désobligé de ce que La Fontaine eût déformé la fable. Oh ! c’est incontestable, il a déformé la fable ésopique, et même la fable de Phèdre, il l’a désarticulée complètement, elle n’est plus le petit poème allant droit, comme un javelot à la cible, à sa moralité. Voilà ce que la fable était dans Esope déjà, dans Phèdre encore, mais elle n’est plus cela dans La Fontaine. Elle n’était donc plus pour Lessing la fable, elle n’était plus une chose à admirer et à aimer, elle n’était pas ancienne, elle n’était pas aristotélicienne (encore qu’Aristote n’ait jamais parlé de la fable).
Il y a encore une raison : c’est que Lessing faisait tous ses efforts et, il faut le reconnaître, il avait raison, pour déshabituer les Allemands de l’idolâtrie de la littérature française, et, fondant la littérature allemande, il disait que, dans tout pays, il faut vouloir être soi-même et donner sa mesure, et ne jamais imiter personne, surtout ne jamais être engoué de personne. C’est ici sa grande excuse.
Je passe sur Gœthe, qui a deux ou trois mots aimables, mais seulement aimables, dans ses conversations avec Eckermann sur La Fontaine.
Je vous indique en passant que le Suisse Muralt, notre ennemi Muralt, celui qui a fait des Lettres anglaises très défavorables à la France, Murait déteste toute notre littérature, qu’il trouve sans qualité morale, très désordonnée, très dévergondée, très déplorable, et qu’il ne fait exception que pour La Rochefoucauld, La Fontaine et Fénelon.
Que La Fontaine soit dans cette liste, cela peut vous étonner, car La Fontaine considéré comme un homme moral, et même comme un auteur moral, ce n’est pas mon avis et ce n’est probablement pas le vôtre. Seulement Muralt est frappé sans doute des conseils de bonne résignation, de bonne médiocrité, de prudence, de sagesse, répandus dans La Fontaine et de là, sans doute, son goût pour lui.
Quant à nous, nous conclurons en disant que cet homme a été infiniment grand, infiniment compréhensif, et cependant, avec sa compréhensivité, a été infiniment aisé, souple et original.
Remarquez qu’il a exploité absolument tous les genres poétiques ; tous les genres poétiques ont été cultivés par lui.
J’irais plus haut peut-être comme homme de mémoire,Si dans un genre seul j’avais usé mes jours.
Mais il ne l’a pas fait, et je trouve qu’il n’a pas eu tort. La poésie narrative, la poésie descriptive, qu’il faut appeler la poésie pittoresque pour lui donner un nom honorable, et elle le mérite chez lui, la poésie dramatique, la poésie élégiaque, la poésie philosophique, il a touché à tout cela avec infiniment de talent dans chaque genre. Il a eu un talent supérieur dans tous les genres, excepté dans la tragédie, abandonnée du reste si vite par lui ; et il a eu du génie dans les genres qui sont le conte et la fable.
Ses deux originalités essentielles, c’est le sentiment de la nature et l’amour des animaux.
Le sentiment de la nature, je n’insisterai plus là-dessus. Je vous ai dit que le dix-septième siècle avait eu, autant que tout autre, plus que bien d’autres, plus que le dix-huitième siècle surtout, le sentiment de la nature, et par conséquent, ce n’est pas par originalité, par excentricité, que La Fontaine a eu ce sentiment-là, seulement il l’a eu beaucoup plus profond, beaucoup plus intime, beaucoup plus passionné que tous les hommes de son temps. Il faut remonter à Racan, qu’il aimait tant, pour trouver seulement quelque chose annonçant La Fontaine, et, pour mon compte, Racan, c’est La Fontaine en germe. Il faut remonter jusqu’à Racan pour trouver quelqu’un qui annonce timidement La Fontaine, et descendre jusqu’à Rousseau pour trouver un sentiment de la nature aussi profond, aussi intime, aussi passionné que celui de La Fontaine lui-même.
Et puis, La Fontaine a eu ce grand amour pour les animaux qui était, lui, tout à fait une excentricité, une nouveauté, une originalité déconcertante à l’époque de La Fontaine. Ceci est très important, même au point de vue moral.
Je n’ai pas hésité à vous dire que La Fontaine n’a pas une bonne influence morale directement ; mais indirectement, et par le goût qu’il a donné aux hommes de se pencher avec complaisance, avec pitié, et amitié vers nos frères inférieurs, par cela il a eu, de biais, indirectement, une excellente influence morale. Car, remarquez-le, l’amour des animaux est quasi le seul amour désintéressé que l’humanité connaisse j’ai dit quasi, parce que je ferai une petite réserve tout à l’heure est en vérité l’amour pur ; car il est le seul amour désintéressé. Songez-y bien, tous les autres amours, toutes les autres affections ont un mélange d’intérêt, ont un mélange « d’amour-propre » dans le sens que La Rochefoucauld donne à ce mot, ont un mélange d’esprit de retour sur soi-même, à ◀commencer▶ par l’amour proprement dit.
L’amour, comme je crois que vous n’en doutez pas, c’est le désir d’être aimé ; il n’est pas uniquement cela ; mais il est surtout cela, et voilà un sentiment, sinon tout à fait intéressé, du moins très mêlé d’intérêt L’amitié, comme l’a dit La Rochefoucauld, l’amitié est un commerce où l’on se propose toujours quelque chose à gagner. Remarquez ceci : c’est un commerce (c’est-à-dire un concert de relations suivies avec quelqu’un) où l’on se propose quelque chose, non pas tout gagner, où l’on met du sien, mais où, certainement, on veut du retour Je passerais en revue tous les sentiments altruistes et je trouverais que tous ont un mélange d’intérêt. Mais quand il s’agit d’aimer les animaux et j’ajoute les vieillards… les vieillards pauvres je voudrais bien savoir quelle pensée d’esprit de retour on peut avoir et si ce n’est pas l’amour pour l’amour, l’amour désintéressé, l’amour pur, qui fait que nous nous penchons avec intérêt vers notre inférieur. Il est certain que par cela La Fontaine habituait à un sentiment d’amour, d’affection sans mélange. Habituer les hommes à un sentiment d’affection sans mélange, quel que soit ce sentiment, c’est d’une importance capitale, non seulement dans l’histoire littéraire, mais dans l’histoire des mœurs.
Un dernier point, sur lequel je n’insisterai pas, du reste ; comment placer La Fontaine, quel nom, à proprement parler, quelle étiquette mettre sur ce grand nom de La Fontaine ? A-t-il été classique ? A-t-il été romantique ? A-t-il été réaliste ?
Vous me direz : questions pédantesques qui ne sont à leur place qu’à la Sorbonne et dans les petites revues, les deux extrêmes. Je ne dis pas que ce soit d’un intérêt énorme de savoir s’il faut dire de La Fontaine : il a été classique, ou réaliste ou romantique. Mais ces trois dénominations, qui ont été inventées au dix-neuvième siècle, ont ceci d’utile qu’elles étiquettent d’une façon relativement précise, mais enfin assez précise, trois genres littéraires, ou plutôt trois mentalités littéraires qui ont toujours existé depuis le commencement de la littérature telle que nous la connaissons. Alors il devient assez intéressant, à l’aide de ces trois étiquettes, de classer les différents écrivains illustres avec lesquels nous avons commerce.
Or, pour ◀commencer, La Fontaine a-t-il été romantique ? C’est très amusant ; car vous allez voir que, d’après les définitions ordinaires du romantisme, il faudrait répondre : oui. Car enfin, si l’on accepte cette définition du romantisme : « Le romantisme, c’est la prédominance de l’imagination », personne, je crois, n’a eu plus d’imagination, ni plus brillante, et plus abandonnée souvent, et souvent plus fantasque, mais avec des grâces infinies, que La Fontaine Si l’on accepte cette définition du romantisme : « Le romantisme, c’est la prédominance de la sensibilité », de tous ses contemporains (avec Racine) La Fontaine a été certainement le poète le plus doué de sensibilité, et vous savez de quelle nature charmante était cette sensibilité. Voilà qui répond à la seconde définition du romantisme Mais je vais plus loin. Si l’on accepte cette autre définition du romantisme, que je considère du reste comme radicalement fausse, si l’on accepte cette définition du romantisme que le romantisme c’est la prédominance de la littérature personnelle, si l’on dit que le romantisme c’est une littérature où le poète, où l’auteur quel qu’il soit, nous fait ses confidences, nous parle de lui, si l’on dit que le romantique est un monsieur qui parle toujours de lui, La Fontaine est plus romantique que jamais ; car il est, à travers tout le dix-septième siècle, l’un des deux hommes vous allez voir quel est l’autre l’un des deux hommes qui a le plus parlé de lui, qui s’est le plus versé, lui et ses sentiments domestiques, vous l’avez vu, conjugaux ou extra-conjugaux, qui s’est le plus versé dans ses œuvres. Alors il serait romantique encore de cette façon-là. Mais il est probable que la définition est fausse ; car je vous ferai remarquer que si la définition du romantisme c’est la littérature personnelle, la littérature confidentielle, le plus grand romantique du dix-septième siècle ce serait… Boileau ! Boileau a parlé infiniment de lui dans toutes ses œuvres, plus que La Fontaine. Donc la définition est mauvaise ; mais enfin elle existe, elle est usitée et La Fontaine y répond encore.
Mais, d’un autre côté, si l’on cherchait les définitions du réalisme, si l’on énumérait, comme je le faisais tout à l’heure pour le romantisme, toutes ses définitions, on trouverait que La Fontaine, par sa soumission à l’objet, par sa fidélité absolue à l’observation de la nature telle quelle est, par les soins infinis qu’il prend pour être toujours, pardonnez-moi l’expression, adéquat, et pour mieux parler, ajusté à son objet, c’est-à-dire à la nature qu’il considère ; si l’on fait toutes ces considérations, on trouve qu’il n’y a pas de réaliste plus réaliste que La Fontaine dans tout le dix septième siècle, et peut-être dans toute la littérature française.
Il est donc un romantique réaliste. Eh bien, s’il est un romantique réaliste avec beaucoup de talent, savez-vous ce qu’il est ? Il est un classique supérieur et voilà tout ; car ma définition du classique est celle-ci : le classique est un homme qui a des qualités de romantique, car il lui faut de l’imagination, de la sensibilité ; qui a des qualités de réaliste, qui a l’observation du réel avec passion, avec une fidélité passionnée — et qui, avec cela, a du goût. Vous pensiez voir arriver le mot de raison parce qu’on a toujours dit : le classicisme c’est la raison ! Allons donc ! la raison chez les poètes ! Il ne faut pas parler de raison, il faut parler de vérité. L’homme qui est doué comme un grand romantique, et qui est doué, d’autre part, comme un grand réaliste, s’il a le sentiment de la vérité, c’est-à-dire de la mesure, s’il n’est pas exagéreur, s’il a toutes les qualités du romantique sans en avoir les défauts, s’il a toutes les qualités du réaliste sans en avoir les imperfections, sera un classique. Car romantiques et réalistes, croyez-m’en, ou plutôt réfléchissez là-dessus c’est une opinion que je vous soumets et non pas que je vous impose car les romantiques aussi bien que les réalistes sont des exagéreurs, et c’est leur définition. Le romantique est un homme qui outre son imagination, comme a dit à peu près La Bruyère dans un chapitre très curieux, qui outre son imagination et sa sensibilité, et aussi qui exagère, si cela est possible à l’homme, l’amour qu’il a de lui-même. Et d’autre part le réaliste, ne nous y trompons pas, c’est un homme qui ne veut voir que la réalité, c’est un homme qui s’applique à la réalité, mais qui l’observe et qui la décrit avec tant de minutie, avec tant de méticulosité, dans un détail si passionnément minutieux et futile qu’il l’exagère de cette façon-là ; il l’altère, et il fait paraître la réalité toute petite, toute menue, toute fragmentaire. Lui exagère le détail. Le défaut de la réalité, si le réel peut avoir un défaut, le défaut de la réalité, c’est de ne pas se présenter par grandes masses, au gré de notre goût et de notre esprit, c’est de se présenter toujours d’une façon fragmentaire, toujours dans un détail minutieux et qui paraît dispersé et dissipé. Si ce défaut de la réalité, le poète, l’écrivain l’exagère encore, il est exagéreur dans un sens, comme le romantique l’est dans un autre Le classique sera donc l’homme qui, doué de toutes les qualités littéraires, aussi bien de celles qu’on a appelées romantiques que de celles qu’on a appelées réalistes, a, de plus, le sentiment de la vérité, le sentiment de la mesure ; et le sentiment de la vérité, c’est-à-dire de la mesure, c’est ce que l’on a appelé le goût. Eh bien ! toutes les qualités de toutes les écoles les plus opposées, avec ce beau juste milieu qui est le sentiment de la vérité et de la mesure, et dans un goût exquis, voilà ce que La Fontaine a eu souverainement, et voilà, s’il est question d’étiquette, l’étiquette que l’on donnera définitivement à La Fontaine : c’est le grand classique le plus original que toute la littérature classique ait pu enregistrer dans ses illustres annales.
Mesdames et Messieurs, j’ai une petite communication intéressante, et, en certain sens, intéressée, à vous faire. La gloire de La Fontaine est indestructible, mais la maison où il est né, à Château-Thierry, ne l’est pas. Cette maison, qui est la propriété de la Société des Amis de La Fontaine, qui a fait de cette maison, jolie du reste, agréable, d’un agréable style Renaissance, qui a fait de cette maison un musée, crie détresse vers les adorateurs de La Fontaine pour que sa maison ne soit pas tout à fait détruite, ne tombe pas en délabrement. Vous savez que La Fontaine a parlé pour sa maison ; eh oui ! il a dit :
Les ruines d’une maisonSe peuvent réparer…
Il ne faut pas le faire mentir. Ceux qui voudront bien ne pas lui donner de démenti sont priés d’adresser leur cotisation soit à M. le président de la Société des Amis de La Fontaine à Château-Thierry, soit à M. André Hallays, aux Débats, soit à moi, si vous voulez.
Il ne me reste qu’à vous remercier de l’attention si soutenue que vous avez bien voulu me prêter.