E. Caro
L’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques.
I
S’il faut absolument que la critique soit toujours calme, j’en suis bien fâché, mais il m’est impossible de l’être en abordant le livre de E. Caro. Seulement, pour être ému d’un très vif plaisir, je ne me croirai pas moins juste. Ce livre a plusieurs manières d’être excellent, et je les dirai toutes. Il l’est dans son idée, dans son exécution, dans sa portée, et surtout dans son opportunité. Venir à temps, voilà une grande chose ! Le livre de E. Caro pourrait bien arriver à temps pour enfin terminer un débat sans bout dont tout le monde est las, et dont il restera, je le crains, à l’esprit français, — cet esprit qui d’ordinaire traverse les questions comme une balle, — un immense appesantissement ! Lorsque, depuis plus de six mois, nous tournons, comme des hannetons, ivres, autour d’un livre unique : la Vie de Jésus, par Renan, et lorsque d’autres écrivains d’une initiative attardée se mettent à pondre à leur tour leurs Vies de Jésus, il est bien évident que l’homme d’esprit qui, en s’y prenant comme il voudra, fera cesser cette vieille et fatigante querelle dont la France intellectuelle est presque fourbue, aura rendu à tout le monde un fameux service ! Eh bien, qui sait si Caro ne sera pas cet homme d’esprit-là ?…
Il a réalisé, du moins, dans l’ouvrage qu’il publie beaucoup des conditions qu’il faut pour l’être… En cet instant de polémique universelle, l’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques est une idée neuve et heureuse ! Elle transforme la discussion. Elle place la question là où elle doit être, et elle la résout en l’élevant. Avant de parler du Fils, n’était-il pas besoin de parler du Père ? C’est ce que les bâtards de la philosophie n’avaient pas compris ! Il est clair, en effet, que s’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de Fils de Dieu, et qu’alors les Vies de Jésus sont des pléonasmes grossiers.
Loin d’être interdite, la recherche de la paternité est nécessaire en philosophie. Caro s’est dévoué tout à coup à cette recherche. Curieux, il a voulu voir ce qu’il y avait dans le fond du sac métaphysique des gros messieurs qui, présentement, tiennent la corde dans la publicité, et dont le premier en bruit, sinon en valeur, est Renan. Assurément, s’il avait pu se dispenser de parler de Renan, Caro aurait eu bien assez de goût pour s’en taire. Mais l’opinion impose ses lieux communs même aux esprits distingués qui les détestent. Nul moyen donc pour Caro d’éviter l’inévitable auteur de la Vie de Jésus. Seulement, il a réduit l’importance de son personnage, en lui donnant des compagnons.
Comme, dans le sujet de son livre (l’Idée de Dieu), Caro est remonté nettement du Fils au Père, de même a-t-il fait dans l’exécution de son livre et pour les critiques dont il s’occupe. Il leur a lestement passé par-dessus la tête à tous, et il est allé droit à leur père commun, à Hegel. Le duc d’Albe disait qu’une hure de saumon valait mieux que mille grenouilles. Caro, qui n’a du duc d’Albe que le goût, a pris le saumon, et, s’il ne l’a pas grillé tout entier comme le duc d’Albe l’aurait fait, — vous savez sur quels grils ! — il l’a cuit à point, dans un court-bouillon modéré, entretenu avec un feu doux, et il en a levé quelques tranches avec une palette à poisson d’argent ciselé, et cela a paru bon, même à ceux qui, comme moi, préféreraient la cuisine du duc d’Albe avec ses caviars !
Il y a, en effet, entre Caro, qui a fait ce livre que j’aime, et moi qui viens vous en parler, bien des différences de manière de sentir, de penser et d’être. Je les connais et il les connaît aussi… mais c’est précisément, n’est-il pas vrai ? ce qui doit donner grande confiance dans le bien que je dirai de Caro et de son livre. Caro est un esprit très fin et très clair, d’un timbre très pur, d’une sonorité d’harmonica très agréable, mais qui peut faire mal aux nerfs, à force de douceur, aux gens organisés comme moi… C’est un esprit infiniment cultivé, d’une rare aptitude aux choses de la philosophie, qu’il a toujours maniées, ces choses lourdes, avec une grande légèreté, prestesse et même grâce de main.
Fils de l’Université qui n’a pas oublié Stanislas, c’est un normalien et un cousiniste, et, s’il est chrétien, comme je le crois, et comme quelques-uns de ses premiers écrits14 autorisent à le croire, c’est un chrétien qui derrière sa foi a sa métaphysique, comme derrière un salon dans lequel on vit peu, on a un cabinet de travail dans lequel on se tient toujours… À un homme de cette préoccupation philosophique, de cette culture, de ce goût affiné et sûr, Dieu sait l’effet que je dois produire avec mon sens littéraire ardent et violent plutôt que réglé, et mon catholicisme brutal, qui a tout avalé des philosophies qui me grignotaient l’esprit avant que Brucker m’eût ramené à cette religion de mon intelligence et de mon âme ! Et cependant qu’il se rassure, Caro, s’il me fait l’honneur de s’effrayer ! car c’est précisément aujourd’hui l’homme de philosophie et de goût qui va s’entendre avec le catholique idolâtre et le barbare.
Oui ! ce qui me plaît suprêmement dans le livre de Caro, ce qui lui donne une portée que je veux mesurer, c’est que son auteur n’y est pas expressément catholique une seule fois. C’est qu’il y reste imperturbable de philosophie, strictement renfermé dans le cercle du spiritualisme le plus rationnellement humain. C’est qu’il ne s’y livre à aucune exécution grandiose, à aucun moulinet supérieur, à aucune de ces insolences comme, hélas ! quand on les mérite, j’ai la faiblesse de les aimer, et qu’au contraire il y traite les gens, dont bien évidemment il méprise les doctrines ou l’intelligence, avec cette incroyable politesse qui, à la réflexion, fait comprendre, après tout, que ce qui est le plus coupant dans le langage, comme sur les glaives, c’est ce qui est le plus poli !
Il l’est, vraiment, comme je n’ai vu personne l’être pour personne ! L’auteur de l’Idée de Dieu appelle quelque part Ernest Renan la Célimène de la Critique, compliment risqué ! mais lui, Caro, en est, sans compliment, le Philinte. Que dis-je ? Philinte est vaincu. Le duc de Coislin est vaincu. Louis XIV lui-même, qui parlait chapeau bas aux femmes de chambre dans les escaliers, est vaincu. Le livre de E. Caro est un exercice éblouissant de révérences qui m’impatienterait, si je ne savais pas que son auteur est bien assez spirituel pour imaginer cette amusante manière de rendre ridicule un homme, qui consiste à le saluer trop… Sans cela, sans cette petite intention de politesse meurtrière, j’oserais dire que l’urbanité — l’urbanité à outrance — est le vice de ce livre, si brillant de clarté, où des hospitalités de roi sont faites à des faquins d’idées, et où l’auteur, l’ironique auteur, coiffe ces sots de bonnets d’âne, hauts de dix pieds, qui ressemblent à des mitres à longues oreilles, enrichies de diamants pour qu’on les voie mieux.
Certes ! dans l’état actuel d’une société qui aime le sucre comme une vieille perruche et qui ne voit qu’une chose : conserver de bonnes relations avec tout le monde, à tout prix, convenons-en ! la politesse de Caro est une des forces de son livre. Mais la plus grande n’est pas cela. La plus grande, je l’ai dit, c’est d’y être resté exclusivement philosophe, et par là d’avoir évité le mot bête et belge de la Haine : « C’est un clérical ! » On ne dira pas à Caro, comme à nos prêtres qui défendent leur Dieu : « Vous défendez votre boutique ! » La boutique de Caro, puisque boutique il y a, est la même que celle des gens qu’il attaque dans son livre… C’est le même débit de philosophie. Mais la philosophie des uns est frelatée et tournée en poison, tandis que celle de l’autre est saine.
L’auteur de l’Idée de Dieu refait philosophiquement ce que le P. Gratry a fait sacerdotalement dans son livre des Sophistes, dont la première partie est d’une supériorité absolue ; mais le P. Gratry n’aura guères d’action que sur les gens qui pensent comme lui, et qui, par conséquent, n’ont pas besoin d’être ramenés ou convaincus. E. Caro, au contraire, aura de l’influence sur tous les esprits, et ils sont nombreux ! qui se piquent de libre examen et de philosophie, et c’est ainsi que du bonheur, de n’être pas prêtre dans une question théologique, il aura fait une habileté. Espèce de Camisard catholique, qui, par-dessus un catholicisme ici compromettant, a mis la chemise blanche du spiritualisme pur, afin de surprendre l’ennemi et de frapper de meilleurs coups !
II
Pourquoi ne le dirions-nous pas ?… Cette chemise-là, cette chemise du spiritualisme pur que Cousin a déterrée dans un des vieux bahuts de Leibnitz, et qu’il a passée, comme à bien d’autres, à Caro, nous avait, jusqu’à ce dernier moment, paru insuffisante autant que… nécessaire ; car on n’est pas vêtu avec une simple chemise, et le spiritualisme pur et réduit à ses propres notions n’est que cela ! En d’autres termes plus sérieux, nous nous disions, et nous avons toujours pensé, que l’existence de Dieu, créateur du monde, sa providence dans l’histoire, et l’immortalité de l’âme, ces trois vérités de bon sens et d’instinct, n’étaient pas — du moins telles que l’école du spiritualisme moderne a l’habitude de les poser — absolument tout ce qu’il fallait pour apaiser les esprits noblement affamés de certitude, et, ce qui importe bien davantage, pour s’emparer impérieusement de la direction morale de la vie.
Mais, voyez le singulier changement ! Les nouveaux critiques de l’Idée de Dieu ont remis en valeur des théories qui n’avaient pas le degré de force, de précision et de profondeur, qu’on est en droit d’exiger d’une philosophie, et l’insuffisant redevenait du vrai à la lumière épouvantable du faux complet ! Quelque peu satisfaisant et dominateur que nous paraisse toujours, à nous, un système qui glisse sur l’esprit plutôt qu’il ne raccroche (et il faudrait le crocheter !), la réaction en faveur du spiritualisme est fatale ; et Caro, avec son livre contre le panthéisme hégélien et ses dérivés plus ou moins grimaçants, mérite d’être compté comme un des premiers et l’un des plus vifs propulseurs de cette réaction qui commence▶.
Messieurs de l’Ordre Composite en philosophie, les Compliqués d’Hegel et de Strauss, de Condillac et d’Auguste Comte, les hommes du dédain transcendant, comme Renan, qui en est l’inventeur et le professeur, ou de la plaisanterie athée, comme Taine, sont bien capables de comparer à un verre d’eau ce livre d’une simplicité transparente et brillante à la fois, et qui ressemble vraiment à de l’eau de source, traversée par un rayon du jour ! Mais, pour notre part, nous remercions très fort Caro de ce verre d’eau, limpide et frais, qu’il nous donne, et dont nous avions un cruel besoin après ces effroyables boissons que nous avons, tout ce temps, été obligés d’absorber, et qui nous ont été versées par tant d’empoisonneurs contemporains !
On les trouve à peu près tous, avec une étiquette discutée de leurs drogues, dans le livre de Caro. Seulement, sur la masse, l’auteur en a détaché trois, qu’il a relevés en bosse :
Et quand tu vois ce beau carrosseOù tant d’or se relève en bosse !
parce qu’ils sont plus dangereux ou plus renommés que les autres. Or, ce Triumvirat de la philosophie et de la critique du quart d’heure, il faut bien aussi que moi, comme Caro, je le nomme par ses trois noms propres : c’est Renan, Taine et Vacherot.
III
Mais Caro, qui sait faire un livre, a une méthode. Son volume n’est que le premier d’un ouvrage qui en aura deux et qui a l’ambition d’être l’Idée de Dieu conçue et exprimée par l’auteur à son tour, quand il aura achevé le balaiement des sottises et des absurdités de haute venue qui, de présent, encombrent la place. Le premier volume de l’Idée de Dieu est consacré à ce balaiement. Caro ◀commence▶ par y signaler les influences qui ont pénétré dans la philosophie actuelle pour la dominer. Les philosophies ne durent pas longtemps. Ce sont des éphémères. Depuis seulement l’Encyclopédie, comptez combien nous en avons vu paraître et disparaître en France, dans ce pays qui n’est pourtant pas le pays où il s’en abat le plus. Nous en avons eu presque autant que de gouvernements politiques. Selon Caro et la vérité, montre à la main, c’est Hegel qui règle les destinées de la minute dans laquelle nous avons le bonheur et l’honneur de vivre. Il est pour nous, en ce moment, ce qu’avant lui, au xviiie siècle, fut Spinoza pour l’Allemagne tout entière, laquelle s’empoisonna (puisque nous parlons de poison) avec le verre pilé des lunettes de ce philosophe opticien.
Excepté Vera, seul hégélien franc du collier que je connaisse, qui prend bravement Hegel et son système et qui avale le tout, — ce qui n’est pas facile, — les autres philosophes du temps ont de l’Hegel plus ou moins dans l’estomac ou dans la veine ; ils l’éructent ou le suent plus ou moins ; mais ils ne sont jamais du pur Hegel, et même ils ne voudraient pas l’être, l’orgueil anarchique des esprits étant monté si haut que personne bientôt ne voudra plus être le disciple de personne, et qu’un homme à qui vous direz qu’il est d’une École se regardera comme insulté. Eh bien, c’est à ce plus ou moins d’Hegel, émietté et roulant en molécules plus ou moins fortes ou nombreuses dans les divers systèmes qui se produisent et se posent comme les prétendants à l’avenir, que l’attention du spiritualiste auteur de l’Idée de Dieu est allée d’abord. Trop péremptoirement opposé à la pensée hégélienne pour ne pas poursuivre et traquer partout cette pensée qui, si elle est quelque chose, n’est que la théorie du néant dans sa laborieuse et ténébreuse vacuité, Caro, pourtant, ne la voit pas seule rayonner dans les systèmes contemporains : « Kant, — dit-il avec une rancune légitime, — a inspiré la première défiance contre la métaphysique, c’est-à-dire contre les croyances qui dépassent les choses d’expérience. »
Il n’oublie donc pas Kant, il n’oublie personne, pas même les poètes, pas même Goethe, pas même Heine, le Turlupin de génie, dans cette histoire des influences qui jouent pour l’heure sur la raison et l’imagination du monde.
Les soixante premières pages du livre de l’Idée de Dieu exposent avec une netteté pleine de force les idées qui pénètrent et dissolvent la philosophie du moment, et que l’auteur ne caractérise que par la rigueur de leur absurdité. Ainsi, l’instabilité du devenir, l’identité des contraires, le naturalisme cahotique des faiseurs de genèses nouvelles, la dissémination et l’éparpillement de Dieu, qui se pulvérise et s’en va dans le monde comme dans les airs s’en va la poussière d’un excrément séché, la désorganisation scientifique de l’esprit, enfin le grand Rien qui fait tout, etc. Ces soixante pages, d’une beauté rare, et certainement les plus belles du livre, ont une froideur mélancolique du plus poignant effet, et que le livre n’a plus, quand il arrive à Renan, Taine et Vacherot, les représentants, selon Caro, chacun à sa manière, de ces idées qui marqueront la philosophie de cette minute du xixe siècle d’une si profonde insanité.
Travaillées de plus près, les autres pages valent moins. Elles perdent de leur froideur saisissante et de leur rigueur de ton, parce qu’ici, au lieu d’idées, nous avons affaire à des personnes, et à des personnes qui sont sorties comme l’auteur de l’Université. Nous entrons alors dans cette immense politesse de mandarins prenant le thé entre eux, qui va chez Caro jusqu’au sourire de l’ironie, mais qui n’y entre pas. Il est bien évident que le spirituel critique des trois philosophes ses confrères, y voit très clair, malgré les yeux qu’il baisse devant leurs splendeurs ! Et la preuve, c’est que de ces philosophes à la mode du moment, le plus à la mode est le mieux jugé, et c’est Renan : le plus populaire parce qu’il est le plus vague, dit Caro, avec la cruauté d’un homme qui sait parfaitement ce qu’il écrit…
Caro a trouvé joli — et je déclare que cela l’est — de traiter Ernest Renan avec une finesse égale à la sienne. Il l’a payé en sa monnaie, comme dit Figaro. Il lui a rongé sa réputation et son mérite, comme cette agréable petite souris blanche de Renan ronge les faits historiques, et avec une dent tellement caressante, que l’amour-propre de Renan pourrait bien ne se croire que chatouillé, suavement chatouillé, le voluptueux ! C’est surtout avec Renan, bien plus qu’avec Taine, qui est le Démocrite de l’athéisme, et Vacherot, qui en est le Zénon, gens très nets et qui dispenseraient volontiers Caro de politesse, que Caro s’est livré à ces tours de force d’amabilité dont je ne parle tant que parce qu’ils donnent un caractère nouveau et presque plaisant à un livre grave, et que ce caractère restera à ce livre sans l’amoindrir.
Le fuyard et pleurard d’idées qui est le fond de Renan, le petit bourreau élégiaque qui s’attendrit sur ce qu’il frappe, ces côtés bouffons qu’un autre que Caro aurait moulés en mascaron comique, sont touchés, et adoucis, et veloutés, par lui, avec une habileté et une légèreté de main incomparables. C’est de la caricature sérieuse au pastel…
Du reste, j’indique et ne fais rien de plus. Il faut lire, dans le livre même de Caro, les longs chapitres qu’il consacre aux trois maîtres convenus de la philosophie actuelle, et contre lesquels le livre de l’Idée de Dieu est plus spécialement dirigé. Au point de vue des idées, ces chapitres sont une exécution des mieux faites. Au point de vue des amours-propres, c’est une opération, et une opération qui serait très douloureuse sans les ressources du chloroforme de la politesse et les inhalations du compliment… Après Renan, Taine et Vacherot, — les hures de saumon relatives après celle d’Hegel, — nous tombons dans la grenouillère et dans le fretin. Caro ferme son volume par un compte rendu général et rapide des œuvres quelconques de ce temps où l’Idée de Dieu apparaît, comme elle a l’habitude d’apparaître dans la pauvre tête moderne, qui est si troublée.
Excepté l’adorable madame de Gasparin, cette protestante si digne d’être catholique à force de tendresse et de poésie dans la pensée, je ne vois là que des médiocrités pour lesquelles le ferme spiritualiste que ne cesse d’être Caro dans toute l’étendue de son volume est beaucoup trop bon, quand il s’agit de la juste appréciation du talent. On dirait que les tours de force de la politesse auxquels il s’est livré avec Renan, Taine et Vacherot, l’ont amolli en l’assouplissant, et qu’il ne sait plus se tenir debout dans un jugement rigoureux, si ce n’est devant les insensibles et impassibles idées, qui n’ont pas d’amour-propre à blesser !
IV
Tel, en résumé, est ce premier volume de l’Idée de Dieu, que je voudrais faire lire par ma manière d’en parler. On rend plus difficilement compte d’un livre de critique que d’un autre livre… C’est alors de la critique sur de la critique, une pulvérisation infinie ! Il faut une idée en soi, une construction appropriée à cette idée, une architecture, enfin, pour que la critique puisse se prendre vigoureusement à un livre. Or, l’Idée de Dieu de Caro ne se lève pas encore, dans la partie négative d’un ouvrage dont nous attendons la partie affirmative avec impatience.
Je sais la tendance de Caro. Je ne sais pas son idée sur Dieu, son idée sur l’idée première de toute philosophie, qui doit, selon moi, ◀commencer toujours par une théodicée. Mais ce que je sais, ce que ce livre m’a bien appris, c’est que Caro est d’un spiritualisme de bonne trempe qui ne s’est pas laissé fausser par les idées populaires, actuellement, en philosophie, et que son livre est, contre ces idées, une superbe manifestation. L’Idée de Dieu de Caro et les Sophistes de l’abbé Gratry forment, à eux deux, un redoutable boulet ramé, très suffisant pour nettoyer la situation. Ces deux livres se complètent l’un par l’autre. Le même bon sens philosophique en fait le fond. La même clarté y brille, infusée.
L’accent de l’un ne se différencie de l’accent de l’autre que comme l’accent aigu se différencie de l’accent grave ou de l’accent circonflexe. Chose piquante ! c’est l’abbé Gratry qui est l’accent aigu. Il a beau mettre des applications de charité tardive et de baume samaritain sur les blessures qu’il ne craint pas de faire à la vanité sophistique, il ne les y met que parce qu’il a donné ce coup de pointe inconnu à Caro, qui reste l’accent grave, quand sa politesse n’en fait pas l’accent circonflexe.
Et notez bien que ce n’est pas un reproche ! J’aime la charité du prêtre dans l’abbé Gratry, comme j’aime la politesse du philosophe dans Caro. Avec cette charité et cette politesse qui drapent de si haut les coups… que l’on porte si bas, nous sommes plus libres, nous, les brutaux, de jeter à la porte, à notre manière, les réputations et les idées qui n’avaient pas le droit d’entrer !