(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre VII. Le théâtre français contemporain des Gelosi » pp. 119-127
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(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre VII. Le théâtre français contemporain des Gelosi » pp. 119-127

Chapitre VII.
Le théâtre français contemporain des Gelosi

On a vu quelle vive et fringante allure avait prise la comédie sur le théâtre des Gelosi. Le théâtre français contemporain était bien éloigné d’égaler sous ce rapport les Italiens. On peut même douter que la comédie ait jamais eu chez nous une telle aisance et une telle souplesse dans ses évolutions. Nos acteurs français représentaient alors les pièces informes d’Antoine de Monchrétien, de Nicolas de Montreux (Olenix de Mont-Sacré) et d’Alexandre Hardy qui était au début de sa longue et féconde carrière. C’étaient presque toutes tragédies, tragi-comédies ou pastorales ; la comédie, malgré les traductions ou les imitations littéraires des Larivey et des Turnèbe, avait peu de place tant au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne qu’au théâtre de l’Hôtel d’Argent qui s’ouvrit vers 1600 rue de la Poterie au Marais. Les acteurs étaient toujours obligés d’en revenir à la vieille Farce, à la Farce « garnie de mots de gueule », aux jeux des pois pilés, qui continuaient d’avoir la faveur populaire.

Cette ancienne Farce française, d’une composition généralement très simple, à qui tout sujet était bon, contes, fabliaux, proverbes, anecdotes contemporaines, ne pouvait se comparer sans doute aux pimpants imbroglios de la commedia dell’arte. Ne faisons pas, cependant, trop bon marché de ces commencements de notre art comique. La forme était rudimentaire, il est vrai, mais la pensée, l’observation, la gaieté auraient parfois trouvé mieux leur compte dans ces grossières parades que dans les intrigues des Italiens. Sans doute les Arlequin, les Pedrolino, les Pantalon, étaient d’excellentes charges (ce mot est la traduction du mot italien caricature, passé depuis lors dans notre langue), c’est-à-dire des copies ressemblantes, quoique outrées, de la nature humaine. Ces types avaient leur vérité railleuse cachée sous leur exubérante fantaisie. Mais combien, dans la Farce française, la satire était déjà plus directe et plus pénétrante ! Les piquantes balivernes de Valéran dit le Picard, les plaintes de dame Gigogne, les hardiesses mimiques de Gros-Guillaume, tout méprisés qu’ils étaient des gens doctes et d’un goût difficile, n’en avaient pas moins plus de portée souvent que les lazzi et surtout que les éternels travestissements des Gelosi. Le rire, moins épanoui, moins insouciant chez nous, révélait, en revanche, bien plus de sagacité et de malice. Tandis que la tradition burlesque régnait presque souverainement sur la scène italienne, et que les types, inventés une fois pour toutes, y reproduisaient chaque ridicule dans son expression générale, nos bouffons ne perdaient pas l’habitude de regarder autour d’eux, de peindre sur le vif un caractère particulier, de saisir l’actualité au passage, d’exercer enfin l’esprit observateur et satirique propre à la nation.

Voyez Gros-Guillaume s’ébattre dans les appartements du Louvre. Henri IV, qui aimait à se divertir des parades comiques qui commençaient à faire la réputation de l’acteur français, le faisait appeler quelquefois. Le roi est entouré de tous les cadets de Gascogne qui ont jadis suivi sa fortune ; il a entre les jambes le Gascon gasconnant Antoine de Roquelaure, le compagnon de ses équipées galantes, le maréchal borgne, qui a plus grand nez que son maître. En présence de son auditoire venu directement des bords de la Garonne, Gros-Guillaume joue la farce du Gentilhomme gascon. L’acteur contrefait Roquelaure ; celui-ci fait semblant de se lever pour aller le battre, et Gros-Guillaume dit : « Cousis, ne bous faschez… » Le roi retient Roquelaure en riant aux éclats. Rien de pareil, soyez-en sûrs, ne se voyait chez les Italiens.

La tendance qu’avait Gros-Guillaume à singer les travers des gens finit, comme on sait, par le perdre. Il imita trop bien un magistrat à qui une certaine grimace était familière. Il fut arrêté et mis dans un cachot (on n’était plus sous Henri IV), et le saisissement qu’il en eut causa sa mort. C’est là du moins ce que rapporte la légende comique.

S’ils étaient moins savants et moins raffinés que leurs rivaux, s’ils n’étaient pas aussi riches en inventions galantes ou burlesques, les comédiens français de la rue Mauconseil avaient pourtant leurs verves, comme disait Montaigne, et, dans leurs batelages, perçait parfois un génie comique qui promettait de dépasser la commedia dell’arte elle-même. Nous pouvons, du reste, assister à un jeu des pois pilés (c’était le nom populaire qu’on donnait aux Farces de l’Hôtel de Bourgogne), aussi facilement que nous avons assisté aux représentations des Gelosi.

L’Estoile nous en fournira le moyen. La Farce qu’il nous raconte n’aurait, comme une infinité d’autres, laissé aucune trace sans doute dans l’histoire de notre théâtre, si elle n’avait touché à la politique. Mais par son caractère aristophanesque et par les suites qu’elle aurait eues sans la spirituelle indulgence de Henri IV, elle tomba dans le domaine du chroniqueur, et son récit nous en a conservé les principaux traits. C’est en 1607, deux ans et demi après le départ des Gelosi, que fut jouée la petite pièce dont l’Estoile rend compte dans les termes suivants :

« Le vendredi 26 de ce mois (de janvier), fut jouée à l’Hôtel de Bourgogne une plaisante farce, à laquelle assistèrent le roi, la reine et la plupart des princes, seigneurs et dames de la cour. C’étaient un mari et une femme qui se querellaient ensemble ; la femme criait après son mari de ce qu’il ne bougeait tout le jour de la taverne, et ce, pendant qu’on les exécutait tous les jours pour la taille qu’il fallait payer au roi, qui prenait tout ce qu’ils avaient ; et que, aussitôt qu’ils avaient gagné quelque chose, c’était pour lui et non pas pour eux. — C’est pourquoi, disait le mari se défendant, il en faut faire meilleure chère ; car, que diable nous servirait tout le bien que nous pourrions amasser, puisqu’aussi bien ce ne serait pas pour nous, mais pour ce beau roi ? Cela fera que j’en boirai encore davantage, et du meilleur. J’avais accoutumé de n’en boire qu’à trois sous ; mais, par Dieu ! j’en boirai dorénavant à six sous pour le moins. Monsieur le roi n’en croquera pas de celui-là. Va m’en quérir tout à cette heure, et marche ! — Ah ! malheureux ! répliqua cette femme et à belles injures, merci Dieu ! vilain, me veux-tu ruiner avec tes enfants ? Ah ! foi de moi, il n’en ira pas ainsi.

« Sur ces entrefaites, voici arriver un conseiller de la Cour des aides, un commissaire et un sergent, qui viennent demander la taille à ces pauvres gens, et, à faute de payer, veulent exécuter. La femme commence à crier après ; aussi fait le mari, qui leur demande qui ils sont. — Nous sommes gens de justice, disent-ils. — Comment ! de justice ! dit le mari. Ceux qui sont de justice doivent faire ceci, doivent faire cela, et vous faites ceci et cela (décrivant naïvement en son patois toute la corruption de la justice du temps présent). Je ne pense point que vous soyez ce que vous dites. Montrez-moi votre commission. — Voici un arrêt, dit le conseiller. Sur ces entrefaites, la femme s’était saisie subitement d’un coffret sur lequel elle se tenait assise ; le commissaire, l’ayant avisée, lui fait commandement de se lever de par le roi, et leur en fait faire l’ouverture. Après plusieurs altercations, la femme ayant été contrainte de se lever, on ouvre ce coffret, duquel sortent à l’instant trois diables qui emportent et troussent en masse M. le conseiller, le commissaire et le sergent, chaque diable s’étant chargé du sien. Ce fut la fin de la farce de ces beaux jeux, mais non de ceux que voulurent jouer, après, les conseillers des aides, commissaires et sergents, lesquels, se prétendant injuriés, se joignirent ensemble et envoyèrent en prison MM. les joueurs ; mais ils furent mis dehors le jour même, par exprès commandement du roi, qui appela les autres sots, disant Sa Majesté que, s’il fallait parler d’intérêt, il en avait reçu plus qu’eux tous, mais qu’il leur avait pardonné et pardonnerait de bon cœur, d’autant qu’ils l’avaient fait rire jusqu’aux larmes. Chacun disait que de longtemps on n’avait vu à Paris farce plus plaisante, mieux jouée, ni d’une plus gentille invention, mêmement à l’Hôtel de Bourgogne, où ils sont assez coutumiers de ne jouer chose qui vaille. »

Telle était la Farce française pendant les premières années du dix-septième siècle. Il est vrai qu’en même temps on jouait La Nouvelle tragi-comique du capitaine Lasphrise (1597), l’immense pastorale des Chastes et loyales amours de Théagène et Chariclée, de Hardy (1601), la Lucelle de Le Jars, en prose, ou de Du Hamel, en vers (1604), ou encore la tragi-comédie de Bradamante, par Robert Garnier, qui datait de 1582, mais dont la vogue était bien loin d’être épuisée, puisqu’elle ne l’était pas encore au temps de Scarron. Ces œuvres d’auteurs étaient des imitations confuses ; l’invention n’y atteignait qu’à la bizarrerie, et l’originalité en était plus absente que de la Farce grossière, dont « trois ou quatre diables volant en l’air, vous infectant d’un bruit de foudre », comme disait Bruscambille, faisaient le dénouement.

Comme on le voit, deux arts bien différents étaient en présence sur les planches de la rue Mauconseil. L’un, français, éprouvait la plus grande difficulté à se débrouiller ; quand il ne se traînait pas terre à terre, il subissait les influences les plus diverses et semblait osciller dans le vide. L’autre, italien, était arrivé au plus haut point de culture, et jetait le plus vif éclat. L’un trahissait pourtant de naïves vigueurs et laissait deviner un vaste avenir. L’autre était déjà sujet aux redites et montrait les recherches et les efforts des imaginations qui s’épuisent. Ces deux arts, qui se rencontraient dans une période si opposée de leur existence, n’exercèrent pas l’un sur l’autre une influence aussi soudaine qu’on le pourrait croire. La France ne paraît pas avoir rien inspiré, rien suggéré alors à l’Italie. Chez nous, on resta longtemps encore dans cette alternative, ou d’être imitateur en perdant son originalité propre, ou de ne conserver son originalité qu’en dehors de toutes les conditions d’un art élevé et d’une littérature proprement dite. Il faut qu’il s’écoule un demi-siècle au moins pour qu’on en vienne à être assez maître de son propre génie pour le garder tout entier, même en présence des modèles que nous offraient les littératures plus avancées que la nôtre. Notre apprentissage dramatique a été, sans contredit, très long, plein de haltes, de tâtonnements, de chutes même ; et cette supériorité, que nous avons fini par imposer à toute l’Europe, a été conquise peu à peu et par le plus laborieux progrès.