(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — I » pp. 139-158
/ 2776
(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — I » pp. 139-158

I

La vie de ce poète original, à la fois grave et charmant, est des plus singulières, toute simple au-dehors et semée au-dedans d’écueils et de précipices ; il est arrivé à composer ses œuvres si morales et si attachantes par un chemin très détourné, très éloigné des voies communes, et qu’il n’eût conseillé à personne. On a aujourd’hui sur son compte tous les éclaircissements désirables. Southey, poète et critique, avait publié en 1835 une ample biographie de Cowper en tête d’une édition des œuvres ; on réimprime le tout aujourd’hui. Cette édition de Cowper et cette biographie par Southey, et de plus l’édition donnée par le révérend Grimshawe (1850), fournissent les documents d’une étude complète, ou, pour mieux, dire, cette étude est déjà faite par Southey lui-même : mais la correspondance de Cowper, qui égale en mérite et en pensée ses œuvres poétiques, et qui est encore plus naturelle et surtout plus aisée, offre une lecture où chacun peut choisir sa matière de réflexion et ses coins d’agrément. Il est étonnant que personne n’ait songé à traduire, à extraire de là de quoi former deux volumes en français, qui seraient ce qu’il y aurait de plus neuf et de plus honnêtement récréant.

William Cowper naquit le 26 novembre 1731, d’une famille des plus honorables, et qui avait produit même des membres illustres. Son père était dans l’Église et recteur à Berkhamstead lorsque William y vint au monde. Sa mère Anne Donne, de noble naissance, mourut jeune en 1737, laissant deux fils ; William n’avait alors que six ans, mais il garda des premiers temps de son enfance et des tendresses de sa mère un souvenir vif et profond, gravé plus avant en son cœur par le régime tout différent auquel il fut soumis le lendemain de cette mort ; il a consacré ce souvenir, à plus de cinquante ans de distance, dans des vers composés par lui en recevant d’une cousine le portrait de sa mère (1790). En les lisant, on n’y retrouve pas seulement l’affectueuse émotion qui serait dans le cœur de bien des fils à la vue de ce qui ramène vers les années heureuses, mais on y reconnaît aussi ce qu’il y avait de particulièrement sensible, de tendrement sensitif et douloureux dans cette nature de Cowper, qui avait avant tout besoin de la tiédeur et de l’abri du nid domestique :

En recevant le portrait de ma mère

Oh ! que ces lèvres n’ont-elles un langage ! La vie ne s’est montrée pour moi que trop dure depuis que je t’ai entendue pour la dernière fois. Ces lèvres sont les tiennes ; — c’est bien ton doux sourire que je vois, le même qui me consola si souvent dans mon enfance : il ne leur manque que la parole ; à cela près, comme elles semblent dire clairement : « Ne te chagrine point, mon enfant, chasse loin toutes tes frayeurs ! » La calme intelligence de ton regard aimé (béni soit l’art qui a pu l’immortaliser et ravir au temps le droit de l’éteindre) brille ici sur moi toujours la même.

Et toi qui fidèlement me retraces celle qui m’est si chère, hôte bienvenu quoique inattendu ici, qui m’ordonnes d’honorer d’un vers aimant et simple une mère depuis si longtemps perdue, j’obéirai non seulement de bon gré, mais avec joie, comme si l’ordre me venait d’elle ; et tandis que ces traits viennent renouveler ma filiale douleur, l’imagination ourdira un charme pour me consoler ; elle me plongera dans une rêverie élyséenne : — songe d’un moment qui me fera croire que tu es elle.

Ma mère, lorsque j’appris que tu étais morte, dis, est-ce que tu as eu conscience des pleurs que j’ai versés ? Ton esprit, d’en haut, se pencha-t-il sur ton fils désolé, malheureux déjà dans ce voyage à peine commencé de la vie ? Peut-être qu’alors tu me donnas un baiser que je ne sentis pas, peut-être une larme, si les âmes peuvent pleurer dans la béatitude. Ah ! si j’en crois ce sourire maternel, il me répond : Oui ! — J’entendis la cloche sonner pour ton jour de funérailles ; je vis le corbillard qui t’emportait lentement, et dans ma chambre d’enfant, me détournant de la fenêtre, je poussai un long, long soupir, et je pleurai un dernier adieu… Mais est-ce bien le dernier ? — Oui, c’est le dernier. — Là où tu es allée, les adieux sont des sons inconnus. Que je puisse seulement te retrouver sur ce pacifique rivage, et des paroles d’adieu ne sortiront plus de mes lèvres ! Tes servantes, touchées elles-mêmes de ma douleur, me donnèrent plus d’une fois la promesse de ton prompt retour. Longtemps je crus à ce que je désirais ardemment, et, toujours déçu, je me laissais tromper toujours, leurré chaque matin d’une attente nouvelle, et dupe du lendemain, même dès l’enfance ! Ainsi vinrent et passèrent bien des tristes lendemains jusqu’à ce qu’enfin, tout mon fonds de douleur d’enfant étant épuisé, j’appris à me soumettre à mon lot ; mais tout en te pleurant moins, je ne t’oubliai jamais.

Là, où nous avons habité autrefois, notre nom ne se prononce plus ; des enfants, qui ne sont plus les tiens, ont foulé le parquet où j’appris à marcher, et là où le long de cette rue, le jardinier Robin me traînait chaque matin à l’école, enchanté de ma voiture d’enfant, enveloppé d’un chaud manteau écarlate et coiffé d’une toque de velours, c’est devenu maintenant une histoire peu connue qu’autrefois nous appelions la maison pastorale la nôtre.

Possession éphémère ! mais le pieux registre que garde ma mémoire de toutes tes tendresses en ce lieu, survit toujours à bien des orages qui ont effacé mille autres sujets moins profondément gravés. Les visites de nuit que tu faisais dans ma chambre pour savoir si j’étais sain et sauf et chaudement couché ; tes largesses du matin avant le départ pour l’école, le biscuit ou la prune confite ; l’eau odorante que ta main prodiguait à mes joues jusqu’à ce qu’elles fussent brillantes de fraîcheur et luisantes, tout cela, et ce qui fait plus chérir que tout encore, ce courant continu d’amour que rien en toi n’interrompait, que ne troublèrent jamais ces débordements et ces sécheresses que crée une humeur inégale ; tous ces souvenirs, toujours lisibles dans les pages de ma mémoire et qui le seront jusqu’à mon dernier âge, ajoutent le plaisir au devoir, me font une joie de te rendre de tels honneurs que le peuvent mes vers ; un bien fragile témoignage peut-être, mais sincère, et qui ne sera point méprisé au ciel, quand il passerait inaperçu ici-bas…

Si le Temps pouvait, retournant son vol, ramener les heures où jouant avec les fleurs brodées sur ta robe, — violette, œillet et jasmin, — je les dessinais sur le papier avec des piqûres d’épingle (et toi, pendant ce temps-là, tu étais encore plus heureuse que moi, tu me parlais d’une voix douce et tu me passais la main dans les cheveux, et tu me souriais) ; si ces jours rares et fortunés pouvaient renaître, s’il suffisait d’un souhait pour les ramener, en souhaiterais-je le retour ? Je n’oserais me fier à mon cœur ; ce délicieux bonheur semble si désirable ! peut-être j’y voudrais revenir ! — Mais non, ce qu’ici nous nommons la vie est chose si peu digne d’être aimée, et toi, ma mère, tu m’es si aimable que ce serait te payer bien mal que de contraindre ton esprit délivré à reprendre ses fers…

La mort de sa mère livra le jeune enfant aux mains des étrangers ; son père, homme estimable, n’eut point pour ce fils délicat et timide les attentions qu’il aurait fallu. Dans une pension où fut envoyé Cowper, il fut victime de la tyrannie d’un de ses camarades plus âgé qui, le voyant si craintif et si sensible, l’avait pris pour souffre-douleur. Un mal d’yeux interrompit quelque temps ses études ; il fut mis ensuite à l’école de Westminster, où il eut pour amis des condisciples distingués qui se firent connaître depuis ; il y resta jusqu’à dix-huit ans. Comme il s’est, dans la suite, prononcé en toute occasion contre les inconvénients de l’éducation publique, telle surtout qu’elle existait alors, on a cherché dans les circonstances de ses premières années à expliquer cette opinion qui s’accorde si bien d’ailleurs avec toute sa manière de sentir et de craindre. À le voir, cependant, tel qu’il était d’abord et qu’il dut être avant les accidents qui rembrunirent ses pensées, il paraît avoir eu bien des heures de gaieté, de joie, et de la plus gracieuse sociabilité ; il excellait aux jeux de son âge, et particulièrement à la crosse et au ballon. Au sortir de l’école de Westminster, il entra dans une étude d’homme de loi, et y passa trois années ; il dit n’y avoir jamais travaillé sérieusement et avoir perdu tout ce temps à rire et à faire des espiègleries de clerc, du matin au soir, avec son camarade d’étude, le futur lord chancelier Thurlow. Ce dernier, au milieu de ses folâtreries, ne laissait pas sans doute de se préparer à la carrière de travaux positifs où ses talents rencontrèrent bientôt leur utile et illustre emploi. Cowper se reprochait fort la perte de ces années décisives qu’il comparait, en langage des champs, au temps des semailles ; on n’a plus tard des gerbes qu’à ce prix : « La couleur de toute notre vie, pensait-il, est généralement telle que la font les trois ou quatre premières années dans lesquelles nous sommes nos maîtres. C’est bien alors qu’on peut dire que nous formons de nos mains notre destinée, et que nous amassons pour nous-mêmes une suite de succès futurs ou de mécomptes. » Au sortir de l’étude de M. Chapman (c’était le nom de l’homme de loi), il élut domicile au Temple, qui est le quartier des légistes de profession, et là, tandis qu’il vivait seul, il ressentit les premières atteintes de la maladie qui, sous une forme ou sous une autre, reparut et persista cruellement aux diverses époques de sa vie. C’était un état d’abattement, de désespoir et de terreur qui le laissait en proie aux plus sinistres pensées et aux images lugubres. Toutes études agréables lui étaient devenues impossibles, et ses plus chères lectures ne lui procuraient aucun soulagement. L’idée religieuse s’éveilla alors dans son âme ; il recourut à Dieu par la prière ; se trouvant à Southampton, où les médecins l’avaient envoyé pour changer d’air et se distraire, il y eut une heure, un moment, où dans une promenade qu’il faisait aux environs avec quelques amis, par une brillante matinée, s’étant assis sur une hauteur d’où la vue embrassait la mer et les coteaux boisés du rivage, il sentit tout d’un coup comme si un nouveau soleil s’était levé dans le ciel et lui éclaircissait l’horizon : « Je me sentis soulagé de tout le poids de ma misère ; mon cœur devint léger et joyeux en un instant ; j’aurais pleuré avec transport si j’avais été seul. » On a souvent noté, dans les conversions qui tardèrent longtemps à s’accomplir, ces signes avant-coureurs et comme ces premières atteintes, ces premiers coups de soleil de la grâce. Cowper, alors âgé de vingt-deux ans, ne tint pas compte de ce qu’il jugea plus tard avoir été un appel et un avertissement ; il attribua bientôt l’amélioration de son état au simple changement d’air et aux divertissements du lieu, et il retourna à Londres reprendre sa vie, non pas licencieuse, mais gaiement dissipée et diversement légère.

Il devint avocat sans cause, se lia fort avec quelques gens de lettres de son âge, fut d’un club avec eux ; il fit des vers, des essais moraux satiriques qui parurent dans les journaux et revues du temps. On a recueilli avec soin ces premières productions de Cowper ; on y distingue déjà un caractère de finesse, d’observation maligne et de tournure moralisante qu’il développera par la suite, mais il n’y avait encore aucun cachet propre, aucune originalité.

Les passions ne semblent pas l’avoir fortement agité ; il aima une de ses cousines germaines qui le paya de retour, mais le père de la jeune lille s’opposa au mariage, et Cowper ne paraît pas en avoir beaucoup souffert. Il continuait de vivre ainsi de cette vie sans règle et sans excès apparent, lettré amateur, agréable à sa société, badin, d’une espièglerie spirituelle et vive, semblant avoir pris pour devise ce mot d’un poète : « Dilecto volo lascivire sodali », et, pour tout dire, le plus aimable des compagnons, lorsque arriva le grand événement qui l’arracha à la société, le plongea en d’inexprimables angoisses et l’amena graduellement, et par des épreuves douloureuses, à un état de rajeunissement et de maturité d’où sortirent des productions de génie.

Il avait perdu son père depuis plusieurs années, et il dissipait doucement son patrimoine, lorsque venant à sentir la nécessité de ce qu’on appelle une position, il eut recours à un ami, à un parent en crédit qui le fit nommer secrétaire à la Chambre des lords. Il y avait dans le même moment deux de ces places de secrétaires vacantes, dont l’une obligeait plus que l’autre à paraître et à lire en public. Cowper, après de grandes perplexités, se détermina pour la place qui répond à celle de secrétaire archiviste, moins lucrative, mais où il jugeait qu’il n’aurait point à se produire en personne. Toutefois, une opposition s’étant élevée dans la Chambre au sujet de sa nomination, il vit qu’il aurait à comparaître à la barre et à y subir une espèce d’examen sur son degré d’aptitude et de capacité. Cette seule idée suffit à bouleverser toute sa machine ; il eut beau faire effort pour se préparer et se mettre en mesure, il avait entrepris au-dessus de ses forces : « Ceux, dit-il, qui sont organisés comme moi, et à qui une exhibition publique d’eux-mêmes, en n’importe quelle occasion, est un poison mortel, peuvent seuls avoir quelque idée de l’horreur de ma situation ; les autres ne sauraient se la figurer. » Des mois se passèrent dans cette lutte pénible et dans cette attente, qu’il a comparée à celle du condamné qui voit approcher le jour de son exécution. Il essaya dans cet intervalle de diverses formes de suicide, et, le matin même où on le vint chercher pour le conduire à son examen de Westminster, on le trouva qui avait tenté sur lui-même un acte désespéré de strangulation : il fallut le transporter dans une maison de santé. Il avait alors trente-deux ans.

Pendant plus de dix-huit mois de séjour en cette maison de santé du docteur Cotton à Saint-Alban (décembre 1763 — juin 1765), il eut à traverser bien des crises et des épreuves morales avant d’arriver à une sorte de guérison. Ses facultés étaient revenues assez au complet dès le huitième mois, depuis une visite qu’il reçut de son frère le révérend John Cowper, homme d’église, savant et régulier, et qui était venu de Cambridge pour le voir, en juillet 1764. Il était pourtant toujours sous une impression de terreur et d’effroi : cette impression accablante ne cessa soudainement qu’un jour que, lisant l’Écriture, son regard s’arrêta sur un verset de la troisième épître de saint Paul aux Romains. Il en éprouva une telle consolation et une vue de foi si pleine et si lumineuse, que le médecin craignit que cette brusque transition du désespoir à la joie n’amenât à son tour une crise nouvelle. — « L’homme, a dit admirablement Cowper dans un de ses meilleurs poèmes, est une harpe dont les cordes échappent à la vue, chacune rendant son harmonie lorsqu’elles sont bien disposées ; mais que la clef se retourne (ce que Dieu, s’il le veut, peut faire en un moment), dix mille milliers de cordes à la fois se relâchent, et jusqu’à ce qu’il les accorde de nouveau, elles ont perdu toute leur puissance et leur emploi. »

La convalescence se soutenant, Cowper résolut de changer tout son train de vie, et renonçant pour jamais à Londres qu’il appelait le théâtre de ses abominations, et qui l’était plutôt de ses légèretés, il chargea son frère de lui trouver une retraite de campagne dans quelque petite ville, non éloignée de Cambridge. Son frère lui loua un logement à Huntingdon, et Cowper s’y rendit au mois de juin 1765 avec un domestique qui raccompagnait. Il y vécut quelques mois à peu près seul, évitant les visites, éludant les relations de voisinage, et « ne voulant de commerce, disait-il, qu’avec son Dieu en Jésus Christ. » Pauvre oiseau blessé ; il cherchait à s’y blottir, à s’y refaire peu à peu, à s’y guérir en silence de sa plaie, et à y apaiser ses trop longues et trop poignantes épouvantes. Une vie si solitaire n’aurait sans doute pas tardé à produire une récidive de mélancolie, s’il n’avait eu l’idée, qu’il jugea une inspiration d’en haut, de se rapprocher d’une famille avec laquelle il avait fait connaissance quelques mois auparavant. Un matin, en sortant de l’église, le jeune Unwin, fils d’un ministre du lieu, aimable jeune homme de vingt et un ans, s’était approché de Cowper qui allait se promener mélancoliquement seul sous une rangée d’arbres ; il lui avait fait des prévenances et s’était invité lui-même à prendre le thé avec lui pour l’après midi. Cowper, en causant avec ce jeune homme, rencontra avec une joie inexprimable une âme nourrie des plus vives notions du christianisme, tel qu’il le concevait lui-même ; il fut introduit bientôt dans la famille, et dès lors une amitié s’engagea qui décida de toute la vie, et, l’on peut dire, de toutes les facultés et des talents du poète.

La famille Unwin se composait du père, de Mme Unwin, plus âgée que Cowper de sept ans, et qui devint pour lui comme une mère, du fils dont je viens de parler et d’une fille :

Ce sont les plus aimables gens qu’on puisse imaginer, écrivait Cowper à un de ses amis dès les premiers temps de cette relation ; ils sont tout à fait sociables, et en même temps aussi affranchis que possible de toutes ces civilités cérémonieuses, ordinaires au monde comme il faut de province. Ils me traitent plutôt comme un proche parent que comme un étranger, et leur maison est toujours ouverte pour moi. Le vieux monsieur me conduit à Cambridge dans sa voiture : c’est un homme de savoir, de bon sens, et aussi simple que le curé Adams (dans le roman de Joseph Andrews, de Fielding). Sa femme a une intelligence des plus distinguées ; elle a beaucoup lu et à bonne fin, et est plus polie qu’une duchesse. Le fils, qui appartient à Cambridge, est le plus aimable jeune homme, et la fille aussi tout à fait en accord avec le reste de la famille. Ils voient peu de monde, ce qui me convient parfaitement ; à quelque moment que j’y aille, je trouve une maison pleine de paix et de cordialité dans tout ce qui la compose, et je suis sûr de n’y entendre aucune médisance, mais, au lieu de cela, un sujet d’entretien qui nous rend meilleurs. — Cette femme, écrit-il encore de Mme Unwin, est une bénédiction pour moi, et je ne la vois pas de fois que je ne devienne meilleur dans sa compagnie.

Timide et effarouché aisément comme il l’était, il avait toujours demandé au ciel, en sortant de Saint-Alban, qu’il plût à la Providence de lui procurer un appui et une assistance de cette sorte, une mère enfin : « Qu’on est heureux, s’écriait-il, de pouvoir penser avec une ferme confiance que nos demandes sont entendues, au moment même où nous les faisons ! » et il voyait dans cette rencontre l’accomplissement et comme le dernier coup de main que le Tout-Puissant voulait donner à sa guérison spirituelle et à sa conversion. Bientôt l’intimité se resserrant, et la suggestion intérieure devenant plus pressante, Cowper alla loger chez les Unwin, et du premier jour il y fut moins leur pensionnaire qu’un membre régulier de la famille. Il a décrit dans une lettre à une parente la manière dont ses journées étaient ordonnées dans les premiers temps de cette réunion, et comment la vie s’y passait en commun presque ainsi que dans un couvent : le déjeuner entre huit et neuf heures ; de là, jusqu’à onze, lecture de l’Écriture ou de quelque sermon ; à onze heures, le service divin, qui se faisait deux fois chaque jour. De midi à trois heures, chacun allait de son côté et vaquait à ses goûts et à sa récréation ; il employait cet intervalle soit à lire dans sa chambre, soit à se promener, même à monter à cheval, ou à travailler dans le jardin. Après le dîner, qui avait lieu à trois heures, si le temps le permettait, on allait au jardin où, entre Mme Unwin et son fils, il s’entretenait jusqu’au thé de sujets sérieux et chrétiens. S’il pleuvait ou s’il faisait trop de vent pour sortir, la conversation se tenait au-dedans, ou bien on chantait quelques hymnes que Mme Unwin accompagnait sur le clavecin, et dans ce petit concert spirituel, c’était le cœur de chacun qui faisait le mieux sa partie. Après le thé, on sortait tout de bon pour faire une grande promenade. Mme Unwin était une excellente marcheuse, et Cowper et elle faisaient d’ordinaire quatre milles (plus d’une lieue) avant de rentrer au logis. Dans les jours courts, la promenade trouvait sa place entre l’heure de midi et celle du dîner. Quant à la soirée, elle se passait, avant et après le souper, comme la matinée avait commencé, dans des conversations sérieuses, des lectures, et elle se terminait par une prière en commun. Cette vie à demi monastique s’accordait avec une joie intérieure et une allégresse véritable ; elle était assurément des plus conformes à ce qu’exigeaient alors le raffermissement moral et la sensibilité si récemment ébranlée de Cowper.

Un malheur vint à la traverse au commencement de la seconde année. Le chef de famille, M. Unwin, fit une chute de cheval et mourut. Sa veuve fut amenée à changer de résidence ; elle se décida pour le joli pays d’Olney, où l’attirait la présence du pasteur M. Newton, homme révéré par un troupeau choisi. Cowper, dont la destinée n’était plus séparable de celle de Mme Unwin, alla donc demeurer avec elle à Olney dans l’automne de 1767. On s’est demandé s’il n’avait eu à aucun temps l’idée d’épouser Mme Unwin devenue veuve ; il ne paraît pas qu’une telle pensée se soit jamais présentée à leur esprit ni à leur cœur à l’un ni à l’autre : il n’était pour elle qu’un fils aîné et un malade, dont elle savait toutes les souffrantes délicatesses, et au service, à la surveillance duquel, en devenant plus seule, elle s’était tout entière consacrée ; elle n’était pour lui que la plus tendre et la plus intelligente des mères.

La maladie de Cowper continuait encore sous une forme religieuse, et il ressentait souvent des terreurs que ses amis faisaient tout pour combattre et pour guérir, mais que pourtant leur doctrine rigide sur la prédestination et sur la grâce n’était que trop propre à fomenter : « Il se présente à moi toujours formidable, disait-il de Dieu, excepté quand je le vois désarmé de son aiguillon pour l’avoir plongé comme en un fourreau dans le corps de Jésus-Christ. » Ces terribles images du Jugement et de la réprobation, même au moment où il croyait en avoir triomphé, le poursuivaient donc et dominaient encore sa pensée. Dans les premières années de ce séjour à Olney, M. Newton essaya d’occuper l’imagination de Cowper et de la détourner par une voie religieuse encore et déjà poétique, en l’engageant à écrire de concert avec lui quelques hymnes pour la petite communauté du lieu. Ces hymnes, qui ne furent complétées et publiées qu’en 1779, et sans que Cowper distinguât les pièces de sa composition dans le recueil autrement que par une initiale, commencèrent à exercer ses loisirs dès 1771. Voici une traduction ou imitation en français d’une des plus citées, et dans laquelle on verra qu’il essaye de combattre et de réfuter sa propre terreur, de se rassurer contre ses craintes habituelles :

Dans un chemin mystérieux
    L’esprit de Dieu voyage,
Sur les flots, dans l’ombre des cieux,
    Tout voilé par l’orage.

Relève-toi, chrétien tremblant ;
    Le nuage qui gronde,
Gros de tendresse, en éclatant,
    Rafraîchira le monde.

Ah ! comment le jugerions-nous ?
    En lui l’amour respire :
Sous l’air imposant du courroux
    Il cache son sourire.

Ses projets mûrissent toujours ;
    Sa graine germe et pousse ;
Le bouton, amer quelques jours,
    Donne une fleur plus douce.

En vain on veut lever les yeux
    Aux desseins qu’on lui prête :
Il est son seul juge en tous lieux,
    Et son seul interprète19.

Une pensée se présente naturellement dans l’étude de cette maladie religieuse de Cowper : c’est qu’il eût été à souhaiter pour lui qu’entre un Dieu si puissant et si mystérieux jusque dans ses miséricordes et la créature si prosternée, il eût su voir encore, et se donner quelques points d’appui rassurants, soit dans une Église visible ayant pour cela autorité et pouvoir, soit dans des intercesseurs amis comme le sont pour des âmes pieuses la Vierge et les saints ; mais, lancé seul, comme il l’était, sur cet océan insondable des tempêtes et des volontés divines, le vertige le prenait malgré lui, et il avait beau adorer l’arbre du salut, il ne pouvait croire, pilote tremblant et timide, qu’il ne fût point voué à un inévitable naufrage.

La guérison qui semblait en si bonne voie lors de son arrivée à Olney rétrograda tout à coup, et un nouveau trouble vint ébranler profondément cette vive et si pénétrante intelligence. L’année 1773 fut presque aussi funeste pour Cowper que l’avait été celle de 1763. Mme Unwin veilla auprès de lui, l’arracha tant qu’elle put à lui-même, et entoura de soins angéliques sa longue et graduelle convalescence, qui demanda bien des saisons. En 1774, il était mieux, mais incapable de toute lecture et de toute distraction de société, et il avait toutefois besoin absolument de s’occuper à quelque chose, mais sans fatiguer son attention. C’est alors que, passant une grande partie de sa journée au jardin, il eut l’idée d’apprivoiser de jeunes lièvres. On lui en avait donné un auquel il avait pris plaisir, et, quand on le sut, il lui en vint de plusieurs côtés :

J’entrepris, a-t-il raconté dans un agréable récit, d’élever trois des levrauts qu’on m’avait apportés, et pour les distinguer ici, je vous dirai les noms que je leur avais donnés, Puss, Tiney et Bess. Malgré les deux appellations féminines, vous saurez que c’étaient trois mâles. Me faisant aussitôt charpentier, je leur construisis une maisonnette ; chacun y avait une loge séparée, disposée de façon à y maintenir une exacte propreté… Pendant le jour, ils avaient la jouissance d’une salle commune, et, à la nuit, chacun se retirait dans son lit et sans jamais prendre celui d’un autre.

Puss s’apprivoisa et devint aussitôt familier ; il ne demandait qu’à sauter sur mes genoux, il se dressait sur ses pieds de derrière et mordillait le bout de mes cheveux. Il se laissait volontiers prendre et emporter dans mes bras, et plus d’une fois il lui est arrivé de s’endormir sur moi. Il fut malade trois jours ; durant ce temps, je le nourris moi-même, je le tins séparé de ses compagnons pour qu’ils ne lui fissent point de mal (car les lièvres, comme plusieurs autres animaux sauvages, tourmentent l’individu de leur espèce, qu’ils voient malade), et, grâce à des soins constants et en le traitant avec des herbes variées, je lui rendis une parfaite santé. Nulle créature ne saurait se montrer plus reconnaissante que mon pauvre malade après sa guérison : il exprimait sa gratitude de la manière la plus significative en me léchant la main, le dos de la main d’abord, puis la paume, puis chaque doigt séparément, comme s’il s’était inquiété de ne laisser aucune partie sans remerciement ; cérémonie qu’il ne renouvela jamais qu’une seule fois depuis et dans une occasion toute semblable. Le trouvant tout à fait doux et traitable, j’avais pris l’habitude de l’emporter toujours après déjeuner dans le jardin, où il se cachait ordinairement sous les feuilles d’un plant de concombres, y sommeillant ou y ruminant jusqu’au soir : les feuilles lui fournissaient aussi un régal favori. Je ne l’eus pas longtemps habitué à ce goût de liberté sans qu’il commençât à se montrer impatient de voir revenir l’heure d’en jouir. Il cherchait à m’inviter à aller au jardin en tambourinant des pattes sur mon genou, ou par un regard d’une telle expression qu’il n’était pas possible de s’y tromper. Si cette rhétorique ne lui réussissait pas assez vite, il se mettait à prendre le pan de mon habit entre ses dents et à le tirer de toute sa force. On peut donc dire de Puss qu’il s’était complètement apprivoisé, que la timidité, la sauvagerie de sa nature, avait tout à fait disparu, et, en un mot, il était visible, à mille signes qu’il serait superflu d’énumérer, qu’il était plus heureux dans la société de l’homme que lorsqu’il était enfermé avec ses compagnons naturels.

Il n’en fut point ainsi de Tiney ; sur lui les plus doux traitements n’eurent pas le moindre effet. Lui aussi, il fut malade, et dans sa maladie il eut également part à mes soins et à mon attention ; mais si, après sa guérison, je prenais la liberté de le caresser de la main, il grognait, frappait des pieds de devant, s’élançait ou mordait. Cependant il était fort amusant à sa manière ; ses maussaderies mêmes étaient un sujet de divertissement, et, dans ses jeux, il gardait un tel air de gravité, et il s’acquittait de ses repas avec une telle solennité de manières, qu’en lui aussi j’avais un agréable compagnon.

Bess, qui mourut peu après avoir atteint sa pleine croissance, et pour être rentré trop tôt dans sa loge qu’on venait de laver et qui était encore tout humide, Bess était un lièvre de l’humeur la plus gaie et la plus drôle. Puss avait été apprivoisé par de bons traitements ; Tiney n’était point de nature à être apprivoisé du tout ; et Bess avait une hardiesse et une confiance qui le rendirent familier dès le commencement. Je les admettais toujours au salon après le souper, là où le tapis offrant à leurs pieds plus de prise, ils pouvaient sautiller, bondir et se livrer à mille gambades dans lesquelles Bess, comme étant remarquablement fort et hardi, était toujours supérieur aux autres et se montrait le Vestris de la bande…

De ces trois lièvres, Puss est celui que Cowper a pris le plus soin d’immortaliser. Il le garda pendant près de douze ans, le célébra dans un des livres du poème de La Tâche, se félicitant d’avoir gagné toute sa confiance et d’avoir détruit en lui toute crainte : « Si je te survis, disait-il, je creuserai ta fosse et, en t’y plaçant, je dirai avec un soupir : J’ai connu au moins un lièvre qui a eu un ami. » — On trouva dans ses papiers un mémorandum notant la date et les circonstances de la mort du pauvre Puss.

Il n’est pas étonnant, remarque-t-il encore, que mon intime connaissance avec ces échantillons de l’espèce m’ait appris à avoir en horreur l’amusement du chasseur ; celui-ci sait bien peu quelles aimables créatures il persécute, de quelle gratitude ils sont capables, combien ils sont folâtres et gais d’humeur, avec quel bonheur ils jouissent de la vie, et que s’ils sont pénétrés, comme on les voit, d’une crainte si particulière de l’homme, c’est uniquement parce que l’homme leur a donné trop de motifs pour cela.

Timide lui-même et si sujet à la terreur, Cowper faisait de ces animaux à lui un rapprochement naturel : il leur appliquait le mot miséricordieux et humain du poète : « non ignora mali… », et il eût volontiers répété aussi avec un poète de l’Orient : « Ne fais point de mal à une fourmi qui traîne un grain de blé, car elle a une vie, et cette douce vie lui est chère.

Durant les six années suivantes (1774-1780), l’esprit de Cowper et ses facultés effrayées vont se recueillir et se relever peu à peu, jusqu’à ce qu’il arrive insensiblement à les posséder dans toute leur force et dans toute leur grâce, et à trouver pour la première fois (phénomène singulier !) tout son fruit et toute sa fleur poétique réunis sous un rayon inespéré, à l’âge de cinquante ans.

La lecture et la faculté de composition ne lui revinrent que peu à peu ; les occupations manuelles eurent longtemps le dessus : « Rousseau aurait été content de moi, dit Cowper, en me voyant ainsi travailler, et il se serait écrié avec ravissement : J’ai trouvé mon Émile ! » Le ciseau et la scie étaient ses principaux outils, et il fabriquait « des tables comme on en peut voir, et des escabeaux comme il n’y en eut jamais. » Plaisantant plus tard sur les occupations de divers genres qu’il s’était créées à cette époque où il lui fallait échapper à tout prix aux inconvénients et aux dangers du rien faire, il disait encore :

J’ai, dans cette vue unique, entrepris bien des métiers auxquels la nature ne m’avait pas destiné, quoique dans le nombre il y en ait où j’ai fait de remarquables progrès par la seule force d’une héroïque persévérance. Il n’y avait point de monsieur dans tout le pays qui pût se vanter d’avoir mieux fait que moi des loges d’écureuils, des niches de lapins ou des cages d’oiseaux ; et en ce qui est de faire des filets (de pêche ou de chasse), je ne reconnaissais point de supérieur. J’eus même la hardiesse de prendre eu main le crayon, et j’étudiai toute une année l’art du dessin. Bien des figures en sortirent, qui avaient au moins le mérite de n’avoir point leurs pareilles ni dans l’art ni dans la nature. Mais avant la fin de l’année, j’eus occasion de m’émerveiller du progrès qu’on peut faire en dépit de l’insuffisance naturelle et par la seule opiniâtreté de la pratique ; car j’en vins à produire trois paysages qu’une dame jugea dignes d’être encadrés et mis sous verre. Alors je pensai qu’il était grand temps de changer cette occupation pour une autre, de peur, dans mes productions suivantes, de compromettre l’honneur que je m’étais si heureusement acquis. Mais le jardinage fut de toutes mes occupations celle dans laquelle je réussis le mieux, quoique, même en cela, je n’aie point atteint du premier coup la perfection. Je commençai par des laitues et des choux-fleurs ; de là je passai aux concombres, puis aux melons ; alors j’achetai un oranger auquel, en temps opportun, j’ajoutai deux ou trois myrtes. Ils me procurèrent jour et nuit de l’occupation pendant tout un dur hiver ; pour les défendre de la gelée dans une situation où ils y étaient fort exposés, il me fallut dépenser bien de l’habileté et bien des soins. Je m’arrangeai pour leur donner une chaleur de foyer, et j’ai, bien des nuits consécutives, trotté à travers la neige avec le soufflet sous mon bras au moment de m’aller coucher, pour aller donner le dernier coup de feu à la braise, de peur que la gelée ne les saisit avant le matin. De très petits commencements ont quelquefois de grandes suites. Pour avoir élevé deux ou trois petits arbres verts, l’ambition me prit d’avoir une serre, et en conséquence je me mis à en bâtir une. Ce fut, si j’en excepte les vers, ce qui m’amusa le plus longtemps de tout ce que j’avais imaginé d’inventions et d’expédients de tout genre pour échapper au malheur de n’avoir rien à faire.

La poésie commençait à le partager ; il y recourait de temps en temps, mais seulement quand il avait quelque chose de particulier et de plus vif à exprimer, et qui lui eût paru excessif en prose : les vers alors lui semblaient « le seul véhicule convenable à la véhémence de l’expression ». Il ne se donnait que de courts sujets qui avaient trait aux choses du moment, quelquefois à la politique (car c’était le temps de la guerre d’Amérique, et Cowper était à bien des égards un Anglais de vieille roche) ; mais le plus ordinairement, il ne s’agissait dans ses vers que des accidents de son jardin. Il faisait des vers latins non sans quelque recherche, et le plus souvent de petites fables morales en anglais. En voici une, par exemple :

Le rossignol et le ver luisant

Un rossignol qui, tout le long du jour, avait réjoui le village de son chant et n’avait suspendu ses notes ni au crépuscule ni même lorsque la soirée fut finie, commença à ressentir autant qu’il le pouvait les appels aigus de la faim ; lorsque, regardant avidement à l’entour, il avisa tout à coup au loin sur la terre quelque chose qui brillait dans l’ombre, et il reconnut le ver luisant à son étincelle. Aussitôt s’abattant du sommet de l’aubépine, il pensa à le mettre dans son gosier. Le ver, avant pris garde à son intention, le harangua ainsi très éloquemment : « Si vous admiriez ma lampe, lui dit-il, autant que moi votre art, ô ménestrel, vous auriez horreur de me faire du mal autant que moi d’attenter à votre chanson ; car c’est la même puissance divine qui nous a appris, vous à chanter et moi à briller, afin que vous avec votre musique, moi avec ma lumière, nous puissions embellir et réjouir la nuit. » Le chanteur entendit cette courte harangue, et, gazouillant son approbation, il le laissa, comme le dit mon histoire, et il alla trouver un souper quelque part ailleurs.

De ceci les sectaires querelleurs peuvent apprendre à démêler leur véritable intérêt : que le frère ne devrait point guerroyer contre le frère, qu’il ne faut se déchirer ni se dévorer entre soi, mais plutôt chanter et briller par un doux accord, jusqu’à ce que cette pauvre nuit passagère de la vie soit écoulée ; respectant ainsi l’un chez l’autre les dons de la nature et de la grâce.

Ceux-là entre les chrétiens méritent le mieux ce nom, qui ont à cœur de faire de la paix leur but ; la paix, qui est à la fois le devoir et la récompense de celui qui rampe et de celui qui vole2.

D’abord il ne faisait des vers que par manière d’amusement, comme il faisait des cages, comme il soignait des fleurs, comme il dessinait le paysage, cependant avec feu toujours ; il avait des veines pour chacun de ses goûts, et quand l’un le tenait, les autres devaient céder le pas pour quelque temps. Il ne goûtait rien médiocrement : « Je n’ai jamais reçu, disait-il, un petit plaisir de quoi que ce soit dans ma vie : si j’ai une impression de joie, elle va à l’extrême. » Il commençait aussi à écrire à quelques amis de jolies lettres soignées, élégantes, ingénieuses dans leur naturel. Son esprit réveillé, et, à quelques égards, réparé par un si long repos, le tourmentait par accès, et il ne savait qu’en faire. Le physique pourtant n’était pas de force encore à supporter une longue attention ; et il compare le réseau des fibres de son cerveau à une toile d’araignée : une seule pensée obstinée qui s’y loge ébranle et compromet toute la contexture. Cependant le génie devenait plus fort et sentait ses ailes :

Hélas ! s’écriait-il, le jour où il envoyait à un ami cette fable du rossignol et du ver luisant, que puis-je faire de mon esprit ? Je n’en ai point assez pour faire de grandes choses, et ces petites choses sont si fugitives, que lorsqu’on attrape un sujet, on ne fait que remplir sa main de fumée. Je dois en agir avec mon esprit comme je fais avec ma linotte : je la garde le plus habituellement en cage ; mais de temps à autre je lui ouvre la porte, afin qu’elle puisse voleter un peu autour de la chambre, et puis je la renferme de nouveau. Mon esprit voletant a donc produit la petite pièce que voici…

Et c’était cette fable qu’il envoyait. Partout, dans ses lettres, dans ses vers de cette époque (1780), perce du milieu des parties graves le plus gracieux enjouement. On se surprend à dire : Quelle nature vive, folâtre, pleine de gentillesse, curieuse et ouverte à toute impression, quand elle n’est pas sombre ! Comme le printemps lui cause une légère ivresse ! il y a chez lui de l’écureuil dans cette gaieté qu’il lui inspire. Mais les grands et sérieux côtés reparaîtront toujours : cette aimable créature a eu un côté frappé et foudroyé.