Mémoires du comte d’Alton-Shée164
L’article que nous allons reproduire, et qui est resté inachevé, sur les Mémoires de M. le comte d’Allon-Shée, est le dernier auquel ait travaillé M. Sainte-Beuve. C’était sur la fin de l’été et de sa vie, en 1869, après la publication, dans le Temps, de sa grande étude sur Jomini. Il se remettait presque immédiatement à l’ouvrage, et tenait à donner, en ce moment même, une marque éclatante d’amitié à M. d’Alton-Shée. Il était seulement indécis sur le choix du lieu où il insérerait cet article, ne pouvant, pour des raisons que l’on comprendra en le lisant, le destiner au Temps. Il l’eut peut-être fait entrer, comme un Lundi inédit, dans un de ses volumes. Il m’en avait déjà dicté onze feuillets, et il venait, selon sa coutume, de me les reprendre des mains, un matin, pour les relire. Il voulut, comme il disait et faisait toujours en pareil cas, amorcer la suite : il ajouta encore trois lignes de sa propre main, mais il n’eut pas la force de continuer. Il rejeta la plume, disant : « Je ne puis pas… » avec un geste indiquant la fatigue, l’épuisement et la souffrance.
C’était la première fois depuis huit ans que je lui voyais ainsi tomber la plume des mains ! Il n’avait plus alors trois mois devant lui. Il devait expirer le 13 octobre.
M. d’Alton-Shée, son ami et son parent, venait le visiter une fois par semaine. Il avait adopté le mardi soir, de cinq à six heures. Il n’y manqua pas une seule fois pendant trois ans. Il publiait en ce temps-là ses Mémoires. Je ne me contentais pas de les lire, je les entendais raconter. Double profit pour un secrétaire de M. Sainte-Beuve, qui y trouvait son heure de récréation hebdomadaire, et l’une des mille joies intellectuelles attachées à la profession.
Je ne voudrais pas empiéter sur la politique proprement dite. J’avais dessein de dire quelques mots de ces Mémoires avant les dernières élections : et avant tout le bruit qui s’est fait autour du nom de l’auteur165 ; je voudrais faire aujourd’hui l’article que je projetais auparavant : je ne pourrai m’empêcher toutefois d’accentuer davantage quelques traits.
Bien des personnes qui n’ont connu son nom que par ce dernier conflit ont conçu l’idée
la plus fausse de M. d’Alton-Shée, dont les origines sont en effet assez complexes et
dont la formation intellectuelle n’est pas simple. Et tout d’abord à le voir qualifié
« ancien pair de France »
, plusieurs se sont figuré M. d’Alton-Shée
comme un survivant de l’ancien régime, peu s’en faut comme un émigré et un revenant. Des
hommes de plus de soixante ans vous disaient naïvement de lui : « Mais il est
bien âgé, on dit qu’il est sourd, il radotera… »
Remarquez que c’étaient les
plus doux qui parlaient ainsi. A ces honorables sexagénaires, on aurait pu faire
remarquer que M. d’Alton-Shée n’avait pas encore soixante ans ; que dans son geste, son
allure, dans toute sa personne, il y a toute la prestesse et la vivacité d’un homme
encore jeune : il est vrai que la vue lui fait défaut. Oui ; mais il a pris sa revanche
par sa mémoire qu’il avait développée de bonne heure comme par pressentiment, qu’il a
meublée de toutes sortes de beaux passages, de scènes dramatiques en prose et en vers,
une vraie mémoire d’aveugle qui ressemble à celle des anciens poëtes et rapsodes, du
temps où l’on n’écrivait pas ; il retient, il récite, il joue. Il est orateur. Enfin, et
c’est là le sens de la légère étude que je voudrais faire, il est à mes yeux l’un des
plus frappants exemples du courage et de l’effort qu’il a fallu à un homme entraîné dans
sa jeunesse par la fureur de la dissipation et la fièvre du plaisir, pour se ravoir à
temps et ressaisir possession de lui, pour devenir un esprit sérieux, conséquent,
philosophique, un citoyen convaincu, ferme et inflexible, ayant réfléchi à toutes les
grandes questions sociales et s’étant formé sur toutes une opinion radicale sans doute
et absolue, mais qui, j’en suis certain, se rapproche fort de ce qui prévaudra dans
l’avenir.
C’est à deux générations de distance quelque chose d’assez analogue à ce qu’était sous la Restauration cet autre radical également sorti des rangs de l’aristocratie, M. d’Argenson.
Inculpé odieusement et bassement calomnié hier encore pour avoir eu l’effroyable audace
de se laisser porter par une forte minorité démocratique, et de rester jusqu’à la fin en
concurrence et en lutte avec un homme du plus grand talent en effet, et qui est
subitement devenu l’idole des Parisiens, comme le fut autrefois M. Necker,
M. d’Alton-Shée n’a répondu qu’en faisant ces jours derniers une conférence toute
littéraire, où il a retracé « l’histoire de la calomnie »
, en la prenant
depuis Thersite jusqu’à Iago et à Basile : cette conférence, pleine d’intérêt et de
talent, et à laquelle n’a cessé de présider un goût sévère, était traversée pourtant
d’éclairs soudains et d’allusions vibrantes. Il a défini la calomnie « le crime
de la parole »
, et il l’a poursuivie dans ses applications historiques les
plus célèbres. Pascal lui a prêté tour à tour l’indignation et l’ironie pour la flétrir.
Ceux qui ont calomnié M. d’Alton (et il en est qui ont un nom connu, honorable et
presque illustre) auraient dû être condamnés pour toute peine à assister à cette
conférence166.
On me dira que pour un littérateur et un sceptique (car on m’en a fait la réputation, et je l’accepte volontiers), je prends bien vivement les choses au sujet de M. d’Alton-Shée. C’est que, sans avoir à discuter l’opportunité de sa démarche ni les articles de son programme politique, ce programme n’a rien en soi qui me répugne absolument et que je lui crois de l’avenir167 ; c’est aussi, je l’avoue, que si j’ai avec M. d’Alton-Shée sur de certains points un cousinage d’esprit, j’en ai un autre encore par le sang et les souvenirs domestiques ; c’est que sa famille par tout un côté se lie à la mienne ; c’est que ses grands parents, tous ses oncles et tantes, ont été l’habitude, l’entretien et une des douceurs de mon enfance. Boulogne-sur-Mer possède sa place d’Alton : elle est ainsi nommée depuis 1801, et les titres d’honneur qui se rattachent à ce nom n’ont certes point diminué depuis.
Il y avait au xviiie siècle un officier irlandais au service de France, noble et pauvre comme tous les Irlandais. Étant en garnison à Boulogne, il y connut une jeune personne de la bourgeoisie et l’épousa. Il en eut dix-sept enfants, dont deux généraux : — l’un l’aîné, William d’Alton, mortellement blessé le 26 décembre 1800 à la bataille du Mincio, celui même qui a baptisé la place168 ; — l’autre, de dix ans plus jeune, Alexandre d’Alton, qui fit toutes les guerres de l’empire, se distingua notamment à Smolensk et qui est mort général de division en mars 1859169 ; — d’autres fils encore qui coururent toutes les fortunes ; plus quantité de filles dont quelques-unes épousèrent elles-mêmes des colonels, commandants de place, etc. Ce major d’Alton, par son alliance boulonnaise, avait fait souche. Tous les Irlandais émigrés étaient plus ou moins parents. L’un d’eux, M. Shée, également militaire d’abord, puis secrétaire des commandements du duc d’Orléans (Égalité), puis militaire derechef et général de brigade, préfet, sénateur et pair de France (il était lui-même protégé par Clarke, autre Irlandais), prêtait un appui à ses jeunes cousins les d’Alton, et il donna sa fille à l’un des cadets, James, mais à la condition qu’il quitterait le service : on en fit un receveur général. M. Shée, qui avait perdu son fils tué dans la guerre d’Espagne, en 1811, vieux et prêt à s’éteindre sous la Restauration, avait obtenu de substituer sa pairie à son petit-fils Edmond d’Alton-Shée, le nôtre, lequel né en 1810, se trouva pair par hérédité en 1819 à la mort de son aïeul. Il n’avait que neuf ans, il n’entra de fait à la Chambre des pairs qu’en 1835 avec le droit d’y parler, mais non point d’y voter encore. Ce ne fut qu’en 1840, à trente ans, qu’il acquit ce droit. Il se trouva ainsi le plus jeune membre de la pairie, et je ne répondrais pas qu’elle n’ait été plus souvent effrayée que charmée des surprises que lui ménageait ce dernier né, cet enfant terrible.
Depuis qu’évincé de la politique au 2 décembre, sorti pauvre des affaires industrielles où il s’était engagé, atteint de plus de la plus triste des infirmités qu’il tâcha longtemps de se dissimuler à lui-même, M. d’Alton-Shée s’est tourné vers les lettres et s’est mis à écrire, il avait d’abord pensé au théâtre. Un essai fort dramatique, le Duc Pompée, publié par la Revue des Deux Mondes, témoignait d’une aptitude remarquable ; une pièce composée depuis en vue du Théâtre-Français, l’ivresse, n’a pu s’y faire jour. Refoulé en quelque sorte sur lui-même, ce net et vaillant esprit a cherché à tirer parti de ses souvenirs ; mais écrire vrai n’est facile en aucun temps, et dans tout ce qui se rapporte à des confessions, celles qu’on fait de soi touchent de bien près à celles des autres. Voulant écrire fidèlement ses Mémoires, il s’est décidé à en faire deux parts : l’une entièrement consacrée à l’époque du plaisir, et ici il a pris un léger masque, il s’est dédoublé et s’est appelé le vicomte d’Aulnis170. C’est seulement dans l’autre partie, signée de son nom, publiée d’abord dans la Revue moderne avant d’être recueillie en volume, qu’il a mis ses opinions plus sérieuses sur les choses et sur les hommes politiques. Il n’est encore allé dans cette publication que jusqu’au 24 février 1848 ; mais c’est déjà un assez large cadre.
Je ne m’avancerai pas jusqu’à dire que ces Mémoires ne laissent rien à désirer : l’auteur dicte, il ressaisit par portions des groupes de souvenirs, il se relit peu : de là des répétitions, de fréquents retours en arrière, une absence trop fréquente de dates précises là même où il croit les avoir données ; bien des défauts enfin qui tiennent, pour ainsi dire, à la main plus qu’à l’esprit. Mais ce qui m’y frappe et ce que j’en aime, c’est le ton sincère, l’absence du convenu, la connaissance des hommes, la vérité des profils, les traits spirituels et justes qu’on en peut détacher. C’est ce que je tâcherai de faire sentir à la rencontre.
Le caractère de l’auteur lui-même s’y dessine dès les premières pages. Élevé par une mère distinguée, d’un esprit philosophique et d’une grande tendresse, il la perd à l’âge de douze ans, et dès lors son éducation qui commençait▶ sous de doux et heureux auspices est brisée. On le met au collège Henri IV. Il y subit un mauvais régime, l’oppression des maîtres et des grands. Il y devient paresseux et vindicatif. Cependant un sentiment de solidarité s’y développe chez lui ; opprimé, il prendra aussitôt parti pour les opprimés :
« Ces souffrances de l’éducation universitaire ont laissé dans mon âme des traces ineffaçables ; elles y ont développé de bonne heure les instincts de solidarité au point que je n’ai jamais été témoin, que jamais je n’ai entendu le simple récit d’une injustice sans en ressentir le contre-coup ; je leur dois encore d’avoir été, dans toute l’étendue du mot, un excellent camarade. »
La lecture de Gibbon ◀commença▶ de bonne heure son émancipation en matière de croyances.
Dès l’âge de la première communion, il regimbait à ce qu’on lui enseignait d’histoire ou
de morale évangélique. Mais c’était alors surtout un révolté dans un sens plus positif,
ayant puisé au collège « avec le dégoût de l’étude le mépris de l’autorité et une
aversion insurmontable pour ses représentants. »
Chose singulière ! lui, l’un
des privilégiés de la naissance, l’héritier d’une pairie, il entrait dans le monde en
irrité, en déshérité presque : il était tenté d’aborder la société en opprimé, en vaincu
et avec toute l’âpreté de rancune d’un prolétaire.
L’amitié de sa sœur, son aînée de sept ans, Mme Jaubert, une des plus aimables et des plus spirituelles femmes de son temps, contribuait pourtant à l’adoucir un peu, à lui donner quelques lumières sur le monde et à le mettre en rapport avec quelques-uns des esprits distingués qui fréquentaient son salon. Il y connut de bonne heure Berryer, qui prit plus tard sur lui une grande influence, et qui l’aidera à recommencer son éducation véritable.
Entré cependant aux Pages, à Versailles, sous le règne de Charles X, malgré quelques
bons maîtres qu’il y rencontrait, tel que M. Varin, pour l’histoire, M. Carlier, pour la
littérature, le jeune homme demeura rebelle au régime auquel la tradition monarchique,
servie par d’assez plats directeurs, soumettait sans trop de peine les fils bien
pensants de l’aristocratie. Lui, il était un mal pensant. Il étouffait
et se sentait déplacé dans « cette citadelle du droit divin »
, comme il
appelle l’Hôtel des Pages. Il lisait dès lors toutes sortes de livres, de journaux, un
peu à tort et à travers. Le fruit défendu a toujours du charme, mais il y avait encore
autre chose : sa nature, dès lors, était double : « Les appétits de l’esprit ne
se faisaient pas moins sentir en lui que ceux de l’imagination et des
sens. »
Il sortit des Pages avec un brevet d’officier. Il n’en usa point et ◀commença par
prendre un congé de six mois. On était à la fin de 1829. M. d’Alton-Shée fit un voyage
d’Italie : il vit Florence, Milan. Arrivé dans cette dernière ville, et dînant chez le
consul de France, celui-ci lui demanda à qui s’adressaient ses lettres d’introduction.
Il en avait une pour le prince Belgoijoso, à ce mot, le consul se récria :
« Jeune homme, gardez-vous bien de faire une connaissance aussi dangereuse ; le
prince est un don Juan. »
En conséquence, dès le lendemain matin,
M. d’Alton-Shée courait au palais Belgiojoso. Mais le prince était absent. La liaison ne
devait se taire que plus tard.
A Rome, où les jeunes Français qui s’y trouvaient alors se réunissaient quelquefois, il rencontra un jeune homme qui a depuis marqué dans la politique, M. Drouyn de Lhuys. Il en a tracé un léger profil qui ouvre la série de ses esquisses : ce n’est pas la moins heureuse. J’aimerais à la citer, mais citer, c’est endosser en quelque sorte, et du portrait je n’ose garantir la ressemblance, mais seulement la vraisemblance.