XXXIe entretien.
Vie et œuvres de Pétrarque
I
Il y a deux amours : l’amour des sens et l’amour des âmes. Tous les deux sont dans l’ordre de la nature, puisque la perpétuité de la race humaine a été attachée à cet instinct dans les êtres vulgaires, et ce sentiment dans les êtres d’élite. En cherchant bien la différence essentielle qui existe entre l’amour des sens et l’amour des âmes, on arrive à conclure ceci : C’est que l’amour des sens a pour mobile et pour objet le plaisir, et que l’amour des âmes a pour mobile et pour objet la passion du beau ; aussi le premier n’inspire-t-il que des désirs ou des appétits, et le second inspire-t-il des admirations, des enthousiasmes et pour ainsi dire des cultes. Il y a plus : l’amour des sens inspire souvent des vices et des crimes ; l’amour des âmes inspire, au contraire, des chefs-d’œuvre et des vertus : c’est ainsi que vous voyez dans l’antiquité l’amour sensuel caractérisé par Hélène, Phèdre, Clytemnestre ; et que vous voyez dans les temps modernes l’amour des âmes se caractériser dans la chevalerie, dans Héloïse, dans Laure, par l’héroïsme, par la fidélité, par la sainteté même la plus idéale et la plus mystique.
Cette différence de caractère entre ces deux amours se remarque aussi dans les poètes qui ont célébré l’un ou l’autre de ces amours ; amours qui portent le même nom, mais qui sont en réalité aussi différents que l’esprit de la matière, que le corps de l’âme. Voyez Ovide dans son Art d’aimer, d’un côté ; voyez Pétrarque dans ses sonnets amoureux, de l’autre : le ciel et la terre ne sont pas à une plus grande distance l’un de l’autre que ce poète impur des sens et que ce poète du pur amour.
Cet amour des âmes ou cette passion du beau, sentiment qui se rapproche le plus du pieux enthousiasme pour la beauté incréée, devait par sa nature même inspirer à la terre la plus céleste poésie, car ce sentiment est une sorte de piété par reflet ; piété qui traverse la créature comme un rayon traverse l’albâtre pour s’élever jusqu’à la contemplation du beau infini, Dieu.
II
Jamais l’œuvre et l’écrivain ne sont plus indissolublement unis que dans les vers de Pétrarque, en sorte qu’il est impossible d’admirer la poésie sans raconter le poète : cela est naturel, car le sujet de Pétrarque c’est lui-même ; ce qu’il chante c’est ce qu’il sent. Il est ce qu’on appelle un poète intime, comme Byron de nos jours ; une si puissante et si pathétique individualité, qu’elle envahit tout ce qu’il écrit, et que si l’homme n’existait pas le poète cesserait d’être. On a beau dire, ce sont là les premiers des poètes ; les autres n’écrivent que leur imagination, ceux-là écrivent leur âme. Or qu’est-ce que la belle imagination en comparaison de l’âme ? Les uns ne sont que des artistes, les autres sont des hommes. Voilà le caractère de Pétrarque, racontons sa vie.
III
Il y a peu de grands hommes remueurs du monde sur lesquels on ait autant écrit que sur cet homme séquestré, solitaire, absorbé dans sa piété, dans son amour et dans ses vers ; pour les uns il est poésie, pour les autres histoire, pour ceux-ci amour, pour ceux-là politique. Disons le mot : sa vie est le roman d’une grande âme.
Il naquit à Florence, la ville où tout renaissait au quatorzième siècle. Son père était un de ces citoyens considérables dans la république, que le flux et le reflux des partis en lutte firent exiler avec le Dante, son contemporain et son ami.
Pétrarque reçut le jour à Arezzo, petite ville de Toscane, qui servait de refuge aux exilés. Son père et sa mère le transportèrent au berceau d’asile en asile autour de leur patrie, qui leur était interdite. Ils finirent par s’établir à Avignon, où le pape Clément V venait de fixer sa résidence. À l’âge de dix ans, son père le mena à Vaucluse ; ces rochers, ces abîmes, ces eaux, cette solitude, frappèrent son imagination d’un tel charme, que son âme s’attacha du premier regard à ces lieux, avec lesquels il a associé son nom, et que Vaucluse devint le rêve de son enfance ; il étudia tour à tour à Montpellier, à Bologne, sous les maîtres toscans ; il négligea bientôt toutes ses études pour la poésie qui était née avec lui de l’amitié de son père avec Dante.
Son père et sa mère, morts avant le temps, le laissèrent sous la garde de tuteurs qui spolièrent leur pupille. Il revint à Avignon à l’âge de vingt ans, avec son frère Gérard ; le pape Jean XXII y régnait au milieu d’une cour corrompue, où le scandale des mœurs était si commun, qu’il n’offensait plus personne. Ce pontife fit entrer les deux jeunes Florentins dans l’état ecclésiastique. Pétrarque, par cette décence naturelle qui est la noblesse de l’esprit et par ce goût du beau dans les sentiments qui est le préservatif du vice, se maintint chaste, pieux et pur dans ce relâchement universel des mœurs. Il se fit connaître par ses vers, langue sacrée et universelle alors de cette société italienne raffinée. Il se lia d’une amitié étroite avec Jacques Colonna, de la grande famille romaine de ce nom ; cette amitié, fondée sur un goût commun et passionné pour les lettres antiques et pour la vertu, fut pour lui une consolation
et une fortune. Jacques Colonna était digne d’un tel ami, Pétrarque était digne d’un tel protecteur. Ils pleuraient ensemble à Avignon cette déchéance volontaire
de la papauté, cette captivité de Babylone qui avait transporté l’Église des murs et des temples souverains de Rome, dans cette ville infime des Gaules où Auguste n’avait trouvé de temple à élever qu’au vent qui est le fléau d’Avignon
.
Les papes cependant s’efforçaient de transformer par la magnificence des édifices Avignon en une Rome des Gaules ; la vie qu’on y menait était élégante et raffinée ; les jeunes gens même à qui la tonsure donnait droit aux bénéfices ecclésiastiques sans leur imposer les devoirs du sacerdoce, fréquentaient les académies et les palais des femmes plus que les églises ; leur costume était recherché et efféminé, « Souvenez-vous », dit Pétrarque dans une lettre à son frère Gérard, où il lui retrace ces vanités de leur jeunesse, « souvenez-vous que nous portions des tuniques de laine fine et blanche où la moindre tache, un pli mal séant auraient été pour nous un grand sujet de honte ; que nos souliers, où nous évitions soigneusement la plus petite grimace, étaient si étroits que nous souffrions le martyre, à
tel point qu’il m’aurait été impossible de marcher si je n’avais senti qu’il valait mieux blesser les yeux des autres que mes propres nerfs ; quand nous allions dans les rues, quel soin, quelle attention pour nous garantir des coups de vent qui auraient dérangé notre chevelure, ou pour éviter la boue qui aurait pu ternir l’éclat de nos tuniques ! »
La poésie en langue vulgaire, c’est-à-dire en italien, faisait partie principale des élégances de cette société. Les femmes, auxquelles on s’efforçait de plaire, n’entendaient pas le langage savant. Le jeune poète excellait déjà dans l’ode et dans le sonnet, deux formes récentes de cette poésie ; mais son ambition de gloire poétique était immense, sa modestie était inquiète ; on voit cette naïveté de ses découragements dans une de ses conversations avec son maître intellectuel, Jean de Florence, vieillard contemporain du Dante, qui professait alors les hautes sciences à Avignon.
« J’allai le consulter un jour, raconte Pétrarque, dans un de ces accès de découragement dont j’étais quelquefois saisi et abattu ; il me reçut avec sa bonté ordinaire : Qu’avez-vous, me dit-il, vous me paraissez tout mélancolique ? Ou je me trompe, ou il vous est survenu quelque fâcheux événement ? — Vous ne vous trompez pas, mon père, lui dis-je, je suis triste, et cependant il ne m’est rien arrivé de mal ; mais je viens vous confier mes peines habituelles, vous les connaissez : mon cœur n’a jamais eu de replis pour vous ; vous savez ce que j’ai fait pour me tirer de la foule et pour acquérir un nom, mais je ne sais pourquoi, dans le moment même où je croyais m’élever peu à peu, je me sens retomber tout à coup ; la source de mon esprit est tarie ; après avoir tout appris, je vois que je ne sais rien ; abandonnerai-je l’étude des lettres, entrerai-je dans une autre carrière ? Mon père, ayez quelque compassion de moi, tirez-moi de l’horrible anxiété où je suis !… En disant cela, je fondis en larmes… »
IV
L’illustre vieillard consola et raffermit son disciple ; il lui dit que cette sécheresse momentanée d’imagination dont il s’affligeait n’était que le progrès de son esprit, qui, en lui faisant mieux voir jusqu’où il pouvait monter, le décourageait à tort, par le sentiment de la distance qu’il y avait entre son talent d’aujourd’hui
et son idéal futur. « Sentir sa maladie, ajouta-t-il, c’est déjà le premier pas vers la guérison ; persévérez et renoncez au barreau, où l’on ne s’adonne qu’à l’art de vendre des paroles ou plutôt des mensonges. »
On s’étonne de ce mépris pour le barreau dans un jeune homme dont Cicéron était l’oracle et l’idole.
Son ami Jacques Colonna l’encourageait de son exemple et de ses conseils à persévérer dans la philosophie et dans la poésie. « Cet ami, écrit-il lui-même, était le plus aimable de tous les hommes ; sa physionomie était agréable et distinguée, son extérieur grandiose annonçait un homme au-dessus des autres hommes. Il était facile à vivre, gai dans la conversation, grave dans la pensée, tendre pour ses parents, fidèle et sûr pour ses amis, affable et libéral pour tous malgré le beau nom qu’il portait et les talents d’esprit qui le distinguaient. On le voyait toujours simple et modeste avec une figure si séduisante, ses mœurs étaient pures et irréprochables, son éloquence naturelle était entraînante et irrésistible, on aurait dit qu’il tenait les cœurs dans sa main et les tournait à son gré ; plein de candeur et de franchise, ses lettres et ses entretiens découvraient tout ce qu’il avait dans l’âme, on croyait y lire… »
V
Heureux en amitié, le jeune poète ne le fut pas moins en amour. On pressent que nous allons parler de sa passion pour Laure, passion qui fut sa vie, sa faute et sa gloire.
Pour bien juger de la criminalité ou de l’innocence de cette passion dans un jeune poète qui n’avait de l’état ecclésiastique que le costume, la tonsure et les bénéfices, il faut se reporter à la définition des deux amours qui commencent▶ cet entretien. Ce que Pétrarque et ce que le temps de Pétrarque entendaient ici par amour, n’était en réalité que la passion du beau, l’admiration, l’enthousiasme, le dévouement de l’âme à un être d’idéale perfection physique et morale ; culte en un mot, mais culte divin à travers une beauté mortelle.
On verra que cet amour, qui ne porta jamais la moindre atteinte à la chasteté de Laure ni à la vertu de son amant, n’eut pas d’autre caractère que celui d’adoration intellectuelle aux yeux de son époque et de la postérité. Pétrarque cependant, devenu plus austère dans ses jugements sur lui-même à un autre âge, en parle ainsi avec une certaine ambiguïté de remords ou de justification dans le premier sonnet de ses œuvres après la mort de Laure. Il faut le lire pour bien comprendre la nature de son sentiment. Le voici :
« Vous qui prêtez l’oreille dans ces rimes éparses à l’écho de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur dans mon premier juvénile enivrement !
« Quand j’étais alors en partie un autre homme de l’homme que je suis aujourd’hui ;
« De ces vers dans lesquels je pleure ou je médite tour à tour parmi les vaines espérances et les vains regrets, j’espère qu’on m’accordera, sinon mon pardon, du moins pitié.
« Mais je vois bien maintenant comment je fus pendant longtemps la fable et la rumeur du monde entier.
« De moi-même, avec moi-même, j’ai honte et je rougis.
« Cette juste honte est le fruit mérité de mes vaines erreurs.
« Et le repentir est la tardive et claire connaissance que ce qui plaît uniquement à ce monde n’est que le songe d’un moment ! »
Ne soyons donc, en lisant ces vers, ni plus sévères ni plus indulgents que Pétrarque lui-même, déplorant dans sa vertu, non le crime, mais la fragilité de son amour. Pétrarque s’accusait même de cette fragilité dans ce sonnet. Ce culte poétique pour la beauté ne souillait pas plus la femme vertueuse qui en était l’objet, qu’un chevalier ne souillait sa dame en en portant les couleurs et en lui consacrant ses exploits.
VI
L’histoire de Laure a été écrite avec l’orgueil de la parenté par l’abbé de Sades, descendant de cette femme angélique ; par un hasard de la destinée, ma famille maternelle remonte également à cette source. L’arbre chronologique de cette famille ne laisse à cet égard aucun doute. Ma mère avait du sang de Laure dans les veines comme elle en avait le charme et la piété. Je ne m’en glorifie pas, car il n’y a point de gloire dans le hasard ; mais je m’en suis toujours félicité, car la poésie et la beauté ont été toujours à mes yeux les vraies noblesses des femmes.
La rencontre qui décida de la vie et de l’immortalité
du jeune poète est racontée par lui dans toutes ses circonstances d’année, de lieu, de jour et d’heure, comme un événement de l’histoire du monde. Il retrace même les dispositions indifférentes de cœur où l’amour l’avait laissé jusque-là. « Moi qui étais plus sauvage que les cerfs des forêts »
, écrit-il ; et ailleurs : « Les traits qui m’avaient été lancés jusqu’alors n’avaient fait qu’effleurer mon cœur, quand l’amour appela à son aide une dame toute-puissante contre laquelle ni le génie, ni la force, ni les supplications ne purent jamais rien. »
C’est dans ces dispositions de l’indifférence que le lundi de la semaine sainte, 6 avril 1327, à six heures du matin, dans l’église des religieuses de Sainte-Claire, où Pétrarque était allé faire ses prières, ses regards furent éblouis par une dame de la plus tendre jeunesse et d’une incomparable beauté. Elle était vêtue d’une robe de soie verte parsemée de violettes. Ce costume, dans lequel elle resta pour jamais dans sa mémoire, ainsi que tous les traits de son visage et tous les détails de sa figure, recomposent çà et là le portrait de cette personne dans les odes et dans les sonnets de son poète. Recomposons-le d’après lui vers à vers :
« Son visage, sa démarche, avaient quelque chose de surhumain ; sa taille était délicate et souple, ses yeux tendres et éblouissants à la fois, ses sourcils étaient noirs comme de l’ébène, ses cheveux colorés d’or se répandaient sur la neige de ses épaules ; l’or de cette chevelure paraissait filé et tissé par la nature ; son cou était rond, modelé et éclatant de blancheur ; son teint était animé par le coloris d’un sang rapide sous ses veines ; quand ses lèvres s’entrouvraient, on entrevoyait des perles dans des alvéoles de rose ; ses pieds étaient moulés, ses mains d’ivoire, son maintien révélait la pudeur et la convenance modeste et majestueuse de la femme qui respecte en elle les dons parfaits de Dieu ; sa voix pénétrait et ébranlait le cœur ; son regard était enjoué et attrayant, mais si pur et si honnête au fond de ses yeux, qu’il commandait la vertu.
« Telle était cette apparition céleste.
« Non, s’écrie le poète dans son sonnet troisième ; non, jamais le soleil se levant du sein des plus sombres nuages qui obscurcissent le ciel ; jamais l’arc-en-ciel, après la pluie, n’éclatèrent de couleurs plus variées dans l’éther ébloui que ce doux visage, auquel aucune chose mortelle ne peut s’égaler : tout me parut sombre après cette apparition de lumière.
« Dans quelle région du ciel (reprend-il au vingt-cinquième sonnet) était le modèle incréé d’où la nature tira ce beau visage, dans lequel elle se complut à montrer la puissance d’en haut ? Celui qui n’a pas vu comment ses yeux se meuvent délicieusement dans leur orbite, celui qui n’a pas entendu comment sa respiration chante en sortant de ses lèvres, et comment doucement elle parle et doucement elle sourit, celui-là ne saura jamais comment l’amour tue et comment il guérit une âme. »
VII
Cette merveille était Laure, dont le nom, immortalisé par Pétrarque, pourrait se passer de toute autre généalogie.
On a longtemps ignoré celui de sa famille, il est étonnant que Pétrarque ne l’ait jamais prononcé ; des recherches incessantes et récentes ont enfin restitué Laure à la noble maison de Noves, d’où elle était indubitablement issue. Cette maison habitait le bourg de Noves, sur les rives de la Durance, à quelque distance d’Avignon ; c’est de cette seigneurie qu’elle tirait son nom. Le père de Laure était Audibert de Noves, sa mère se nommait Ermessende ; on ne connaît pas son autre nom. Audibert de Noves habitait pendant l’hiver une maison de sa famille à Avignon, Laure y était née. Le sonnet funéraire de Pétrarque, jeté par lui dans son cercueil et retrouvé quand ce cercueil fut ouvert, atteste ce droit d’Avignon à s’appeler la patrie natale de Laure.
Le testament également retrouvé d’Audibert de Noves, qui mourut jeune comme sa fille, parle de Laure, sa fille aînée, à laquelle il lègue 6 000 liv. tournois pour sa dot. Cette somme, considérable pour le quatorzième siècle, est l’indice de la richesse de la maison de Noves.
Ermessende de Noves, veuve d’Audibert, fut tutrice de ses trois enfants ; elle accorda la main de Laure, encore enfant, à Hugues de Sades, gentilhomme d’une famille illustre et sénatoriale d’Avignon ; le contrat de mariage, retrouvé aussi, est daté de Noves, 16 janvier 1325, dans l’église de Notre-Dame.
Hugues de Sades avait vingt ans, Laure seize ans ; outre la dot de 6 000 liv. tournois, Ermessende donne à sa fille Laure une robe de soie verte, sans doute la même dont elle était vêtue dans l’église de Sainte-Claire le jour de fête du 6 avril, quand elle se montra pour la première fois à Pétrarque. Elle reçoit aussi de sa mère, par contrat de mariage, une couronne d’or et un lit honnête. Ses portraits, conservés dans la maison de Sades et ailleurs, la représentent dans ce costume vert comme elle est peinte dans le troisième sonnet de son poète.
Voilà tout ce qu’on sait aujourd’hui d’authentique, grâce à l’abbé de Sades, sur Laure de Noves. Sans doute les œuvres latines de Pétrarque, ses confidences écrites et ses lettres familières auraient révélé bien des circonstances de cet amour et bien des détails sur ces deux familles de Noves et de Sades ; mais Pétrarque raconte lui-même qu’il a détruit toutes ces traces de sa passion avant sa mort.
« Apprenez, dit-il à un de ses admirateurs, une chose incroyable et pourtant vraie : c’est que j’ai livré aux flammes (vulcano) plus d’un millier de poèmes épars ou de lettres familières ; non pas que je n’y trouvasse de l’intérêt et de l’agrément, mais parce qu’ils contenaient plus d’affaires publiques ou domestiques que d’agrément pour le lecteur ! »
Quelle perte pour les érudits, les curieux et les amants ! Les cendres du foyer des poètes sont pleines de mystères semés ainsi au vent.
VIII
À dater de l’heure où il vit Laure, l’âme de Pétrarque ne fut plus qu’un chant d’enthousiasme, de désir, d’amour, de regrets consacrés à cette vision. Elle était pour lui la Béatrice du Dante sortie de l’enfance et du rêve, et arrivée à la réalité et à la perfection de la beauté. Ses sonnets, où il déguisait à peine le nom de Laure sous l’image un peu trop transparente et un peu trop puérilement allusive du laurier (Lauro), remplissaient les sociétés d’Avignon, de Florence et de Rome de son amour. Cette publicité de culte n’offensait ni la vertu de son idole ni la susceptibilité de son époux. Laure était au-dessus du soupçon, Hugues de Sades au-dessus de la jalousie. Un tel amour divinisé par de tels vers était, à cette époque, une gloire et non un affront pour une famille. Un poète était un paladin joutant en public en l’honneur de sa dame. Tel paraît avoir été toujours le caractère de l’amour de Pétrarque ; s’il fut payé quelquefois de reconnaissance, de grâce et de sourire, il ne fut jamais payé d’aucun retour criminel ; c’était une folie du génie que l’on pardonnait et qu’on encourageait même dans une adoration sans mystère.
Cette adoration multipliait sous toutes les formes ses hommages : Laure était passée à l’état de divinité dans l’âme de son amant ; ce culte avait cependant l’onction, la dévotion, le mysticisme de tout autre culte ; il avait ses reliques et ses stations ; il consacrait la mémoire des jours où il était né, des événements qui le nourrissaient, et bientôt, hélas ! de son calvaire et de sa sépulture. Lisez ce second de ses sonnets, commémoration de la première rencontre de Laure dans l’église.
« C’était le jour où le soleil pâlit et décolora ses rayons par compassion pour le supplice de son Créateur (le vendredi de la semaine de la Passion).
« Ô femme, quand je fus pris, et j’étais loin de m’en défendre, par ces beaux yeux qui m’enchaînèrent à jamais… l’amour me trouva tout à fait désarmé, et le chemin de mon cœur ouvert par ces yeux qui sont devenus le creux tari de mes larmes. »
Et ailleurs, dans un sonnet commémoratoire,
daté du 6 avril 1338 : « C’est aujourd’hui le onzième anniversaire du jour où je fus soumis à ce joug qui ne se brisera plus !… Rappelle à mes pensées, Seigneur ! comment, aujourd’hui aussi, tu fus élevé sur la croix !… »
IX
Le charme que trouvait le jeune Pétrarque dans la présence de sa dame, les plaisirs et les applaudissements de la cour et de la ville d’Avignon, où tous les cercles élégants retentissaient de ses vers, tout cela l’éloigna de plus en plus des études de théologie et des exercices du barreau. Son maître de jurisprudence et d’éloquence, le fameux professeur Sino de Pistoia, lui en fait des reproches sévères et tendres dans une de ses lettres. « Je vous vois avec douleur, lui écrit-il, dans la maison de votre ami l’évêque de Lombez, Jacques Colonna, la lyre à la main, comme un ménestrel, rassemblant autour de vous cette foule de parasites et de flatteurs dont les cours des princes sont remplies. Séduit par la vaine gloire que la poésie promet à ceux qui la cultivent, vous avez renoncé aux solides honneurs que procure la science des lois. Quelle différence
cependant ! la jurisprudence donne des richesses, des charges, des dignités ; la poésie, pauvre et mendiante, donne tout au plus une couronne de lauriers. Maître Francesco, je ne veux plus vous aimer. »
Ces reproches émurent Pétrarque sans le ramener. Une circonstance historique bizarre comme ce temps avait valu à Jacques Colonna, l’ami de Pétrarque, l’évêché de Lombez et la faveur du pape Jean XXII, qui régnait à Avignon. Les moines alors se mêlaient à tout ; les cordeliers s’étaient divisés en deux sectes, dont l’une voulait s’abstenir totalement du droit de propriété, dont l’autre voulait conserver ses biens immenses. L’empereur Louis de Bavière avait pris parti pour l’une de ces opinions ; il avait marché à Rome, à la tête d’une armée d’Allemands, pour soutenir les cordeliers rebelles au pape. Il avait déposé Jean XXII et fait élire un nouveau pape, du nom de Mathéi. Le pape Mathéi était secrètement marié, quoique moine ; sa femme, qui lui avait permis de la quitter pour se faire cordelier, le réclama pour son époux dès qu’elle le vit sur le trône pontifical. Jean XXII excommunia ce pseudo-pape. Jacques Colonna osa se rendre à Rome et y afficher la bulle d’excommunication, sous les yeux des Allemands et du faux pontife. Monté sur un cheval rapide, il se sauva ensuite à Palestrina, forteresse de sa famille. L’empereur le fit brûler en effigie.
À son retour de cette téméraire expédition, Jacques Colonna, quoiqu’il ne fût pas encore dans les ordres, reçut en récompense l’évêché de Lombez. Il supplia son ami Pétrarque de l’accompagner dans cette résidence obscure et illettrée, au pied des Pyrénées, près des sources de la Garonne. Pétrarque se résigna, par amitié, à perdre pour quelque temps la présence de Laure. Jacques Colonna avait emmené avec lui, pour égayer cet exil, quelques jeunes Romains de la domesticité de sa famille. Cette société portait avec elle ses mœurs polies dans la barbarie de ces montagnes ; elle s’y occupait d’études, de conversation, de lectures, de vers : c’était une villa d’Italie transplantée dans les Pyrénées. Lélio et Socrate, deux de ces commensaux des Colonne, y charmèrent les heures de Pétrarque : « Ce sont les moments les plus heureux de ma vie »
, écrit-il à cette époque.
Cette société de jeunes amis revint après un été et un automne à Avignon, rappelée dans cette capitale par l’arrivée du cardinal Colonna, oncle de l’évêque de Lombez. Jacques Colonna donna Pétrarque à son oncle le cardinal. Ce prince romain logea Pétrarque dans son palais d’Avignon, et traita en fils le jeune poète ; il le destinait à illustrer un jour sa maison dans la diplomatie et dans les lettres. Ces Mécènes ecclésiastiques ou laïques rivalisaient alors, en Italie, de patronage pour les grands talents susceptibles de servir leur propre gloire ; le palais du cardinal Colonna était la cour du génie italien. Le chef de cette illustre maison, Étienne Colonna, vint, à son tour, visiter ses frères et ses neveux à Avignon ; il y goûta avec passion le talent de Pétrarque. Un sonnet, daté sans doute de Vaucluse, que Pétrarque adresse à cet homme illustre, rappelle les douceurs de la retraite, des champs, des plaisirs de cœur et d’esprit goûtés ensemble dans la vallée de Vaucluse !
« Au lieu de tes palais, de tes théâtres, de tes portiques de Rome décorés de statues », lui dit-il, « nous n’avions ici que le chêne, le hêtre et le pin, répandant leur ombre sur l’herbe verte au déclin de la colline qui vient mourir dans la plaine ; nous descendions à pas lents en poétisant, et ces spectacles élevaient nos pensées vers le ciel. Là le rossignol, sous la feuille, se lamente et pleure mélodieusement toute la nuit.
« Mais quelque chose empoisonne et rend incomplètes tant de délices : Ô mon Seigneur, c’est ton absence de ces beaux lieux ! »
X
Cependant l’amour n’éteignait pas le patriotisme italien dans le cœur du jeune poète florentin transporté chez les barbares. Une épître politique toute vibrante du sentiment romain des Tite-Live et des Tacite proteste éloquemment contre l’invasion en Italie des Français et des Allemands, commandés par le roi de Bohême. Les Français y sont traités comme des esclaves révoltés qui viennent saccager et avilir le domaine de leurs maîtres.
Vers le même temps, les rigueurs de Laure et la jalousie de son jeune époux, qui ◀commençait▶ à s’offenser du bruit de ce poétique amour, forcèrent Pétrarque à voyager. Il visita rapidement Paris, la Flandre, Cologne et Lyon ; en revenant à Avignon, il trouva son ami Jacques Colonna parti et Laure aussi cruelle. Un grand goût de solitude le saisit ; il alla plus fréquemment chercher le silence sans trouver l’oubli dans la vallée alors presque sauvage de Vaucluse. Un de ses plus beaux sonnets, Solo et pensoso, exprime plus mélancoliquement qu’on ne le fit jamais cette consonance de la tristesse de son âme avec la tristesse des lieux.
« Solitaire et pensif, les lieux les plus déserts je vais mesurant à pas lourds et lents, et je promène attentivement mes regards autour de moi pour éviter la trace de tout être humain sur le sable ; je n’ai pas de plus grande crainte que de rencontrer des personnes qui me connaissent, parce que, sous la fausse sérénité de mon visage et de mes paroles, on peut découvrir trop facilement du dehors la flamme intérieure qui me consume ; en sorte qu’il me semble désormais que les montagnes, les plaines, les rives des fleuves, les fleuves eux-mêmes et les forêts savent ce qui s’agite dans mon âme, fermée aux regards des hommes. Mais, hélas ! il n’est ni sentiers si escarpés, ni retraites si sauvages que l’amour ne m’y suive, conversant avec mon âme et mon âme avec lui ! »
XI
Jean XXII venait de mourir ; Jacques Fournier, fils d’un boulanger de Saverdun, ayant passé sa vie dans un cloître, venait d’être élu : ce nouveau pape ne partageait pas l’aversion de Jean XXII pour l’Italie. On songeait à transporter la cour pontificale à Rome ; Pétrarque, Italien de cœur, adressa au pape une magnifique allocution de la ville de Rome au pape pour le conjurer de rapatrier l’Église à la ville éternelle. Le poète reçut de Benoît XII, en récompense de cette ode, un canonicat avec un riche bénéfice ecclésiastique dans l’évêché de Lombez. Une autre ode qu’il adressa à la même époque à Étienne Colonna, et que Voltaire appelle la plus admirable de ses poésies lyriques, éleva sa renommée au-dessus de tous les poètes du temps.
« L’Italie dormira-t-elle toujours, et n’y aura-t-il personne qui la réveille ? »
XII
Pétrarque partit enfin pour Rome au moment où Laure, touchée de sa constance, cherchait à le retenir à son tour par quelques innocentes prévenances, comme si elle eût été attristée de perdre son esclave ; mais déjà Pétrarque lui-même avait cherché, dans une liaison moins platonique, une diversion à la passion qui le dévorait.
Embarqué à Marseille, il débarqua à Civita-Vecchia. La guerre civile désolait la campagne de Rome ; l’accès en était fermé par les bandes armées de la famille des Ursins, ennemie des Colonne. Pétrarque se réfugia au château fort de Capranica, chez le comte d’Anguillara, qui avait épousé une des filles d’Étienne Colonna. Il décrit ce séjour de paix au milieu de la guerre dans une de ses lettres.
Étienne Colonna, sénateur de Rome, c’est-à-dire dictateur en l’absence des papes, vint le chercher avec une forte escorte de cavalerie, l’emmena à Rome, et le logea près de lui au Capitole. Ce séjour fut charmant, mais court ; l’image de Laure, un moment oubliée, le rappelait comme à son insu à Avignon ; il y revint ; en la retrouvant, il retrouva son délire.
« Je désirais la mort », écrit-il ; « j’étais tenté de me la donner ; je redoutais de rencontrer Laure comme le pilote craint l’écueil ; je me sentais défaillir quand j’apercevais cette chevelure dorée, ce collier de perles sur un cou plus éclatant que la neige, ces épaules dégagées, ces yeux dont la nuit même de la mort ne pouvait éteindre le rayonnement ; l’ombre seule de Laure me donnait en passant un frisson ; le son de sa voix ébranlait tous mes sens ! »
XIII
Redoutant de retomber dans les charmes de son idole, mécontent des papes et de leur cour, qui semblait le négliger dans sa captivité politique et le reléguer dans sa vaine poésie, il prit le parti de fuir un monde qui ne lui offrait que le désespoir dans l’amour, l’ingratitude dans l’ambition ; il se souvenait d’un site à la fois sauvage et délicieux, où l’ombre des forêts, le murmure des eaux courantes, la fraîcheur des étés, la tiédeur des hivers, lui avaient autrefois servi d’abri contre les tumultes de son âme ; il résolut d’y fixer pour jamais sa vie. Ce lieu était assez éloigné pour que la présence et le nom de Laure ne l’y poursuivissent pas, assez rapproché pour qu’il pût la revoir quelquefois et suivre des yeux de l’âme sa seule étoile ici-bas : c’était Vaucluse. La description qu’en fait Pétrarque lui-même, dans plusieurs de ses sonnets et de ses lettres, est parfaitement conforme à ce que les pèlerins de la poésie et de l’amour y viennent contempler encore aujourd’hui, et à ce que les recherches et les dessins écrits de M. le baron Robert nous en ont retracé à nous-même. M. le baron Robert a, comme nous, la superstition du génie et de l’amour de Laure et de Pétrarque. Nous lui devons beaucoup.
Vaucluse est une sorte de Tibur des Gaules ; à l’extrémité d’une vallée ombreuse et boisée, tout humide et toute retentissante du murmure des eaux courantes, un rempart de rochers amoncelés et inaccessibles ferme tout à coup l’horizon. D’un côté de cet amphithéâtre de rochers s’élève au sommet un vieux château en ruines ; les pans de murs percés de brèches et de fenêtres se confondent avec les roches grises qui les portent.
C’était la demeure d’été des évêques de Cavaillon : ces évêques y venaient dans la canicule respirer la fraîcheur de la vallée.
Du côté opposé, une caverne naturelle, d’une prodigieuse élévation, se creuse comme le portique d’un monde souterrain ; la lumière s’assombrit en s’enfonçant dans la profondeur de la grotte. Un vaste bassin d’eau si azurée qu’elle en paraît noire, et si profonde que la sonde n’en atteint pas le fond, occupe toute l’étendue de l’antre. Dans l’été, l’eau dort sans bouillonnement et sans murmure dans son entonnoir de pierres ; au printemps et en automne, l’onde surmonte ses bords, s’épanche en écumant par-dessus le seuil de la caverne, et roule, comme une cascatelle de Tivoli, en lambeaux liquides, jusqu’au fond de la vallée.
Cette chute, ce mouvement, ce bruit répercuté de rochers en rochers, ces brouillards d’écume flottante, sous lesquels la verdure de ces rives se voile et se dévoile aux vents, sont la vie et le charme, et comme la pensée de ces beaux sites.
Quelques maisonnettes pauvres, précédées ou entourées de petits jardins en terrasse ou en gradins, étaient disséminées çà et là sur la pente de la montagne, au-dessus de la Sorgue ; c’est le nom que prend la Fontaine de Vaucluse en sortant de la caverne. Pétrarque se fit construire une petite maison à la mesure d’un ermitage. Voici comment il la décrit lui-même dans une de ses lettres, ainsi que la vie ascétique dans laquelle il s’était recueilli pour prier, chanter, rêver et aimer encore :
« Quand on trouve un antre creusé par la nature dans les flancs d’un rocher, dit Sénèque, l’âme est saisie d’un sentiment religieux, sans doute parce qu’on y sent l’impression directe de l’Ouvrier divin ; les sources des grands fleuves inspirent la vénération, l’apparition subite d’un fleuve mérite des autels ; j’en veux ériger un, ajoute-t-il, aussitôt que mes ressources pécuniaires me le permettront ; je l’élèverai dans mon petit jardin qui est sous les roches et au-dessus des eaux ; mais c’est à la Vierge, mère du Dieu qui a détruit tous les autres dieux, que je le dévouerai. »
« Ici, dit-il après dix ans de séjour dans cet ermitage, ici je fais la guerre à mes sens et je les traite en ennemis : mes yeux, qui m’ont entraîné dans toutes sortes de précipices, ne voient maintenant que le ciel, l’eau, le rocher. Je n’entends que les bœufs qui mugissent, les moutons qui bêlent, les oiseaux qui gazouillent, les eaux qui bruissent ; la seule femme qui s’offre à mes regards est une servante noire, sèche et brûlée comme un désert de Libye. Je garde le silence depuis le matin jusqu’au soir, n’ayant personne à qui parler ; les paysans, uniquement occupés à cultiver leurs vignes, leurs vergers, ou à tendre leurs filets dans la Sorgue, ne connaissent ni la conversation ni les commerces de la vie. Je me contente pour ma nourriture du pain noir de mon jardinier, et je le mange même avec une sorte de plaisir ; quand on m’en apporte du blanc de la ville, je le donne presque toujours à celui qui l’a apporté. Mon jardinier, qui est un corps de fer, me reproche lui-même la vie trop frugale que j’observe, et prétend que je ne pourrai pas la soutenir longtemps. Pour moi, je pense qu’il est plus aisé de s’accoutumer à une nourriture grossière qu’à des mets délicats et recherchés ; des figues, des raisins, des noix, des amandes, voilà mes délices ; j’aime les poissons dont la rivière abonde : c’est un grand plaisir pour moi de les voir briller dans les filets qu’on leur tend et que je leur tends moi-même quelquefois. Je ne vous parle pas de mes habits, tout est bien changé à cet égard ; je ne porte plus ceux dont j’aimais autrefois à me parer, vous me prendriez à présent pour un laboureur ou un berger des montagnes.
« Ma maison ressemble à celle de Fabricius ou de Caton ; tout mon intérieur domestique consiste en un chien et en un serviteur ; ce serviteur a sa maison attenante à la mienne ; quand j’ai besoin de lui je l’appelle, quand je n’en ai plus besoin il retourne dans sa chaumière. Je me suis défriché deux petits jardins qui siéent merveilleusement à mes goûts. Je ne crois pas que dans le monde il y ait rien qui leur ressemble. Il faut que je vous confie une faiblesse digne d’une femmelette : je suis fâché qu’il y ait quelque chose de si beau hors de l’Italie. De ces deux jardins l’un est ombragé, recueilli, propre à l’étude : c’est mon site d’inspiration ; il descend en pente douce vers la Sorgue qui vient de sortir des flancs du rocher, il est clos de l’autre côté par des murailles naturelles de rocs inaccessibles où les oiseaux seuls peuvent s’élever grâce à leurs ailes ; l’autre jardin est plus contigu encore à la demeure, moins sauvage, tapissé de pampres, et, ce qui est singulier, à côté d’une rivière très rapide, séparé par un petit pont d’une grotte voûtée où les rayons du soleil ne pénètrent pas. Je crois que cette grotte ressemble à cette petite salle souterraine au bord de la mer de Gaëte, où Cicéron allait quelquefois déclamer ses discours pour apprendre à lutter avec les bruits de la multitude. Ce lieu recueilli et sombre m’invite à l’étude et à la composition.
« Je m’y tiens à midi ; le matin je vais sur les collines plus hautes ; le soir dans les prés ou dans le voisinage de la fontaine de Vaucluse, ou dans ce petit jardin dans l’île en bas de la grotte, à l’ombre du rocher au milieu des eaux. Ce site est étroit, mais propre à réveiller l’esprit le plus paresseux et à l’élever jusqu’aux nues. Ah ! que je passerais volontiers ma vie ici, si je ne me sentais pas encore trop près d’Avignon et trop loin de l’Italie ; car, pourquoi dissimuler ces deux faibles de mon âme ? j’aime l’Italie et je hais Avignon ; l’odeur empestée de cette maudite ville corrompue vicie l’air pur de mes champs. Je sens que la proximité m’en fera sortir. »
XIV
Quant à ses occupations et ses rêveries dans cette solitude, voici ce que je lis dans une de ses lettres à un autre de ses amis. J.-J. Rousseau n’a rien de plus extatique.
« Combien de fois pendant les nuits d’été, à la douzième heure, après avoir récité mon bréviaire, je suis allé me promener dans les campagnes au clair de la lune ! Combien de fois même suis-je entré seul, malgré les ténèbres intimidantes de la nuit, dans cet antre terrible où, le jour même et en compagnie d’autres hommes, on ne pénètre pas sans un secret saisissement ! J’éprouvais une sorte de plaisir en y entrant ; mais, je l’avoue, ce plaisir n’était pas sans une certaine voluptueuse terreur.
« Je trouve tant de douceur dans cette solitude, une si délicieuse tranquillité, qu’il me semble n’avoir véritablement vécu que pendant le temps que je l’ai habitée ; tout le reste de ma vie n’a été qu’un continuel tourment ! »
De plus une harmonie secrète semblait préexister entre Pétrarque et la fontaine de Vaucluse, harmonie dont il parle plusieurs fois lui-même comme d’une superstition de l’amour qui l’attachait à ces beaux lieux. La crue des eaux de la fontaine correspondait au 6 avril vers l’équinoxe du printemps, et c’était aussi le 6 avril qu’il fêtait dans son cœur l’anniversaire de sa rencontre avec Laure, et que la crue de ses larmes débordait régulièrement de ses yeux au retour de ce jour heureux ou fatal de sa vie.
À tous ces charmes il faut, si l’on en croit la tradition, ajouter le charme de se rapprocher assez souvent de la résidence d’été de Laure : elle habitait, pendant cette saison, le village voisin de Cabrières.
XV
Soit qu’il la vît quelquefois dans ses longues promenades à travers les campagnes voisines, soit qu’il ne la vît qu’en songe, l’image de Laure l’obsédait le jour et la nuit, comme celle des dames romaines obsédait saint Jérôme dans son désert. Le poète raconte à peu près dans les mêmes termes que l’anachorète les apparitions séduisantes du fantôme qui troublait son repos et ses prières.
« Trois fois, au milieu de la nuit, la porte de ma chambre fermée, je l’ai vue devant mon lit avec une contenance assurée réclamant son serviteur : la peur glaçait mes membres ; mon sang abandonnait mes veines pour se retirer dans le cœur. Je ne doute pas que, si l’on fût venu alors avec une lumière, on ne m’eût trouvé pâle comme un mort, et portant sur mon visage tous les signes de la plus grande frayeur.
« Je me levais tremblant avant l’aurore, et, sortant bien vite d’une maison où tout m’était suspect, je grimpais sur la cime du rocher ; je courais dans les bois, regardant de tout côté si cette image, qui était venue troubler mon repos, ne me suivait pas. Je ne me croyais nulle part en sûreté.
« On ne voudra pas me croire, mais ce que je dis est vrai. Souvent dans des endroits écartés, lorsque je me flattais d’être seul, je la voyais sortir du tronc d’un arbre, du bassin d’une fontaine, du creux d’un rocher, d’un nuage, je ne sais où. La frayeur me rendait immobile, je ne savais que devenir ni où aller. »
Son amour, ses livres et ses vers suffisaient à sa vie. Voici comment il parle à ses amis mondains, qui lui reprochaient sa fuite du monde :
« Ces gens-là regardent les plaisirs du monde comme le souverain bien ; ils ne comprennent pas qu’on puisse y renoncer. Ils ignorent mes ressources. J’ai des amis dont la société est délicieuse pour moi. Mes livres, ce sont des gens de tous les pays et de tous les siècles : distingués à la guerre, dans la robe et dans les lettres ; aisés à vivre, toujours à mes ordres ; je les fais venir quand je veux, et je les renvoie de même ; ils n’ont jamais d’humeur et répondent à toutes mes questions.
« Les uns font passer en revue devant moi les événements des siècles passés ; d’autres me dévoilent les secrets de la nature ; ceux-ci m’apprennent à bien vivre et à bien mourir ; ceux-là chassent l’ennui par leur gaieté, et m’amusent par leurs saillies ; il y en a qui disposent mon âme à tout souffrir, à ne rien désirer, et me font connaître à moi-même. En un mot, ils m’ouvrent la porte de tous les arts et de toutes les sciences : je les trouve dans tous mes besoins.
« Pour prix de si grands services, ils ne demandent qu’une chambre bien fermée dans un coin de ma petite maison, où ils soient à l’abri de leurs ennemis. Enfin, je les mène avec moi dans les champs, dont le silence leur convient mieux que le tumulte des cités. »
XVI
Dans quelques courts voyages qu’il faisait à Avignon, il affectait l’indifférence en rencontrant Laure. Celle-ci, dont les charmes ◀commençaient▶ à se faner, moins sous les années que sous la douleur, s’affligeait en secret
de cet abandon. Un jour qu’elle passait auprès de son poète, insensible en apparence à sa vue : « Ô Pétrarque »
, lui dit-elle à voix basse et d’un accent de reproche mélancolique, « que vous avez été bientôt las de m’aimer ! »
Pétrarque, rentré à Vaucluse, écrivit le cinquantième sonnet, qui ◀commence▶ ainsi :
« Ô madame ! non, je ne fus jamais las de vous aimer ; et tant que je vivrai, je n’épuiserai pas mon amour ! Que votre nom seul soit gravé sur le marbre blanc de ma tombe ! etc. »
Ce fut vers ce temps qu’il écrivit ces trois immortelles canzone, odes élégiaques surnommées par les Italiens, à cause de leur perfection, les trois Grâces de leur langue. Ce fut alors aussi qu’il conçut et qu’il écrivit son poème épique, plus romain qu’italien, sur les victoires de Scipion en Afrique ; entreprise ingrate et malheureuse. Son génie était dans son amour : dès qu’il s’en séparait, il n’était plus qu’un érudit ; dès qu’il y revenait, il était le plus harmonieux et le plus tendre des poètes.
XVII
Sa renommée comme poète, comme amant et comme écrivain consommé dans toutes les œuvres de style s’était tellement répandue hors de sa retraite de Vaucluse, que Rome et Paris, ces deux capitales des lettres, lui offrirent de le couronner roi de la poésie et de la science. C’était, pour les poètes du moyen âge, ce que le triomphe antique était pour les héros de Rome. Par une étrange coïncidence de pensée et de date, les deux triomphes lui furent offerts le même jour par la France et par l’Italie.
« Le 23 août 1340, raconte-t-il lui-même, étant à Vaucluse, occupé de Laure et de mon poème de l’Afrique, à la troisième heure du jour, c’est-à-dire vers les neuf heures du matin, je reçus une lettre du sénat de Rome, qui m’invitait avec les plus fortes instances à venir recevoir à Rome la couronne. Le même jour, à la dixième heure, c’est-à-dire vers quatre heures après midi, je vis arriver un courrier m’apportant une lettre du chancelier de l’Université, Robert de Bardy, qui me conjurait de donner la préférence à la ville de Paris pour y recevoir la couronne de gloire. « Décidez pour moi », écrivit-il le même jour au soir à son patron et à son ami le cardinal Colonna ; vous êtes mon conseil, mon appui, mon ami, ma gloire ! »
La famille des Colonne, jalouse de l’honneur de ce couronnement pour leur ville, décida pour Rome. Le roi de Naples, Robert, ami et admirateur passionné de Pétrarque, contribua plus encore à décider Pétrarque pour Rome. Robert était un des princes d’Italie qui demandaient avec le plus d’autorité cet honneur du couronnement pour le favori de son esprit. Pétrarque partit pour Naples. Après de longues conversations entre le roi et le poète, Robert, quoique vieilli déjà sur le trône, lui dit :
« Je vous jure que les lettres me sont plus chères que la couronne, et que, s’il me fallait renoncer à l’un ou à l’autre, j’arracherais bien vite le diadème de mon front. »
La veille du jour où Pétrarque allait partir de Naples pour Rome, le roi, dans son audience de congé, se dépouilla de la robe qu’il portait et en fit présent à son ami, pour qu’il la revêtît le jour de son couronnement. Il le nomma de plus aumônier de la cour de Naples, titre honorifique qui n’impliquait d’autre devoir que la reconnaissance à celui auquel il était décerné.
Pétrarque, par une superstition du cœur qui associait la date de son amour à toutes les dates heureuses de sa vie, voulut arriver à Rome le 6 avril. Il y fut reçu en roi plus qu’en poète. Les lettres, qui renaissaient alors, étaient la véritable royauté des peuples. On ne vit, dans les temps modernes, de triomphe intellectuel comparable qu’au retour de Voltaire dans Paris, après une absence de quarante ans, pour être couronné et pour mourir. La pompe fut digne du peuple romain et du premier des poètes vivants ; le Capitole revit les jours antiques ; le procès-verbal de la cérémonie, que nous avons sous les yeux, porte :
« Pétrarque a mérité le titre de grand poète et de grand historien, et, en conséquence, tant par l’autorité du roi Robert de Naples que par celle du sénat et du peuple romain, on lui a décerné le droit de porter la couronne de laurier, de hêtre ou de myrte, à son choix ; enfin on le déclare citoyen romain, en récompense de l’amour qu’il a constamment manifesté pour Rome, le peuple, la république, etc. »
Cette gloire officielle ne fit rien à son bonheur et déchaîna contre lui plus d’envie. « Cette couronne, écrit-il lui-même dans son âge refroidi, ne m’a rendu ni plus poète, ni plus savant, ni plus éloquent ; elle n’a servi qu’à irriter la jalousie contre moi et à me priver du
repos dont je jouissais ; ma vie, depuis ce temps, n’a été qu’un combat ; toutes les langues, toutes les plumes, se sont aiguisées contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis ! J’ai porté la peine de mon ambition et de ma vanité. »
XVIII
Il ne faut pas rester longtemps dans une ville où l’on a joui des suprêmes honneurs. Pétrarque suivit cette maxime ; pressé d’aller se parer de son laurier aux regards de Laure, il repartit pour Avignon. La maison des Corrége, amis des Colonne et par conséquent les siens, l’arrête quelques jours à Parme ; les Corrége venaient de s’emparer de la souveraineté de cette ville sur la maison de la Scala : Pétrarque, paru à Parme au moment de cette révolution, entra dans la ville avec les vainqueurs, et se signala énergiquement parmi leurs partisans politiques. Ces princes, fiers de son amitié, lui donnèrent part à leur gouvernement ; ils formèrent avec lui un véritable triumvirat du bien public, qui faisait contraste avec la tyrannie de leurs prédécesseurs. Pétrarque affectait à Parme et bientôt à Rome l’esprit et les formes de l’antique liberté romaine. Son éloquence rappelait Cicéron comme sa poésie rappelait Virgile.
XIX
La poésie l’emportait cependant ; il cherchait à Parme un souvenir de Vaucluse. Un jour qu’il était sorti de Parme pour se dissiper à l’ordinaire, le goût de la promenade l’ayant entraîné, il passa la rivière de Lenza, qui est à trois lieues de la ville, et se trouva sur le territoire de Rheggio, dans une grande forêt qu’on nomme Silva piana quoiqu’elle soit sur une colline fort élevée, d’où l’on découvre les Alpes et toute la Gaule cisalpine. Il faut l’entendre lui-même faire la description des lieux, et de ce qu’il y sentit, dans une lettre en vers latins à Barbate de Sulmone.
« De vieux hêtres, dont la tête touche les nues, défendent l’approche de cette forêt aux rayons du soleil. De petits vents frais sortis des montagnes voisines, et plusieurs ruisseaux qui y serpentent, tempèrent les ardeurs de la canicule. Dans les plus grandes sécheresses, la terre y est toujours couverte d’un gazon vert émaillé de fleurs. On y entend gazouiller toutes sortes d’oiseaux, et on y voit courir des bêtes fauves de toutes espèces. Au milieu s’élève un théâtre que la nature semble avoir fait exprès pour les poètes. Une montagne le met à l’abri des vents du midi ; des arbres qui l’entourent y répandent un ombrage frais. On y entend le ramage des oiseaux et le murmure d’un ruisseau qui invite au sommeil. La terre y exhale une odeur délicieuse, c’est l’image des champs Élysées.
« Les bergers et les laboureurs respectent ce lieu sacré : sa beauté me frappa ; je sentis tout à coup comme une inspiration des Muses, qui m’invitaient à travailler à mon Afrique. Honteux d’avoir reçu un honneur que je n’avais pas mérité, je résolus de mettre la dernière main à ce poème, pour faire voir que je n’étais pas tout à fait indigne de la couronne. L’ardeur poétique se réveilla avec tant de force, que je crus devoir m’y livrer. Je fis plusieurs vers sur-le-champ avec une facilité que je n’avais jamais éprouvée, et je continuai d’y travailler pendant quelques jours que je passai dans le voisinage de Silva piana. »
Il se construisit une maison entre la ville et cette forêt.
« J’ai ainsi, écrit-il, une campagne au milieu de la ville et une ville au milieu des champs ; quand je suis las de la solitude, je n’ai qu’à sortir, je trouve le monde ; quand je suis las du monde, je rentre dans ma demeure et j’y retrouve la solitude. Je jouis ici d’un repos que les philosophes d’Athènes, les poètes de Rome, les anachorètes du désert, n’ont jamais goûté. Ô fortune ! laisse en paix un homme qui se cache ! Sors de sa petite maison, et vas agiter les palais des rois ! »
« Ici », ajoute-t-il dans une de ses lettres à son ami Pastrengo, « je travaille toujours, aspirant au repos et n’espérant pas y parvenir ; je m’avance à grands pas vers la mort sans la redouter ; je voudrais sortir de cette odieuse prison où mon âme est captive. J’habite Parme, j’y passe ma vie dans l’église ou dans mon jardin. Las de la ville, je vais souvent errer dans les bois ; je bâtis une petite maison telle qu’il convient à la médiocrité de mon état ; on y verra peu de monde. Les vers d’Horace ralentissent mon ardeur pour le bâtiment et me parlent de ma dernière demeure. Je réserve les pierres pour mon monument. Si j’aperçois une petite fente dans les murs nouveaux, je gronde les maçons ; ils me répondent que tout l’art des hommes ne saurait rendre l’argile plus solide, qu’il n’est pas surprenant que des fondements récents se tassent un peu, que les mains mortelles ne peuvent construire rien de durable ; enfin, que ma maison durera encore plus que moi et mes neveux. Je rougis alors, et je dis en moi-même : Insensé ! assure donc les fondements de ce corps qui menace ruine ; ce corps s’écroulera avant ta maison, tu seras bientôt forcé de quitter l’une et l’autre de ces demeures ! »
On croit entendre Horace devenu plus sérieux en devenant plus spiritualiste dans l’âge chrétien.
XX
La mort prématurée de son ami Jacques Colonna, l’évêque de Lombez, le fit renoncer à son canonicat de Gascogne, pays qui lui était antipathique, à cause de la loquacité, dit-il, et de la turbulence de ses sauvages habitants. Les princes de la maison de Corrége lui firent donner la place lucrative d’archidiacre de Parme. Ils voulaient l’attacher à eux à tout prix.
Cependant Clément VI, pape lettré, mondain, magnifique, venait de succéder à des papes plus monastiques que romains, Rome lui envoya une députation pour le supplier de rétablir le Saint-Siège dans ses murs. En passant à Parme, cette nombreuse ambassade de princes romains s’adjoignit Pétrarque comme orateur de Rome. Pétrarque rentra avec eux à Avignon, harangua éloquemment le pape, et reçut en récompense de sa harangue un riche bénéfice dans l’État de Pise.
Ce fut dans cette ambassade qu’il se lia d’amitié et de politique avec Nicolas de Rienzi, qui devint peu après l’agitateur, le tribun, le dictateur et la victime de Rome.
Rienzi, poète et orateur comme Pétrarque, n’eut que le tort de se tromper de quelques siècles. Pétrarque et lui auraient dû naître au temps des Scipions. Au lieu de penser, ils rêvèrent ; leur rêve était beau, mais il était posthume.
XXI
C’est le malheur de l’Italie, depuis sa déchéance politique, d’avoir conservé ses grandes facultés individuelles en ayant perdu sa nationalité. Elle enfante des Romains, et elle ne nourrit que des Italiens. L’énergie des caractères et la puissance des intelligences qu’elle produit sont en perpétuel contraste avec la petitesse des États et avec la servitude des institutions pour lesquels ces natures romaines devaient vivre ; en sorte que cette noble et belle terre souffre doublement de rêver ce que fut l’Italie jadis, et de subir ce que l’Italie est aujourd’hui. Supplice cruel par lequel un peuple toujours vivant est encadré dans une nationalité, non pas morte, mais ensevelie. Dans un tel état de choses, les facultés de ses grands hommes ne servent qu’à les torturer davantage par le spectacle de l’impuissance de leurs destinées ; de là des rêves, seule consolation des imaginations héroïques emprisonnées dans l’impossible.
Telle était l’Italie du temps de Rienzi et de Pétrarque, hélas ! et telle elle est encore de nos jours. Une forte confédération de toutes ses petites puissances, reliées en faisceau par une grande puissance militaire extérieure, peut seule restaurer une ombre de l’antique Italie. Mais, à elle seule, elle ne peut rien : l’unité, source de toute force, lui manque ; l’amitié pieuse des races qu’elle appelait jadis barbares lui est nécessaire. Il n’y a qu’une main armée qui puisse la relever sur son séant.
XXII
Rienzi était né à Rome d’un cabaretier et d’une lavandière ; mais on assurait que cette lavandière était d’un sang impérial, fille d’un bâtard de l’empereur Henri VII. On pourrait attribuer à cette origine cet instinct de grandeur et de souveraineté qui se révéla en lui dès son enfance. Il naquit poète, orateur, tribun et remueur d’hommes ; les noms de Tite-Live, de Cicéron, de César, des deux Sénèques, étaient toujours dans sa bouche ; ses entretiens reconstruisaient sans cesse la Rome de la république ou de l’empire ; il avait le fanatisme du Capitole. Il s’indignait contre l’insolence de ces deux ou trois familles romaines qui tyrannisaient sa patrie en l’absence des papes. C’est pour cela qu’il était venu solliciter avec passion Clément VII de rentrer au Vatican ; son ambassade n’eut pas de succès. Clément VII, homme de plaisir et de mollesse, préférait les délices d’Avignon aux luttes qu’il aurait à soutenir à Rome contre les princes, presque tous armés et fortifiés, des États romains. Il aimait mieux régner au Capitole de nom que de fait ; il amusa Pétrarque de quelques vaines promesses, et il donna à Rienzi la place lucrative de protonotaire du Saint-Siège apostolique à Rome. Tel fut l’unique résultat de cette ambassade.
XXIII
Pendant que Pétrarque, revenu ainsi à Avignon, s’enivrait de poésie et d’amour mystique sous les yeux de Laure, et multipliait ses sonnets divins, qui sont comme le calendrier de ses rencontres et de ses soupirs, Rienzi ◀commençait▶ à agiter Rome.
Les revers de la maison de Corrége, un instant chassée de Parme, puis y rentrant les armes à la main, rappelèrent Pétrarque à Parme. Il composa pour Rienzi, son ami, cette ode patriotique : Italia mia beneche il parlar sia indarno ! etc., pour conjurer les princes d’Italie à la concorde et à l’union. Cette adjuration poétique est le fond de toutes les odes et de toutes les harangues que nous avons entendues, depuis cette époque, dans la bouche de tous les poètes politiques de la Péninsule : de Pétrarque à Alfieri ou à Monti, il n’y a qu’un écho éternel ; les mêmes circonstances produisent le même cri ; mais Pétrarque fut le premier qui fit chanter à la lyre ce cri de la politique.
L’Italie frémit tout entière à cette voix ; mais cette voix se perdit dans le tumulte des ambitions et des rivalités de ville à ville. Le poète se réfugia une quatrième fois à Vaucluse.
Laure brillait encore à Avignon de tout l’attrait de sa beauté et de sa vertu ; les sonnets de son poète, trop étroits pour contenir son culte croissant pour elle, s’étaient transformés en formes plus larges et plus hautes de poésie qu’on appelait des canzone ou des trionfi ; et la plus poétique de ces canzone fut écrite à cette époque au murmure de la fontaine de Vaucluse devant l’image de Laure :
Chiare fresche et dolci aque !
Voltaire lui-même, ravi d’admiration pour cette ode amoureuse, a tenté de la traduire et a échoué ; il faut une âme tendre pour manier une langue pétrie de larmes et de soupirs. Un poète plus mélancolique et plus fervent à ce culte de l’amour immatériel, M. Boulay-Paty, a consacré sa jeunesse à calquer vers sur vers ces sonnets et ces odes. Grâce à ce disciple, digne adorateur de ce maître, ce dithyrambe de l’amour et du souvenir sera bientôt rajeuni dans la langue d’André Chénier.
XXIV
Pendant que Pétrarque soupirait ainsi pour la dernière fois un amour sans espérance à Vaucluse, un autre amour, celui de la patrie italienne, s’éveillait comme un remords dans son cœur. « Je ◀commence▶ à vieillir, disait-il au cardinal Étienne Colonna, son patron et son ami ; tout change avec le temps ; mes cheveux mêmes changent de couleur, ils m’avertissent que je dois changer moi-même de vie et de pensées ; l’amour ne sied plus à mes années, ou je dois le refouler dans mon cœur. »
Il se prépara à partir pour Parme et pour Rome. Laure ne put déguiser complètement sa douleur en apprenant la nouvelle de cette longue et peut-être éternelle absence. Le cinquante-septième sonnet laisse entrevoir l’orgueilleuse tristesse de son amant, en voyant sur les traits de Laure ces signes involontaires d’affection.
Quel vago impallidir, etc.« Cette touchante pâleur qui recouvrit tout à coup son sourire interrompu sur ses lèvres d’une amoureuse nuée… Cette pensée compatissante que l’œil d’un autre ne put discerner, mais qui ne put à moi m’échapper, etc. »
À peine parti, il se repentait déjà du départ, et il écrivait la plus langoureuse et la plus sublime de ses élégies, où son cœur se retourne sur lui-même sans pouvoir trouver le repos.
Di pensier in pensier, di monte in monte, etc.« De pensée en pensée, de colline en colline, l’amour me conduit loin de tous les sentiers frayés sans que je puisse y trouver la paix de l’âme, etc. »
Aussi revint-il encore sur ses pas, cette fois comme rappelé par un attrait supérieur à sa volonté. On lit avec délices, dans ses lettres latines de cette date, la description de quelques rares et courtes journées passées solitairement dans sa maisonnette de Vaucluse comme pour faire ses derniers adieux à ce séjour d’amour et de paix.
Mais Rienzi, son ami, le rappelait par le grand bruit que ce tribun faisait à Rome.
On a vu que le pape avait donné une autorité imposante à ce jeune Romain dans sa capitale. Rienzi en avait profité pour s’attacher ce peuple et pour combattre les grandes familles armées qui tyrannisaient la ville. Pour accroître sa popularité, il employait l’éloquence des yeux autant que celle des paroles. Semblable aux anciens esclaves fabulistes qui faisaient dire aux apologues ce qu’ils n’osaient dire eux-mêmes, Rienzi faisait attacher la nuit, autour du Capitole ou du Vatican, des tableaux emblématiques autour desquels la foule se pressait le matin. Le tribun paraissait alors, et, donnant du geste et de la voix l’éloquente explication de ces peintures énigmatiques, il incendiait le peuple d’indignation contre les oppresseurs de la patrie ; il prophétisait à une multitude, incapable de distinguer la différence des siècles, le prochain rétablissement de la liberté, de la puissance et de la gloire du sénat et du peuple romain.
Comment conciliait-il tout cela avec l’autorité souveraine d’un pape étranger dont il affectait d’être le délégué et le ministre ? L’ignorance de la populace transtévérine de Rome pourrait seule l’expliquer ; mais en s’élevant contre le séjour des papes à Avignon et en retenant à l’usage de Rome les impôts que Rome envoyait précédemment au pape absent, il se créait une popularité ambiguë contre laquelle ni le peuple ni le pape n’osaient protester trop haut. Sujet irréprochable aux yeux du pape, dont il affectait de rétablir l’autorité sur les princes romains ; citoyen libérateur aux yeux du peuple, dont il prenait en main les droits et les intérêts, cette double politique l’éleva bientôt au rôle d’arbitre et de dictateur de Rome. Il s’associa habilement pour son double rôle un délégué du pape, l’évêque d’Orvieto, homme impuissant et docile qui tremblait sous son collègue.
Rienzi régna avec un pouvoir absolu sous le nom du pape ; les princes romains, conduits par le prince Colonna, voulurent en vain résister à sa dictature. Le tocsin du Capitole souleva le peuple contre les grands ; ils furent chassés de Rome ; les supplices achevèrent ce que la victoire du peuple avait ◀commencé▶. Rienzi cita les nobles à son tribunal ; un jeune homme de la maison des Ursins, qui venait d’épouser quelques jours avant une fille des Alberteschi, fut arraché de son palais et pendu aux fenêtres du Capitole, sous les yeux de sa nouvelle épouse. Les cachots se remplirent des seigneurs des plus puissantes maisons, même de la famille des Colonne.
Cette terreur rendit la paix à la campagne romaine et à la ville. Rienzi promulgua des décrets de réforme des lois et des mœurs qui firent l’admiration de l’Italie. Après avoir soulevé, intimidé, pacifié Rome, il rêva de rétablir l’empire, il provoqua par ses lettres et par ses envoyés tous les États d’Italie à adhérer à sa restauration du monde romain. Les titres qu’il prenait dans ses dépêches aux princes et aux peuples étaient ceux-ci :
Nicolas le sévère et le clément, libérateur de Rome, zélateur de l’Italie, amateur du monde, tribun, auguste. Une partie de l’Italie s’émut à sa voix et crut renaître à ses beaux siècles ; les Visconti de Milan, l’empereur, le roi de Hongrie, lui envoyèrent des ambassadeurs pour le reconnaître et l’encourager dans ses entreprises. Le roi de France seul le traita avec mépris ; le pape dissimulait à Avignon.
Quant à Pétrarque, il crut revoir dans son ami le restaurateur de cette Italie antique, dont l’image occupait depuis sa jeunesse la moitié de son âme. Il osa écrire d’Avignon, sous les yeux des papes, une lettre au peuple romain et au tribun ; cette lettre éloquente et amère était la plus audacieuse satire du gouvernement temporel des papes sur la ville des consuls et des Césars. Qu’on en juge par ce fragment de sa lettre :
« S’il faut perdre, dit-il au peuple romain, la liberté ou la vie, qui est-ce parmi vous (s’il lui reste une goutte de sang romain dans les veines) qui n’aimât mieux mourir libre que de vivre esclave ? Vous qui dominiez autrefois sur toutes les nations, qui voyiez les rois à vos pieds, vous avez gémi sous un joug honteux ; et (ce qui met le comble à votre honte et à ma douleur) vos maîtres étaient des étrangers, des aventuriers. Recherchez bien leur origine, vous verrez que la vallée de Spolette, le Rhin, le Rhône et quelques coins de terre plus ignobles encore vous les ont donnés. Des captifs menés en triomphe, les mains liées derrière le dos, sont devenus tout à coup citoyens romains, et, qui pis est, vos tyrans. Faut-il s’étonner qu’ils aient en horreur la gloire et la liberté de Rome, qu’ils aiment à voir couler le sang romain, quand ils se rappellent leur patrie, leur servitude et leur sang, si souvent répandu par vos mains ? Mais d’où leur peut venir cet orgueil insupportable dont ils sont bouffis ? Est-ce de leurs vertus ? Ils n’en ont point. De leurs richesses ? Ce n’est qu’en vous volant qu’ils peuvent apaiser leur faim. De leur puissance ? Elle sera anéantie quand vous le voudrez. De leur naissance, de leur nom ? Ils se vantent d’être Romains et croient l’être devenus, à force de le dire, comme si le mensonge pouvait prescrire contre la vérité. Je ne sais si je dois rire ou pleurer, quand je pense qu’ils trouvent indigne d’eux ce nom de citoyen romain que tant de héros ont fait gloire de porter !
« Quelle que soit l’origine de ces étrangers si fiers de leur noblesse, qu’ils vantent sans cesse, ils ont beau faire les maîtres dans vos places publiques, monter au Capitole entourés de satellites, fouler d’un pied superbe les cendres de vos ancêtres, ils ne seront jamais Romains. La voilà vérifiée la prédiction de ce poète qui disait : Rome a perdu la douce consolation, dans son malheur, de ne reconnaître point de rois, et de n’obéir qu’à ses enfants. »
Pétrarque compare ensuite Rienzi aux deux Brutus, dont l’un chassa de Rome les Tarquins, l’autre plongea son poignard dans le sein de César.
« Le nouveau tribun, dit-il, que je regarde comme votre troisième libérateur, réunit en lui seul la gloire des deux autres, ayant fait mourir une partie de vos tyrans et mis en fuite le reste…
« Homme courageux, continue Pétrarque, qui portez tout le fardeau de la république, que l’image de l’ancien Brutus vous soit toujours présente ! Il était consul, vous êtes tribun ! Quiconque est ennemi de la liberté de Rome doit être le vôtre. »
XXV
L’enthousiasme pour la renaissance de l’Italie romaine l’emportait, comme on le voit ici, dans l’âme de Pétrarque sur son attachement à ses illustres patrons, les papes et les Colonne. Son patriotisme plus poétique que politique alors, car les empires morts ne ressuscitent pas à l’évocation d’une ode ou d’une harangue, le fit justement accuser de chimère et d’ingratitude. C’est peu ; il songeait sérieusement à aller à Rome porter le secours de son génie au tribun.
Mais déjà le tribun, semblable à Mazaniello de Naples, ◀commençait à délirer et à affecter l’empire du monde, sans autre force que le nom d’une capitale morte et la faveur mobile d’une municipalité romaine. Il se faisait proclamer chevalier de l’univers ; il frappait l’air de son épée nue, des quatre côtés de l’horizon, pour prendre possession de la terre entière. Son collègue, le délégué du pape, profitant de sa démence, l’excommuniait ; le pape lui-même, convaincu de sa folie et de sa faiblesse, le désavouait et insultait à Avignon ses ambassadeurs ; Pétrarque seul persistait dans son fanatisme pour son ami. Clément VI caressait cependant encore le poète ; il s’entretenait amicalement avec Pétrarque, lui prodiguait les faveurs et les dons de l’Église, mais Pétrarque persistait à vouloir se rendre à Rome ; la dernière fois qu’il vit Laure avant ce départ fut pour lui comme un pressentiment d’éternelle séparation.
« Elle était assise, dit-il, au milieu des dames, comme une belle rose dans un jardin entourée de fleurs plus petites et moins éclatantes qu’elle : rien de plus modeste que sa contenance ; elle avait quitté toutes ses parures, ses perles, ses guirlandes, les couleurs gaies de ses vêtements ; bien qu’elle ne fût pas triste, je ne reconnus pas son enjouement habituel ; elle était sérieuse et semblait rêver ; je ne l’entendis pas chanter, ni même causer avec ce charme qui enlevait les cœurs ; elle avait l’air d’une personne qui redoute un malheur qu’on ne discerne pas encore. En la quittant, je cherchai dans mon âme une force contre les catastrophes que j’aurais à éprouver ; ses regards avaient une expression indéfinissable que je ne leur avais jamais vue avant, j’eus de la peine à ne pas pleurer ; quand l’heure fut venue où il fallait absolument qu’elle se retirât du cercle, elle jeta sur moi un coup d’œil si doux, si honnête et si tendre, que je me sentis rempli d’émotion, d’espoir et de terreur. »
Qui peut dire, après avoir lu ces lignes, que Pétrarque n’était à l’égard de Laure qu’un poète ? Qui ne reconnaît dans ces symptômes les angoisses et les presciences du véritable attachement ?
XXVI
Cependant Rienzi, flottant entre le bon sens, la démence et la fureur, avait fait jeter les Colonne et les princes romains dans les cachots du Capitole ; puis, après avoir préparé l’échafaud pour eux, il était monté à la tribune des harangues, et il avait demandé dans un discours d’apparat leur grâce au peuple romain ; le peuple avait applaudi à la grâce comme au supplice. Les princes délivrés avaient accompagné le tribun comme un triomphateur dans les rues de Rome. Bientôt les princes sortis de prison étaient rentrés dans leurs villes fortes, avaient levé leurs vassaux et marché contre le tribun. Rome était bloquée par ses propres enfants. Le peuple, éveillé de ses rêves, se tournait contre le prétendu libérateur ; cependant les cinq princes de la maison des Colonne périrent le même jour dans le premier assaut donné témérairement aux portes de la ville.
Pétrarque écrivit lui-même à Rienzi : « Vous me forcez à rougir de vous ; de protecteur des gens de bien vous devenez un chef de brigands ! J’accourais vers vous, je change de route. »
Il versa un torrent de larmes sur la mort des jeunes gens de la maison des Colonne ; son cœur se retrouva avec sa raison au réveil de ce rêve dissipé par la folie de Rienzi. Il se rendit à Parme, son Vaucluse italien, pleurant à la fois sur la perte de ses amis les Colonne et sur la perte de Rome.
Rienzi, en effet, jetait cette capitale dans sa propre démence ; quelques jours après l’assaut où les Colonne avaient péri, il conduisit son fils vers le bourbier rempli d’eau et de sang où le corps du plus jeune de ces princes gisait encore. Il prit cette eau sanglante et fétide dans le creux de sa main, et il en aspergea la tête de son fils en le proclamant chevalier de la Victoire. Une émeute du peuple, fomentée par les derniers des Colonne, souleva la ville et força Rienzi à se réfugier au château Saint-Ange. Il s’évada pendant la nuit et se réfugia auprès du roi de Hongrie. Son corps fut pendu en effigie aux créneaux de la forteresse d’Adrien. Ainsi devait finir cet empire fantastique, s’écria Pétrarque, revenu lui-même de son illusion d’un moment. De ce jour il ne songe plus qu’aux lettres, dont l’empire est éternel, et à l’amour qui ne meurt pas avec la beauté mortelle.
XXVII
Son ressouvenir d’Avignon le poursuivait dans sa solitude du faubourg de Parme.
« Autrefois, écrit-il, quand j’avais quitté Laure, je la voyais souvent en rêve ; cette angélique vision me consolait, maintenant elle m’abandonne et me consterne. Je crois l’entendre me dire, comme le jour de la séparation : Vous ne me reverrez plus sur la terre ! Mes soupirs et mes poésies soulèvent ma peine sans la soulager ; serait-elle donc déjà au ciel ? Cette incertitude m’agite nuit et jour, je ne suis plus ce que j’étais ; je ressemble à un homme qui marche sur un sol miné… »
Puis un songe lui offre l’image courroucée de Laure qui le défie de l’oublier.
« J’entendis une voix triste qui me dit tout bas (c’était elle) : Ce misérable compte les jours loin de moi, il ne vit pas ; il n’est jamais d’accord avec lui-même ; il court le monde, mais il a beau faire, il m’aimera toujours partout où il sera. Je serai l’unique objet de ses discours, de ses écrits, de ses pensées !… »
Puis elle lui parle longuement de leur chaste amour sur la terre, et de leur éternelle réunion dans le monde des âmes.
Ce songe était prophétique, Laure était morte de la peste à Avignon, le 6 avril, anniversaire de sa première rencontre avec son poète dans l’église de Sainte-Claire. Les dates sont les superstitions de l’amour ; ce troisième 6 avril était l’augure de la rencontre au ciel qui n’aurait plus de séparation.
Voici comment Pétrarque lui-même, informé plus tard de toutes les circonstances de cette mort, se la retrace dans un de ses souvenirs écrits. On voit qu’il cherche à fixer pour l’éternité, par la parole immortelle, le dernier soupir de celle qui emporte sa propre vie avec la sienne, afin que rien ne périsse de ce qui fut Laure, même quand Laure elle-même a disparu de ses yeux :
« La peste d’Avignon enlevait depuis plusieurs semaines tous les âges et tous les sexes. Laure en ressentit les premières atteintes le 3 avril. Elle eut la fièvre avec crachement de sang. Comme il était constant qu’on ne passait pas le troisième jour après que le mal s’était manifesté par les symptômes ordinaires, elle prit d’abord les précautions que sa piété et sa raison lui suggérèrent : elle reçut les sacrements et fit son testament le même jour ; ensuite elle se prépara à la mort sans inquiétude et sans regret. La vie qu’elle avait menée était si pure, que son âme ne pouvait pas être troublée par l’incertitude de l’avenir.
« Quand elle fut à l’agonie, ses parentes, ses amies, ses voisines, se rassemblèrent autour d’elle, quoiqu’elle fût attaquée d’un mal contagieux, qui faisait peur à tout le monde. C’est une chose bien singulière, qu’étant si belle elle fût si aimée des personnes même de son sexe. Rien ne fait mieux l’éloge de son caractère, dont la bonté suspendait les effets ordinaires de la jalousie et de l’envie. »
Il faut convenir cependant que, de la façon dont Pétrarque s’exprime, il semble que ces dames étaient attirées par la curiosité de voir comment on fait ce passage que tout le monde est obligé de faire, et qu’on ne fait qu’une fois.
« Laure, assise sur son lit, paraissait tranquille. L’ennemi de nos âmes, qui n’avait point de prise sur elle, ne vint point l’effrayer par des fantômes hideux et menaçants, comme il a coutume de faire, selon saint Augustin.
« Ses compagnes, répandues autour de son lit, poussaient des sanglots et versaient des torrents de larmes. Hélas ! disaient-elles, que deviendrons-nous ? Nous allons voir disparaître la merveille de notre siècle, le modèle de toutes les perfections. La vertu, la beauté, la politesse, sortiront de ce monde avec Laure. Où trouvera-t-on une femme aussi accomplie ; des propos si sages, si mesurés, un maintien et des manières si honnêtes, une voix si charmante ? Nous allons perdre une compagne qui était l’âme de nos plaisirs innocents ; une amie qui nous consolait dans nos chagrins, et dont l’exemple était pour nous une leçon vivante. Sa présence seule suffisait pour nous garantir des pièges de l’ennemi et des écueils de ce monde. Nous perdrons tout en la perdant. Le ciel qui nous l’enlève semble nous envier la possession d’un trésor dont nous n’étions pas dignes.
« Quoique Laure eût l’air tranquille, on ne peut douter qu’elle ne fût sensible à la douleur de ses compagnes ; mais, tout occupée de ce qu’elle allait devenir, elle recueillait déjà en silence les fruits d’une vie innocente et pure. Son âme, prête à quitter sa belle demeure, rassemblant en elle-même toutes ses vertus, semblait avoir rendu l’air plus serein. Elle est morte doucement et sans effort, comme un flambeau qui pâlit et s’éteint. Son visage était plus blanc que la neige, mais on n’y voyait pas cette morne lividité qui annonce l’absence de vie ; ses beaux yeux n’étaient pas éteints, ils paraissaient seulement fermés par le sommeil : elle avait l’air d’une personne qui se recueille pour prier. Enfin telle était la mort elle-même sur ce beau visage ! dit son amant. Elle savait, ajoute-t-il, toutes les routes qui mènent au ciel ! »
XXVIII
De ce jour tout ce qu’il y avait d’humain et de frivole encore dans la poésie amoureuse des sonnets de Pétrarque revêtit, pour ainsi dire, le deuil éternel de son âme : ses chants devinrent des cantiques, et la mort de celle qu’il aimait lui donna l’accent de la tombe et de l’éternité. Dans ceux qui aiment de l’amour surnaturel, de l’amour du beau et non de l’amour des sens, comme nous l’avons dit en commençant, l’amour est plus parfait après la mort de ce qu’on aime que pendant la vie de l’objet aimé. L’immortalité transforme le sentiment et l’amour devient culte. On le sent partout dans les sonnets de Pétrarque qui suivirent la mort de Laure ; on trouve le poète et l’amant dans les premiers, on trouve l’adoration et la piété dans les derniers : ils sont, pour les cœurs tendres, le manuel de la douleur et de l’espérance.
« Que fais-tu, ô mon âme ! que penses-tu ? Vers qui regardes-tu en arrière dans ce temps qui ne peut plus revenir ?
« Les douces paroles, les tendres regards que tu as si souvent décrits, ô pauvre âme sans repos ! sont enlevés à la terre ! » etc.
« Allons chercher au ciel ce que nous ne pouvons plus trouver sur la terre ! » etc.
Et ailleurs :
« Ô mes yeux ! elle s’est obscurcie, notre aurore, et m’a rendu à moi-même plus insupportable le poids de mon existence !
« Oh ! qu’il eût fait beau mourir il y a aujourd’hui trois ans ! »
Écoutez encore :
« Si un doux gazouillement d’oiseaux, si un suave froissement de vertes feuilles à la brise d’automne, de l’été, si un sourd murmure d’ondes limpides je viens à entendre sur une rive fraîche et fleurie,
« Dans quelque lieu que je me repose pensif d’amour pour écrire d’elle, celle que le ciel nous fit voir et que la terre aujourd’hui nous dérobe, je la vois et je l’entends ; car, encore vivante, de si loin elle répond intérieurement à mes soupirs.
« Pourquoi te consumer avant le temps, me dit-elle avec une tendre compassion, et pourquoi ce fleuve de douleurs coule-t-il sans cesse de tes yeux ?
« Oh ! ce n’est pas sur moi qu’il faut pleurer, moi dont les jours en mourant se changèrent en jours éternels, et dont les yeux, quand je parus les fermer à ce monde, s’ouvrirent à l’éternelle lumière ! »
Plus loin, on le voit tenté, par la séduction des lieux, de la beauté, de la jeunesse, de la nature, d’aimer encore ici-bas ; mais l’amoureuse jalousie de Laure, s’armant de sévérité divine, le rappelle tendrement au mépris de ce qui n’est pas elle.
« Les ondes me parlent d’amour, et le zéphyr, et les ombres des feuilles, et les oiseaux mélodieux, et les habitants des eaux, et l’herbe et les fleurs de la rive, sont d’accord ensemble pour me convier à aimer encore.
« Mais toi, prédestinée ! qui m’appelles des profondeurs du ciel, par la mémoire de ta mort si amère, oh ! prie pour moi, afin que je dédaigne de ce monde toutes ses douces amorces et tout ce qui n’est pas toi ! »
XXIX
Lisons encore :
« Âme béatifiée qui daignes souvent descendre pour consoler mes nuits gémissantes d’un regard de ces yeux que la mort n’a pas éteints, mais auxquels l’éternité a donné une splendeur qui n’est pas de ce monde !
« Combien ne suis-je pas enivré de reconnaissance de ce que tu daignes rasséréner mes tristes jours par ta céleste apparition !
« Vois comme, dans ces mêmes sites où je passai tant d’années à te célébrer de mes chants, je passe maintenant mes jours à te pleurer, à pleurer sur toi ! non, mais à pleurer sur mon propre deuil !
« Un seul soulagement se trouve cependant à mes peines : c’est qu’au moment où tu te tournes d’en haut vers moi, je te reconnais et je t’entends à la démarche, à la voix, au visage, aux vêtements que tu portais sur la terre ! »
Il associe, dans un autre sonnet, la nature entière à ses sentiments.
« Elle est partie pour le séjour de la félicité, et mes yeux la cherchent en vain dans ces lieux où elle naquit, dans cet air que je remplis de mes soupirs ; mais il n’y a ni rocher, ni précipice dans ces montagnes, ni rameau, ni feuillage vert sur ces rives, ni fleuve dans ces vallées, ni brin d’herbe, ni goutte d’eau, ni veine distillant de ces sources, ni bête sauvage de ces forêts qui ne sachent combien je souffre pour elle ! »
Et celui-ci :
« Quand je revois l’aurore descendre du firmament avec son visage de roses et sa chevelure dorée, l’amour m’assaille au cœur et ma joue se décolore, et je me dis dans mes soupirs : Là est Laure maintenant ! »
XXX
Encore un et je finis, mais je ne finis que pour finir ; car je voudrais lire, et relire sans fin avec vous de telles tristesses ; et si vous pouviez les lire dans ces vers trempés de larmes, et dans cette langue divine inventée au déclin des langues par des amoureux et par des saints pour prier, aimer, désirer, attendre, vous ne vous arrêteriez qu’après les avoir incorporés en vous par votre mémoire.
Levommi il mio pensier, etc.
Écoutez en vile et sourde prose ce Sursum corda d’un amant vers l’image et vers le séjour de l’éternelle beauté ; car, nous le répétons, Laure ne fut pour Pétrarque que l’incarnation adorée du beau ici-bas, ou plutôt elle est remontée là-haut, et c’est là-haut qu’elle resplendit.
« Là nous la reverrons encore ; là elle nous attend, et là elle se lamente peut-être de ce que nous tardons tant à la rejoindre. »
Et plus loin, trois ans après sa mort :
« Dans l’âge de sa beauté et de sa floraison, de ce printemps où l’amour a en nous plus de force, laissant sur la terre sa terrestre écorce, ma Laure, par qui je vivais, s’est départie de moi !
« Et vivante et belle, et sans voile elle a fait son ascension vers le ciel ; de là elle règne sur moi, et elle régit toutes mes pensées.
« Oh ! pourquoi ne me dépouille-t-il pas plus vite de ce corps mortel, ce dernier jour qui est le premier d’une autre vie ?
« Afin que, semblable à toutes mes pensées qui volent sur ses traces derrière elle, ainsi mon âme affranchie de son poids, libre et joyeuse, la suive, et que je sorte enfin de l’angoisse où je vis.
« C’est pour mon malheur que se lève chaque jour qui retarde ce moment. La pensée me souleva dans cette partie du ciel où vit celle que je cherche et que je ne retrouve plus sur la terre.
« Là, parmi les âmes qu’enserre le troisième cercle du firmament je la revis plus belle encore et moins sévère.
« Elle me prit par la main et elle me dit : “Dans cette sphère céleste tu seras encore avec moi, si mon espoir ne me trompe pas.
« “Je suis celle qui te donna tant d’angoisses ici-bas, celle qui remplit sa journée avant le soir.
« “L’intelligence humaine ne peut pas comprendre ma félicité actuelle ; elle n’attend que toi pour être complète, et j’ai laissé là-bas sous mes pieds ce beau voile de mon corps que tu as tant aimé ! ”
« Oh Dieu ! pourquoi cessa-t-elle de parler, et pourquoi sa main s’ouvrit-elle pour laisser retomber la mienne ? puisqu’à l’accent de ces paroles si compatissantes et si chastes, peu s’en manqua que je ne demeurasse moi-même dans l’immortalité avec elle ! »
XXXI
N’est-ce pas là un nouvel amour ? N’est-ce pas là une nouvelle poésie totalement inconnue à la poésie antique et à l’antique amour ? Comment se fait-il que M. de Chateaubriand, qui a cru retrouver l’accent du christianisme dans les délires sensuels de la Phèdre de Racine, ne l’ait pas reconnu tout entier et mille fois plus immatériel et plus mystique dans Pétrarque ?
En voici un autre de ces chants que nous avons essayé de traduire autrefois nous-même, mais sans pouvoir lutter avec l’impalpabilité des vers éthérés de Pétrarque, et que M. Boulay-Paty veut bien nous permettre de dérober à sa traduction en vers encore inédite. Le vers enferme le vers, et le mot presse le mot ; c’est le sens, c’est le sentiment, c’est presque la musique du sonnet, mais ce n’est pas la langue : le français est trop viril pour ainsi pleurer.
Valle che di lamenti miei sei piena.
Vallée, ô toi qu’emplit de ses sanglots ma peine !Toi, fleuve dont les eaux se troublent de mes pleurs,Bêtes des bois, oiseaux volants parmi ces fleurs,Poissons qu’entre ces bords l’onde en son cours promène.
Airs dont mes longs soupirs attiédissent l’haleine,Sentier jadis de joie, aujourd’hui de douleurs,Coteau cher à mes pas, plus cher à mes langueurs,Où l’amour cependant par instinct me ramène :
Je reconnais en vous l’aspect accoutumé,Non en moi, pour jamais à tout plaisir fermé,Et qui nourris au cœur un chagrin solitaire.
D’ici je la voyais. Je reviens voir le lieuD’où loin de ce bas monde elle est montée à DieuSans voile, abandonnant son beau corps à la terre !
Ce sont les mêmes sentiments et presque les mêmes images que j’ai exprimés moi-même dans une forme plus large et infiniment moins parfaite que celle de Pétrarque, en écrivant l’ode élégiaque intitulée le Lac, dont quelques strophes sont restées dans la mémoire et dans le cœur de mon temps. Mais, hélas ! ce n’est ni la langue ni le vers du poète de Vaucluse ! Le monde, depuis Virgile, n’avait pas eu un tel poète ; l’amour, depuis le christianisme, n’avait pas eu un tel amant ! Entre Héloïse et Abeilard, Laure et Pétrarque, on a toute la poésie et toute la divinité de l’amour chrétien.