(1889) L’art au point de vue sociologique « Préface de l’auteur »
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(1889) L’art au point de vue sociologique « Préface de l’auteur »

Préface de l’auteur

La tâche la plus haute du dix-neuvième siècle a été, semble-t-il, de mettre en relief le côté social de, l’individu humain et en général de l’être animé, qui avait été trop négligé par le matérialisme à forme égoïste du siècle précédent. Le système nerveux n’apparaît plus aujourd’hui que comme le siège de phénomènes dont le principe dépasse de beaucoup l’organisme individuel : la solidarité domine l’individualité. Le dix-huitième siècle s’était achevé avec les théories égoïstes d’Helvétius, de Volney, de Bentham, correspondant au matérialisme encore trop naïf de La Mettrie et même de Diderot : c’était la science qui commençait, et qui s’en tenait encore aux surfaces. La chimie ne faisait que naître avec Lavoisier ; la vraie physiologie était encore à venir : on ne cherchait guère alors à pénétrer dans l’intérieur de l’organisme, à sonder la cellule vivante ou l’atome, encore moins la conscience. Le dix-neuvième siècle n’a pas seulement élargi la science, il l’a considérablement approfondie, il l’a fait passer du dehors au dedans ; la physiologie s’est perfectionnée assez pour toucher à la psychologie, et, à mesure que la science du système nerveux est allée grandissant, on a mieux compris combien étaient insuffisantes les vues du matérialisme brut et égoïste. D’un côté, la matière s’est subtilisée toujours davantage sous l’œil du savant, et le mécanisme d’horlogerie de La Mettrie est devenu tout à fait impuissant à rendre compte de la vie : la physiologie s’est affirmée à part et au-dessus de la physique élémentaire. D’un autre côté l’individu, que l’on considérait comme isolé, enfermé dans son mécanisme solitaire, est apparu comme essentiellement pénétrable aux influences d’autrui, solidaire des autres consciences, déterminable par des idées et sentiments impersonnels. Il est aussi difficile de circonscrire dans un corps vivant une émotion morale, esthétique ou autre, que d’y circonscrire de la chaleur ou de l’électricité ; les phénomènes intellectuels ou physiques sont essentiellement expansifs ou contagieux. Les faits de sympathie, soit nerveuse, soit mentale, sont de mieux en mieux connus ; ceux de contagion morbide, ceux de suggestion et d’influence hypnotique commencent à être étudiés scientifiquement. De ces cas maladifs, qui sont les plus faciles à connaître, on passera peu à peu aux phénomènes d’influence normale entre les divers cerveaux et, par cela même, entre les diverses consciences. Le dix-neuvième siècle finira par des découvertes encore mal formulées, mais aussi importantes peut-être dans le monde moral que celles de Newton ou de Laplace dans le monde sidéral : attraction des sensibilités et des volontés, solidarité des intelligences, pénétrabilité des consciences. Il fondera la psychologie scientifique et la sociologie, comme le dix-huitième siècle avait fondé la physique et l’astronomie. Les sentiments sociaux se révéleront commedes phénomènes complexes produits en grande partie par l’attraction ou la répulsion des systèmes nerveux, et comparables aux phénomènes astronomiques : la sociologie, dans laquelle rentre une bonne part de la morale et de l’esthétique, deviendra une astronomie plus compliquée. Elle projettera une clarté nouvelle jusque sur la métaphysique même. C’est ainsi que le déterminisme, qui, en nous déniant cette forme de pouvoir personnel qu’on appelle libre arbitre, semblait d’abord n’avoir qu’une influence morale dépressive, paraît aujourd’hui donner naissance à des espérances métaphysiques, très vagues encore, mais d’une portée illimitée, puisqu’il nous fait entrevoir que notre conscience individuelle pour rait être en communication sourde avec toutes les consciences, et que d’autre part la conscience, ainsi épandue dans l’univers, y doit avoir, comme la lumière ou la chaleur, un rôle important, capable sans doute de s’accroître et de s’étendre dans les siècles à venir.

L’esthétique, où viennent se résumer les idées et les sentiments d’une époque, ne saurait demeurer étrangère à cette transformation des sciences et à cette prédominance croissante de l’idée sociale. La conception de l’art, comme toutes les autres, doit faire une part de plus en plus importante à la solidarité humaine, à la communication mutuelle des consciences, à la sympathie tout ensemble physique et mentale qui fait que la vie individuelle et la vie collective tendent à se foudre. Comme la morale, l’art a pour dernier résultat d’enlever l’individu à lui-même et de l’identifier avec tous.

Nous avons déjà consacré un livre à montrer le côté sociologique des idées religieuses. La conception d’un lien de société entre l’homme et des puissances supérieures, mais plus ou moins semblables à lui, où il voit l’explication de l’univers et dont il attend fine coopération matérielle ou morale, voilà ce qui, selon nous, fait l’unité de toutes les doctrines religieuses. L’homme devient religieux, avons-nous dit, quand il super pose à la société humaine où il vit une autre société plus puissante et plus élevée, d’abord restreinte, puis de plus en plus large, — une société universelle, cosmique ou supra-cosmique, avec laquelle il est en rapport de pensées et d’actions. Une sociologie mythique ou mystique est ainsi le fond de toutes les religions. De même, l’idée sociologique nous paraît essentielle à l’art. Mais, pour distinguer la religion de l’art même, il importe de comprendre que la religion a un but, un but à la fois spéculatif et pratique : elle tend au vrai et au bien. Elle n’anime pas toutes choses uniquement pour satisfaire l’imagination et l’instinct sympathique de sociabilité universelle ; elle anime tout, 1° pour expliquer les grands phénomènes terribles ou sublimes de la nature, ou même la nature entière, 2° pour nous exciter à vouloir et à agir avec l’aide supposée d’êtres supérieurs et conformément à leurs volontés. La religion enveloppe une cosmologie embryonnaire, en même temps qu’une morale plus ou moins pure, et, enfin, elle est essentiellement un essai pour réconcilier l’une avec l’autre, pour mettre d’accord nos aspirations morales et même sensibles avec les lois du monde qui régissent la vie et la mort. Le but de la religion est donc la satisfaction effective, pratique, de tous nos désirs d’une vie idéale, bonne et heureuse à la fois, — satisfaction projetée dans un temps à venir ou dans l’éternité. Le but de l’art, au contraire, est la réalisation immédiate en pensée et en imagination, et immédiatement sentie, de tous nos rêves de vie idéale, de vie intense et expansive, de vie bonne, passionnée, heureuse, sans autre loi ou règle que l’intensité même et l’harmonie nécessaires pour nous donner l’actuel sentiment de la plénitude dans l’existence. La société religieuse, la cité plus ou moins céleste est l’objet d’une conviction intellectuelle, accompagnée de sentiments de crainte ou d’espérance ; la cité de l’art est l’objet d’une représentation intellectuelle, accompagnée de sentiments sympathiques qui n’aboutissent pas à une action effective pour détourner un mal ou conquérir un bien désiré. L’art est donc vraiment une réalisation immédiate par la représentation même ; et cette réalisation doit être assez intense, dans le domaine de la représentation, pour nous donner le sentiment sérieux et profond d’une vie individuelle accrue par la relation sympathique où elle est entrée avec la vie d’autrui, avec la vie sociale, avec la vie universelle.

Nous espérons mettre en lumière ce côté sociologique de l’art, qui en fait l’importance morale en même temps qu’il lui donne sa vraie valeur esthétique. Il y a, selon nous, une unité profonde entre tous ces termes : vie, moralité, société, art, religion. Le grand art, l’art sérieux est celui où se maintient et se manifeste cette unité ; l’art des « décadents « et des « déséquilibrés », dont notre époque nous fournira plus d’un exemple, est celui où cette unité disparaît au profit des jeux d’imagination et de style, du culte exclusif de la forme. Nous verrons que l’art maladif des décadents a pour caractéristique la dissolution des sentiments sociaux et le retour à l’insociabilité. L’art véritable, au contraire, sans poursuivre extérieurement un but moral et social, a en lui-même sa moralité profonde et sa profonde sociabilité, qui seule fait sa santé et sa vitalité. L’art, en un mot, c’est encore la vie, et l’art supérieur, c’est la vie supérieure ; toute œuvre d’art, comme tout organisme, porte donc en soi son germe de vie ou de mort. Loin d’être, comme le croit l’école de Spencer, un simple « jeu de nos facultés « représentative », l’art est la prise au sérieux de nos facultés sympathiques et actives, et il ne se sert de la « représentation », encore une fois, que pour assurer l’exercice plus facile et plus intense de ces facultés qui sont le fond même de la vie individuelle et sociale.