LXXXVIe entretien.
Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le
danger du génie.
Les Misérables, par Victor Hugo (4e partie)
I
Revenons à Jean Valjean.
Il avait caché vite dans la forêt de Montfermeil les 700 000 francs déposés chez M. Laffitte ; puis il était revenu se laisser arrêter par l’agent de police Javert, et condamner à mort.
À mort ! entendez-vous bien ? D’abord à cinq ans pour un morceau de pain, condamnation impossible, pour un morceau de pain origine de tout, volé à bonne intention chez le boulanger de son village ; ensuite à mort après dix-neuf ans de sa peine accomplie !
Quelle société ! et combien il est aisé à l’auteur d’avoir raison contre elle !
Heureusement, le roi commue la peine sanglante contre une condamnation à perpétuité au bagne. Jean Valjean ne veut pas s’y soustraire, apparemment, sans accumuler l’indignation du peuple contre une telle justice.
Quoi qu’il en soit, il s’évade encore en accomplissant un acte de sauvetage sur un vaisseau de guerre ; puis, se laissant en apparence tomber à la mer et nageant entre deux eaux, il disparaît de nouveau.
On le croit noyé ! pas du tout ; il n’est que déguisé, et reparaît, pour tenir parole à Fantine, à l’auberge des Thénardier, à Montfermeil.
Il commence▶ par aller visiter son trésor enfoui sous l’arbre, et par lui emprunter un bon viatique, jusqu’au moment de lui faire une visite définitive.
En revenant, il trouve la pauvre petite Cosette, fille de Fantine, que l’hôtesse impitoyable, la Thénardier, a envoyée chercher de l’eau dans un seau plus grand qu’elle, à la fontaine du bois, dans la nuit. La pauvre petite enfant plie et succombe. Valjean se montre à propos, porte le seau de l’enfant, et rentre à l’auberge des Thénardier. C’est un chef-d’œuvre de compassion enfantine.
Il contemple Cosette ; la description de l’enfant souffreteuse et grelottante est d’une vérité et d’une sensibilité qui n’appartiennent qu’au grand poète des petits enfants, Victor Hugo. C’est là sa note de prédilection ; poète toujours, père avant tout, c’est sa nature. Valjean contemple avec une pitié équivoque les tortures de celle-là, Cendrillon battue en cet infâme foyer, à côté des caresses des deux enfants chéris de l’hôtesse.
Il risque plusieurs fois de se trahir en montrant plus de richesses qu’il ne convient à une redingote râpée comme la sienne. N’importe, il achète la petite, quinze cents francs, des mains de ses hôtes ; s’enfuit vers Paris avec l’enfant, et va se cacher dans une maison réprouvée, dans les terrains vagues d’un faubourg, près du marché aux chevaux. Il s’y attache de plus en plus à cette pauvre enfant. Une vieille femme, façonnée à toute servitude, faisait le ménage et allumait le feu. Cosette se développait de corps et d’âme, sous les yeux de ce père inconnu, mais aussi tendre qu’une femme. Victor Hugo lui prête sa tendresse pour les enfants.
Ici le romanesque du roman ◀commence▶. Ce romanesque, qui sort des événements arbitrairement inventés pour les besoins du drame, est la partie faible du roman. Toutes les fois que l’auteur a besoin d’un personnage, il l’appelle du fond du néant, comme dans les contes de fées ou comme dans les contes de Voltaire, et le personnage obéit contre toute vraisemblance au signe de l’écrivain.
Ces fantasmagories s’animent, disparaissent, reparaissent, comme si le monde n’était peuplé que des sept à huit comparses de Valjean. Cela détruirait l’intérêt comme cela détruit la vraisemblance, si l’admirable don de peindre du poète ne ressaisissait pas à l’instant son lecteur par l’admiration et l’enthousiasme, et ne lui faisait en quelques pages oublier le chemin pour le but.
II
Les poursuites patientes, constantes, consciencieuses de l’honnête agent de police Javert ne discontinuaient pas. Valjean y échappe avec sa pupille par des prodiges d’adresse et de force musculaire, dignes d’un forçat de M. d’Arlincourt. Je demande pardon du rapprochement. Du ridicule au sublime il n’y a qu’un pas, dit Napoléon ; Victor Hugo ne le franchit jamais, mais dans cette partie du drame il le côtoie sans cesse.
Glissons vite ici. Valjean, près d’être atteint, franchit de hautes murailles avec Cosette attachée par une corde, et tombe dans le jardin d’un couvent de femmes. Un vieux jardinier qui le rencontre, un de ses amis, le cache avec Cosette dans sa hutte ; puis Valjean invente une histoire pour faire recevoir et élever Cosette par ces nonnes ; puis il se fait sortir du couvent dans une bière pour tromper la police, enfin enterrer sur la foi d’un ivrogne chargé de le réveiller.
Tout cela s’exécute à souhait, comme des tours de funambule chez Franconi. Mais cela n’est pas digne du talent si élevé de l’auteur. Contes et veillées pour amuser le peuple. Vient ensuite une dissertation savante, avec dates et notes, sur la nature, l’origine d’un couvent de filles, dissertation tantôt édifiante, tantôt burlesque, intitulée Picpus.
Cet étalage de science sur des riens ressemble trop au verbiage des faiseurs de tours de gobelets cherchant à distraire le public pendant qu’ils préparent l’escamotage. Ce récit de couvent ne contient guère moins d’un demi-volume.
III
Pendant ce temps, Cosette enfermée grandit et embellit à l’ombre du couvent, et Valjean jardine avec son ami.
Il sort enfin de cet asile quand Cosette a fini son éducation, et il déterre une maison isolée de la rue de Babylone, au fond d’un jardin. Il prend une gouvernante pour Cosette ; il va tous les jours, à la même heure, sous un costume de militaire retiré, se promener ou s’asseoir dans la même allée du Luxembourg, comme s’il eût cherché à se faire remarquer.
On ne fait pas attention au bonhomme ; mais un étudiant, nommé Marius, et qui n’est, dit-on, que M. Victor Hugo adolescent lui-même, ne voit pas briller impunément ce diamant de fille dans ce désert. Les deux enfants se voient, se perdent, se retrouvent, s’éprennent de la plus candide et de la plus pure inclination muette l’un pour l’autre. On voit germer le vrai roman de Daphnis et Chloé qui se rencontrent sur le boulevard des Invalides, à Paris. Que s’ensuivra-t-il ? Nous allons voir.
Mais, en attendant encore, l’auteur fait une digression politique de quelques centaines de pages, très éloquentes, mais très oiseuses, sur la révolution de 1830, sur Louis-Philippe d’Orléans, roi de rechange, sur la Fayette qui voudrait aller plus loin, mais qui n’ose pas, sur les jeunes étudiants, enfants de Béranger, qui voudraient chanter la Marseillaise, mais à qui Casimir Delavigne a mis dans la bouche la Parisienne.
Puis un très bel éloge du roi, qui a le mérite au moins de ne pas illégitimer
Louis-Philippe. M. Victor Hugo, qui a reçu de lui la pairie, veut payer noblement à sa
mémoire le prix de sa reconnaissance. Cela est bien. « En résumé, dit-il, mêlant
en lui à une vraie faculté créatrice de civilisation on ne sait quel esprit de
procédure et de chicane, fondateur et procureur d’une dynastie, quelque chose de
Charlemagne et quelque chose d’un avoué. »
Nous l’avons connu aussi ; nous l’avons beaucoup estimé, peu aimé ; nous ne lui devons rien ; nous pourrions le peindre impartialement, la justice ne manquerait pas au portrait. Mais nous avons été témoin de sa chute, chute qui fut à la fois sa faute et celle de son parlement. On pourrait nous supposer la joie maligne de la république surgissant contre un trône écroulé. Cela serait faux, quoique vraisemblable ; nous avions prévu son écroulement, mais avec plus d’effroi que de désir. La base était mauvaise, un jour pouvait saper ce qu’un jour avait fondé ; ce jour était venu, nous ne l’avons point hâté.
Quand nous avons prononcé le premier le mot république, il n’y avait plus un roi sur le trône aux Tuileries. La république, seule, était assez forte pour imprimer à la révolution cette halte après la victoire, qu’on appelle sang-froid, modération, droit de tous. Les révolutions qui n’ont pas de halte s’appellent anarchie, anarchie spoliatrice et sanguinaire. Plutôt cent rois ! plutôt cent républiques !
La première nécessité de l’homme en société, c’est l’ordre conservé ou rétabli ; l’idéal ne vient qu’après. Chez Victor Hugo, l’idéal marche avant tout ; voilà pourquoi nous sommes, en politique, moins hardi et moins poète que lui.
IV
Il y a là de belles pages admirablement formulées sur le socialisme chaos et sur le socialisme organisé ; qu’on nous permette de les citer.
« Tous les problèmes que les socialistes se proposent peuvent être ramenés à deux problèmes principaux :
« Premier problème :
« Produire la richesse.
« Deuxième problème :
« La répartir.
« Le premier problème contient la question du travail ;
« Le deuxième contient la question du salaire.
« Dans le premier problème il s’agit de l’emploi des forces ;
« Dans le second, de la distribution des jouissances.
« Du bon emploi des forces résulte la puissance publique ;
« De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel.
« Par bonne distribution, il faut entendre non distribution égale, mais distribution équitable. La première égalité, c’est l’équité.
« De ces deux choses combinées, puissance publique au dehors, bonheur individuel au dedans, résulte la prospérité sociale.
« Prospérité sociale, cela veut dire l’homme heureux, le citoyen libre, la nation grande.
V
« L’Angleterre résout le premier de ces deux problèmes. Elle crée admirablement la richesse ; elle la répartit mal. Cette solution qui n’est complète que d’un côté la mène fatalement à ces deux extrêmes : opulence monstrueuse, misère monstrueuse. Toutes les jouissances à quelques-uns, toutes les privations aux autres, c’est-à-dire au peuple ; le privilège, l’exception, le monopole, la féodalité, naissant du travail même. Situation fausse et dangereuse qui assoit la puissance publique sur la misère privée, qui enracine la grandeur de l’État dans les souffrances de l’individu. Grandeur mal composée où se combinent tous les éléments matériels et dans laquelle n’entre aucun élément moral.
« Le communisme et la loi agraire croient résoudre le deuxième problème. Ils se trompent. Leur répartition tue la production. Le partage égal abolit l’émulation et par conséquent le travail. C’est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu’il partage. Il est donc impossible de s’arrêter à ces prétendues solutions. Tuer la richesse, ce n’est pas la répartir.
« Les deux problèmes veulent être résolus ensemble pour être bien résolus. Les deux solutions veulent être combinées et n’en faire qu’une.
« Ne résolvez que le premier des deux problèmes, vous serez Venise, vous serez l’Angleterre. Vous aurez comme Venise une puissance artificielle, ou comme l’Angleterre une puissance matérielle ; vous serez le mauvais riche. Vous périrez par une voie de fait, comme est morte Venise, ou par une banqueroute, comme tombera l’Angleterre. Et le monde vous laissera mourir et tomber, parce que le monde laisse tomber et mourir tout ce qui n’est que l’égoïsme, tout ce qui ne représente pas pour le genre humain une vertu ou une idée.
« Il est bien entendu ici que par ces mots, Venise, l’Angleterre, nous désignons non des peuples, mais des constructions sociales ; les oligarchies superposées aux nations, et non les nations elles-mêmes. Les nations ont toujours notre respect et notre sympathie. Venise, peuple, renaîtra. L’Angleterre, aristocratie, tombera ; mais l’Angleterre, nation, est immortelle. Cela dit, nous poursuivons.
VI
« Résolvez les deux problèmes, encouragez le riche et protégez le pauvre, supprimez la misère, mettez un terme à l’exploitation injuste du faible par le fort, mettez un frein à la jalousie inique de celui qui est en route contre celui qui est arrivé, ajustez mathématiquement et fraternellement le salaire au travail, mêlez l’enseignement gratuit et obligatoire à la croissance de l’enfance et faites de la science la base de la virilité, développez les intelligences tout en occupant les bras, soyez à la fois un peuple puissant et une famille d’hommes heureux, démocratisez la propriété, non en l’abolissant, mais en l’universalisant, de façon que tout citoyen sans exception soit propriétaire, chose plus facile qu’on ne croit ; en deux mots, sachez produire la richesse et sachez la répartir, et vous aurez tout ensemble la grandeur matérielle et la grandeur morale ; et vous serez dignes de vous appeler la France.
« Voilà, en dehors et au-dessus de quelques sectes qui s’égaraient, ce que disait le socialisme ; voilà ce qu’il cherchait dans les faits, voilà ce qu’il cherchait dans les esprits. »
VII
Jusque-là tout est bien, et plus loin c’est l’hymne de l’idéal, c’est-à-dire un chaos qui recommence ! Voyez ce que devient le roi coupable du trône de 1830 sous le pinceau même de son panégyriste ; ce Trajan de la bourgeoisie est présenté en tyran à l’idéal de la jeunesse française.
« De ténébreux amoncellements couvraient l’horizon. Une ombre étrange, gagnant de proche en proche, s’étendait peu à peu sur les hommes, sur les choses, sur les idées ; ombre qui venait des colères et des systèmes. Tout ce qui avait été hâtivement étouffé remuait et fermentait. Parfois la conscience de l’honnête homme reprenait sa respiration, tant il y avait de malaise dans cet air où les sophismes se mêlaient aux vérités. Les esprits tremblaient dans l’anxiété sociale comme les feuilles à l’approche de l’orage. La tension électrique était telle qu’à de certains instants le premier venu, un inconnu, éclairait. Puis l’obscurité crépusculaire retombait. Par intervalles, de profonds et sourds grondements pouvaient faire juger de la quantité de foudre qu’il y avait dans la nuée.
« Vingt mois à peine s’étaient écoulés depuis la révolution de juillet, l’année 1832 s’était ouverte avec un aspect d’imminence et de menace. La détresse du peuple, les travailleurs sans pain, le dernier des Condés disparu dans les ténèbres, Bruxelles chassant les Nassau comme Paris les Bourbons, la Belgique s’offrant à un prince français et donnée à un prince anglais, la haine russe de Nicolas, derrière nous deux démons du midi, Ferdinand en Espagne, Miguel en Portugal, la terre tremblant en Italie, Metternich étendant la main sur Bologne, la France brusquant l’Autriche à Ancône, au nord on ne sait quel sinistre bruit de marteau reclouant la Pologne dans son cercueil, dans toute l’Europe des regards irrités guettant la France ; l’Angleterre, alliée suspecte, prête à pousser ce qui pencherait et à se jeter sur ce qui tomberait ; la pairie s’abritant derrière Beccaria pour refuser quatre têtes à la loi, les fleurs de lis raturées sur la voiture du roi, la croix arrachée de Notre-Dame, la Fayette amoindri, Laffitte ruiné, Benjamin Constant mort dans l’indigence, Casimir Périer mort dans l’épuisement du pouvoir ; la maladie politique et la maladie sociale se déclarant à la fois dans les deux capitales du royaume, l’une la ville de la pensée, l’autre la ville du travail ; à Paris la guerre civile, à Lyon la guerre servile ; dans les deux cités la même lueur de fournaise ; une pourpre de cratère au front du peuple ; le midi fanatisé, l’ouest troublé, la duchesse de Berry dans la Vendée, les complots, les conspirations, les soulèvements, le choléra, ajoutaient à la sombre rumeur des idées le sombre tumulte des événements. »
VIII
Tout cela mène à ce que l’auteur nomme l’Épopée de la rue Saint-Denis, c’est-à-dire aux barricades. Ces jeunes rêveurs sont ses héros : quels héros, grand Dieu ! ni idée arrêtée, ni moyens praticables, ni but avoué et avouable, ni gouvernement à fonder ! Une fantaisie héroïque d’étudiants désœuvrés qui embauchent des vagabonds pour faire des cadavres dans la rue. Des enfants qui s’amusent avec des fusils pour jouets, et qui s’offrent eux-mêmes pour victimes, victimes ennuyées de vin, au Teutatès de l’idéal !
On complote à table, une fille à gauche, un espion à droite, le verre à la main. Voilà.
IX
Le beau et doux Marius, qui a perdu son idéal à lui, l’idéal de son cœur, Cosette, depuis quelques jours, parce que le jaloux tuteur Valjean l’a enfouie dans la maison de la rue Plumet, et qui conspire aussi sans savoir pourquoi, parce que le temps lui dure, comme dit la romance ; le beau Marius rencontre la petite Éponine, une des deux filles des Thénardier, tombée de l’opprobre dans la misère, mais qui le guette, le suit et l’aime à son insu.
« Il leva les yeux, et reconnut cette malheureuse enfant qui était venue un matin chez lui, l’aînée des filles Thénardier, Éponine ; il savait maintenant comment elle se nommait. Chose étrange, elle était appauvrie et embellie, deux pas qu’il ne semblait point qu’elle pût faire. Elle avait accompli un double progrès, vers la lumière et vers la détresse. Elle était pieds nus et en haillons comme le jour où elle était entrée si résolument dans sa chambre ; seulement ses haillons avaient deux mois de plus ; les trous étaient plus larges, les guenilles plus sordides. C’était cette même voix enrouée, ce même front terni et ridé par le hâle, ce même regard libre, égaré et vacillant. Elle avait de plus qu’autrefois dans la physionomie ce je ne sais quoi d’effrayé et de lamentable que la prison traversée ajoute à la misère.
« Elle avait des brins de paille et de foin dans les cheveux, non comme Ophélia pour être devenue folle à la contagion de la folie d’Hamlet, mais parce qu’elle avait couché dans quelque grenier d’écurie.
« Et avec tout cela elle était belle. Quel astre vous êtes, ô jeunesse ! »
Que vous êtes heureux en rencontre, ô Hugo ! À votre place, j’adorerais le hasard : il vous sert bien ! Qui donc attendait là cette petite vagabonde, cette écrevisse de ruisseau ?
Elle découvre à Marius, pour lui faire plaisir et mériter quelque chose de lui en le servant contre elle-même (charmante et délicate inconséquence du cœur), elle lui découvre la maison cachée de la rue Plumet qu’habite Cosette.
Arrivée là, Éponine, qui s’attend à un baiser, s’arrête. Marius fouille dans sa poche. Il ne possédait au monde que ses cinq francs : il les prend et les met dans la main d’Éponine.
Elle ouvre les doigts et laisse tomber la pièce à terre, et, le regardant d’un air sombre :
« Je ne veux pas de votre argent ! »
dit-elle.
J’ai oublié un refus pareil en écrivant un jour Graziella. Ce n’est pas de l’art, c’est de la nature ; mais choisir ce trait est d’un suprême artiste.
X
Ici, hélas ! trop tard, ◀commence▶ pour moi le vrai poème de cette œuvre, poème souvent éloquent, souvent paradoxal, mais qui devient innocemment passionné et descriptif à la fin de ce quatrième volume. Nous ne connaissons rien de plus parfait et de plus réel dans aucune langue ancienne ou moderne. Il semble que les années de solitude ont apporté au poète, dans son île, la seule note qui manquait à ses concerts avant cette heure, la note paisible, amoureuse, sympathique, celle qui fait rendre au cœur humain les vibrations les plus intimes, celle de Charlotte sous la main de Goethe, celle de Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie, celle de René dans Chateaubriand. Mais Goethe a exagéré la note ; Chateaubriand y mêle trop de lamentations mélancoliques ; Bernardin de Saint-Pierre, quoique parfait et modeste, a été obligé d’aller chercher la source des larmes dans les îles de l’océan Indien, et d’emprunter leur émotion aux plus grandes tragédies de la nature : les tonnerres, les tempêtes, les naufrages, agents de ce drame qui n’avait eu jusqu’à lui aucun modèle dans l’antiquité. Victor Hugo, au contraire, n’a eu besoin que de son âme, d’ouvrir les yeux autour de lui, au milieu de nous, de décrire une maison déserte et un jardinet inculte dans un de nos faubourgs les plus reculés, et d’y placer deux êtres qui se sont entrevus, deux innocents, deux sauvages de la grande ville, Cosette et Marius ; et, avec ces simples personnages, il a fait, en racontant leurs entrevues et leurs entretiens, le plus ravissant tableau d’amour qu’il ait jamais écrit.
Ici, il faudrait tout citer, ou plutôt tout lire. Relisez seulement la description du jardin au clair de la lune.
XI
La maison à secret.
« Vers le milieu du siècle dernier, un président à mortier au parlement de Paris, ayant une maîtresse et s’en cachant, car à cette époque les grands seigneurs montraient leurs maîtresses et les bourgeois les cachaient, fit construire “une petite maison” faubourg Saint-Germain, dans la rue déserte de Blomet, qu’on nomme aujourd’hui rue Plumet, non loin de l’endroit qu’on appelait alors le Combat des Animaux.
« Cette maison se composait d’un pavillon à un seul étage ; deux salles au rez-de-chaussée, deux chambres au premier, en bas une cuisine, en haut un boudoir, sous le toit un grenier, le tout précédé d’un jardin avec large grille donnant sur la rue. Ce jardin avait environ un arpent. C’était là tout ce que les passants pouvaient entrevoir ; mais en arrière du pavillon il y avait une cour étroite et au fond de la cour un logis bas de deux pièces sur caves, espèce d’en-cas destiné à dissimuler au besoin un enfant et une nourrice. Ce logis communiquait, par derrière, par une porte masquée et ouvrant à secret, avec un long couloir étroit, pavé, sinueux, à ciel ouvert, bordé de deux hautes murailles, lequel, caché avec un art prodigieux et comme perdu entre les clôtures des jardins et les cultures dont il suivait tous les angles et tous les détours, allait aboutir à une autre porte également à secret, qui s’ouvrait à un demi-quart de lieue de là, presque dans un autre quartier, à l’extrémité solitaire de la rue de Babylone.
« M. le président s’introduisait par là, si bien que ceux-là même qui l’eussent épié et suivi et qui eussent observé que M. le président se rendait tous les jours mystérieusement quelque part, n’eussent pu se douter qu’aller rue de Babylone, c’était aller rue Blomet. Grâce à d’habiles achats de terrains, l’ingénieux magistrat avait pu faire faire ce travail de voirie secrète chez lui, sur sa propre terre, et par conséquent sans contrôle. Plus tard il avait revendu par petites parcelles pour jardins et cultures les lots de terre riverains du corridor, et les propriétaires de ces lots de terre croyaient des deux côtés avoir devant les yeux un mur mitoyen, et ne soupçonnaient pas même l’existence de ce long ruban de pavé serpentant entre deux murailles parmi leurs plates-bandes et leurs vergers. Les oiseaux seuls voyaient cette curiosité. Il est probable que les fauvettes et les mésanges du siècle dernier avaient fort jasé sur le compte de M. le président.
« Le pavillon, bâti en pierre dans le goût Mansard, lambrissé et meublé dans le goût Watteau, rocaille au dedans, perruque au dehors, muré d’une triple haie de fleurs, avait quelque chose de discret, de coquet et de solennel comme il sied à un caprice de l’amour et de la magistrature.
« Cette maison et ce couloir, qui ont disparu aujourd’hui, existaient encore il y a une quinzaine d’années. En 93, un chaudronnier avait acheté la maison pour la démolir ; mais n’ayant pu en payer le prix, la nation le mit en faillite. De sorte que ce fut la maison qui démolit le chaudronnier. Depuis, la maison resta inhabitée, et tomba lentement en ruine, comme toute demeure à laquelle la présence de l’homme ne communique plus la vie. Elle était restée meublée de ses vieux meubles et toujours à vendre ou à louer, et les dix ou douze personnes qui passent par an rue Plumet en étaient averties par un écriteau jaune et illisible accroché à la grille du jardin depuis 1810.
« Vers la fin de la restauration, ces mêmes passants purent remarquer que l’écriteau avait disparu, et que, même, les volets du premier étage étaient ouverts. La maison en effet était occupée. Les fenêtres avaient de petits rideaux, signe qu’il y avait une femme.
« Au mois d’octobre 1829, un homme d’un certain âge s’était présenté et avait loué la maison telle qu’elle était, y compris, bien entendu, l’arrière-corps de logis et le couloir qui allait aboutir à la rue de Babylone. Il avait fait rétablir les ouvertures à secret des deux portes de ce passage. La maison, nous venons de le dire, était encore à peu près meublée des vieux ameublements du président ; le nouveau locataire avait ordonné quelques réparations, ajouté çà et là ce qui manquait, remis des pavés à la cour, des briques aux carrelages, des marches à l’escalier, des feuilles aux parquets et des vitres aux croisées, et enfin était venu s’installer avec une jeune fille et une servante âgée, sans bruit, plutôt comme quelqu’un qui se glisse que comme quelqu’un qui entre chez soi. Les voisins n’en jasèrent point, par la raison qu’il n’y avait pas de voisins.
« Ce locataire peu à effet était Jean Valjean, la jeune fille était Cosette. La servante était une fille appelée Toussaint que Jean Valjean avait sauvée de l’hôpital et de la misère et qui était vieille, provinciale et bègue, trois qualités qui avaient déterminé Jean Valjean à la prendre avec lui. Il avait loué la maison sous le nom de M. Fauchelevent, rentier. Dans tout ce qui a été raconté plus haut, le lecteur a sans doute moins tardé encore que Thénardier à reconnaître Jean Valjean.
« Pourquoi Jean Valjean avait-il quitté le couvent du Petit-Picpus ? Que s’était-il passé ?
« Il ne s’était rien passé. »
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« Il découvrit la maison de la rue Plumet et s’y blottit. Il était désormais en possession du nom d’Ultime Fauchelevent.
XII
« Du reste, à proprement parler, il vivait rue Plumet et il y avait arrangé son existence de la façon que voici :
« Cosette avec la servante occupait le pavillon ; elle avait la grande chambre à coucher aux trumeaux peints, le boudoir aux baguettes dorées, le salon du président meublé de tapisseries et de vastes fauteuils ; elle avait le jardin. Jean Valjean avait fait mettre dans la chambre de Cosette un lit à baldaquin d’ancien damas à trois couleurs, et un vieux et beau tapis de Perse acheté rue du Figuier-Saint-Paul chez la mère Gaucher, et, pour corriger la sévérité de ces vieilleries magnifiques, il avait amalgamé à ce bric-à-brac tous les petits meubles gais et gracieux des jeunes filles, l’étagère, la bibliothèque et les livres dorés, la papeterie, le buvard, la table à ouvrage incrustée de nacre, le nécessaire de vermeil, la toilette en porcelaine du Japon. De longs rideaux de damas fond rouge à trois couleurs, pareils au lit, pendaient aux fenêtres du premier étage. Au rez-de-chaussée, des rideaux de tapisserie. Tout l’hiver la petite maison de Cosette était chauffée du haut en bas. Lui, il habitait l’espèce de loge de portier qui était dans la cour du fond, avec un matelas sur un lit de sangle, une table de bois blanc, deux chaises de paille, un pot à l’eau de faïence, quelques bouquins sur une planche, sa chère valise dans un coin, jamais de feu. Il dînait avec Cosette, et il y avait un pain bis pour lui sur la table. Il avait dit à Toussaint lorsqu’elle était entrée : — C’est mademoiselle qui est la maîtresse de la maison. — Et vous, mo-onsieur ? avait répliqué Toussaint stupéfaite. — Moi, je suis bien mieux que le maître, je suis le père.
« Cosette au couvent avait été dressée au ménage et réglait la dépense, qui était fort modeste. Tous les jours Jean Valjean prenait le bras de Cosette et la menait promener. Il la conduisait au Luxembourg, dans l’allée la moins fréquentée, et tous les dimanches à la messe, toujours à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, parce que c’était fort loin. Comme c’est un quartier très pauvre, il y faisait beaucoup l’aumône, et les malheureux l’entouraient dans l’église, ce qui lui avait valu l’épître des Thénardier : Au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Il menait volontiers Cosette visiter les indigents et les malades. Aucun étranger n’entrait dans la maison de la rue Plumet. Toussaint apportait les provisions, et Jean Valjean allait lui-même chercher l’eau à une prise d’eau qui était tout proche sur le boulevard. On mettait le bois et le vin dans une espèce de renfoncement demi-souterrain tapissé de rocailles qui avoisinait la porte de la rue de Babylone et qui autrefois avait servi de grotte à M. le président ; car, au temps des Folies et des Petites-Maisons, il n’y avait pas d’amour sans grotte.
« Ni Jean Valjean, ni Cosette, ni Toussaint, n’entraient et ne sortaient jamais que par la porte de la rue de Babylone. À moins de les apercevoir par la grille du jardin, il était difficile de deviner qu’ils demeuraient rue Plumet. Cette grille restait toujours fermée.
« Jean Valjean avait laissé le jardin inculte, afin qu’il n’attirât pas l’attention.
« En cela il se trompait peut-être.
XIII
« Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d’un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. Les passants d’il y a quarante ans s’arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu’il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes. Plus d’un songeur à cette époque a laissé bien des fois ses yeux et sa pensée pénétrer indiscrètement à travers les barreaux de l’antique grille cadenassée, tordue, branlante, scellée à deux piliers verdis et moussus, bizarrement couronnée d’un fronton d’arabesques indéchiffrables.
« Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages décloués par le temps pourrissant sur le mur ; du reste plus d’allées ni de gazon ; du chiendent partout. Le jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées y était splendide.
XIV
« Rien dans ce jardin ne contrariait l’effort sacré des choses vers la vie ; la croissance vénérable était là chez elle. Les arbres s’étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la branche avait fléchi, ce qui rampe sur la terre avait été trouver ce qui s’épanouit dans l’air, ce qui flotte au vent s’était penché vers ce qui traîne dans la mousse ; troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines, s’étaient mêlés, traversés, mariés, confondus ; la végétation, dans un embrassement étroit et profond, avait célébré et accompli là, sous l’œil satisfait du Créateur, en cet enclos de trois cents pieds carrés, le saint mystère de la fraternité humaine.
« Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale ; c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.
XV
« En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui aspire les effluves de l’amour cosmique et qui sent la sève d’avril monter et bouillir dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pavé de la rue déserte, les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums.
« À midi mille papillons blancs s’y réfugiaient, et c’était un spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’été. Là, dans ces gaies ténèbres de la verdure, une foule de voix innocentes parlaient doucement à l’âme, et ce que les gazouillements avaient oublié de dire, les bourdonnements le complétaient. Le soir une vapeur de rêverie se dégageait du jardin et l’enveloppait ; un linceul de brume, une tristesse céleste et calme, le couvraient ; l’odeur si enivrante des chèvrefeuilles et des liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil ; on entendait les derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes s’assoupissant sous les branchages ; on y sentait cette intimité sacrée de l’oiseau et de l’arbre. Le jour, les ailes réjouissent les feuilles ; la nuit, les feuilles protègent les ailes.
XVI
« L’hiver, la broussaille était noire, mouillée, hérissée, grelottante, et laissait un peu voir la maison.
« On apercevait, au lieu de fleurs dans les rameaux et de rosée dans les fleurs, les longs rubans d’argent des limaces sur le froid et épais tapis des feuilles jaunes ; mais de toute façon, sous tout aspect, en toute saison, printemps, hiver, été, automne, ce petit enclos respirait la mélancolie, la contemplation, la solitude, la liberté, l’absence de l’homme, la présence de Dieu ; et la vieille grille rouillée avait l’air de dire : — Ce jardin est à moi !
« Le pavé de Paris avait beau être là tout autour, les hôtels classiques et splendides de la rue de Varenne à deux pas, le dôme des Invalides tout près, la Chambre des députés pas loin ; les carrosses de la rue de Bourgogne et de la rue Saint-Dominique avaient beau rouler fastueusement dans le voisinage ; les omnibus jaunes, bruns, blancs, rouges, avaient beau se croiser dans le carrefour prochain : le désert était rue Plumet ; et la mort des anciens propriétaires, une révolution qui avait passé, l’écroulement des antiques fortunes, l’absence, l’oubli, quarante ans d’abandon et de viduité, avaient suffi pour ramener dans ce lieu privilégié les fougères, les bouillons-blancs, les ciguës, les achillées, les hautes herbes, les grandes plantes gaufrées aux larges feuilles de drap vert pâle, les lézards, les scarabées, les insectes inquiets et rapides ; pour faire sortir des profondeurs de la terre et reparaître entre ces quatre murs je ne sais quelle grandeur sauvage et farouche ; et pour que la nature, qui déconcerte les arrangements mesquins de l’homme et qui se répand toujours tout entière là où elle se répand, aussi bien dans la fourmi que dans l’aigle, en vînt à s’épanouir dans un méchant petit jardin parisien avec autant de rudesse et de majesté que dans une forêt vierge du nouveau monde.
XVII
« Rien n’est petit en effet ; quiconque est sujet aux pénétrations profondes de la nature le sait. Bien qu’aucune satisfaction absolue ne soit donnée à la philosophie, pas plus de circonscrire la cause que de limiter l’effet, le contemplateur tombe dans des extases sans fond à cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l’unité.
« Tout travaille à tout.
« L’algèbre s’applique aux nuages ; l’irradiation de l’astre profite à la rose ; aucun penseur n’oserait dire que le parfum de l’aubépine est inutile aux constellations. Qui donc peut calculer le trajet d’une molécule ? que savons-nous si des créations de mondes ne sont point déterminées par des chutes de grains de sable ? qui donc connaît les flux et les reflux de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, le retentissement des causes dans les précipices de l’être, et les avalanches de la création ?
« Un ciron importe ; le petit est grand, le grand est petit ; tout est en équilibre dans la nécessité ; effrayante vision pour l’esprit. Il y a entre les êtres et les choses des relations de prodige ; dans cet inépuisable ensemble, de soleil à puceron, on ne se méprise pas ; on a besoin les uns des autres. La lumière n’emporte pas dans l’azur les parfums terrestres sans savoir ce qu’elle en fait ; la nuit fait des distributions d’essence stellaire aux fleurs endormies. Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l’infini. La germination se complique de l’éclosion d’un météore, du coup de bec de l’hirondelle brisant l’œuf, et elle mène de front la naissance d’un ver de terre et l’avènement de Socrate. Où finit le télescope, le microscope ◀commence▶. Lequel des deux a la vue plus grande ? Choisissez.
« Une moisissure est une pléiade de fleurs ; une nébuleuse est une fourmilière d’étoiles. Même promiscuité, et plus inouïe encore, des choses de l’intelligence et des faits de la substance. Les éléments et les principes se mêlent, se combinent, s’épousent, se multiplient les uns par les autres, au point de faire aboutir le monde matériel et le monde moral à la même clarté. Le phénomène est en perpétuel repli sur lui-même. Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantités inconnues, roulant tout dans l’invisible mystère des effluves, employant tout, ne perdant pas un rêve de pas un sommeil, semant un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément, disséminée et indivisible, dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi ; ramenant tout à l’âme atome ; épanouissant tout en Dieu ; enchevêtrant, depuis la plus haute jusqu’à la plus basse, toutes les activités dans l’obscurité d’un mécanisme vertigineux, rattachant le vol d’un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait ? ne fût-ce que par l’identité de la loi, l’évolution de la comète dans le firmament au tournoiement de l’infusoire dans la goutte d’eau. Machine faite d’esprit. Engrenage énorme dont le premier moteur est le moucheron et dont la dernière roue est le zodiaque. »
XVIII
Marius passe et repasse devant le grillage de la maisonnette indiquée par Éponine : Cosette le regarde.
« On a tant abusé du regard dans les romans d’amour qu’on a fini par le déconsidérer. C’est à peine si l’on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu’ils se sont regardés. C’est pourtant comme cela qu’on s’aime et uniquement comme cela. Le reste n’est que le reste, et vient après. Rien n’est plus réel que ces grandes secousses que deux âmes se donnent en échangeant cette étincelle.
« À cette certaine heure où Cosette eut sans le savoir ce regard qui troubla Marius, Marius ne se douta pas que lui aussi eut un regard qui troubla Cosette !
« Il lui fit le même mal ou le même bien.
« Depuis longtemps déjà elle le voyait et elle l’examinait comme les filles examinent et voient, en regardant ailleurs. Marius trouvait encore Cosette laide que déjà Cosette trouvait Marius beau. Mais, comme il ne prenait point garde à elle, ce jeune homme lui était bien égal.
« Cependant elle ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il avait de beaux cheveux, de beaux yeux, de belles dents, un charmant son de voix, quand elle l’entendait causer avec ses camarades, qu’il marchait en se tenant mal, si l’on veut, mais avec une grâce à lui, qui ne paraissait pas bête du tout, que toute sa personne était noble, douce, simple et fière, et qu’enfin il avait l’air pauvre, mais qu’il avait bon air.
« Le jour où leurs yeux se rencontrèrent et se dirent enfin brusquement ces premières choses obscures et ineffables que le regard balbutie, Cosette ne comprit pas d’abord. Elle rentra pensive à la maison de la rue de l’Ouest où Jean Valjean, selon son habitude, était venu passer six semaines. Le lendemain, en s’éveillant, elle songea à ce jeune homme inconnu, si longtemps indifférent et glacé, qui semblait maintenant faire attention à elle, et il ne lui sembla pas le moins du monde que cette attention lui fût agréable. Elle avait plutôt un peu de colère contre ce beau dédaigneux. Un fond de guerre remua en elle. Il lui sembla, et elle en éprouvait une joie encore tout enfantine, qu’elle allait enfin se venger.
XIX
« Se sachant belle, elle sentait bien, quoique d’une façon indistincte, qu’elle avait une arme. Les femmes jouent avec leur beauté comme les enfants avec leur couteau. Elles s’y blessent.
« On se rappelle les hésitations de Marius, ses palpitations, ses terreurs. Il restait sur son banc et n’approchait pas. Ce qui dépitait Cosette. Un jour elle dit à Jean Valjean :
« — Père, promenons-nous donc un peu de ce côté-là.”
« Voyant que Marius ne venait point à elle, elle alla à lui. En pareil cas, toute femme ressemble à Mahomet. Et puis, chose bizarre, le premier symptôme de l’amour vrai chez un jeune homme, c’est la timidité : chez une jeune fille, c’est la hardiesse.
« Ceci étonne, et rien n’est plus simple pourtant. Ce sont les deux sexes qui tendent à se rapprocher et qui prennent les qualités l’un de l’autre.
« Ce jour-là, le regard de Cosette rendit Marius fou, le regard de Marius rendit Cosette tremblante. Marius s’en alla confiant, et Cosette inquiète. À partir de ce jour, ils s’adorèrent.
XX
« La première chose que Cosette éprouva, ce fut une tristesse confuse et profonde. Il lui sembla que, du jour au lendemain, son âme était devenue noire. Elle ne la reconnaissait plus. La blancheur de l’âme des jeunes filles, qui se compose de froideur et de gaieté, ressemble à la neige. Elle fond à l’amour, qui est son soleil.
« Cosette ne savait pas ce que c’était que l’amour. Elle n’avait jamais entendu prononcer ce mot dans le sens terrestre.
« Elle aimait avec d’autant plus de passion qu’elle aimait avec ignorance. Elle ne savait pas si cela est bon ou mauvais, utile ou dangereux, nécessaire ou mortel, éternel ou passager, permis ou prohibé ; elle aimait. On l’eût bien étonnée si on lui eût dit : Vous ne dormez pas ? mais c’est défendu ! Vous ne mangez pas ? mais c’est fort mal ! Vous avez des oppressions et des battements de cœur ? mais cela ne se fait pas ! Vous rougissez et vous pâlissez quand un certain être vêtu de noir paraît au bout d’une certaine allée verte ? mais c’est abominable ! Elle n’eût pas compris, et eût répondu : Comment peut-il y avoir de ma faute dans une chose où je ne puis rien et où je ne sais rien ?
XXI
« Il se trouva que l’amour qui se présenta était précisément celui qui convenait le mieux à l’état de son âme. C’était une sorte d’adoration à distance, une contemplation muette, la déification d’un inconnu. C’était l’apparition de l’adolescence à l’adolescence, le rêve devenu roman et resté rêve, le fantôme souhaité enfin réalisé et fait chair, mais n’ayant pas encore de nom, ni de tort, ni de tache, ni d’exigence, ni de défaut ; en un mot, l’amant lointain et demeuré dans l’idéal, une chimère ayant une forme. Toute rencontre plus palpable et plus proche eût à cette première époque effarouché Cosette, encore à demi plongée dans la brume grossissante du cloître. Elle avait toutes les peurs des enfants et toutes les peurs des religieuses mêlées. L’esprit du couvent, dont elle s’était pénétrée pendant cinq ans, s’évaporait encore lentement de toute sa personne et faisait tout trembler autour d’elle. Dans cette situation, ce n’était pas un amant qu’il lui fallait, ce n’était pas même un amoureux, c’était une vision. Elle se mit à adorer Marius comme quelque chose de charmant, de lumineux et d’impossible.
« Comme l’extrême naïveté touche à l’extrême coquetterie, elle lui souriait, tout franchement.
« Elle attendait tous les jours l’heure de la promenade avec impatience, elle y trouvait Marius, se sentait indiciblement heureuse, et croyait sincèrement exprimer toute sa pensée en disant à Jean Valjean :
« — Quel délicieux jardin que le Luxembourg ! ”
« Marius et Cosette étaient dans la nuit l’un pour l’autre. Ils ne se parlaient pas, ils ne se saluaient pas, ils ne se connaissaient pas ; ils se voyaient ; et, comme les astres dans le ciel que des millions de lieues séparent, ils vivaient de se regarder.
« C’est ainsi que Cosette devenait peu à peu une femme et se développait, belle et amoureuse, avec la conscience de sa beauté et l’ignorance de son amour… »
XXII
Ce bonheur sans conscience de lui-même est interrompu par la jalousie paternelle de Jean Valjean, qui craint une embûche de libertinage pour sa fille ; il change de domicile et de promenade.
Une horrible apparition de la chaîne des galériens, sur la route des Gobelins, le ramène au souvenir de sa condition et épouvante Cosette.
Cette apparition, très habile comme comparaison, est très mélodramatique et très exagérée comme tableau. La société y joue un rôle gratuitement odieux. On dirait une horde de sauvages vainqueurs, menant une autre horde au bûcher. On détruit l’effet de ce qu’on exagère : c’est le fleuve qui rejette son écume sur ses bords, pour que l’eau ne soit pas troublée ; qui peut accuser le fleuve de purifier l’écume ?
Nous surtout, qui voulons supprimer la peine irréparable de mort en matière civile, et qui avons eu l’audace de la supprimer même en politique, nous n’aimons pas la peine corruptrice des bagnes, et nous avons, dans nos nombreux discours sur ce sujet, réclamé un pénitentiaire colonial avec une législation spéciale, et des prisons lointaines et graduées, pour donner la sécurité à la société innocente, contre les bêtes féroces de la ménagerie humaine ; mais, la prison pénitentiaire coloniale n’existant pas encore, il faut bien reconnaître à la société le droit sacré de se défendre en attendant et de se séparer de ce qui la menace en la souillant.
XXIII
Interruption encore de plusieurs épisodes qui doivent converger plus tard dans le dénoûment. Il y en a un véritablement touchant, comme une légende de Juif-Errant de la science, c’est celui du vieil homme de lettres, amant passionné des livres, et dévoré par eux, qui mange sou à sou son mince patrimoine pour s’en procurer, qui finit par les vendre un à un pour vivre, et qui, lorsqu’il a vendu le dernier, meurt lui-même désespéré de sa passion du livre, d’abord résignée, puis changée en fureur !
C’est là en effet une de ces misères innommées dont la société n’est nullement coupable. Peut-elle extirper les manies individuelles, elle qui ne peut extirper les passions ?
XXIV
Cosette revient à la maison de la rue Plumet.
Cosette découvre dans un pavillon abandonné du jardin, sous une pierre apportée par l’inconnu, un cahier de pensées écrites par une main anonyme, dont quelques-unes sont divines. C’est l’alphabet de l’amour, qu’on lui fait épeler pour la première fois.
« Dieu, c’est la plénitude du ciel ; l’amour, c’est la plénitude de l’homme !
« Vous regardez une étoile pour deux motifs : parce qu’elle est lumineuse et parce qu’elle est impénétrable. Vous avez auprès de vous un plus doux rayonnement et un plus grand mystère : la femme !
« Ce que l’amour ◀commence▶ ici-bas ne peut être achevé que par Dieu !
« Si l’amour s’éteignait, le soleil s’éteindrait !
« Oh ! aimer ! avoir perdu la trace de ce qu’on aime ! Ne pas savoir l’adresse de son âme ! etc. »
XXV
Ce livret de sainte Thérèse de l’amour profane respire le feu et le communique à l’âme de Cosette. Elle vient au jardin le lendemain à l’heure ténébreuse, à pas muets, sans savoir qu’elle y vient ; elle caresse de la main la grosse pierre, comme pour la remercier. Une ombre apparaît derrière elle, ombre à l’astre amoureux des amoureux, la lune. Elle tressaille : c’est lui ! c’est Marius !
XXVI
« Cosette, en reculant, rencontra un arbre et s’y adossa. Sans cet arbre, elle fût tombée.
« Alors elle entendit sa voix, cette voix qu’elle n’avait vraiment jamais entendue, qui s’élevait à peine au-dessus du frémissement des feuilles et qui murmurait :
« — Pardonnez-moi, je suis là. J’ai le cœur gonflé, je ne pouvais pas vivre comme j’étais, je suis venu. Avez-vous lu ce que j’avais mis là, sur ce banc ? me reconnaissez-vous un peu ? n’ayez pas peur de moi. Voilà du temps déjà, vous rappelez-vous le jour où vous m’avez regardé ? c’était dans le Luxembourg, près du Gladiateur. Et le jour où vous avez passé devant moi ? c’était le 16 juin et le 2 juillet. Il va y avoir un an. Depuis bien longtemps je ne vous ai plus vue. J’ai demandé à la loueuse de chaises, elle m’a dit qu’elle ne vous voyait plus. Vous demeuriez rue de l’Ouest, au troisième sur le devant, dans une maison neuve ; vous voyez que je sais ! Je vous suivais, moi. Qu’est-ce que j’avais à faire ? Et puis vous avez disparu. J’ai cru vous voir passer une fois que je lisais les journaux sous les arcades de l’Odéon. J’ai couru. Mais non. C’était une personne qui avait un chapeau comme vous. La nuit, je viens ici. Ne craignez pas, personne ne me voit. Je viens regarder vos fenêtres de près. Je marche bien doucement pour que vous n’entendiez pas, car vous auriez peut-être peur. L’autre soir j’étais derrière vous, vous vous êtes retournée, je me suis enfui. Une fois je vous ai entendue chanter. J’étais heureux. Est-ce que cela vous fait quelque chose que je vous entende chanter à travers le volet ? cela ne peut rien vous faire. Non, n’est-ce pas ? Voyez-vous, vous êtes mon ange, laissez-moi venir un peu ; je crois que je vais mourir. Si vous saviez ! je vous adore, moi ! Pardonnez-moi, je vous parle, je ne sais pas ce que je vous dis, je vous fâche peut-être, est-ce que je vous fâche ?
« — Ô ma mère ! dit-elle.
« Et elle s’affaissa sur elle-même comme si elle se mourait.
« Il la prit, elle tombait, il la prit dans ses bras, il la serra étroitement sans avoir conscience de ce qu’il faisait. Il la soutenait tout chancelant. Il était comme s’il avait la tête pleine de fumée ; des éclairs lui passaient entre les cils ; ses idées s’évanouissaient ; il lui semblait qu’il accomplissait un acte religieux et qu’il commettait une profanation. Du reste, il n’avait pas le moindre désir de cette femme ravissante dont il sentait la forme contre sa poitrine. Il était éperdu d’amour.
« Elle lui prit la main et la posa sur son cœur.
« Il sentit le papier qui y était, il balbutia :
« — Vous m’aimez donc ?
« Elle répondit d’une voix si basse que ce n’était plus qu’un souffle qu’on entendait à peine :
« — Tais-toi ! tu le sais !
« Et elle cacha sa tête rouge dans le sein du jeune homme superbe et enivré.
« Il tomba sur le banc, elle près de lui. Ils n’avaient plus de paroles. Les étoiles ◀commençaient à rayonner. Comment se fit-il que leurs lèvres se rencontrèrent ? Comment se fait-il que l’oiseau chante, que la neige fonde, que la rose s’ouvre, que mai s’épanouisse, que l’aube blanchisse derrière les arbres noirs au sommet frissonnant des collines ?
« Un baiser, et ce fut tout.
« Tous deux tressaillirent, et ils se regardèrent dans l’ombre avec des yeux éclatants.
« Ils ne sentaient ni la nuit fraîche, ni la pierre froide, ni la terre humide, ni l’herbe mouillée ; ils se regardaient et ils avaient le cœur plein de pensées. Ils s’étaient pris les mains sans savoir.
« Elle ne lui demandait pas, elle n’y songeait pas même, par où il était entré et comment il avait pénétré dans le jardin. Cela lui paraissait si simple qu’il fût là !
XXVII
« Par intervalles, Cosette bégayait une parole. Son âme tremblait à ses lèvres comme une goutte de rosée à une fleur.
« Peu à peu ils se parlèrent. L’épanchement succéda au silence, qui est la plénitude. La nuit était sereine et splendide au-dessus de leur tête. Ces deux êtres, purs comme des esprits, se dirent tout, leurs songes, leurs ivresses, leurs extases, leurs chimères, leurs défaillances, comme ils s’étaient adorés de loin, comme ils s’étaient souhaités, leur désespoir quand ils avaient cessé de s’apercevoir. Ils se confièrent dans une intimité idéale, que rien déjà ne pouvait plus accroître, ce qu’ils avaient de plus caché et de plus mystérieux. Ils se racontèrent, avec une foi candide dans leurs illusions, tout ce que l’amour, la jeunesse et ce reste d’enfance qu’ils avaient, leur mettaient dans la pensée. Ces deux cœurs se versèrent l’un dans l’autre, de sorte qu’au bout d’une heure c’était le jeune homme qui avait l’âme de la jeune fille et la jeune fille qui avait l’âme du jeune homme. Ils se pénétrèrent, ils s’enchantèrent, ils s’éblouirent.
XXVIII
« Quand ils eurent fini, quand ils se furent tout dit, elle posa sa tête sur son épaule et lui demanda :
« — Comment vous appelez-vous ?
« — Je m’appelle Marius, dit-il. Et vous ?
« — Je m’appelle Cosette. »
XXIX
Autre interruption qui nous ramène aux Thénardier, maintenant établis à Paris sous le faux nom de Jondrette, et dont les nombreux enfants, échangés, prêtés, rendus, ne savent plus guère à qui ils appartiennent.
La mère a quelques scrupules. « — Mais c’est mal, dit-elle à son mari, de vendre
ainsi ses enfants.
— Jean-Jacques Rousseau a fait mieux »
, répond
Thénardier.
Épigramme amère du philosophe père de l’île de Guernesey, contre la philosophie sans âme de Jean-Jacques Rousseau. Le premier quelquefois est un sophiste d’esprit ; mais le second est un sophiste de cœur !
On arrête dans son repaire la femme qui a acheté les deux derniers petits enfants de la Thénardier. Un petit vagabond, nommé Gavroche, les recueille, les couche dans le ventre de terre cuite de l’éléphant de la Bastille ; c’est une larme dans la boue, mais la larme est chaude.
XXX
L’histoire des enfants perdus, soit dans la forêt, mangeant des mûres, soit dans les rues d’une grande capitale, et recueillis par la pitié d’un vagabond dans son nid d’un soir, dans un monument en charpente d’Égypte ou de Paris, est toujours une des misères les plus apitoyantes de l’humanité.
Ce petit protecteur indifférent et gai des pauvres enfants est le type de la légèreté stoïque de l’enfant de Paris, dont M. Hugo fait un idéal, idéal féroce, ou compatissant par insouciance, qui caresse ou qui mord sans réflexion, écume légère flottant sur la mer agitée des capitales, qui n’a ni famille, ni écoles, ni profession, ni respect, et dont toute la moralité consiste dans quelques chansons obscènes ou avinées. C’est un pauvre idéal de peuple à présenter à l’admiration de nos artisans, la moelle peut-être de la population française.
XXXI
Le gamin de Paris n’eut qu’un beau jour : celui où, du balcon de l’Hôtel-de-Ville, au milieu de la tempête qui tourbillonnait à mes pieds, menaçant de tout engloutir, je l’évoquai du fond du désordre et j’en fis la garde mobile de 1848, une armée de héros, les Marseillais de l’ordre ! Héros qui sauvèrent Paris et l’Europe gratuitement, par l’instinct de la bravoure et de la société, et que la société sauvée a récompensés par un indigne oubli de leurs services !
Voilà l’enfant de Paris, quand on sait faire appel à son feu caché dans la fange.
Quant à celui que nous peint le roman des Misérables, ce n’est que le lazzarone spirituel d’une populace hébétée, riant de tout et de lui-même ; c’est le petit Gavroche, cachant les petits Thénardier dans le ventre de l’éléphant, sa demeure.
Mais, malgré l’étrangeté de cette invention du poète, cela touche, parce que cela est bon : ces pauvres enfants de la Thénardier, sans feu, sans pain et sans asile, rappellent ces couvées de petits chiens qu’on voit dans la cage des lions, réchauffés par la gueule du monstre.
XXXII
Un dixième tiroir contient une dissertation sur l’argot et presque un éloge de cette langue infâme. Passons, c’est un étrange caprice.
Que peut-il y avoir à louer dans ce patois du crime, qui n’a été inventé que comme un masque pour cacher le visage des scélérats, de même que le masque des assassins cache leurs visages, et qu’on ne peut apprendre que pour parler bas, devant l’honnête homme, des forfaits à commettre ou à cacher ? Débauche de science qu’il faut pardonner à l’érudition capricieuse de Balzac, d’Eugène Sue, de Victor Hugo.
Seulement un bel hymne à l’avenir termine ce chapitre. On y reconnaît le génie du bien idéalisant son type. Il n’a d’autre défaut que d’être indéfini, et par conséquent vague et enivrant.
XXXIII
En matière de législation, on ne chante pas le progrès, on le calcule. C’est la mécanique céleste de Laplace, mais la mécanique appliquée. Une aspiration suffit au cœur ; mais à l’économie politique, cette astronomie des forces humaines, il faut le chiffre. Les aspirations de mille passagers sur le vaisseau social ne conduiront pas le navire au port ; il faut qu’un seul monte sur le pont et presse l’auteur pour donner la route. Victor Hugo ne la donne pas !