Chapitre XXVII.
Sort des ennemis de Jésus.
Selon le calcul que nous adoptons, la mort de Jésus tomba l’an 33 de notre ère 1218. Elle ne peut en tout cas être ni antérieure à l’an 29, la prédication de Jean et de Jésus ayant commencé▶ l’an 28 1219, ni postérieure à l’an 35, puisque l’an 36, et, ce semble, avant Pâque, Pilate et Kaïapha perdirent l’un et l’autre leurs fonctions 1220. La mort de Jésus paraît du reste avoir été tout à fait étrangère à ces deux destitutions 1221. Dans sa retraite, Pilate ne songea probablement pas un moment à l’épisode oublié qui devait transmettre sa triste renommée à la postérité la plus lointaine. Quant à Kaïapha, il eut pour successeur Jonathan, son beau-frère, fils de ce même Hanan qui avait joué dans le procès de Jésus le rôle principal. La famille sadducéenne de Hanan garda encore longtemps le pontificat, et, plus puissante que jamais, ne cessa de faire aux disciples et à la famille de Jésus la guerre acharnée qu’elle avait ◀commencée contre le fondateur. Le christianisme, qui lui dut l’acte définitif de sa fondation, lui dut aussi ses premiers martyrs. Hanan passa pour un des hommes les plus heureux de son siècle 1222. Le vrai coupable de la mort de Jésus finit sa vie au comble des honneurs et de la considération, sans avoir douté un instant qu’il eût rendu un grand service à la nation. Ses fils continuèrent de régner autour du temple, à grand’peine réprimés par les procurateurs 1223 et bien des fois se passant de leur consentement pour satisfaire leurs instincts violents et hautains.
Antipas et Hérodiade disparurent aussi bientôt de la scène politique. Hérode Agrippa ayant été élevé à la dignité de roi par Caligula, la jalouse Hérodiade jura, elle aussi, d’être reine. Sans cesse pressé par cette femme ambitieuse, qui le traitait de lâche parce qu’il souffrait un supérieur dans sa famille, Antipas surmonta son indolence naturelle et se rendit à Rome, afin de solliciter le titre que venait d’obtenir son neveu (39 de notre ère). Mais l’affaire tourna au plus mal. Desservi par Hérode Agrippa auprès de l’empereur, Antipas fut destitué, et traîna le reste de sa vie d’exil en exil, à Lyon, en Espagne. Hérodiade le suivit dans ses disgrâces 1224. Cent ans au moins devaient encore s’écouler avant que le nom de leur obscur sujet, devenu dieu, revînt dans ces contrées éloignées rappeler sur leurs tombeaux le meurtre de Jean-Baptiste.
Quant au malheureux Juda de Kerioth, des légendes terribles coururent sur sa mort. On prétendit que du prix de sa perfidie il avait acheté un champ aux environs de Jérusalem. Il y avait justement, au sud du mont Sion, un endroit nommé Hakeldama (le champ du sang) 1225. On supposa que c’était la propriété acquise par le traître 1226. Selon une tradition, il se tua 1227. Selon une autre, il fit dans son champ une chute, par suite de laquelle ses entrailles se répandirent à terre 1228. Selon d’autres, il mourut d’une sorte d’hydropisie, accompagnée de circonstances repoussantes que l’on prit pour un châtiment du ciel 1229. Le désir de montrer dans Judas l’accomplissement des menaces que le Psalmiste prononce contre l’ami perfide 1230 a pu donner lieu à ces légendes. Peut-être, retiré dans son champ de Hakeldama, Judas mena-t-il une vie douce et obscure, pendant que ses anciens amis conquéraient le monde et y semaient le bruit de son infamie. Peut-être aussi l’épouvantable haine qui pesait sur sa tête aboutit-elle à des actes violents, où l’on vit le doigt du ciel.
Le temps des grandes vengeances chrétiennes était, du reste, bien éloigné. La secte nouvelle ne fut pour rien dans la catastrophe que le judaïsme allait bientôt subir. La synagogue ne comprit que beaucoup plus tard à quoi l’on s’expose en appliquant des lois d’intolérance. L’empire était certes plus loin encore de soupçonner que son futur destructeur était né. Pendant près de trois cents ans, il suivra sa voie sans se douter qu’à côté de lui croissent des principes destinés à faire subir au monde une complète transformation. À la fois théocratique et démocratique, l’idée jetée par Jésus dans le monde fut, avec l’invasion des Germains, la cause de dissolution la plus active pour l’œuvre des Césars. D’une part, le droit de tous les hommes à participer au royaume de Dieu était proclamé. De l’autre, la religion était désormais en principe séparée de l’État. Les droits de la conscience, soustraits à la loi politique, arrivent à constituer un pouvoir nouveau, le « pouvoir spirituel. » Ce pouvoir a menti plus d’une fois à son origine ; durant des siècles, les évêques ont été des princes et le pape a été un roi. L’empire prétendu des âmes s’est montré à diverses reprises comme une affreuse tyrannie, employant pour se maintenir la torture et le bûcher. Mais le jour viendra où la séparation portera ses fruits, où le domaine des choses de l’esprit cessera de s’appeler un « pouvoir » pour s’appeler une « liberté. » Sorti de la conscience d’un homme du peuple, éclos devant le peuple, aimé et admiré d’abord du peuple, le christianisme fut empreint d’un caractère originel qui ne s’effacera jamais. Il fut le premier triomphe de la révolution, la victoire du sentiment populaire, l’avènement des simples de cœur, l’inauguration du beau comme le peuple l’entend. Jésus ouvrit ainsi dans les sociétés aristocratiques de l’antiquité la brèche par laquelle tout passera.
Le pouvoir civil, en effet, bien qu’innocent de la mort de Jésus (il ne fit que contre-signer la sentence, et encore malgré lui), devait en porter lourdement la responsabilité. En présidant à la scène du Calvaire, l’État se porta le coup le plus grave. Une légende pleine d’irrévérences de toutes sortes prévalut et fit le tour du monde, légende où les autorités constituées jouent un rôle odieux, où c’est l’accusé qui a raison, où les juges et les gens de police se liguent contre la vérité. Séditieuse au plus haut degré, l’histoire de la Passion, répandue par des milliers d’images populaires, montra les aigles romaines sanctionnant le plus inique des supplices, des soldats l’exécutant, un préfet l’ordonnant. Quel coup pour toutes les puissances établies ! Elles ne s’en sont jamais bien relevées. Comment prendre à l’égard des pauvres gens des airs d’infaillibilité, quand on a sur la conscience la grande méprise de Gethsémani 1231 ?