CXLVIIe entretien. De la monarchie littéraire & artistique ou les Médicis
I
Un des plus étranges phénomènes du monde politique, c’est cette monarchie spiritualiste fondée, sans le secours des armes, au centre de l’Italie, dans le quatorzième siècle, par la famille des Médicis.
L’Italie, à cette époque, était (ce qu’elle est encore aujourd’hui) une contrée en formation, un recueil vivant de municipalités tendant à se constituer en nation : républiques maritimes, comme à Venise et à Gênes ; républiques militaires, comme à Pise, Lucques, Sienne, etc. ; monarchies féodales, comme à Ferrare, Ravenne, Bologne ; théocraties, comme à Rome ; royautés ou vice-royautés, comme à Naples et en Sicile ; tyrannies, enfin, comme en Lombardie et en Piémont.
Des familles puissantes, telles que les Visconti, les Scala, les Borgia, la maison d’Este, régnaient passagèrement sur ces diverses contrées. Cours lettrées et élégantes à Ferrare, immortalisées par le Tasse et l’Arioste ; démocraties féroces à Florence et à Pise, soulevant l’empire par des assassinats ou s’écroulant dans des anarchies turbulentes : telle alors était l’Italie.
II
En dehors de ces États mal assis, Rome, enrichie par ses alliances pontificales et fortifiée par ses alliances temporelles, tenait d’une main habile la balance de la politique italienne ; elle croissait en force et en ascendant sur le monde. Rome luttait avec l’Allemagne, tantôt lui résistant comme parti guelfe au nom de l’indépendance sacrée de l’Italie, tantôt s’unissant à elle comme parti gibelin, au nom de l’ordre dans la Péninsule. C’est ce qui fait encore aujourd’hui que les plus grands esprits de l’Italie, tels que le Dante, bannis de leur patrie comme partisans de l’empire, sont vénérés comme patriotes, quoique ayant trahi leur pays en faveur des Gibelins, partisans de l’empereur.
Confusion et non-sens partout.
III
Au milieu de ce dédale d’hommes et de choses où chacun se trompe, en appliquant aux idées du présent les dénominations d’hier, une seule nation véritablement indépendante conservait une forte individualité : c’était la Toscane.
Les Toscans, la moelle de l’Italie proprement dite, avaient précédé les Romains de Romulus dans la civilisation de l’Italie, sous le nom mystérieux d’Étrusques. Leur existence, mystérieuse aussi, est restée un mystère, malgré les savantes recherches des historiens les plus érudits. Leur architecture dite cyclopéenne, où la main de l’homme conserve dans ses ouvrages l’empreinte monumentale et divine de la force des temps et de la rusticité de la nature, l’élégance dorienne de leurs ruines de temples, le dessin inexpliqué de leurs vases, plus grecs que la Grèce elle-même, et aussi naïfs que l’âge primitif de l’homme, tout cela atteste qu’une science inconnue de l’humanité civilisée a coulé aux bords de l’Arno des rochers de la Toscane.
Tout ce qu’on sait, c’est que les Étrusques, d’abord conquis, ont adouci les Romains et donné à leurs mœurs et à leur langue ce raffinement prématuré qui fait l’élégance des races.
IV
Les Romains les entraînèrent aisément dans leur courant de force et de gloire.
On les revoit, sous Catilina, prendre part aux guerres civiles et aux grandes séditions de la fin de la république ; un grand nombre d’entre eux périrent héroïquement avec le chef des insurgés. Cicéron, consul alors, les foudroyait de son éloquence ; César, indécis encore, les ménageait ; il voulait profiter de la victoire sans se compromettre dans le combat.
V
Au commencement de leur établissement en Italie, les Toscans bâtirent dès lors Fiésole, village fortifié, sur la colline qui borde l’Arno. Puis ils descendirent dans la vallée et construisirent Florence sur les deux rives du fleuve. Le commerce et les arts s’y installèrent avec eux. Ils ne s’y donnèrent d’autre gouvernement que leurs mœurs, une espèce de république d’abeilles humaines, où le travail et la fortune firent les rangs, où l’autorité et le peuple démocratique luttaient quelquefois, s’entendaient le plus souvent, dans des élections turbulentes et où la popularité flottante créait et renversait tour à tour les grands citoyens et leurs partis.
C’était une république indécise, cherchant son aplomb et ne le trouvant plus. Pise, Sienne, Lucques, cités voisines, quelquefois alliées, plus souvent jalouses, combattaient tantôt pour, tantôt contre les Florentins. Rome aurait voulu les englober ; la puissance et la politique des papes les menaçaient ou les caressaient à l’envi ; mais le nerf républicain de Florence contenait les Romains des papes, et la fière indépendance des Toscans subsistait sous la déférence ecclésiastique.
VI
Le commerce, qui faisait les riches, ne devait pas tarder à faire les rois.
Dès l’année 1424, la famille des Médicis, alliée au pape Jean XXIII, apparaît dans l’histoire de Florence comme quelque chose de plus grand qu’un citoyen. Le pape se fit accompagner au concile de Constance par Côme de Médicis, dont la présence et le crédit devaient imposer le respect à ses ennemis. Il échoua dans sa brigue et revint découronné à Florence, où Côme lui donna néanmoins une généreuse hospitalité jusqu’à sa mort.
VII
Côme, immensément enrichi par l’économie et la modération héréditaire de sa maison, inspira de la jalousie à quelques magistrats principaux de la république ; ils l’emprisonnèrent, puis le délivrèrent eux-mêmes en convertissant sa prison en exil de dix ans à Venise, ou à une distance de cent soixante et dix milles de Florence.
Moins d’un an après cet exil, Côme fut rappelé par l’inconstance ordinaire du peuple. Il rentra dans sa patrie, avec un grand nombre de savants ou de poëtes, fanatiques partisans des lettres grecques, et entre autres de Platon, le grand spiritualiste de l’antiquité. Il fonda une académie à Florence, et s’attacha ainsi la faveur des hommes de lettres de sa patrie. Les bibliothèques de Florence datent de lui.
Sa vie s’avançait dans ces douces occupations ; il la voyait s’écouler avec une philosophique indifférence, il vivait surtout à la campagne.
Je suis allé souvent visiter ces simples monuments de son loisir champêtre, Careggi et Caffagiolo, deux maisons carrées d’architecture presque rustique où rien ne sent le prince, mais le simple citoyen.
« Là il s’occupait du soin d’améliorer ses terres, dont il tirait un revenu considérable ; mais ses plus heureux moments étaient ceux qu’il consacrait à l’étude des lettres et de la philosophie, ou au commerce et à la conversation des savants. Quand il faisait un séjour de quelque temps à sa maison de Careggi, il se faisait ordinairement accompagner par Ficino, dont il était devenu le disciple dans l’étude de la philosophie platonicienne, après avoir été son protecteur. Ficino avait entrepris, pour son usage, ces laborieuses traductions des ouvrages de Platon et de ses disciples, qui furent ensuite achevées et publiées pendant la vie et par les soins généreux de Laurent. Parmi les lettres de Ficino, on en trouve une de son vénérable protecteur, dans laquelle la trempe d’esprit de ce grand homme, et son ardeur à acquérir des connaissances, même dans l’âge le plus avancé, se peignent avec une grande vivacité. « Hier, dit-il, j’arrivai à Careggi, non pas tant avec le projet d’améliorer mes terres que de m’améliorer moi-même. — Venez me voir, Marsile, aussitôt que vous le pourrez, et n’oubliez pas d’apporter avec vous le livre de votre divin Platon sur le souverain bien. — Je présume que vous l’aurez déjà traduit en latin, comme vous me l’aviez promis ; car il n’y a pas d’occupation à laquelle je me dévoue avec autant d’ardeur qu’à celle qui peut me découvrir la route du vrai bonheur. Venez donc, et ne manquez pas d’apporter avec vous la lyre d’Orphée. »
Quels que fussent les progrès de Côme dans la doctrine de son philosophe favori, il y a lieu de croire qu’il appliquait à la vie active et réelle les préceptes et les principes qui étaient pour les subtils dialecticiens de son siècle une source si abondante de disputes interminables. Quoique sa vie eût été si pleine et si utile, il regrettait souvent le temps qu’il avait perdu. Midas n’était pas plus avare de son or, dit Ficino, que Côme ne l’était de son temps.
« L’influence et les richesses que Côme avait acquises l’avaient, depuis longtemps, rendu l’égal des plus puissants princes de l’Italie, avec lesquels il aurait pu contracter des alliances par le mariage de ses enfants ; mais, craignant qu’une pareille conduite ne le fît soupçonner d’avoir des projets contraires à la liberté de l’État, il aima mieux étendre son crédit parmi les citoyens de Florence par l’établissement de ses enfants dans les familles les plus distinguées de cette ville.
« Pierre, l’aîné de ses fils, épousa Lucretia Tornabuoni, de laquelle il eut deux enfants : Laurent, né le 1er janvier 1448, et Julien, né en 1453. Pierre eut aussi deux filles : Nannina, qui épousa Bernard Rucellai ; et Bianca, qui fut mariée à Guglielmo, de la famille des Pazzi. Jean, le second fils de Côme, épousa Cornelia d’Alessandri, dont il eut un fils qui mourut très jeune, et auquel lui-même ne survécut pas longtemps : il mourut en 1461, à l’âge de quarante-deux ans. Comme il avait toujours vécu sous l’autorité de son père, son nom ne se montre que rarement dans les pages de l’histoire : mais les mémoires littéraires attestent que, par ses talents naturels et par ses connaissances acquises, il ne dérogeait pas à cette ardeur pour les études, à cet attachement pour les hommes d’un savoir éminent qui avaient été l’apanage constant de sa famille.
« Outre ses enfants légitimes, Côme laissa aussi un fils naturel, Charles de Médicis, qu’il fit élever avec soin, et qui, par les vertus dont il donna l’exemple, effaça la tache de sa naissance. On pourrait excuser sur les mœurs de ce siècle une circonstance qui paraît démentir la gravité du caractère de Côme de Médicis : mais lui-même dédaigna une pareille apologie, et, reconnaissant les erreurs de sa jeunesse, il voulut réparer auprès de la société l’atteinte qu’il avait portée à des règlements salutaires, en s’occupant avec intérêt de donner à son fils illégitime des principes de vertu et une existence honorable. Charles devint, par l’appui de son père, chanoine de Prato, et l’un des notaires apostoliques ; et comme il résidait ordinairement à Rome, son père et ses frères eurent souvent recours à lui pour se procurer, par ses soins et par ses conseils, les manuscrits anciens et les autres précieux restes de l’antiquité, dont la possession était l’objet de leurs désirs.
« La mort de Jean de Médicis, sur lequel Côme avait placé ses principales espérances, et la faible santé de Pierre, qui le rendait incapable de supporter le travail des affaires publiques dans une ville aussi agitée que Florence, faisaient vivement craindre à ce grand homme qu’après son trépas la splendeur de sa famille ne s’éteignît tout à fait. Cette pensée répandait l’amertume sur ses derniers jours ; et peu de temps avant sa mort, comme on le portait dans les appartements de son palais, au moment où il venait de recevoir la nouvelle de la mort de son fils, il s’écria avec un soupir : Cette maison est trop grande pour une famille si peu nombreuse ! Ces inquiétudes étaient justifiées, à quelques égards, par les infirmités qui affligèrent Pierre pendant le petit nombre d’années qu’il fut à la tête du gouvernement de la république ; mais les talents de Laurent dissipèrent bientôt ces nuages d’un moment, et élevèrent sa famille à un degré d’illustration et d’éclat dont il est probable que Côme lui-même avait eu peine à se former l’idée. »
VIII
Bien qu’il fût âgé de soixante et quinze ans, sa taille élevée, la majesté de ses traits, la grâce de son visage, si conforme au titre de Père de la patrie que les Florentins avaient d’eux-mêmes ajouté à son nom, la bienveillance de son accueil, la cordialité de son amitié le rendaient aussi agréable que dans sa belle jeunesse.
Sa vie avait été celle d’un philosophe, sa mort fut celle d’un sage. Quand les premières atteintes de l’âge lui annoncèrent sa fin prochaine, il ne résista pas, il se résigna avec sérénité aux lois de la nature, il repassa avec sa famille et ses amis l’état de son immense fortune, noblement acquise, généreusement occupée pour la gloire des arts et des lettres ; il indiqua à ses héritiers l’usage qu’il convenait d’en faire après lui pour l’accroître et la conserver par sa destination au bien public. Sa mort ne fut qu’un départ pour un séjour plus permanent. On ne peut pas dire qu’il mourut en chrétien ; Platon était son Christ et la philosophie grecque était sa foi ; il confondait dans cette foi la divinité de l’Évangile avec ces révélations de la sagesse humaine, émanées des inspirés de Dieu, dont il avait propagé le culte en Italie ; fidèle aux formes du catholicisme, plus fidèle à l’esprit dont il les animait. C’est pour cela qu’il avait consacré en Grèce et en Italie ses réserves commerciales, à faire arriver en masse à Rome, à Florence, à Venise les débris du naufrage intellectuel de l’Ionie, et les maîtres dépaysés du génie homérique et platonique : il était à lui seul la Renaissance, il avait affrété la monarchie de l’esprit humain. C’est par là que sa famille d’opulents parvenus, sortie d’un médecin célèbre, s’était insensiblement élevée par le commerce et les arts au premier rang de la république.
Après avoir préparé son âme à attendre avec calme ce grand et terrible événement, ses inquiétudes se portèrent sur le bonheur des personnes de sa famille qu’il laissait après lui ; il désirait leur communiquer d’une manière solennelle le résultat de l’expérience d’une vie longue et toujours active. Ayant donc fait appeler dans son appartement Contessina, son épouse, et Pierre, son fils, il leur fit le récit de toute sa conduite dans l’administration des affaires publiques, leur donna des détails exacts et très-circonstanciés sur ses immenses relations de commerce, et s’étendit sur la situation de ses intérêts domestiques. Il recommanda à Pierre la plus sévère attention sur l’éducation de ses fils, dont les talents prématurés et les heureuses dispositions méritaient ses éloges, et lui faisaient concevoir les plus favorables espérances. Il exprima le désir que ses funérailles se fissent avec le moins de pompe qu’il serait possible, et finit ses exhortations paternelles en annonçant qu’il était entièrement résigné et prêt à se soumettre à la Providence, aussitôt qu’il lui plairait de l’appeler. Ces avertissements ne furent pas perdus pour Pierre, qui, dans une lettre adressée à Laurent et à Julien, leur fit part de l’impression qu’ils avaient faite sur son âme. Ne pouvant en même temps se dissimuler l’état d’infirmité où il était lui-même, il les exhortait à ne se plus considérer comme des enfants, mais comme des hommes ; car il prévoyait que les circonstances où ils allaient se trouver les réduiraient bientôt à la nécessité de mettre à l’épreuve leurs talents et leurs moyens personnels. « On attend à toute heure l’arrivée d’un médecin de Milan, leur dit-il ; mais pour moi, c’est en Dieu seul que je mets ma confiance. » Soit que le médecin ne fût pas arrivé, ou que le peu de confiance que Pierre avait dans ses secours fût bien fondé, environ six jours après, le premier jour d’août de l’année 1464, Côme mourut, à l’âge de soixante et quinze ans, profondément regretté du plus grand nombre des citoyens de Florence, qui s’étaient sincèrement attachés à ses intérêts, et qui craignaient que la tranquillité de la ville ne fût troublée par les dissensions qui allaient probablement être la suite de ce triste événement.
IX
Côme, en mourant, laissa son héritage à Pierre de Médicis, son fils, et son génie à Laurent de Médicis, son petit-fils. Pierre était sensé, mais infirme, il ne devait pas vivre longtemps ; il cultiva l’esprit de Laurent par des voyages et l’initia promptement aux grandes affaires. Les Pitti et les Acciajuoli, familles puissantes, tentèrent de conspirer contre Pierre, mais furent abandonnés par le chef des conjurés, Luca Pitti, qui retomba dans la misère et perdit tout crédit sur le peuple. Le magnifique palais Pitti, qui ne garda que son nom, ne put être achevé alors et devint plus tard le palais des Médicis.
Les Florentins, attaqués près de Bologne par la ligue des Sforzes, des Vénitiens et autres États de la basse Italie, et secourus par le roi de Naples, livrèrent une bataille, racontée par Machiavel, et dans laquelle personne ne perdit la vie. Les deux partis se retirèrent pour aller prendre des quartiers d’hiver. Pierre, rassuré par la paix, s’occupa de ce qui avait fait la gloire et la puissance de son père, Côme. Ses deux fils, Laurent et Julien de Médicis, donnèrent à Florence de magnifiques tournois, célébrés par les poëtes et particulièrement par Politien, très jeune homme dont les vers révélèrent le génie antique. Julien et son frère se rencontrèrent peu de temps après dans les bois et dans le monastère de Camaldoli, solitude à la fois solennelle et gracieuse, voisine de Valombreuse, avec d’autres poëtes et philosophes toscans. Leur rencontre et leurs entretiens rappellent les doux loisirs de Boccace pendant la peste qui consterna Florence.
Landino, un des interlocuteurs, raconte ainsi cette entrevue sous le titre de Conversations aux Camaldules :
Dans l’introduction de cet ouvrage, Landino nous apprend qu’étant parti de sa maison de Cosentina, avec son frère Pierre, pour aller à un monastère dans le bois de Camaldoli, il y trouva Laurent et Julien de Médicis, qui venaient d’arriver, avec Alamanni Rinuccini, et Pierre et Donato Acciajuoli, tous hommes d’un savoir et d’une éloquence distingués, et qui s’étaient singulièrement appliqués à l’étude de la philosophie. Le plaisir qu’ils eurent d’abord à se rencontrer fut encore augmenté par l’arrivée de Leo Battista Alberti, qui, en revenant de Rome, avait rencontré Marsile Ficino, et l’avait engagé à passer avec lui le temps des chaleurs de l’automne dans la retraite délicieuse de Camaldoli. Mariotto, abbé du monastère, présenta les uns aux autres ses doctes amis ; et le reste du jour, car c’était vers le soir que cette rencontre eut lieu, se passa à écouter les discours d’Alberti, dont Landino nous peint le génie et les talents sous le jour le plus favorable.
« Le lendemain, toute la compagnie, après l’accomplissement des devoirs religieux, se rendit, à travers les bois, sur le sommet d’une colline, et arriva bientôt dans un lieu solitaire, où les branches étendues d’un hêtre touffu ombrageaient une source d’eau transparente. Là, Alberti commença▶ l’entretien en remarquant qu’on peut regarder comme jouissant d’un bonheur solide et réel ceux qui, après avoir perfectionné leur esprit par l’étude, peuvent se soustraire de temps en temps au fardeau des affaires publiques et à la sollicitude des intérêts privés, et, dans quelque retraite solitaire, se livrer sans contrainte à la contemplation de l’immense variété d’objets que présentent la nature et le monde moral. « Mais si c’est une occupation convenable aux hommes qui cultivent les sciences, elle est encore plus nécessaire pour vous, continua Alberti en s’adressant à Laurent et à Julien ; pour vous, que les infirmités toujours croissantes de votre père mettront probablement bientôt dans le cas de prendre la direction des affaires de la république. En effet, mon cher Laurent, quoique vous ayez donné des preuves d’un mérite et d’une vertu qui semblent à peine appartenir à la nature humaine ; quoiqu’il n’y ait point d’entreprise, si importante qu’elle soit, dont on ne puisse espérer de voir triompher cette prudence et ce courage que vous avez développés dès vos plus jeunes années ; et quoique les mouvements de l’ambition, et l’abondance de ces dons de la fortune qui ont si souvent corrompu des hommes dont les talents, l’expérience et les vertus donnaient les plus hautes espérances, n’aient jamais pu vous faire sortir des bornes de la justice et de la modération, vous pouvez néanmoins, pour vous-même et pour cet État dont les rênes vont bientôt vous être confiées, ou plutôt dont la prospérité repose déjà en grande partie sur vos soins, tirer de grands avantages de vos méditations solitaires ou des entretiens de vos amis sur l’origine et la nature de l’esprit humain : car il n’y a point d’homme qui soit en état de conduire avec succès les affaires publiques, s’il n’a ◀commencé▶ par se faire des habitudes vertueuses, et par enrichir son esprit des connaissances propres à lui faire distinguer avec certitude pour quel but il a été appelé à la vie, ce qu’il doit aux autres et ce qu’il se doit à lui-même. »
Alors ◀commença▶ entre Laurent et Alberti une conversation dans laquelle ce dernier s’attache à montrer que, comme la raison est le caractère distinctif de l’homme, l’unique moyen pour lui d’atteindre à la perfection de sa nature, c’est de cultiver son esprit, en faisant entièrement abstraction des intérêts et des affaires purement mondaines. Laurent, qui ne se borne pas à jouer un rôle passif dans cet entretien, combat des principes qui, poussés à la rigueur, isoleraient l’homme et le rendraient étranger à ses devoirs ; il soutient qu’on ne doit pas séparer la vie contemplative de la vie active, mais que l’une doit servir de base et de moyen de perfection à l’autre. Il appuie son opinion par une telle variété d’exemples, qu’il est aisé d’apercevoir que, bien que le but de Landino, sous le nom d’Alberti, fût d’établir les purs dogmes du platonisme, c’est-à-dire que la contemplation abstraite de la vérité constitue seule l’essence du vrai bonheur, Laurent avait élevé des objections auxquelles l’ingénuité du philosophe, dans la suite de l’entretien, n’ôte presque rien de leur force. Le jour suivant, Alberti, continuant de traiter le même sujet, explique à fond la doctrine de Platon sur le but et la véritable destination de la vie humaine, et il s’attache à l’éclaircir par les opinions des plus célèbres sectateurs de ce philosophe. Enfin, Alberti consacre les entretiens du troisième et du quatrième jour à un commentaire sur l’Énéide, et il tâche de démontrer que, sous le voile de la fiction, le poëte a prétendu représenter les dogmes principaux de cette philosophie qui a été le sujet des discussions précédentes. Quoi qu’on puisse penser de l’exactitude d’un pareil jugement, il est certain qu’il y a dans ce poëme beaucoup de passages qui paraissent fortement appuyer cette opinion. Au reste, l’idée mise en avant par Alberti est appuyée d’une érudition si étendue et si variée, que son commentaire dut être extrêmement amusant pour ses jeunes auditeurs.
« Il ne faut pas pourtant s’imaginer qu’au milieu de ses études et de ses occupations sérieuses, Laurent fût insensible à cette passion qui, dans tous les temps, a été l’âme de la poésie, et qu’il a représentée dans ses propres écrits avec tant de philosophie et sous des aspects si variés. L’amour est en effet le sujet auquel il a consacré une grande partie de ses ouvrages : mais il est un peu étrange qu’il n’ait pas cru devoir, dans aucune circonstance, nous apprendre le nom de sa maîtresse ; il n’a pas même voulu lui donner un nom poétique, et satisfaire au moins jusque-là notre curiosité. Pétrarque avait sa Laure, et Dante sa Béatrix ; mais Laurent s’est appliqué avec soin à cacher le nom de la souveraine de ses affections, laissant aux mille descriptions brillantes qu’il a faites de sa rare beauté et de ses perfections le soin de la faire connaître. Ordinairement, c’est l’amour qui fait les poëtes ; mais, chez Laurent il paraît que ce fut la poésie qui fit naître l’amour. Voici les circonstances de cet événement, telles qu’il les a rapportées lui-même : « Une jeune dame douée de grandes qualités personnelles et d’une extrême beauté mourut à Florence : comme elle avait été l’objet de l’amour et de l’admiration générale, elle fut universellement regrettée ; et cela n’était pas étonnant, puisque, indépendamment de sa beauté, ses manières étaient si engageantes, que chacun de ceux qui avaient eu occasion de la connaître se flattait d’avoir la première place dans son affection. Sa mort causa la plus vive douleur à ses adorateurs ; et comme on la portait au tombeau, le visage découvert, ceux qui l’avaient connue pendant sa vie s’empressaient d’attacher leurs derniers regards sur l’objet de leur adoration, et accompagnaient ses funérailles de leurs larmes15.
Dans ses traits enchanteurs la mort paraissait belle.
« Cette perte cruelle fut déplorée par tout ce qu’il y avait à Florence d’hommes spirituels et éloquents ; ils s’empressèrent de célébrer, soit en vers, soit en prose, la mémoire d’une personne si accomplie. Je composai aussi quelques sonnets sur ce sujet ; et pour les rendre plus touchants, je m’efforçai de me persuader que j’avais perdu moi-même l’objet de mon amour, et de faire naître dans mon âme tous les sentiments qui pouvaient me rendre capable d’émouvoir la compassion des autres. Entraîné par cette illusion, je me mis à considérer combien était cruelle la destinée de ceux qui l’avaient aimée ; ensuite j’examinai s’il y avait dans cette ville quelque autre dame qui méritât tant d’honneurs et de louanges, et je pensai à la félicité dont jouirait un mortel assez heureux pour rencontrer un objet si digne de ses vers. Je cherchai donc pendant quelque temps, sans avoir la satisfaction de rencontrer une personne qui méritât, du moins autant que j’en pouvais juger, un attachement constant et sincère ; mais, comme j’étais près de renoncer à tout espoir de succès, le hasard me fit rencontrer ce qui jusque-là s’était refusé à mes recherches les plus obstinées, comme si le dieu d’amour eût voulu choisir ce moment pour me donner une preuve irrésistible de sa puissance. Il se fit une fête publique à Florence, et tout ce qu’il y avait de noble et de beau dans la ville s’y trouvait. J’y fus entraîné malgré moi, en quelque sorte, par plusieurs de mes compagnons, et sans doute aussi par ma destinée : car depuis un certain temps j’évitais ces sortes de spectacles, ou si quelquefois je m’y rendais, c’était moins par goût pour ces amusements que par égard pour l’usage. Parmi les dames que cette fête avait rassemblées, j’en remarquai une dont les manières étaient si douces et si séduisantes, que je ne pus m’empêcher de dire en la regardant : Si cette dame a l’esprit, la délicatesse et les perfections de celle qui mourut il n’y a pas longtemps, il faut avouer qu’elle lui est bien supérieure par l’éclat de sa beauté.
……….
« M’abandonnant donc à ma passion, je cherchai, par tous les moyens possibles, à découvrir si les charmes de sa conversation répondaient à ceux de sa figure ; et alors je trouvai un assemblage de qualités si extraordinaires, qu’il était difficile de dire si les grâces de son esprit l’emportaient sur celles de sa personne. Ses traits étaient, comme je l’ai déjà dit, d’une beauté ravissante, et elle avait le teint d’une fraîcheur admirable. Son maintien était sérieux sans être sévère ; ses manières affables et pleines d’amabilité, sans être légères ni communes. Ses yeux, d’un éclat doux et majestueux, n’annonçaient ni orgueil ni mélancolie ; sa taille était si parfaitement proportionnée, qu’on la distinguait, au milieu des autres femmes, par un air de dignité imposante, exempt néanmoins de toute espèce de prétention ou d’affectation. À la promenade, à la danse et dans les autres exercices propres à développer les charmes extérieurs, tous ses mouvements étaient pleins de grâce et de décence. — Ses idées étaient toujours justes et frappantes, et m’ont fourni le sujet de quelques-uns de mes sonnets ; elle parlait toujours à propos, toujours avec tant de convenance, qu’il n’y avait rien à ajouter, rien à retrancher à ce qu’elle avait dit. Quoique ses observations fussent souvent fines et piquantes, elle y mettait tant de réserve et de modération, que jamais on ne s’en offensait. Son esprit l’élevait au-dessus de son sexe, mais sans lui donner la plus légère apparence de vanité ou de présomption ; et elle s’était garantie d’un défaut trop commun parmi les femmes, qui, lorsqu’elles se croient de l’esprit et de la pénétration, deviennent pour la plupart insupportables. Le détail de toutes ses qualités brillantes m’entraînerait trop loin du but que je me suis proposé. Je finirai donc en affirmant qu’il n’y a rien de ce qu’on peut désirer dans une femme d’une beauté et d’un mérite accomplis qui ne se trouvât en elle au plus haut degré. Ces rares perfections me captivèrent au point, que bientôt il n’y eut pas une puissance ou une faculté de mon corps ou de mon âme qui ne fût asservie sans retour ; et je ne pouvais m’empêcher de considérer la dame dont la mort avait causé tant de douleurs et de regrets comme l’étoile de Vénus, dont l’éclat du soleil éclipse et fait disparaître entièrement les rayons. » Telle est la description que Laurent nous a laissée de l’objet de sa passion, dans le commentaire qu’il a fait sur le premier sonnet qu’il écrivit à sa louange16 ; et à moins que l’on n’en mette une grande partie sur le compte de l’amour, toujours partial dans ses jugements, il faut avouer qu’il y a eu bien peu de poëtes assez heureux pour trouver un objet aussi propre à exciter leur enthousiasme, et à justifier les transports de leur admiration.
« Les effets de cette passion sur le cœur de Laurent furent tels qu’on pouvait les attendre d’une âme jeune et sensible. Au lieu de se plaire, comme auparavant, au milieu des fêtes magnifiques, du tumulte de la ville et des embarras des affaires publiques, il sentit naître en lui un attrait inconnu pour le silence et la solitude ; et il se plaisait à associer l’idée de sa maîtresse aux impressions que produisait sur son âme le spectacle varié de la nature champêtre17. Cette passion devint le sujet habituel de ses vers, et il nous reste de lui un nombre considérable de sonnets de canzoni, et d’autres compositions poétiques, dans lesquels, à l’exemple de Pétrarque, tantôt il célèbre la beauté de sa maîtresse et les qualités de son esprit en général, tantôt il s’arrête sur une des perfections particulières de sa figure ou de son âme, d’autres fois il s’attache à décrire les effets de sa passion ; il les peint et les analyse avec toute la finesse et toute la grâce possibles, jointes à une grande perfection de poésie et quelquefois même à une philosophie profonde.
« Après le tableau que nous venons de faire de la passion de Laurent, on peut se permettre sans doute de demander quel était l’objet d’un amour si délicat, quel était le nom de cette femme qu’il adore sans la désigner autrement que d’une manière vague, qu’il célèbre sans la nommer. Heureusement que les amis de Laurent ne se piquèrent pas, sur ce point, d’autant de discrétion que lui : Politien, dans son poëme sur Julien, a célébré la maîtresse de Laurent sous le nom de Lucretia ; et Ugolino Verini, dans sa Fiammetta, a adressé à cette dame un poëme latin, en vers élégiaques, dans lequel il plaide avec beaucoup de chaleur en faveur de Laurent, et il prétend que, quelles que puissent être ses rares perfections, elle trouve en lui un amant digne de toute sa tendresse. Valori nous apprend que Lucretia était de la noble famille des Donati, qu’elle était également distinguée par sa beauté et par sa vertu, et qu’elle descendait de ce Curtio Donato que ses hauts faits militaires avaient rendu célèbre dans toute l’Italie18.
« Il est assez difficile de savoir si les assiduités de Laurent et les prières de ses amis parvinrent, à la fin, à fléchir la fierté avec laquelle il y a lieu de croire que Lucretia reçut ses premiers hommages. À en juger par les sonnets qu’il fit à cette occasion, il éprouva tous les degrés et toutes les vicissitudes de l’amour : il triomphe, il se désespère ; il brûle, et la crainte le glace ; il célèbre avec ravissement des jouissances ineffables, trop grandes, trop au-dessus d’un simple mortel, et il ne saurait s’empêcher d’applaudir à cette vertu sévère que ses plus ardentes sollicitations ne peuvent ébranler. Que conclure de tant de témoignages contradictoires ? Laurent nous a donné lui-même le mot de cette énigme inconcevable. On peut juger, d’après le récit qu’il a fait de l’origine de sa passion, que Lucretia était la maîtresse du poëte, et non de l’homme : il cherchait un objet propre à fixer ses idées, à leur donner la force et l’effet nécessaires à la perfection de ses productions poétiques, et il trouva dans Lucretia un sujet convenable à ses vues, et digne de ses louanges ; mais il s’arrêta à ce degré de réalité, et laissa à son imagination le soin d’embellir et d’orner l’idole à son gré. Tous les mouvements, tous les sentiments de sa dame occupent sans cesse sa pensée : elle sourit, ou elle s’irrite ; elle refuse, ou elle est près de céder ; elle est absente, ou présente ; elle s’introduit le jour dans sa solitude, ou elle lui apparaît dans ses songes de la nuit, précisément au gré du caprice de l’imagination qui le guide. Au milieu de ces illusions délicieuses, Laurent fut obligé de redescendre aux tristes réalités de la vie. Il était alors dans sa vingt et unième année, et son père pensa qu’il était temps de l’attacher au lien conjugal ; dans cette vue, il avait négocié un mariage entre Laurent et Clarice, fille de Giacopo Orsini, de la noble et puissante famille de ce nom, qui avait si longtemps disputé à Rome la prééminence à celle des Colonne. Soit que Laurent désespérât du succès de son amour, ou qu’il crût devoir faire céder ses sentiments à la voix de l’autorité paternelle, il est certain que, dès le mois de décembre de l’année 1468, il fut accordé avec une femme que probablement il n’avait jamais vue, et la cérémonie du mariage se fit dans le mois de juin de l’année suivante. Il paraît incontestable que le cœur de Laurent n’eut aucune part à la conclusion de ce mariage, à en juger par la manière dont il s’exprime à ce sujet dans ses Mémoires, où il nous apprend qu’il prit ou plutôt qu’on lui donna Clarice Orsini pour femme 19. Malgré cette indifférence apparente, on peut penser qu’ils eurent l’un pour l’autre une affection sincère ; et tout nous autorise à croire que Laurent eut toujours pour elle des égards et une estime particulière. Leurs noces furent célébrées avec une grande magnificence. On donna deux fêtes militaires, dont l’une représentait un combat de cavalerie, et l’autre l’attaque d’une citadelle fortifiée.
X
Cependant l’état maladif de Pierre de Médicis, aggravé par les embarras du pouvoir et par les exigences de ses partisans, amena sa mort, en 1469. Sa veuve Lunegite lui survécut.
Tout était en paix. Alphonse d’Aragon régnait à Naples. Son règne était triomphant. Galéas Visconti gouvernait Milan, par ses vices plus que par ses vertus. Pie II, majestueux pontife, donnait à ses neveux les lambeaux des États voisins de Rome. Florence ne pouvait se maintenir et s’élever que par la politique et la littérature.
Laurent, que la faiblesse et l’infirmité de son père avaient mêlé au gouvernement, fut accompagné au Palais-Vieux, siège du pouvoir de la république, par les nombreux amis de sa maison. Ils le conjurèrent de prendre la direction du gouvernement comme de son patrimoine ; il sentit qu’il ne pouvait impunément l’abdiquer. Un abîme était derrière lui, une audace devant ; il préféra l’audace, mais il la voila de modestie et de légalité. Il n’usurpa rien ; il reçut tout et se prépara à conquérir davantage de l’estime de ses concitoyens. Sans jalousie pour son frère Julien, jeune homme de dix-sept ans, très-distingué et déjà très-populaire par son goût pour les arts et pour les lettres, il lui donna les maîtres les plus éminents pour achever son éducation. L’amitié des deux frères servit d’exemple aux grands. Une légère insurrection de Bernardo Nardi, réprimée par Petrucci et par Ginori, citoyen de Florence, écrasa dans l’œuf cette première tentative des ennemis des Médicis. Une ligue contre les Turcs, fomentée par le pape, rallia Florence aux Vénitiens. Son commerce avec l’Orient accrut ses richesses à la proportion d’un grand État. Laurent fonda Livourne et la marine toscane, et mit sous les auspices de la religion le commerce de son pays ; il plaça sur la flotte douze jeunes gens des premières familles de Florence, et séduisit les grands seigneurs ottomans par la magnificence de ses présents : l’Égypte et ses trésors s’ouvrirent ainsi devant lui ; il prit à bail toutes les mines d’Italie et s’empara ainsi, en bénéfice, de tous les immenses revenus intérieurs.
Ses comptoirs couvrirent Rome, Naples, Gênes, Venise et toute l’Italie. Son monopole, acquis par les voies loyales de trafic, fut reconnu et servi même par ses ennemis. L’or fut son premier sujet et lui enchaîna sans bruit tous les autres. Il reçut au nom de la république et combla d’accueil et de fête Galéas Sforze, duc de Milan, et sa femme Bona ; il s’attacha les premiers poëtes et les savants éminents de ses États, tels que Pulci, mais surtout le jeune Politien, cet Ovide de la Toscane. Il en fit ses hôtes et ses commensaux à Fiésole, à Carreggi, à Caffagiolio, ces Tiburs de sa famille. Politien, génie vraiment antique et digne d’Horace ne s’enivra pas de cette faveur ; il était né d’une bonne famille à Montepulciano, petite ville de la Toscane, comme Flaccus, en Calabre ; c’est de là qu’il prit son nom. « Je ne me sens pas plus enorgueilli des flatteries de mes amis, ou humilié des satires de mes ennemis, disait-il, que je ne le suis par l’ombre de mon corps ; car, quoique mon ombre soit plus grande le matin ou le soir qu’elle ne l’est au milieu du jour, je ne me persuaderai point que je sois plus grand moi-même dans l’un ou l’autre de ces moments que je ne le suis à midi. »
XI
Le pape étant mort en ce temps-là, Laurent de Médicis fit un voyage à Rome, pour recommander Julien, son jeune frère, à Sa Sainteté, dans le but de le faire élire au cardinalat. Le nouveau pape était Paul III della Rovere.
Il accueillit bien d’abord Laurent et lui promit cette dignité pour son frère. Mais ayant pressenti le danger de la faveur des Médicis pour les lettres, il conçut contre le chef de cette famille une haine invincible et se livra contre lui à des entreprises qui attestent cette inimitié.
XII
La passion de Laurent pour les lettres et surtout pour Platon, apôtre de Socrate, se mêlait à ses soins pour le gouvernement. Il la signala à cette époque par un poëme sur le vrai bonheur, sous la forme d’un entretien champêtre entre un pasteur de Toscane et un philosophe. Le philosophe était lui.
« Dis-moi quel sujet t’amène en ces lieux ? Pourquoi as-tu quitté les théâtres, les temples, les palais magnifiques de la ville ? Pourquoi sembles-tu leur préférer notre humble hameau ? Que regardes-tu dans ces bocages ? Viens-tu apprendre à priser davantage les délices, la pompe et la splendeur de la ville, en comparaison de notre pauvreté ? — Je lui répondis : Je ne sais s’il est des trésors plus précieux, un bonheur plus doux et plus touchant que celui qu’on goûte ici, loin des discordes civiles. Chez vous, heureux bergers, la haine, la perfidie, l’ambition cruelle n’ont point établi leur empire. Vous jouissez sans envie du peu que vous possédez ; vous vivez heureux dans une douce indolence. On ne sait point ici dire le contraire de ce qu’on pense : dans ces estimables et paisibles retraites, au milieu de l’air pur qui vous environne, on ne voit point le sourire sur la bouche de celui dont le cœur est rongé de chagrins ; le plus heureux parmi vous est celui qui fait le plus de bien, et la sagesse suprême ne consiste pas à savoir déguiser et dissimuler la vérité avec le plus d’artifice. »
Cependant le berger ne paraît point convaincu de la supériorité que le poëte accorde à la vie champêtre, et, dans sa réponse, il présente avec beaucoup de force les peines et les nombreux travaux auxquels elle est inévitablement exposée. Au milieu de cette contestation, on voit approcher le philosophe Marsile, et les deux antagonistes consentent à lui soumettre la décision de leur différend. Cela lui donne occasion de développer les dogmes philosophiques de Platon ; et après avoir soigneusement examiné la valeur réelle de tous les biens d’un ordre inférieur, de tous les avantages purement matériels et temporels, il conclut que ce n’est ni dans la condition brillante et élevée de l’un, ni dans l’état humble et obscur de l’autre, qu’il faut chercher le véritable et solide bonheur ; mais qu’on ne saurait le trouver, en dernière analyse, que dans la connaissance et l’amour de la première cause, de l’Être suprême et infini.
Pour donner plus de stabilité à ces études, Laurent et ses amis formèrent le projet de renouveler avec un éclat solennel la fête annuelle qui avait été célébrée en l’honneur de la mémoire de Platon, après la mort de ce grand philosophe, jusqu’au temps de ses disciples Plotin et Porphyre, et qui depuis avait été interrompue pendant l’espace de douze cents ans. Le jour de l’exécution de ce dessein fut fixé au 7 novembre, qu’on supposait être l’anniversaire non seulement de la naissance, mais aussi de la mort de Platon. Il mourut, dit-on, dans un festin, au milieu de ses amis, précisément à la fin de sa quatre-vingt-unième année. Laurent nomma pour présider à cette fête, dans la ville de Florence, François Bandini, que son rang et son savoir rendaient extrêmement propre à figurer dans cette circonstance ; et, le même jour, il se fit à Careggi une autre réunion à laquelle il présidait lui-même. Dans ces assemblées, où se rendaient les plus savants hommes de l’Italie, c’était la coutume que quelqu’un s’occupât, après le dîner, de choisir certains passages des ouvrages de Platon, qu’on soumettait à la discussion de la compagnie, et chacun des convives entreprenait d’éclaircir et de développer quelque point important ou douteux de la doctrine de ce philosophe. Cette institution, qui dura plusieurs années, soutint le crédit de la philosophie platonicienne, et lui donna même un éclat tel, que ceux qui la professaient furent considérés comme les hommes les plus respectables et les plus éclairés de leur siècle. Tout ce que Laurent entreprenait de protéger devenait l’admiration de Florence, et, par suite, de toute l’Italie. Il était devenu en quelque sorte l’arbitre du bon ton ; et ceux qui avaient les mêmes goûts et les mêmes opinions que lui, étaient sûrs d’avoir part à la gloire et aux applaudissements publics qui semblaient s’attacher à toutes les actions de sa vie.
XIII
Pendant que Florence jouissait ainsi de la paix philosophique sous un citoyen digne de rappeler Périclès, le reste de l’Italie était bouleversé par des crimes et des assassinats. Galéas Sforze, seigneur et tyran de Milan, périssait assassiné sur le seuil de la cathédrale, au milieu d’une procession solennelle, crime punissant un crime. Le peuple, au lieu de courir à la liberté, tua sur place deux des principaux conjurés qui croyaient s’armer pour la délivrance. Le plus jeune d’entre eux, semblable à Brutus, fut chassé de la maison de son père, où il avait cherché asile. Il se nommait Girolamo Olgiato et mourut en Romain sur l’échafaud ; dépouillé et nu devant le bourreau, il prononça ces paroles latines qui retentirent dans beaucoup de cœurs : Mors acerba, fama perpetua, stabit vetus memoria facti. — Mort amère, éternelle mémoire ! le bruit de cet événement subsistera à jamais ! Après ces paroles, les bourreaux l’écartelèrent avec ses complices.
Un enfant de huit ans, Jean Galéas, hérita de ce sang. Son infâme tuteur, Louis Sforze, persécuta sa veuve pour usurper sur le fils la puissance ducale ; il fit périr Simonetta, ministre intègre de la pauvre mère.
XIV
Laurent ne pouvait être indifférent à un crime qui le touchait de si près. L’exemple d’un assassinat impuni menaçait sa vie et sa popularité.
Cette popularité des Médicis était presque souveraine en Toscane. Le peuple n’en recevait que des bienfaits ; la jeunesse et la beauté de Laurent et de Julien y ajoutaient le prestige de l’avenir, et la séduction de tous les cœurs. Rien ne manquait à cette maison pour changer cet empire volontaire en sceptre. Il ne fallait qu’un événement pour passionner l’enthousiasme de ce peuple et du sang pour sacrer cette monarchie de l’opinion. Cet événement se préparait dans l’ombre.
La jalousie des grandes familles de Toscane, fomentée par la haine ambitieuse du pape Sixte IV, de son neveu Riario et surtout de l’archevêque de Florence, les secondait. Le principal ennemi des Médicis était François Pazzi, un des chefs de cette illustre maison. Il habitait plus souvent Rome que Florence. Selon les mœurs de ce temps, il y avait établi un comptoir qui rivalisait de pouvoir et d’opulence avec les comptoirs des Médicis. Rien ne semblait autoriser cette haine des Pazzi contre Laurent et Julien, si ce n’est quelques vieux démêlés de justice entre les deux familles, unies en apparence cependant par des bienfaits et des alliances.
Le germe de cette fameuse conjuration fut couvé d’abord à Rome entre Francesco Pazzi et le neveu du pape, Riario. Pazzi, dit-on, se flattait, après avoir abattu les Médicis, de prendre leur place à Florence. Le pape se flattait d’y régner par lui. L’archevêque de Pise, Salviati, élevé à cette dignité en dépit de Laurent, voulait se venger. Ainsi l’ambition, l’envie, la vengeance, les passions les plus sanglantes des hommes se coalisaient pour un crime commun. Ajoutez-y tout ce que la débauche, l’esprit d’aventure, la cupidité à tous risques, présentait d’appât aux conspirateurs, dans Salviati, neveu de l’archevêque ; dans Bandini, le plus licencieux des hommes ; dans Montesicco, condottiere au service du pape ; dans Maffei, prêtre de Volterra, et dans Bagnone, un des secrétaires apostoliques. Le pape ordonna secrètement au roi de Naples, alors son allié, de faire avancer deux mille hommes vers les États toscans pour seconder ses desseins lorsque la conjuration serait accomplie. Riario, neveu du pontife, alla s’établir en attendant dans le palais des Pazzi.
Le plan du complot était dressé ; les complices n’avaient point reculé devant le sacrilège uni à l’assassinat. Un seul, Montesicco, avec le reste de loyauté qui honore toujours même le crime dans l’homme dévoué, ayant appris qu’il fallait frapper ses victimes dans une église, au pied de l’autel, au moment de l’élévation qui courbe toutes les têtes devant l’image de Dieu, se récusa, non pour le crime, mais pour le lieu de la scène ; les deux prêtres, Maffei et Bagnone persévérèrent.
Le jeune Riario cependant exprima, comme envoyé du pape, son oncle, le désir d’assister au sacrifice solennel, le dimanche 26 avril 1478. Laurent l’invita en conséquence à venir le prendre dans son palais pour l’accompagner avec sa suite. La cérémonie était ◀commencée▶ quand François Pazzi et Bandini, voyant que l’une des principales victimes, Julien, était en retard et manquait au sacrifice, allèrent au-devant de lui pour presser sa marche, et l’ayant trouvé en chemin, affectèrent l’enjouement et la familiarité d’anciens compagnons de plaisirs, pour le prier de se rendre à l’église et pour tâter, en l’embrassant, s’il n’avait point de cuirasse sous ses habits ; ils badinèrent même avec lui en entrant dans l’église, pour prévenir tout soupçon et l’empêcher de songer à revenir sur ses pas.
XV
Julien entre sans ombrage ; il se place en avant de son frère ; l’office ◀commence ; les prêtres sont à l’autel. Le signal qui devait être donné par eux est attendu par l’œil attentif des conjurés. Au moment où tous les fronts s’inclinent devant l’hostie consacrée par le célébrant, et où les cloches qui retentissent occupent l’attention des fidèles, Bandini s’élance et plonge son poignard dans la poitrine de Julien. Julien fait quelques pas et tombe inanimé aux pieds de ses assassins. François Pazzi se précipite sur lui pour l’achever, et, dans son impatiente fureur, se perce lui-même la cuisse en cherchant à le frapper de son épée.
Les deux prêtres qui s’étaient chargés de l’immolation de Laurent furent moins habiles ou moins résolus ; Maffei dirigea son poignard au cou de Laurent, mais ne fit que l’effleurer derrière la nuque. L’intrépide Laurent déroula son manteau, qu’il tenait du bras gauche, et, tirant son épée de la main droite, disputa sa vie aux conjurés. Les deux prêtres, repoussés par ses domestiques, s’enfuirent. Bandini, plus résolu, se jeta sur lui avec son poignard encore dégouttant du sang de Julien ; mais il rencontra François Nori, un des familiers des Médicis, accouru au secours de son maître, qui le fit tomber mort à ses pieds.
Cependant les amis les plus rapprochés des Médicis se groupèrent en foule autour de lui, et, lui faisant un rempart de leurs corps, le poussèrent dans la sacristie, dont Politien ferma les portes de bronze sur lui. Un de ses jeunes amis, craignant que l’épée du prêtre Maffei ne fût empoisonnée, suça la blessure. Le tumulte, la confusion, les cris d’horreur furent tels, autour du chœur, que les assistants crurent à un tremblement de terre, et se réfugièrent, par toutes les issues, dans les cloîtres et autour de Santa-Maria. La jeunesse florentine, un peu revenue de la première terreur de l’événement, se forma d’elle-même en escorte autour de Laurent et le conduisit à son palais par un détour, afin de lui éviter le spectacle du cadavre de l’infortuné Julien.