(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre IX. Inquiets et mystiques » pp. 111-135
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre IX. Inquiets et mystiques » pp. 111-135

Chapitre IX.
Inquiets et mystiques

La monnaie de M. de Vogüé. — Néo-chrétien. — Maeterlinck et le mysticisme. — Pottecher et l’occultisme. — Lazare et le spiritisme. — effort ! — l’élite. — Wyzewa : socialisme et littérature. — le narcisse.

I. — La monnaie de M. de Vogüé

Voici donc que M. Paul Desjardins, professeur au collège Stanislas et publiciste de quelque notoriété, nous dénonce notre Devoir présent. J’ai lu ce factum moral ; à l’heure d’en écrire je le feuillette encore à toutes ses pages, et je ne puis en tirer un mot précis sur l’origine et l’objet du devoir proposé. Si je cherche ce mot, c’est par crainte de trop desservir l’auteur, en formulant moi-même sa propre pensée. Mais le mot décidément n’y est point ; passons outre. — En somme, que veut ce monsieur ?

Il veut que nous prenions parti : « Il y a un irréductible désaccord qu’il faut voir… La justice et l’amour sont-ils le bien sûr, la loi sûre, et le port sauveur, ou bien sont-ils de possibles illusions, des vanités probables ? Avons-nous une destinée, un idéal, un devoir, ou bien nous agitons-nous sans cause et sans but ?… Telle est la question qui divise les consciences. » Personnellement M. Desjardins a pris parti. Il professe en toute certitude « que l’humanité a une destinée… Que faut-il entendre sous ce mot d’humanité ? — Je n’en sais en somme rien… Que faut-il entendre sous ce mot de destinée ? — Je n’en sais pas beaucoup davantage je n’ai guère là-dessus que des rêves… ». (Ignorance et rêve, bon cela. M. Desjardins a oublié de nous dire qu’il ne donnait aucun sens plus solide aux termes justice, amour, bien, loi, illusion, vanité, destinée, idéal, but, précédemment avancés.) Là-dessus il emprunte à M. Rod (de Genève) la distinction des négatifs et des positifs, « de ceux qui tendent à détruire et de ceux qui tendent à reconstruire ». Cette distinction « est parfaitement claire » (sic). Les négatifs sont M. Renan, incertain, Leconte de Lisle, cymbalier pour bouddhistes, Schérer, sceptique logique et orgueilleux, M. Giard et tous les élèves de Darwin, M. Taine, parmi les idéologues, M. Zola, parmi les artistes. — Les positifs : tous les vrais chrétiens et tous les vrais juifs ; « puis les philosophes ou les poètes qui affirment ou chantent l’idéal moral », MM. Secrétan, Renouvier, Lachelier, Fouillée, Prudhomme. La cause des positifs est la vérité. Il faut que ces positifs se liguent et triomphent. Il sera bon, pendant deux ou trois ans encore, qu’ils se limitent à un mouvement d’opinion ; il faut faire tomber dans le mépris les produits de la littérature infâme (sans doute celle des négatifs : Renan, Taine, Zola, etc.).

Et c’est ici que, tout en conservant le vocabulaire le plus flou et la logique la plus brumeuse, M. Desjardins cesse d’être théorique et ennuyeux, pour devenir pratique et dangereux :

« Nous travaillerons dans le sens de la démocratie libérale… Le protectionnisme et toutes les formes du socialisme d’état nous le combattrons… Une société de secours moral se formera ; ce sera le commencement d’une période militante ; ce que fera cette Société, je ne suis ni capable ni digne de l’exprimer. Je souhaite seulement qu’elle soit très sévère… Elle combattra par tous les moyens l’immoralité ou mieux l’inertie 4… Il sera nécessaire d’avoir un séminaire, un journal, etc. »

Je sais bien que tout cela est puéril, mais les mêmes choses dites autrement pourraient ne l’être pas. M. Desjardins rédige en style de séminariste bilieux ; il est ignorant (jusqu’à prendre les philosophes grecs comme types d’altruistes alors qu’aucun n’a envisagé la morale autrement que comme une éthique) ; il est naïf (jusqu’à se féliciter des séances politiques où la droite et la gauche s’entr’applaudissent, citant comme telles l’incident où la loyauté de M. de Cazenove de Pradines fut saluée par tous ses collègues, — ce qui est faux, car il fut nargué par la droite, — et l’intervention de l’évêque d’Angers dans la politique d’Extrême-Orient — ce qui ne provoquait l’admiration d’aucun député informé, attendu que Mgr Freppel, chacun le savait, n’agissait que pour défendre ses missionnaires) ; il est encore obséquieux avec les gens en place (jusqu’à cette platitude : « Nous avons par bonheur un ministre de l’instruction publique à tendances idéalistes »). — Mais un autre que M. Desjardins pourrait être instruit, intelligent, fier, et professer des théories analogues. Il serait écouté, je le crains, ou plutôt je n’en doute point. Pourquoi ?

C’est que son cas n’est pas unique. On a dit souvent et justement que le succès violent de tel nouveau venu était moins dû à son originalité qu’à sa contemporanéité : on l’acclamait, non pour les nouveautés dont il pouvait étonner, mais pour le mérite d’avoir formulé avec lumière ce que ses contemporains songeaient obscurément : de la sorte, il faisait passer de l’inconscient au conscient les idées de plusieurs ; il enrichissait et il agréait. Ainsi le bruit fait par avance au petit livre de M. Desjardins venait de ceux qui l’espéraient accoucheur de leurs virtualités. Et si l’ordonnance est médiocre, le médecin incapable, n’empêche que les malades demeurent qui l’attendaient, — et qui nous intéressent, et dont il est urgent de préciser le diagnostic.

Or, 1º il y a de par le monde, spécialement à Paris, quelques milliers d’intelligences cultivées auxquelles on a appris le goût du travail, de la charité, de la fraternité ; on leur a confié des anecdotes slaves émouvantes, et ils ont entendu ce vers de Voltaire : « J’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage. » Voilà l’éducation de cette élite.

2º En même temps, on lui a donné des notions de mathématique, de biologie, de psychologie, voire d’ontologie. On a évité, du moins, on lui a affirmé qu’on évitait de procéder par autorité. On a (et le professeur se flattait en son for de son libéralisme) éveillé des défiances scientifiques, des doutes métaphysiques, des négations sociales. La résultante est un esprit nihiliste affiné. Voilà l’instruction de cette élite.

3º En même temps elle entendait dire qu’il faut de l’unité dans la vie comme dans toute œuvre. Les mots de synthèse, d’harmonie lui sont familiers. Elle n’admet pas le dilettantisme d’une morale et d’une intelligence opposées. Il faut appliquer à la vie ce que la pensée dicte. Voilà l’Éthique de cette élite.

4º Et en même temps encore, par le respect que les hommes qu’elle estime professent pour le parlementarisme national, pour les campagnes électorales, et, par les simulacres que cette jeunesse s’offre de ces jeux (conférence Molé, association des Étudiants…), elle s’assimile le goût de la propagande populaire, de la prédication morale et sociologique, elle désire répandre sa bonne parole, et conformer sur le modèle, par elle jugé le meilleur, ses contemporains ductiles. Voilà l’action de cette élite.

Cela n’est qu’un schème. À un jour moins abstrait, les antinomies apparaîtront plus saillantes. Le doute intellectuel s’accommode mal avec l’entraînement sentimental altruiste. Dès lors, beaucoup d’esprits s’efforcent à y renoncer, et, comme le point de vue rationnel les y maintiendrait, ils s’en détournent, négligent la science ; ils considèrent comme seule valable et positive leur vague et héréditaire envie de bienfaisance, ou mieux d’ingérence ; et, pour légitimer cette aspiration, ils extorquent de la science des arguments contre la science, de la raison captieusement consultée des aveux contre la raison. De l’instruction première, sage école de doute, ne subsiste que la rhétorique indifféremment persuasive. Cette rhétorique modulera sur le thème sonore de l’altruisme, qu’on choisira comme principe, fond et unité de la vie, et qu’on imposera ensuite au voisin conformément aux habitudes d’influence si parlementaires et si françaises.

Et alors… la science ? Elle est dangereuse à moins qu’elle ne s’asservisse à la religion laïque qui n’est pas encore promulguée, mais pour la Bible de laquelle tant de fidèles demandent à souscrire ; la science est dangereuse parce qu’elle est autonome, et que nul ne saurait prévoir les conclusions qu’elle commandera et qui contrediront peut-être les dogmes moraux improvisés ; l’art est à proscrire aussi, s’il ne veut pas servir, s’il prétend vivre pour lui-même, non pour l’adorable je ne sais quoi dont de tendres consciences ont cure.

Que reste-t-il ? Des élans sans direction sûre ni but précis, des élans non réprimés, lâchés dans la société qu’on veut traiter, pour son bien, suivant la formule d’une sorte de socialisme de sacristie protestante.

Voilà où vont, sans savoir, ces malades, et pourquoi ils sont dangereux. Ils souffrent de leurs contradictions, et pour se satisfaire ils organisent un sport social.

Ils comprennent qu’ils ne savent rien ; ils sentent qu’il leur serait sain d’agir ; — la santé avant tout : ils agiront au hasard, bravement. Moi j’ai peur de leurs moulinets.

Le remède ? c’est un rappel à la modestie. Les messieurs du devoir présent plaisantent les individualistes et les accusent d’égoïsme. À tout le moins, l’individualiste est inoffensif. L’immodestie commence chez celui qui excède la mesure qui convient. Or, vraiment, ces néosalvationnistes ont l’enthousiasme exubérant. Ils goûtent sans doute d’exquises cogitations. Je les en félicite. Mais il est déplorable qu’ils n’y trouvent pas un suffisant bonheur et que, par besoin de soulagement supérieur, ils imposent la contagion de leurs accès. Le peuple, qui est cordialement individualiste, a coutume de dire : « Chacun à sa place. » Or ces gens empiètent. Ils veulent communiquer à la chose publique leur hallucination particulière. Qu’ils se taisent et rentrent en eux-mêmes c’est le cas de le dire. Tel, moins contaminé, reconnaîtra qu’il est plus modeste, plus pieux, de s’humilier, de s’avouer borné, c’est-à-dire limité à la conscience de soi-même, de ne pas prêcher par conséquent sa petite religion (ce qui est d’un orgueil inouï, quand fait défaut toute révélation), et, même pour soi, de ne pas sacrifier d’un cœur léger la rectitude de son intelligence au vagabondage de sa sensibilité ; il ne conclura pas, comme M. Desjardins, de ses extases mystiques des tarifs libre-échangistes ; il ne vaticinera pas en économie politique. Il laissera les autres se développer librement, et vivra de son mieux, satisfaisant ses instincts sociaux les plus spontanés, sans étouffer, dévotement, le culte humain de la raison.

II. — Néo-chrétien

La petite brochure de l’abbé Félix Klein est peut-être ce qu’on a écrit de plus judicieux sur Le Mouvement néo-chrétien. L’auteur conclut avec logique que toutes les aspirations idéalistes et religieuses nouvelles n’ont aucun sens si elles n’ont pas un sens chrétien. Sous tous les noms que se dissimulent ces tendances, leur objet est le même, elles sont anti-naturistes, anti-païennes, anti-scientifiques ; anti-modernes, anti-libérales, anti-sémites. Mais M. Klein discerne mal les points de départ différents d’où l’on arrive au même aboutissant. Il serait curieux de retrouver les positions d’origine des chefs de, ce mouvement vague, falot et si réel : il y a des chrétiens, des catholiques, le parti de Mun ; il y a des philosophes, les néokantiens, les néo-thomistes ; il y a des politiques : les adversaires d’un régime républicain de nuance maçonnique ; il y a des artistes : les successeurs des naturalistes, donc leurs adversaires en esthétique, en morale, en politique, en [sociologie. — Ce pieux mouvement n’est pas sans danger.

III. — Maeterlinck et le mysticisme

Il n’était pas besoin de la Traduction de Ruysbroeck pour savoir que M. Maeterlinck est le plus intérieur des intérieurs. C’est le vrai mystique, le seul mystique d’aujourd’hui. Ses premiers essais, Serres chaudes, n’étaient que d’un baudelairien assoupli. Mais la Princesse Maleine, et surtout Mélisande, et surtout L’Intruse sont d’un tout particulier mysticisme. Brièvement le mysticisme de M. Maeterlinck se caractérise en ceci : qu’il s’exprime en phrases très claires, très simples, mais à double ou à triple sens, sens de plus en plus lointains sans cesser jamais d’être cohérents, et de s’amplifier les uns par les autres. De la sorte, le lecteur finit par s’effrayer de chaque mot, car auprès d’aucun. Il n’a plus la sécurité d’une banalité plane, il n’est plus certain qu’il ne cache pas le plus terrifiant mystère.

C’est là excellemment un procédé de fantastique. Mais M. Maurice Maeterlinck n’est pas un simple fantastique, et cet art n’est chez lui qu’une méthode, plus au juste une expression naturelle de son tempérament. Il est effrayant, comme Banville était réjouissant. Son mysticisme, traduit par un sens extérieur presque insignifiant, mais symbolique à plusieurs puissances, affecte une forme artistique d’une remarquable pureté, et dont la traduction par Baudelaire des Histoires extraordinaires est l’évident prototype. Poë, le Poë de la Maison Usher, est à coup sûr son maître familier ; et aussi Villiers ; et aussi les primitifs et les mystiques. Ruysbroeck, dont il traduit aujourd’hui le chef-d’œuvre, n’est pas le seul qu’il pratique. Il sait Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis, les Biographia litteraria et L’Ami de Samuel Coleridge, le Timée de Platon, les Ennéades de Plotin, les Noms divins de saint Denis l’Aréopagite, l’Aurora du grand Jacob Böhme : c’est lui qui nous l’apprend dans son Introduction. Mais peut-être associe-t-il trop étroitement tous ces noms. Il faudrait s’entendre, et nul n’eût su le faire mieux que lui, sur le mysticisme de Platon, de Plotin, de Ruysbroeck, j’ajouterai (puisqu’il a dit « des néoplatoniciens ») des néo-kantiens ; il faudrait au moins distinguer plus foncièrement le mysticisme païen du chrétien. Le mysticisme étant la méthode d’un esprit curieux de savoir, mais tournant sa curiosité sur soi-même, y cherchant une interne et intuitive lumière, — pour un païen est plutôt plastique, artistique, philosophique, pour un chrétien théologique et religieux ; celui-là apparaît dans les civilisations décadentes, celui-ci aux âges naïfs. Le premier est séduisant par l’élégance raffinée et fatiguée qu’il indique, et pour un épris d’art et d’histoire c’est toujours un enviable refuge : un contemporain, M. Louis Ménard, a pu évoquer, avec quel charme ! les « Rêveries d’un païen mystique ». Le second, plus naïf, plus primitif, est aussi plus abscons. Je ne recommanderai point la lecture de Ruysbroeck à tous, « il est indispensable, dit le traducteur, de prévenir honnêtement les oisifs sur le seuil de ce temple sans architecture ». Je ne tenterai pas non plus l’analyse de ce traité de mystique qui serait aussi vaine que celle d’un manuel de mécanique. Les curieux de telle littérature seront suffisamment mis en goût par l’inquiétante et prestigieuse Introduction de Maurice Maeterlinck, et ils ne regretteront pas, à la lecture de sa version, de ne savoir déchiffrer le texte. « La présente traduction, écrit-il, n’a d’autres mérites que sa littéralité scrupuleuse. J’ai résisté à d’inévitables tentations d’infidèles splendeurs, car sans cesse l’esprit du vieux moine touche à d’étranges beautés, que sa discrétion n’éveille pas, et toutes ses voies sont peuplées d’admirables, rêves endormis, dont son humilité n’a pas osé troubler le sommeil. »

M. Maeterlinck a une jolie œuvre à accomplir. Ce mystique devait écrire l’histoire du Mysticisme. L’œuvre, lui serait presque facile (il n’ignore ni le platonisme de la Grèce, ni le soufisme de la Perse, ni le brahmanisme de l’Inde, ni le bouddhisme du Thibet) ; et elle serait au plus haut degré intéressante et même actuelle. Notre métaphysique contemporaine vit sur Kant et le kantisme. Démontrer que le Kant a repris la tradition du mysticisme médiéval, auparavant établir que ce mysticisme ne fit que rajeunir celui de la vieille Alexandrie, et tout d’abord analyser les origines cosmopolites de l’alexandrinisme, serait reconstituer dans son enchaînement ininterrompu l’histoire d’un des quelques modes essentiels de la spéculation humaine. Cette histoire ne tentera-t-elle pas le travailleur sévère et rare qu’est M. Maurice Maeterlinck ?

IV. — Pottecher et l’occultisme

La Peine de l’Esprit, malgré sa forme dialoguée, est un roman, et un très bon roman, et très nouveau de pensée, de coupure et de tenue. M. Pottecher a intuitivement formulé le romande la science insuffisante, du savant inassouvi par sa science, dans la légende spirite de son Franz, étudiant, et d’Anthousia, esprit-femme. Or, le savant déçu par la science, même poursuivie avec succès, est aussi dramatique personnage que l’artiste heureux dégoûté de son art. L’histoire de M. Pottecher est amusante. Il est typique qu’elle n’éveille pas une minute le sourire ; c’est une marque singulière des progrès de l’occultisme, qu’un roman dont le personnage essentiel est fantômal ne nous interloque nullement. — Je reprocherai à l’auteur d’avoir fait à la science un procès mesquin (chapitre VII). Son savant est un conseiller municipal matérialiste. Déjà Villiers de l’Isle-Adam avait usé d’ironies un peu lourdes à cet endroit. La vraie science est plus tolérante et plus compréhensive que le croit M. Pottecher. C’est elle qui étudiera ces phénomènes mêmes dont il s’arme pour l’étourdir. Elle désoccultera l’occultisme. Ce jour-là il n’y aura plus de roman spirite à écrire ; on aura fait passer dans l’ordre scientifique ce qui aujourd’hui encore appartient à la fantaisie. Et il n’y aura sans doute plus de roman d’aucune sorte, depuis longtemps.

V. — Lazare et le spiritisme

Dans une brochure encombrée d’historiques et de citations, M. Bernard Lazare résume lucidement les dernières expériences de télépathie. La télépathie, ou communication directe de la pensée à distance, avec ou sans apparition, est la partie du spiritisme que la science commence à s’annexer. Les phénomènes que M. Lazare englobe sous le nom de néo-spiritualisme seraient : 1º des déplacements d’objets matériels sans cause discernable ; 2º la possibilité qu’un surcroît de poids s’ajoute à des corps solides, sans contact.

Deux puissances opposent leur autorité à l’étude de ces phénomènes :

1º Les esprits théologiens nantis de théories séculaires d’explication, qui ne nient pas les faits dont s’occupent les spirites, croient au contraire aux fantômes, aux bruits imprévus, à la clairaudience, mais distribuent toutes ces manifestations en deux grandes catégories : celle des miracles et celle de la thaumaturgie diabolique, réductibles à une : la catégorie des mystères auxquels il est sacrilège de toucher ;

2º Les orthodoxes de la science, possesseurs titulaires et appointés d’un corps de dogmes scientifiques raisonnables, credo désormais fermé, canon à repousser toute nouveauté sans discussion, par simple négation des faits.

Ces deux catégories de penseurs sont négligeables. Le nombre des opportunistes de la science, soit des esprits hypocritement curieux de nouveautés mais en fait bien décidés à ne pas se les annexer, est petit, et il est utile, car il force les savants non officiels à un surcroît de circonspection dans leurs exposés. Quant aux, théologiens, leur autorité est diminuée à cette-heure, et contrainte de capituler à coup d’encycliques.

Demeurent, ou bientôt demeureront les seuls savants sincères, c’est-à-dire progressistes. Les très variés problèmes obscurcis pendant des siècles par le spiritisme leur seront une provision de besogne, pour longtemps. Le mystère, même les miracles ne seront pas pour les embarrasser. Car qu’est-ce qu’un miracle ? Spinoza définit : « les œuvres insolites de la nature ». Mais ces coutumes de la nature avec qui tels faits sont inconciliables, en avons-nous une charte si exacte et si immuable ? M. Lazare repousse cette définition : « Un miracle est tout phénomène qui sort des lois que nous connaissons actuellement », parce qu’elle donnerait un caractère surnaturel à, par exemple, la production par Franklin de phénomènes électriques. Mais il suffit de comprendre par surnaturel l’inexplicable ; tout fait nouveau serait donc provisoirement miraculeux, puis perdrait son caractère de prodige dès l’explication scientifique trouvée. Le miracle est un moment du jugement.

VI. — Effort !

M. Bérenger, pas celui du Sénat, celui des Étudiants, le même rajeuni, vient de produire L’Effort attendu, le roman sur l’action qui convenait pour confondre les derniers opposants et rallier les perplexes. C’est donc un volume « contre l’intellectualisme » qu’a émis M. Bérenger. Il se compose de deux parties distinctes : une préface où les idées s’exposent, et un roman qui les illustre. Et d’abord l’intellectualisme ne vaut rien, je sue dans mon Introduction à vous en prévenir vous ne me croyez pas ? Oyez l’histoire de L’Effort ou les Mauvais Petits Intellectualistes. — C’est la tactique de Berquin.

Comme Rousseau lui expédiait son second Discours (contre le progrès et la civilisation), Voltaire lui répondait : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. » L’éloge serait exagéré si on le copiait à l’adresse de M. Bérenger. On a déjà employé plus d’esprit. Mais ceci est le premier roman de M. Bérenger, et on apprend aussi à composer des romans, comme des vers.

Mais des détails et de la forme il ne m’importe. C’est la morale même de M. Bérenger que je trouvé maladroitement mise en action. Son héros (un diplomate) est déconcertant. Ça un intellectualiste, cet amant qui ne peut se passer d’une petite maîtresse ? Un intellectualiste sensuel alors ? Mais intellectualiste, pour M. Bérenger, signifie dépourvu de sensibilité. Et que dites-vous de ce diplomate qui ne se résout pas à quitter le Quai d’Orsay ? En vérité, pour caractériser cet esprit fort, quel besoin d’un terme vague et savant, quand il en est un si français et qui le formule si bien ? C’est un serin.

Dans sa préface, la rengaine a priori (du désenchantement par l’intelligence et de la vie dorée par l’Effort) est fortifiée par des considérants philosophiques. On nous dit que les métaphysiques intellectualistes aboutissent au pessimisme, et l’on cite Kant, Fichte, Hegel, Schopenhauer. Oh, ma tête ! Schopenhauer métaphysicien intellectualiste ? Quand toute sa métaphysique part de l’effort ! Hegel intellectualiste ? Et on leur oppose Maine de Biran et Leibniz. Mais Maine de Biran ne se sert de l’effort que pour expliquer la Perception extérieure. Pour Leibniz, c’est force et non effort qu’il fallait lire. Il y a toute la différence de l’impersonnel au personnel. Et puis que signifie « métaphysique intellectualiste » et quel rapport avec une conception intellectualiste de la vie ?

Intellectualiste, voici vingt fois que j’écris ce mot et il commence à m’agacer furieusement et il est temps de le décomposer. Or, voici M. Bérenger. Le fait est que tout le monde agit. Seulement l’action des uns est plus diverse et plus inconsciente, celle des autres plus précise et plus critique. Tels vous font l’effet de ne manger pas ; parce qu’ils songent aux menus entre les repas ; pure illusion. — C’est au contraire le dilettante de sensibilité qui s’attarde à la sensation et à la fabrication artificielle et socialement inutile de la sensation. Des intellectualistes, voyez Napoléon et Stendhal. N’est-ce pas Barrès qui avançait ces noms, Barrès qui ses passionne lui-même pour l’énergie, et contre qui cependant prétendent aller ces évangiles ? En vérité qui prêche-t-on ici ?

Barrès, encore, comparait un jour le mouvement de l’humanité à celui des voyageurs d’une diligence. Qu’ils regardent ou non aux portières, la diligence roule. Je me saisis de cette métaphore, et la veux compléter. Des badauds s’enquièrent sans cesse du train qu’on mène et, si à des carrefours encombrés l’on ralentit, myopes à discerner ce qui arrête, et impropres à dégager, ils se lamentent. Leur turbulence bavarde amuse leurs compagnons ; à la longue elle les fatigue. Ceci n’est pas directement à l’adresse de M. Bérenger, que son caractère littéraire et philosophique ferait plutôt un conducteur. Si vous l’aimez prenez son omnibus, encore qu’il sache mal où il va et même d’où il vient, et bien que sa clientèle soit inélégante.

VII. — L’élite

M. Paul Radiot a cru trouver une solution élégante du problème social. Il l’expose dans son premier et récent roman, l’Élite. M. Radiot, comme les socialistes, a jugé le monde organisé sottement et injustement. Et il dresse un plan de réparation dont les principes sont, je pense, les suivants : La société ne vaut que par sa tête ; les parties basses n’importent pas plus que le bétail de boucherie ; le monde doit donc être disposé de façon à sauvegarder et à ennoblir l’Élite. L’Élite est hors du droit, ou plutôt elle aura son droit, totalement différent de celui de la masse. Le devoir de l’Élite sera d’exceller le devoir de la masse, de servir l’Élite. La foule n’y perdra rien, à tout bien considérer, puisqu’elle sera attirée et ennoblie par le voisinage de l’Élite, où chacun aura l’ambition de pénétrer, car la sélection ne sera pas selon le sang, mais selon l’intelligence. Ainsi, le grand danger du socialisme, le nivellement par abrutissement unanime, sera conjuré. Au contraire, c’est le progrès que cette élite suscitera. Son bienfait sera d’exister.

Cette « position » curieuse, que je reconstitue analytiquement, M. Radiot l’a développée dans le plus étrange des romans. Il fait découvrir ses théories par la raison d’une jeune fille moderne, avec la collaboration d’un officier de cavalerie. Ces jeunes gens, une fois en possession d’un corps de doctrine présentable, avec la sérénité de mathématiciens, le mettent dûment en pratique. L’histoire de leur propagande nous conduit chez un lord anglais, chez un ex-ministre allemand, chez le Tzar et chez le roi de Prusse ; ces divers personnages successivement se laissent persuader et vont travailler à la régénération de l’élite et par l’élite. Cette fiction déconcertante est rédigée en un style inégal, tantôt hardi, savoureux et novateur, tantôt poncif et mal correct. Pour n’être pas le livre d’un littérateur, ce n’est pas un livre de forme banale ; quant au fond de la doctrine qu’il inclut, c’est la codification logique des principes féodaux ; mais d’une féodalité moderne, rationnelle, paradoxale et amusante.

VIII. — Wyzewa : socialisme et littérature

Le Mouvement socialiste en Europe, par M. Teodor de Wyzewa, est mieux qu’un recueil d’articles d’information. C’est un livre d’histoire contemporaine, de la plus actuelle, de la plus urgente. S’il est vrai que le siècle va au socialisme, et qu’impuissants matériellement à l’orienter nous ne devons que reconnaître avec le plus de clairvoyance l’itinéraire prochain, l’enquête stricte à laquelle s’est livré M. de Wyzewa nous est à tous d’un intérêt personnel.

Il constate un souffle de socialisme emportant jusque ceux-là même que la fortune a favorisés. Les étudiants, les fils de famille, les aristocrates, les souverains sont socialistes. Par charité, sentiment de justice ? Non, la piété sociale est une chose, le socialisme en est une autre, fondée non sur un sentiment et des élans, mais sur un droit et des théorèmes. Les privilégiés sont socialistes, par crainte du socialisme. Ils veulent faire la part du feu. Qui attise ce feu ? Vingt « meneurs », dont la puissance est énorme, et dont ce livre nous dit le caractère, la valeur, la doctrine et l’influence. M. de Wyzewa opine, en somme, que ce socialisme agitera, mais échouera, par la variété même de ses sectes ennemies. Ce n’est qu’une maladie chronique, inquiétante, non imminente, qui, petit à petit, contaminera le corps social.

L’auteur ne préconise point de remède prophylactique. À peine indique-t-il la religion et l’ignorantisme. La religion « a fait office de vaccin contre les désirs d’où naît le socialisme ». C’est vrai, mais elle ne le fera plus. Depuis l’encyclique, l’Église semble viser plutôt au rôle de tutrice et ductrice du socialisme. Ce ne sera pas un vaccin, mais un bouillon de culture. Avec un très grand sens politique, le Pape a compris quelle connivence énorme l’Église pourra s’assurer avec le socialisme futur. Puis, M. de Wyzewa croit-il l’esprit religieux si opposé à l’esprit socialiste ? L’un et l’autre sont esprits de foi, d’entraînement, de solidarité, de renoncement. Ce sont deux esprits d’intolérance et d’inquisition. Chez ceux qui sont mal au courant des principes si nets du socialisme, la tendance socialiste est très nuancée de religiosité. Tel est le cas de nos tolstoïstes. L’ennemi commun est l’individualiste, celui qui juge par lui-même et pour lui-même, c’est vous et moi. Et nous serons submergés, sans doute… — À défaut de la vertu de la religion, dit M. de Wyzewa, on pourrait restreindre les programmes de l’enseignement. — Il considère comme aptes à la contagion les instruits sans emploi. Peut-être, mais combien plus aptes, les brutes ! C’est la matière enrégimentable par excellence, c’est le troupeau qui suit. Alors ? Alors, au contraire de M. de Wyzewa, on peut espérer que le salut viendra de la science. Le jour où la certitude mathématique, déjà acquise à la presque totalité de la physique, serait transmise à la chimie organique, de là à la biologie, ensuite à la psychologie et enfin à la sociologie, on sera en possession d’une sociologie évidente, et tous les a priori des Marx ou des Lassalle ne tiendront pas devant. Cette politique définitive, scientifique et naturelle, qui ne l’accepterait avec joie ? En attendant, il faut lutter pour défendre les savants, les idéologues et les bibliothécaires qui collaborent dans le monde entier à l’édification de la science intégrale. Il faut qu’ils puissent parachever l’œuvre à peine commencée. Cette défense n’est pas impossible ; on peut vivre très longtemps derrière des digues : voyez la Hollande. Seulement de trois hypothèses l’une : Ou la science (et la sociologie en est une des lointaines contrées, des plus tardivement connaissables) ne se fera pas ; ou elle ne se fera pas à temps (car la planète se refroidit, après tout), et tous les efforts de mise en train seront perdus ; ou elle sera faite, mais la majorité ne l’écoutera pas, et la brûlera. Échapper à l’une ou il l’autre de ces éventualités est assez improbable. Mais les individualistes auront l’honneur de l’avoir entrepris.

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Le même M. de Wyzewa publie un recueil d’articles critiques, du vieux et du neuf. Le livre s’appelle Nos maîtres. Il est excellent et je me félicite de constater qu’un volume de ce genre abstrait peut témoigner autant d’imagination et davantage d’intelligence que les légendes les plus forcenées. Les chapitres sur M. Stéphane Mallarmé et sur Jules Laforgue datent d’une dizaine d’années et ne bénéficient pas du recul avec lequel nous pouvons voir aujourd’hui ces charmants écrivains ; cependant ils sont pour le détail à peu près définitifs. Il y a chez M. de Wyzewa d’autres admirations qu’il défend moins bien et qu’on a peine à partager. M. Robert de Bonnières a trop le sentiment des nuances pour ne sentir pas excessive la place que lui fit son critique. Il y doit « danser » comme en des souliers trop larges, qui ne sont pas ceux qui blessent le moins.

L’article du Mercure où il est louangé et qui s’intitulait d’original « D’un avenir possible pour cette chère littérature française », cet article et la préface du nouveau recueil notifient la dernière pensée de M. Teodor de Wyzewa. Il est désabusé. Longtemps il a cru aux novateurs et les a même excités. À cette heure il reconnaît qu’on ne saurait égaler Racine. Dans ses encouragements à des excentriques cette vanité le dominait, qu’il n’est agréable de goûter que les œuvres trop neuves et encore incomprises. Plus humble maintenant, il préfère se plaire à des chefs-d’œuvre populaires et qu’on explique dans les classes ils sont plus parfaits.

Royer-Collard a formulé une fois pour toutes cet état d’âme, d’un mot : « Je ne lis pas, je relis. » La conversion est fatale pour quiconque a beaucoup lu et par fonction lit encore beaucoup. L’écœurement du papier frais donne une saveur tonique jusqu’aux incunables. Au cas particulier de M. de Wyzewa, il est sûr qu’il a fini d’aimer les lettres modernes le jour qu’il a cessé de se croire doué d’un talent révolutionnaire. Il monta les premières galères du symbolisme, confiant dans l’étoile. Puis on le vit s’éloigner vers les bateaux plus vermoulus mais de plus haut bord, lesquels l’abritent aujourd’hui avec un confortable supérieur. Comme il faut bien que notre esthétique se plie à nos agréments, M. de Wyzewa a découvert Racine. Il a eu bien raison. Je ne suis pas sûr que jadis il ait lu nos écrivains d’autrefois. Il se met au courant. Et quand il vient de s’apercevoir du chef-d’œuvre qu’est le Sermon sur la Mort, M. Charles Morice lui paraît tout petit. Cela est naturel. M. de Wyzewa comprend à merveille ce qu’il lit, et, s’il n’était trop souvent d’une nonchalance bienveillante, on l’aimerait tout à fait.

IX. — Le Narcisse

Des feuillets d’esthétique tout à fait distingués sont, de M. André Gide, le Traité du Narcisse. Le sous-titre : Théorie du symbole. Après la légende délicate dont le poète voile transparemment sa pensée, s’érige cette note, de conclusion : « Les vérités demeurent derrière les formes-symboles. Tout phénomène est le symbole d’une vérité. Son seul devoir est qu’il la manifeste, son seul péché qu’il s’y complaise. » M. Gide dit appeler symbole « tout ce qui paraît ». C’est exactement ce que les savants appellent phénomène. Ils reconnaissent aussi que tout phénomène justifie une loi, ce que M. Gide dénomme une vérité. Toute la différence de son point de vue à celui du savant et même du vulgaire est que où l’on reconnaît : 1º des faits inexpliqués expérimentalement perçus ; 2º des lois qu’on peut dégager de l’apparence de ces faits, — le symboliste, intervertissant, discerne : 1º les vérités intuitivement sues ; 2º les faits, expressions concrètes de ces vérités, ou symboles. Cette interversion est capitale ; elle nous déporte du terrain scientifique vers le moral et l’esthétique, et même (bien que le mot ne figure point au Narcisse) vers le religieux. Il s’agit de préférer à son être son idée, de mettre la pensée devant la force et le renoncement devant la joie de vivre. C’est une morale, c’est une esthétique. Ce traité est tout à fait élégant pour ce que, en concision et en lumière, il dessine une théorie cohérente d’art, d’éthique et presque de philosophie. Et je voudrais qu’on n’eût pas abusé de l’expression pour dire, avec quelque saveur encore, que l’écrivain de telle phrase du Narcisse est nécessairement un grand esprit.