Sur le Louis XVI de M. Amédée Renée
L’auteur de Madame de Montmorency, qui vient si heureusement de rappeler l’attention sur cette figure de noble et sainte veuve, et de nous la montrer à genoux en prière devant un tombeau, M. Amédée Renée, publie en ce moment un volume, non plus de récit épisodique, mais de véritable histoire politique sur un sujet bien connu, tant de fois étudié, mais qui n’est jamais épuisé : Louis XVI et sa Cour 62. S’étant chargé, il y a quelques années, de mettre la dernière main à la grande œuvre de Sismondi, « ce monument de la science historique que sa mort avait laissé inachevé », M. Renée eut à entreprendre ce tableau du règne de Louis XVI, qu’il mena jusqu’à l’époque de la Révolution : « C’est cet ouvrage que je réimprime, dit-il, après en avoir soumis le fond et la forme à une révision laborieuse, et l’avoir, en quelque sorte, renouvelé par des recherches et des documents nouveaux. » Ceux qui liront le volume de M. Renée jugeront qu’il a tenu tout ce qu’il promet. L’esprit dans lequel le livre est conçu est un bon esprit ; j’appelle ainsi celui qui consiste à ne pas arriver sur le sujet avec une prévention et un système, à se pénétrer de l’esprit même de l’époque qui est en cause, à recueillir tous les témoignages, à s’éclairer de toutes les dépositions et à nous rendre avec gravité, avec bon sens et modération, le résultat de cette enquête si délicate et si compliquée. Les quatorze ou quinze années du règne de Louis XVI, antérieures à la Révolution, seront toujours un sujet de méditation et d’étude pour ceux qui cherchent à se rendre compte de la manière dont les révolutions se forment, se préparent, et de ce qu’il faudrait faire pour les prévenir et les éviter. On avait là tout le temps devant soi, tous les éléments de réforme et, avec de grandes difficultés sans doute, une somme considérable de bonnes intentions et de bons vouloirs dans toutes les classes de la nation. Jamais avènement ne donna de plus belles espérances que celui du vertueux Louis XVI. Un inconvénient des longs régimes tout à fait déplorables et scandaleux comme l’était celui de Louis XV, c’est de faire croire que le remède est trop facile et qu’il suffit de supprimer la cause du mal pour entrer et marcher dans le bien. On a un premier jour de folle joie universelle et d’ivresse ; mais le lendemain on se retrouve divisé en partis, en présence des hommes, des intérêts et des passions. Le bien, pour être autre chose qu’un rêve, a besoin d’être organisé, et cette organisation réclame aussitôt une tête, ministre ou souverain, un grand personnage social. Ce personnage existât-il dans la nation, il faudrait encore qu’il fût connu, employé, ou déjà tout porté au premier rang, ou en passe d’y atteindre et en mesure de s’y maintenir. Cela manqua entièrement durant les quinze années d’essai et de tâtonnement, accordées à Louis XVI. Les personnages, même les meilleurs, qu’il voulut d’abord se donner pour auxiliaires et collaborateurs dans son sincère amour du peuple, étaient imbus des principes, des lumières sans doute, mais aussi, à un haut degré, des préjugés du siècle, dont le fond était une excessive confiance dans la nature humaine. À défaut d’un homme d’État né et comprenant d’instinct, par un premier coup d’œil, la part inévitable de pessimisme qui est à introduire dans le maniement même le plus libéral des hommes, il n’y avait plus que l’expérience qui pût éclairer et détromper graduellement ceux que les théories séduisaient. L’art d’un roi qui, sans être supérieur, eût été pratique et prudent, c’eût été de pourvoir au plus tôt, de porter remède à cette fièvre soudaine, à cette chaleur de réforme qui avait saisi à la fois toute la nation, moins les classes privilégiées, et qui gagnait, jusque dans ces classes privilégiées, bien des têtes ardentes et généreuses ; c’eût été de donner à cet enthousiasme le temps et les moyens de se calmer ; c’eût été, par des réformes partielles vigoureusement suivies, de donner satisfaction à des intérêts justes et, par là, de décomposer petit à petit ce nuage gros d’illusions, qui renfermait des tonnerres. Les portions satisfaites de la nation auraient commencé▶ à mieux voir, à revenir de l’excès d’exigence ou de confiance, et à juger de la tâche sociale avec plus de vérité. Mais pour cela, il aurait fallu ne pas avoir soi-même d’illusion, connaître sa nation et l’humanité. Louis XVI n’était qu’un homme de bien exposé sur un trône, et s’y sentant mal à l’aise. Par une succession d’essais incomplets, non suivis, toujours interrompus, il irrita la fièvre publique et ne fit que la redoubler pendant quatorze ans. L’impatience, à la fin, était la même chez tous, et les modérés (s’il y en avait), s’exaltant comme les autres, ne se reconnaissaient plus. C’est ainsi qu’on en vint aux grands remèdes sans presque se douter de la difficulté, ou du moins en la voyant tout entière d’un seul côté, dans l’obstacle qu’opposaient les privilégiés et la Cour. On joua le jeu français de tout ou rien.
Louis XVI ne sut jamais prendre un parti. M. Renée, dans un intéressant chapitre, a tracé avec une parfaite justesse le portrait de ce roi qu’il ne s’agit pas d’idéaliser, à cause de son suprême malheur ; c’est assez que le respect contienne la plume lorsque l’historien est obligé de noter en lui, à côté des vertus et de l’honnêteté profonde, l’absence totale de caractère et de relever les défauts habituels de forme, de dignité extérieure et de convenance qui, par malheur, n’étaient pas secondaires dans ce premier rang qu’il occupait. Je recommande dans ce même chapitre (le chapitre iv) les portraits de la reine et des princes de la famille royale. Après tout ce qui a été écrit et peint ou colorié sur ces sujets, il n’y a plus qu’une grande exactitude et une scrupuleuse recherche du vrai qui puisse attacher encore. M. Renée n’a négligé aucune des sources ni aucune des dépositions qui était à sa portée, et il en a eu quelquefois d’assez particulières (page 268) ; il en a usé avec esprit et sagesse. Son ouvrage, d’après le cadre qui lui était donné, s’arrête et devait s’arrêter à 1789, avec l’ouverture des états généraux. Là, en effet, tout un nouvel ordre de choses ◀commence. Quelques historiens, empiétant un peu au-delà, et considérant les premiers actes de l’Assemblée, ses premiers rapports avec le roi, ont essayé de déterminer le point précis, passé lequel la Révolution, selon eux, n’était plus possible à diriger, et où, la force des choses remportant décidément, l’on n’avait plus devant soi qu’un vaste torrent aveugle. On s’est exagéré, je le crois, en posant ainsi la question, et en la tranchant a priori en ce sens, l’impuissance des hommes. Sans doute l’Assemblée nationale une fois produite et les principes de 89 inscrits sur les drapeaux, il y avait des conséquences qui devaient sortir, des conquêtes qui ne se pouvaient plus éluder ; ce n’est pas à nous à nous en plaindre : mais en plus d’une crise subséquente, il aurait dépendu encore de Louis XVI, si cet excellent prince avait eu ombre de caractère, que les choses tournassent différemment, que les diverses étapes que la rénovation sociale avait à parcourir prissent une autre assiette, se choisissent d’autres points de station. Il avait affaire, je le sais bien, à des émeutes, à des foules déchaînées, à ce qui se connaît le moins. Il ne faudrait cependant pas juger absolument des masses et des foules, même aux jours d’orage, par les passions qui se démènent et font fureur aux premiers rangs. Plus d’une fois il dépendit peut-être de Louis XVI, par une autre attitude, par un réveil d’énergie soudaine, par un élan électrique, de tirer de ces foules émues et flottantes les alliés, les amis secrets et honteux qu’elles recélaient. Ce que la volonté, la détermination d’un homme de tête et de cœur, aux instants les plus critiques, si cet homme est le point de mire de tous, peut jeter d’imprévu dans la balance des événements, est incalculable. Je ne veux pas dire autre chose. Il n’est pas jusqu’au 10 août, cette journée suprême pour sa royauté, où Louis XVI n’eût pu tirer un parti tout différent de la situation fatale qu’il s’était faite, et où il n’eût pu forcer l’histoire, — cette histoire telle qu’elle s’est déroulée et que nous la connaissons —, à prendre un autre tour, et à se briser devant lui. S’il avait eu un de ces éclairs d’indignation comme en avait à ses côtés sa généreuse compagne, si le sang lui avait monté au visage, s’il s’était souvenu qu’il était le dernier roi d’une race militaire, s’il avait résisté à la force par la force, l’épée à la main, avec ses dévoués serviteurs qui y comptaient ; si, dans le conflit, il s’était seulement fait tuer en gentilhomme sur les marches de son palais, l’histoire de la Révolution eût changé ; il n’y aurait pas eu cette tache juridique sanglante qui s’appelle le procès de Louis XVI, et qui fut la plaie livide et toujours ouverte pendant de longues années. Homme et roi, il eût fait acte de vigueur ; philanthrope, il eût fait acte de philanthropie envers la nation, en lui épargnant par là même, à elle comme à lui, les suites funestes que devait avoir sa captivité. Ce grand échafaud de moins, le plus horrible des régimes, la Terreur ne s’inaugurait pas. On ne refait point l’histoire, mais en la lisant chez des narrateurs judicieux et fidèles, on réfléchit, on rêve, on compare, et c’est à quoi j’ai été conduit par le Louis XVI de M. Renée.
(Suivaient quelques extraits du livre.)