Gustave Flaubert
I9
L’Éducation sentimentale a été un livre fameux, comme Salammbô, avant de paraître ; car, depuis Madame Bovary, on n’a jamais manqué de jouer à l’avance du cornet à bouquin des journaux en l’honneur de Flaubert et de ses œuvres. On annonça ses livres comme des curiosités, des événements, des coups de tonnerre, et le long feu de Salammbô n’y fit rien. On continua. Les badauds de la plume, en service ordinaire et extraordinaire, qui entretiennent, avec la leur, la grande badauderie universelle, ont recommencé d’éventer le chef-d’œuvre en poche, avec des airs mystérieusement indiscrets. Ne sachant pas ce qu’il était, ils ont dit ce qu’il n’était pas. À les en croire, ces cancaniers admirateurs, cela devait être un redoutable livre contre la magistrature ; et il n’y est pas parlé de magistrature une seule fois. Ignorants autant que badauds, qui ont poussé la badauderie et la réclame si loin qu’en attendant le livre ils se sont mis à genoux — comme les Rois Mages devant la crèche de l’Enfant Jésus — devant la boîte qui renfermait le manuscrit de Flaubert ; car Flaubert a inventé une boîte pour son manuscrit, et, par ce temps de bibelots niais, c’était là une idée. À défaut d’un autre, il aura toujours eu ce génie. On l’appellera désormais « l’homme à la boîte »
en littérature, et ce sera une distinction.
Du reste, quand on a des entrailles d’auteur, on comprend très bien ce soin tabernaculaire de son ouvrage… Lorsqu’on n’accouche que tous les sept ans avec peine, on a le temps — et on le prend— de capitonner et d’orner le berceau dans lequel on va déposer son petit.
J’ai vu des mères, affligées de squirres, prendre leur squirre pour un enfant et devenir tendres pour cette horrible chose qu’elles avaient dans le ventre. L’auteur de L’Éducation sentimentale doit avoir, pour les œuvres qui sortent si lentement et si péniblement de lui, cette maternité idolâtre qu’augmentent encore la durée et la difficulté de la gestation chez les mères.
Et de fait, il n’est point prolifique, Gustave Flaubert. Ce n’est pas un esprit facile, et c’est même un compliment que je lui fais là. Les esprits faciles, après des commencements charmants, restent médiocres et finissent par se noyer toujours dans le crachat de leur facilité. Mais, entre la facilité qui pond sans effort et la fécondité laborieusement et quelquefois douloureusement puissante, il y a un abîme, et l’impossibilité, pour les esprits qui réfléchissent d’une confusion. Malheureusement, si Flaubert a le bonheur de n’être pas un esprit facile, il n’a nullement celui d’être un esprit fécond. Non ! c’est un homme à pensées rares, qui, quand il en a une, la cuit et la recuit, et non point dans son jus ; car elle n’en a pas. C’est un esprit de sécheresse supérieure parmi les Secs, une intelligence toute en surface, n’ayant ni sentiment, ni passion, ni enthousiasme, ni idéal, ni aperçu, ni réflexion, ni profondeur, et d’un talent presque physique, comme celui, par exemple, du gaufreur ou du dessinateur à l’emporte-pièce, ou encore comme celui de l’enlumineur de cartes de géographie. Il n’est pas besoin d’âme pour ces métiers et ces industries ; il n’en est pas besoin davantage pour les ouvrages que fait Flaubert.
Et, je l’ai dit déjà, — je l’ai dit même au lendemain de Madame Bovary, d’où sortit, d’un coup, toute sa réputation, cette réputation à laquelle il ôtera, sans rien y ajouter… Madame Bovary, que je m’obstine à croire un souvenir personnel, — un de ces romans comme tout le monde, sans être romancier, en a un ou plusieurs dans le sac de sa vie, — Madame Bovary, sur un fonds moins sec et moins dénué que Salammbô et que L’Éducation sentimentale, avait déjà la dureté de style, le repoussé de détail, la crudité d’enluminure, le pointillé fatigant, qui tiennent autant, chez Flaubert, à l’organisation de l’homme qu’au système. Venu après son ami Théophile Gautier, le lapidaire des Émaux et Camées, qui, lui aussi, grave sur pierre et peint sur caillou, Flaubert a été un Théophile Gautier prosaïque, descriptif jusqu’à la minutie, découpant tout et empâtant la couleur sur tout, pour que tout se voie, bombant l’atome et pointillant l’éléphant, et finissant par donner aux yeux de l’esprit la sensation, insupportable pour ceux du corps, que donne une tôle brillant au soleil ; car ses paysages si vantés, ces paysages sans nuances flottantes, sans tons fondus et sans transparence, ont la solidité et l’éclat brusque d’un métal. Matérialiste de fond, je n’oserais pas dire de doctrine (je ne crois guères à ce qu’on peut appeler des doctrines en Flaubert), l’auteur de Madame Bovary se révéla matérialiste dans la forme comme personne, avant lui, ne s’était peut-être jamais révélé. Et cela, avec son personnage de Madame Bovary, qui est la femme-type du genre de corruption le plus particulier à la femme du xixe siècle, lui valut ce succès sur lequel il a toujours vécu et vit encore, mais qu’il ne recommencera plus.
Et il ne le recommencera plus, pour bien des raisons que je veux donner toutes. D’abord, parce que l’effet de ce style, qui nous saute aux yeux, est connu, et que Flaubert ne peut plus bénéficier de la nouveauté de sa manière. Ensuite, parce que ce style ne s’applique plus à un sujet comme celui de Madame Bovary, qui, tout odieux qu’il fût, était vrai, brutalement vrai, rencontré dans le plain-pied et les hasards de la vie ; car, s’il ne l’eût pas rencontré, Flaubert n’était pas de force à le trouver par la seule conception de son esprit. Nous pouvons bien le dire maintenant : Flaubert n’est ni un inventeur, ni un observateur, comme tout romancier est tenu de l’être. Le romancier qui n’a trouvé, après Madame Bovary, que cette perruque carthaginoise de Salammbô, est un homme absolument dénué d’invention et d’observation impersonnelle, propre, tout au plus, à des recollages archaïques. L’ Éducation sentimentale confirme suffisamment le vide de tête qu’avait affirmé Salammbô. Il ne s’y agit plus de Carthage, dont nous ne savons rien ou presque rien ; il s’y agit de la vie moderne, et d’une époque (1848) par laquelle nous avons passé. Or, qu’a vu Flaubert dans cette époque ?… Il n’y a, dans L’Éducation sentimentale, sous sa plume, que ce que nous y avons vu toujours. Il nous y ressert son type de madame Bovary, — non plus intégral, concentré et vivant, mais en petits morceaux ; et ces petits morceaux s’appellent Rosanette, mademoiselle Roque, mademoiselle Vatnaz, et toutes les femmes de son roman ! On fait du cirage avec du noir animal. C’est avec le noir animal de sa Bovary que Flaubert a fait ses femelles de L’Éducation sentimentale, et c’est ce connu, c’est ce manque de nouveauté, dans les personnages comme dans la manière, c’est cette répétition affaiblie, comme toute répétition, des mêmes formes et du même fond d’idées, — si idées il y a, — qui sera l’empêchement dirimant du grand succès annoncé, mais qui ne viendra pas, et qui déjà, comme vous voyez, se fait attendre !
II
Le caractère principal du roman si malheureusement nommé de ce titre abstrait, pédagogique et pédant : L’Éducation sentimentale, est avant tout la vulgarité, la vulgarité prise dans le ruisseau, où elle se tient, et sous les pieds de tout le monde. Le médiocre jeune homme dont ce livre est l’histoire est vulgaire, et tout autour de lui l’est comme lui, amis, maîtresses, société, sentiment, passion, — et de la plus navrante vulgarité. A-t-on vraiment besoin d’écrire des livres à prétention sur ces gens-là ?… Je sais bien que les Réalistes, dont Flaubert est la main droite, disent que le grand mérite de Flaubert est de faire vulgaire, puisque la vulgarité existe. Mais c’est là l’erreur du Réalisme, de cette vile école, que de prendre perpétuellement l’exactitude dans le rendu pour le but de l’art, qui ne doit en avoir qu’un : la Beauté, avec tous ses genres de beauté. Or, la vulgarité n’est jamais belle, et la manière dont on la peint ne l’ennoblissant point, ne peut pas l’embellir. Selon nous, il y a dans le monde assez d’âmes vulgaires, d’esprits vulgaires, de choses vulgaires, sans encore augmenter le nombre submergeant de ces écœurantes vulgarités. Mais telle n’est point l’opinion de Flaubert et de son école. C’est cette école qui rit grossièrement de l’idéal en toutes choses, aussi bien en morale qu’en esthétique. C’est cette école qui ne veut de sursum corda ni en art, ni en littérature. C’est elle qui est en train de nier l’héroïsme et les héros, posant en principe, par la plume de tous ses petits polissons, « qu’il n’y a plus de héros dans l’humanité »
, et que tous les lâches et les plats de la médiocrité les valent et sont même mille fois plus intéressants qu’eux. Flaubert n’a pas manqué à son école. C’est un de ces plats de la médiocrité qu’il a choisi pour son héros.
Il l’a appelé Moreau, et je m’en étonne. Moreau, c’est le nom d’un héros et d’un poète. Dans sa haine pour l’héroïsme et dans son amour pour la vulgarité, il n’aurait pas dû donner au drôle de son livre un nom porté par ce qu’il y a de plus beau parmi les hommes, un poète et un héros ! Il devait l’appeler quelque chose comme Citrouillard, par exemple ; car il y a de la citrouille dans ce monsieur. Le Frédéric Moreau sur qui Flaubert a eu la bonté d’écrire un roman, et un roman de deux volumes, n’a pas même d’histoire. Réellement, ce n’est pas une histoire que les misérables faits de la vie de ce galopin sans esprit et sans caractère, de cette marionnette de l’événement qui le bouscule, et qui vit, ou plutôt végète comme un chou, sous la grêle des faits de chaque jour. Il est bête, en effet, comme un chou grêlé, ce Frédéric Moreau. De quel autre nom appeler un homme qui n’a ni libre-arbitre ni volonté, et qui se laisse manger par toutes les chenilles de la création ?… M. Frédéric Moreau voit sur un bateau à vapeur une dame Arnoux, femme d’un sieur Arnoux, mi-bourgeois et artiste, mi-libertin et mi-fripon, et parce que, tempérament et gaucherie modernes, navet des plates-bandes de ce temps, il n’ose pas prendre cette femme qu’il convoite, puisque rien dans ses principes ne lui fait une loi de la respecter ! voilà qu’il se roule aux bras d’une fille entretenue, évoquant dans les bras de cette fille le souvenir de madame Arnoux… et je ne veux pas aller plus loin. Vous voyez d’ici la série de lâchetés et de malpropretés par lesquelles va passer ce monsieur jusqu’à la fin du roman. La vie de Frédéric Moreau ! Il n’y a pas un étudiant, pas un rapin, pas un garçon apothicaire qui ne la connaisse et qui ne l’ait vécue ! pas une des scènes de cette vie qui n’ait été dix fois, cent fois racontée, dans des romans plus ou moins bas, plus ou moins infects ! C’est du Murger sans la grâce pulmonique de Murger, sans la mélancolie d’un être qui doit bientôt mourir. Flaubert n’a ni grâce ni mélancolie. C’est un robuste qui se porte bien. C’est un robuste dans le genre du Courbet des Baigneuses, qui se lavent au ruisseau et qui le salissent, avec cette différence pourtant que Courbet peint grassement et que Flaubert peint maigre et dur. La manière de Courbet est plus large : il procède par plus grands traits ; tandis que Flaubert procède par petits, accumulés, surchargés, ténus, n’oubliant rien, et détachant net l’ombre d’un ciron sur son grain de poussière… Les gens qui trouvent Flaubert un bien grand homme, car il en est qui sérieusement le mettent sur la ligne de Balzac, le vantent uniquement pour son style. Or, ce style, c’est la description, une description infinie, éternelle, atomistique, aveuglante, qui tient toute la place dans son livre et remplace toutes les facultés dans sa tête.
Demandez-vous, en effet, ce qu’il est, cet enragé descripteur, qui ne cesse jamais d’exister en dehors de cette description incessante ? Montrez-moi une idée qui ne soit pas une chose physique dans ses œuvres ! Montrez-moi une idée morale, un jugement, une opinion, — même politique ! À un certain moment du roman, on traverse 1848 et sa révolution ; mais pourriez-vous tirer des faits du temps, qui sont décrits avec une exactitude de photographe, l’aspect des rues, le sac des Tuileries, l’air des pavés les jours de barricades, etc., pour quel parti penche l’auteur de ces descriptions, qui n’a de sympathie que pour les choses visibles qu’on peut retracer ? Je sais et je sens que l’auteur de L’Éducation sentimentale est un matérialiste, et que le matérialisme doit nécessairement engendrer de certaines opinions politiques et non d’autres ; mais si je n’avais pas l’habitude des inductions et des déductions de la logique, d’honneur ! je ne le saurais pas ! Et il en est de même de toutes les opinions de Flaubert. Pour les choses d’art, dont il doit être beaucoup plus préoccupé que des choses sociales et de gouvernement, il exprime des opinions opposées sans qu’on puisse présumer la sienne, et il les exprime comme il décrit les masques d’un bal masqué et leurs costumes. Il fait des inventaires. Il fait avec les idées d’art ce qu’il fait avec la nature.
Qu’on me passe le mot ! ce n’est, somme toute, qu’un faiseur de bric-à-brac.
III
Ce n’est donc pas une tête que Flaubert, c’est une main, — une main patiente et lente, mais acharnée, qui fait des descriptions tranchées et des paysages de précision, mais qui, quand cela est exactement exécuté, se trouve au bout de sa science et de son art, ou, pour mieux dire, de son industrie. Comme il n’a d’idées absolument sur rien, et qu’il n’est capable que de décrire, son procédé, pour fabriquer deux volumes montant à mille pages comme ceux-ci, est infiniment simple. Il cloue et soude des tableaux à d’autres tableaux. Son livre, c’est la boutique de son sieur Arnoux, qui, lui aussi, vend des tableaux. Un jour, l’empereur Napoléon, qui voyait le fond des têtes comme il voyait le fond des cœurs, écrivait en Espagne à son frère Joseph, dont il était mécontent : « Vous avez un défaut terrible qui empêche toute action, toute décision et tout courage, c’est ce genre d’imagination qui, surtout, se fait des tableaux. »
Et c’est aussi là l’infirmité de Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale, mais cette infirmité crée le procédé de Flaubert, dont la pensée ne fonctionne jamais non plus que sous la forme de tableaux. Moreau, comme Joseph-Bonaparte, voit dans sa tête toutes les choses qu’il craint, et les décrit comme si elles étaient arrivées. Par exemple, s’il s’avise de penser à la vieillesse fut turc de sa maîtresse, il la décrira ride par ride, cheveu blanc par cheveu blanc, et de la vieillesse passant à la mort, il décrira, une fois en train, l’enterrement, les croque-morts, le nasillement des prêtres, et jusqu’à la fumée de la mèche des cierges qui s’éteignent. Ma foi ! convenons-en, si bien exécutées qu’elles soient, un tel chargement de descriptions ferait désirer, de temps en temps, le rafraîchissement d’une phrase plate qui ne décrirait rien. Mais le matérialisme radical de Gustave Flaubert ne le lui permet pas. Toute abstraction, toute métaphysique lui sont interdites. Quand il veut faire autre chose que pincer des objets physiques dans sa langue matérielle, il n’y est plus, et il écrit alors des phrases dans le genre de celle-ci, lui, l’ami de Théophile Gautier l’Impeccable, comme disait Baudelaire : « Un besoin le poussait (un besoin qui pousse !) à lui dire des tendresses. Elle lui répondait par de petites tapes sur l’épaule… Il lui découvrait une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir. »
Les virtualités secrètes ! Voilà comme ils parlent des choses morales, ces négateurs de l’âme humaine ! Et d’en parler aussi joliment que cela, c’est là leur punition.
IV
Il en est d’autres encore et de plus cruelles. Je me suis interdit de raconter le sujet du livre, dégoûté par le genre de monde qui s’y vautre ; mais ce n’est pas ce monde-là qui m’en a seul empêché. On peut raconter, analyser d’autres livres où les vautreries ne manquent pas, mais dans L’Éducation sentimentale, cette suite de tableaux à la file, tout pareils à une lanterne magique, il n’y a rien à raconter. Il n’y a pas de livre là-dedans ; il n’y a pas cette chose, cette création, cette œuvre d’art d’un livre organisé et développé, et marchant à son dénouement par des voies qui sont le secret et le génie de l’auteur. Flaubert n’entend pas ainsi le roman. Il va sans plan, poussant devant lui, sans préconception supérieure, ne se doutant même pas que la vie, sous la diversité et l’apparent désordre de ses hasards, a ses lois logiques et inflexibles et ses engendrements nécessaires. Non ! il va devant lui comme un enfant, attiré par l’objet à décrire, pris par cet objet d’un intérêt futile, — l’intérêt d’une sensation. Les sensations de ce livre ne sont pas même choisies. Ce sont les sensations que donne le milieu le plus commun à l’âme la plus commune. C’est une flânerie dans l’insignifiant, le vulgaire et l’abject, pour le plaisir de s’y promener. Cela n’a que deux volumes, mais cela pouvait en avoir dix ; car des aventures aussi plates et aussi bêtes que celles de Frédéric Moreau pourraient continuer indéfiniment. Seulement, il faut bien que le livre finisse, et il finit par une inconséquence plus forte que l’auteur, ce réaliste qui ne veut que des livres peints, et qui repousse tout livre ayant le dessein de prouver quelque chose. Il conclut en voulant prouver. Il s’enfile sur son propre titre, et on comprend alors ce titre d’Éducation sentimentale, auquel, jusque-là, on n’avait absolument rien compris. Et, quoi qu’il m’en coûte, il faut bien que je la donne, cette conclusion.
Fatigué, blasé, flétri, vieilli, éreinté de cœur, de corps et d’esprit, Frédéric Moreau, qui a demandé le bonheur de sa vie à l’amour, comme son meilleur ami l’a demandé à l’ambition, repasse un jour avec cet ami leurs deux vies d’hommes à sentiment, et après avoir fait le compte de leurs illusions, souillées dans les malpropretés de l’ambition et de l’amour, ils avisent tout à coup dans leurs souvenirs le petit tableautin du lupanar (pardon !) où ils étaient allés porter la fleur de leur âme et de leur jeunesse, et après l’avoir décrit, — toujours ! — ils concluent par ce mot de la fin, qui est la fin du livre : « C’est peut-être ce que nous avons eu de meilleur ! »
Vous voyez bien que, quand je vous parlais d’infection, je ne vous trompais pas !
V
Allons ! c’est la fin. Tel est le livre. Telle sa conclusion immonde. Telle la condamnation, au fond, de L’Éducation sentimentale, qui est ici l’éducation sensuelle. Mais comment un matérialiste comme Flaubert ne prendrait-il pas les sensations pour les sentiments ?… Tel est ce chef-d’œuvre, selon les jeunes réalistes de ce temps, où le Réalisme, qui ne veut que peindre l’objet, est souffleté par le Matérialisme et sa morale ! Eh bien, j’ose dire, moi, qu’il n’y a pas du tout de chef-d’œuvre ici ! Je dis qu’il n’y a là qu’un livre médiocre : médiocre de talent d’abord, ennuyeux d’atmosphère, fatigant de peinture pointue, grossier et monotone de procédé, ignoble souvent de détails, et dépassé dans ce genre par sa conclusion. Je dis qu’il n’y a là qu’un livre matérialiste de fond, matérialiste de forme, matérialiste de sécheresse, un livre comme le matérialisme en fait et n’en peut pas faire d’autres, puisqu’il nie la moitié, au moins, de la créature humaine ! Je dis qu’il n’y a ici que le Flaubert de Madame Bovary, mais ayant passé par Salammbô ; un Flaubert marqué, entamé, vieilli, et visiblement épuisé. Je dis que Gustave Flaubert n’ira pas plus loin dans la voie même de son talent ; car les talents sans âme sont incapables de se renouveler. Ils ont méprisé l’Infini, et c’est le Fini qui les tue ! Je dis, enfin, qu’il n’y a plus à s’occuper de Flaubert qu’au seul cas où il changerait de système et de manière, et il n’en changera pas. Il est collé sous bande, comme au billard ! Dans sept ans, nous verrons. Mais, en attendant, la Critique, qui dès Salammbô avait prévu son épuisement définitif, peut écrire, de ses mains tranquilles, l’épitaphe de cet homme mort :
« Ci-gît qui sut faire un livre, mais qui ne sut pas en faire deux ! »
VI10
Il y a des années qu’on parlait de La Tentation de saint Antoine, ce vieux nouveau livre de Gustave Flaubert, lequel n’a point, comme on le sait, la production facile, et à qui il faut du temps pour accoucher. Les sauvages, qui croient que la lune accouche à certains jours encore plus péniblement que lui, tapent sur des vases d’airain et font un bruit du diable pour l’y décider. Les amis de Flaubert, qui ne sont pas des sauvages, mais des apprivoisés très aimables et très doux, pratiquent un peu le même système… Pour délivrer leur ami de sa grossesse intellectuelle, ils font du bruit, autour du livre qu’il porte, tout le temps de sa laborieuse gestation, croyant par là l’exciter et lui donner la force de le pousser et finalement de le pondre : Ce sera superbe, disent-ils, ce nouveau livre de Flaubert, mais il y met le temps, car de pareilles œuvres ne sortent pas aisément d’un homme. C’est comme la fourchette de L’Homme à la fourchette, dont on tant parlé ! Et, en effet, toute l’érudition, l’indigestible érudition que Flaubert a été obligé d’avaler pour faire des livres comme Salammbô et La Tentation de saint Antoine ; peut être considérée comme une vraie fourchette, capable d’étouffer ou de crever son homme. Déjà, qui ne s’en souvient pas ? l’homme de talent que fut, un jour, l’auteur de Madame Bovary, a été cruellement malade de la fourchette carthaginoise de Salammbô. Mais enfin elle avait passé, en déchirant, il est vrai, quelque peu de sa renommée. Mais la fourchette égyptienne de saint Antoine ne passera pas, et l’auteur de cette dangereuse jonglerie d’érudition en restera strangulé.
Et ceux qui liront ce livre de la Tentation le seront aussi. Ils n’en mourront pas, eux. Ils ne mourront que d’ennui, et on en réchappe. Mais, certainement, ils éprouveront quelque chose des souffrances et des obstructions que Flaubert a dû éprouver après avoir avalé cette dangereuse érudition, qui a tué en lui toute idée, tout sentiment, toute initiative, et qui est la seule chose qu’on trouve dans son livre, vide de tout, excepté de cela.
VII
C’est là, il faut en convenir, une triste exécution de soi-même. La Tentation de saint Antoine pourrait être le suicide définitif de Flaubert. Le livre, tel que le voilà venu, est tellement incompréhensible qu’on n’en aperçoit ni l’idée première, ni même l’intention. Qu’a voulu faire l’auteur en l’écrivant ?… Qu’a-t-il voulu prouver ? Qu’a-t-il voulu nous faire sentir ?
Quelle est la signification de ce livre sans composition, et qui n’est pas réellement un livre ? Est-ce un roman que cette pancarte ? Est-ce un drame ?… Salammbô voulait être un roman encore, mais nous sommes bien loin de Salammbô, et, dans la même pente, bien au-dessous.
Franchement, pendant que ses amis parlaient de ce livre, si dur d’extraction, et l’annonçaient comme un chef-d’œuvre, je faisais involontairement à Flaubert l’honneur de lui supposer une pensée. La Tentation de saint Antoine ! ce titre, connu déjà et même profané par la plaisanterie qui profane tout, me donnait beaucoup à rêver, retrouvé sous la plume d’un homme qui, par malheur, aurait dit Voltaire, n’était pas né plaisant, ce qui, du reste, dans la circonstance de ce livre, n’était pas un malheur pour moi. Seulement, pourquoi cette circonscription et cette limite ? Pourquoi pas la vie entière de saint Antoine, qui ne fut pas qu’un homme tenté, mais un des plus grands hommes du christianisme naissant, un de ces puissants contemplateurs qui, du désert ou du ciel qu’ils portaient dans leur cœur, regardaient le monde et l’ont quelquefois gouverné ? Pourquoi, dans cette vie immense de saint Antoine, qui dura cent cinq ans, n’avoir vu exclusivement que la tentation, l’influence démoniaque à laquelle il est certain, d’ailleurs, qu’on ne croit pas, la bataille avec le péché ?… Je me demandais ce qu’un livre intitulé, sournoisement ou hardiment, La Tentation de saint Antoine, par Gustave Flaubert, pourrait bien être, et je me disais qu’avec la volonté acharnée de l’homme qui y travaillait, depuis si longtemps il serait au moins quelque chose, quoi que ce fût : histoire ou invention, poème ou roman, étude d’analyse ou de synthèse. C’était même pour moi d’une curiosité assez piquante, le contraste qu’il y avait entre le héros du livre et l’auteur, entre l’ardente et pieuse individualité d’un Saint à proportions grandioses, et qui paraissent fabuleuses en nos temps rapetissés et amaigris, et l’homme le plus froid de ces temps, le plus matérialiste de talent, le plus indifférent aux choses morales, qui a traité presque pathologiquement, dans le plus célèbre de ses livres, le cas honteux de Madame Bovary. Si je savais le mot tant répété : « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? »
, je le modifiais en celui-ci : « Mais que diable l’auteur de Madame Bovary va-t-il donc faire dans la grotte de saint Antoine ?… » Hagiographe singulier et inattendu, toucherait-il à ce sujet d’une main chrétienne ou impie ?… Je ne croyais pas à la main chrétienne, et il me semblait que j’en avais le droit.
D’un autre côté, l’impitoyable froideur d’analyse, et les prétentions à l’érudition, de Flaubert m’inclinaient à penser qu’après tout il pourrait bien sortir des plis de l’auteur de Madame Bovary un Renan de second degré et de seconde portée, mais qui, hardi et précis d’expression autant que l’autre est lâche et vague, ne craindrait pas de nous donner, dans un livre d’impartialité moins chattemite, quelque explication avilissante de la vie du plus grand des Solitaires chrétiens… Je ne m’imaginais, certes ! pas que Flaubert, qui n’a pas une goutte du sang de Rabelais dans les veines, osât aborder par le côté bouffon, pour en rire insolemment un peu, la grande figure mortifiée de l’anachorète égyptien. Les bouffons ont toujours beau jeu avec ce qui est sublime, parce que « du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas »
, disait l’Empereur Napoléon, et que les bouffons ne manquent jamais de faire faire au sublime ce pas-là. De Callot, le bohème de génie, à Sedaine, le maçon d’Opéra-Comique, et même à Armand Gouffé, le chansonnier du Caveau, la Tentation de saint Antoine est un sujet inépuisable de caricature. Il n’y a pas jusqu’au cochon de la légende, dans lequel le symbolisme profond du Moyen Âge voyait la personnification des vices de l’humanité qui traînent encore derrière le talon des plus saints dans leur sillon de lumière, où la légion des farceurs, qui est éternelle, ne vît je ne sais quelles sales et sottes analogies entre ce porc, gris ou noir, encapuchonné de ses oreilles et baissant humblement son groin vers la terre, et le moine qu’il accompagnait et qu’il fallait bien (histoire de rire !) déshonorer. Mais Flaubert, qui n’est pas rieur, pouvait le déshonorer, lui, d’une autre manière, par exemple dans une de ces études physiologiques ou pathologiques qui sont les coqueluches intellectuelles de ce temps-ci, et où il expliquerait scientifiquement l’âme orageuse de ce passionné et de ce pénitent des Thébaïdes, dont Chamfort, le libertin blasé, disait, en buvant, à souper, un verre de champagne entre deux Impures : « Je prendrais bien sur moi les rigueurs de sa pénitence, pour avoir le bénéfice de ses tentations ! »
Eh bien, ce que je rêvais ne s’est point réalisé ! J’ai dormi debout en attendant que je dormisse assis, à la lecture du livre de Flaubert. Il n’a pas, dans sa Tentation de saint Antoine, été plus inventeur qu’historien, plus sérieux que bouffon, plus observateur que superficiel. Je cherche vainement ce qu’il a été, dans ce livre dont je cherche le nom aussi pour dire exactement ce qu’il est. Il n’a été ni Rabelais, ni Voltaire, ni Callot, ni Sedaine, ni Gouffé, ni personne, ni même Flaubert, le chirurgien de race et de procédé, qui avait relevé, avec le cynisme de la science, les jupes de sa fameuse Bovary pour l’opérer devant nous. Chose particulière ! il aurait pu faire pis qu’il n’a fait avec la chaste robe de saint Antoine. Il n’a pas été respectueux, mais, rendons-lui cette justice ! il n’a pas été insolent. On sent bien avec lui qu’au fond on a affaire à un impie, pour qui toutes les religions sont parfaitement égales entre elles ; mais, enfin, l’impiété n’est pas expressément articulée ici. Elle n’y a ni son rire de singe ni son front de taureau. Elle n’y grimace point. Elle n’y beugle pas. Elle n’est pas plus qu’autre chose dans ce livre, qui n’est pas une pensée — une seule pensée — de toutes celles-là que Flaubert pouvait y mettre ! Il n’y a rien mis que des mots. Il n’y a mis que les plus petits détails d’une érudition pédantesque et tout à la fois enfantine. Il y a mis des peintures qui ressemblent à de l’imagerie. Il n’a pas plus d’initiative que le pauvre moine qui passait sa vie à illustrer des manuscrits à la marge, mais il n’a ni la foi ni la naïveté du pauvre moine, qui passaient dans toutes ses peintures et en attendrissaient les couleurs. Ce n’est, lui, qu’un industriel en culs-de-lampe. Il a cette patience puérile. Il parle quelque part de vases noirs sur lesquels il y a des peintures rouges, et ce sont ses livres que ces vases-là, en supposant pourtant qu’ils ne soient que des pots ; car le vase implique la beauté de la forme et du dessin, et il n’y a pas plus de forme et de dessin que d’idées dans le livre de Flaubert. C’est un enlumineur qui peint des verres coloriés pour les lanternes magiques qu’on montre aux enfants. Et que dis-je ? ce n’est pas seulement son livre qui est une lanterne magique. C’est même son cerveau. Il n’est plus que cela, et s’il continue dans ce sens, affreux progrès ! ce ne sera bientôt plus qu’une vessie qui voudra encore se faire passer pour une lanterne, mais qui ne le pourra plus.
VIII
Profonde décadence d’un esprit qui fut homme, mais que voilà redevenu enfant, et qui n’a plus à son service que des procédés d’enfant. Les enfants, en revenant de l’école, font quelquefois d’abominables bonshommes sur les murs. Les littératures qui retombent à l’état d’enfance peignent les objets comme les enfants les peignent, pour l’objet même, — l’objet isolé et en soi, — sans se soucier de l’ordre, de la pensée, de la logique, de la vraisemblance, de la perspective. Et tel est le procédé de Flaubert. Il n’en a pas deux. Il n’en a qu’un. Dans Madame Bovary, son premier livre, on l’avait vu poindre. La description y était fatigante, éternelle. Tout le monde moral de l’art y passait dans la simple représentation physique, et plus tard, dans Salammbô, ce fut bien pis… Mais si déjà Flaubert abusait alors de son unique procédé, la description, la plus minutieuse description, le calque à la vitre de toute réalité, qui, pour faire trop réel, supprime la vie, il l’appliquait du moins encore comme un être raisonnable ; il était encore maître de son procédé ; mais, à présent, c’est son procédé qui est son maître. Dans sa Tentation de saint Antoine, il fait partout ce que les enfants font sur les murs, et cela lui est d’autant plus facile que, son mur, c’est l’imagination de saint Antoine, et que sur ce mur-là il peut peindre tout ce qu’il veut : il est dans le rêve, le cauchemar, l’hallucination, la folie ! Ce n’est pas plus là, en effet, la Tentation de saint Antoine que celle du premier fou pris à Charenton ; car à Charenton il y a aussi la folie obscène et la folie religieuse. Lorsque Perrault écrit ses Contes de fées, il fait œuvre beaucoup plus virile que Flaubert en faisant les siens. D’abord, il écrit pour des enfants : c’est là son but hautement avoué ; et ensuite, il a des qualités charmantes de simplicité et de nature humaine dans un surnaturel de convention impossible. Mais Flaubert écrit pour des hommes, et il a des défauts ennuyeux, malgré l’état troublé de son Saint qui lui permet tout et qui est tout aussi intellectuellement démantibulé qu’un fakir indien bourré d’opium. Aucun homme vulgairement et passablement organisé ne pourra prendre un intérêt quelconque à ces apparitions grotesques, qui ne font rire que de l’auteur qui a pu les inventer, et qui se succèdent, sans raison d’être et sans s’arrêter une minute, pendant quatre cents pages, lesquelles finissent par jouer cruellement sur les nerfs. J’ai vu de ces lecteurs exaspérés accuser brutalement Gustave Flaubert d’être fou. Il ne l’est pas, du moins par l’ardeur et l’emportement. Il est très rassis. Mais les hommes finissent comme les littératures. Les hommes finissent par de l’enfance, et les littératures par des enfantillages. Flaubert est — littérairement, bien entendu, — un décrépit et un Chinois. Et il n’y a qu’une littérature décrépite aussi et chinoise qui puisse accepter comme l’œuvre d’un Art sérieux ses calembredaines d’aujourd’hui !
Ainsi, de l’enfance d’esprit dans la conception, et dans l’exécution de l’enfantillage, ne voilà-t-il pas un beau résultat littéraire pour un homme à qui on octroyait un talent dont la prétention était surtout d’être mâle ! Ce rapetissement, ou pour mieux dire ce rabougrissement de Flaubert, est si profondément incroyable que la Critique semble obligée, pour l’honneur de ce qu’elle avance, d’appuyer ses affirmations par des exemples, et ce n’est, certes ! pas facile. Tout à l’heure je dirai pourquoi. Cependant, parmi les citations innocentes qu’elle peut se permettre, il y en a une tirée de l’apparition de la reine de Saba, qui peut être risquée sans inconvénient et qui édifiera sur la puérilité de toutes les autres… L’apparition de la reine de Saba est une des premières visions de ce saint Antoine, qui n’est qu’un visionnaire dans le livre. La Reine de Saba et sa suite, et ses dromadaires, et ses éléphants, et son palanquin, et ses esclaves, c’était là un fameux sujet de vignette. C’était un cul-de-lampe magnifique, et Flaubert, après s’être frotté les mains, l’a exécuté avec le détail chinois de sa manière, avec ce pointillé exaspéré qui veut faire tout voir, comme le microscope appliqué à des infusoires, et ce n’est pas là ce qui étonne. On pouvait prévoir qu’il en serait ainsi. C’est la dernière application possible du procédé connu. Après la fameuse toilette de Salammbô, qui devint un soir la toilette des princesses de ce temps de débordements de toilettes, il était tout simple que nous eussions la toilette de la reine de Saba, et nous l’avons eue « avec sa robe de brocart d’or à falbalas de perles, son corset zodiacal, ses patins dont l’un noir avec lune d’argent, l’autre blanc avec soleil d’or, ses ongles en aiguilles, sa poudre bleue, son scorpion allongeant la langue entre ses deux seins, etc., etc. »
. On comprend parfaitement tout cela, mais ce qu’on ne comprend qu’à la condition de mettre Flaubert au-dessous de lui-même, ce sont les gamineries accumulées de ce singe, qui tient la queue de la longue robe de la reine et « qui la soulève de temps en temps »
(je demande pourquoi ?) C’est la bêtise mignarde des déclarations de cette idiote, qui semble parler à un bébé idiot en parlant à saint Antoine. C’est le parasol à sonnettes qu’elle fait tinter, en coupant de pirouettes ses déclarations. Ce sont les promesses de l’épiler, ce qui, par parenthèse, doit être une forte tentation pour saint Antoine ! C’est la petite boîte ronde, impossible à ouvrir qu’elle lui donnera s’il l’embrasse, et sa manière de l’embrasser, elle ! en lui pinçant les joues, que les enfants appellent embrasser à pincettes ; puis ses pleurs et ses rires mêlés, comme les déclarations et les pirouettes ; puis (toujours) les soulèvements de la queue par ce polisson de singe ; puis ses la ! la ! la ! et ses oh ! oh ! oh ! car Flaubert, comme les gens qui ne savent plus parler (infantes)>, en arrive à l’inarticulé et aux onomatopées ! Et, enfin, c’est la disparition de cette reine désolée à clochepied ! Oui ! voilà ce qu’on ne comprend plus que comme une dégradation de l’intelligence d’un artiste, que comme une chose nouvelle et… effrayante, au moins pour ceux-là qui aimaient autrefois son talent.
IX
Et je n’en puis pas citer davantage. Mais c’est assez, n’est-ce pas ? pour avoir l’idée des niaiseries d’enfançon d’un livre qui joue au grave, et qui n’est qu’une solennelle puérilité. Je n’en peux citer davantage, parce que, partout, dans cette Tentation de saint Antoine, les images lascives et les gros mots obscènes abondent, et qu’où le livre, fait pour quelques-uns, peut avoir son audace, le journal, fait pour tous, doit avoir sa pudeur. Flaubert ne recule jamais devant la nudité de l’expression. Le mot malpropre est pour lui souvent le mot propre. C’est de système chez lui. Il a commencé par être un réaliste, et il est maintenant un brutaliste, comme disent à présent les réalistes avancés. Et, du reste, il était à son aise pour se montrer tel dans le sujet qu’il a choisi, et ce serait là ce qu’il répondrait si on lui faisait un reproche. La Tentation de saint Antoine étant une bataille de paroles et de gestes avec tous les diables des sept péchés capitaux, quel excellent sujet pour dire ou pour faire toutes les porcheries ! et on les dit et on les fait, et de haut encore, comme si cela rentrait dans la poétique de la chose. Ce qui révolte seulement bien plus que l’odieuse crudité des paroles, c’est la froideur avec laquelle on les écrit ou on les fait dégoiser à ses personnages. Rabelais, l’orgiaque Rabelais écrit de ces choses-là, je le sais bien. Mais il a l’ébriété d’un bacchant de la Renaissance, de cette Renaissance qui, deux minutes, a enivré le genre humain. Mais le génie, le tempérament, l’esprit, et surtout le comique, un comique immense, qu’il mêle à ces images, en diminuent le dégoût et le danger. Flaubert a-t-il cette excuse ?… Il a toujours le froid d’un homme qui calcule ses effets. Voyez, par exemple, son passage sur le dieu Crepitus, dont il a eu la retenue — il faut le louer de tout ce qu’on peut louer ! — de ne pas traduire le nom en français. Croyez-vous qu’il soit possible de mettre plus de réflexion, d’effort, de recherche, à exprimer des choses plus dégoûtantes dans un style plus fastueux ?… Je n’invoquerai point la morale à propos de la Tentation de Flaubert. Je n’aurai pas le pédantisme de le moraliser. Je ne lui parle que littérature. Mon esthétique n’est point bégueule. Je suis de ceux qui pardonnent à la verve, cette impétuosité de l’esprit, bien des entraînements. Je suis de ceux qui croient que la passion qui embrase les mots les purifie, comme le feu allumé purifiait les lèvres du prophète. Mais, ici, il n’y a ni passion, ni feu, ni prophète ; Flaubert n’en est pas un ! Il n’y en a, dans cette Tentation de saint Antoine, ni du côté des tentateurs, qui devraient avoir tous les feux de l’enfer dans le ventre, puisqu’ils sont des démons, ni du côté de celui qu’ils tentent. On voit que Gustave Flaubert n’a pas la sincérité de ses immondices. Tout cela, pour lui, n’est qu’affaire de lanterne magique, d’ombres chinoises, de marionnettes. La citrouille fricassée dans la neige de madame de Sévigné n’était pas plus glacée que celle-ci, et celle-ci, ce n’est pas dans de la neige qu’elle est fricassée !
Mais aussi la punition de tout cela ne tarde pas à arriver ; je l’ai dit plus haut, c’est l’ennui, un ennui implacable, un ennui qui n’est pas français, un ennui allemand, l’ennui du second Faust de Gœthe, par exemple, auquel La Tentation de saint Antoine ressemble. On la dirait sortie de ce souvenir. Gœthe est le générateur de Flaubert, et avec lui — car tout n’est pas également de bonne maison dans les familles — Edgar Quinet, l’auteur d’Ahasvérus. Quinet, qui n’est un Gœthe que pour sa femme, mais qui n’est qu’un Allemand pour qui ne l’a pas épousé, débuta dans la célébrité par son poème en prose d’Ahasvérus, lequel n’a pas plus de composition, d’unité, de cohérence, que La Tentation de saint Antoine, mais a réellement plus de richesse de détails, d’étendue, d’intérêt, par la très bonne raison qu’Ahasvérus (le Juif errant) parcourt le monde, qu’il reflète ou qui le réverbère, tandis que saint Antoine est bloqué dans un cercle de tentations qui ne sont pas très variées. Ce sont les hérésies du temps, les mythologies du passé, et toujours et surtout la grosse et éternelle cuisinière rousse, « lascive, — dit Flaubert, — grasse, avec une voix rauque, la chevelure de feu et des chairs rebondissantes »
. Pris et serré là-dedans, — quel étau ! — saint Antoine s’en tire comme il peut, ou plutôt il ne s’en tire pas. Il y reste. Le système d’images qui se succèdent s’arrête dans une dernière image. Après le vigoureux hoquet panthéiste à travers lequel saint Antoine s’écrie qu’il « voudrait se mêler à tout, voler, nager, aboyer, beugler, hurler, souffler de la fumée, avoir une carapace, porter une trompe, s’émanier avec les odeurs, couler comme l’eau, se développer comme la plante, briller comme la lumière, pénétrer les atomes, Être la matière »
, tout à coup, on ne sait pourquoi, le ciel se découvre dans les nuages d’or, « et on voit dans le disque même du soleil la figure rayonnante de Jésus-Christ »
.
Mais s’arrêter n’est pas finir. Saint Antoine — nous dit Flaubert, qui, lui, nous laisse (heureusement !) et sort de son livre, — se remet en prière…
X
Eh bien, nous n’avons aussi qu’à nous y mettre… pour l’auteur !
Nous n’avons qu’à prier le ciel de l’arracher à la voie littéraire — si cela peut s’appeler une voie littéraire — dans laquelle il s’est engagé et morfondu. Il n’y a certainement que le ciel qui puisse le tirer de ce mauvais pas. Lui ne le pourrait plus. Il ne reste plus en lui assez d’artiste. Ni comme chrétien, que je ne crois pas qu’il soit, même historiquement, ni comme artiste, qui comprend tout, qui a le quart d’heure de dévotion nécessaire dans les sujets religieux comme l’avait ce bandit de Benvenuto Cellini quand il sculptait ses crucifix, Flaubert, qui fait le sérieux dans son livre, n’a compris ce sévère et audacieux sujet de saint Antoine ; car il était audacieux, avec la plaisanterie séculaire des têtes légères de France qu’il fallait braver !… Pour ceux qui savent quelque chose de l’histoire des premiers siècles de l’Église, quel marmouset sera le saint Antoine de Flaubert, berné par ses tentations comme Sancho Pança par les muletiers qui le font sauter dans sa couverture, à côté du majestueux patriarche des Solitaires, l’ami du grand Athanase, au souffle inspiré, qui, du fond du désert, s’en vint et plana sur le concile de Nicée, et dont la pauvre sandale de roseaux entrelacés pesa aussi lourdement sur le démon terrassé que la bottine d’or de l’Archange ! L’auteur de Madame Bovary n’a rien vu (j’en suis fâché pour lui !) de ce grand homme, de sa force, de ses combats contre des passions grandes comme lui, et des interrègnes de ses batailles avec la nature humaine déchue, grondant toujours et révoltée quelquefois en son âme, surnaturalisée par la pénitence et par la sainteté. Réduit maintenant à n’être plus que deux très petites choses, un imagier et un érudit qui a gratté des curiosités dans les livres pour les fourrer dans les siens, Flaubert se sera dit (l’imagier) que La Tentation de saint Antoine serait une bonne occasion pour peinturlurer des images ; et l’érudit, pour nous parler de l’encens du cap Gardefan, du silphium bon à mettre dans les sauces, du chalibon, le vin des rois d’Assyrie qu’on buvait dans une corne de licorne, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pandio, du cinnamome, du dadanon (quel dada ! pardon ; mais il faut bien un peu rire !), et des cure-dents faits avec les poils du tachas, animal perdu qui se trouve — alors il n’est pas perdu ! sous la terre. Et c’est ainsi que, sans autre plan que cette double envie, que cette double démangeaison d’imagier et d’érudit, il a marié, dans une inclination charmante, l’enfantillage de l’érudition à l’enfantillage de la peinture. C’est là, en effet, toute l’explication qu’on puisse donner d’une œuvre à laquelle personne n’entendrait rien si on ne la donnait pas, et après laquelle on n’a plus qu’une ressource, c’est de renvoyer l’auteur, avec son paquet de cure-dents, à l’Académie des Inscriptions, qui a peut-être des dents encore, et, avec son paquet de vignettes, à l’imagerie d’Épinal.
Et qu’il en revienne, s’il peut en revenir, avec mieux que ce qu’il y porte ! Les Saints font le bien pour le mal. Demandons-le à saint Antoine !
XI11
Les chacals de la littérature posthume continuent leur triste besogne, qui est de ramasser les restes des lions morts, pour en vivre. Après les Lettres à Panizzi de Mérimée, c’est un roman de Gustave Flaubert qu’ils ramassent, et qui n’est pas seulement un livre posthume, mais un livre inachevé, et qu’ils publient comme si c’était une œuvre définitivement terminée. Ce n’est pas là une considération pour eux. Malheureusement pour eux, et heureusement pour nous que cela venge de leurs publications, leur instinct de chacals est souvent en défaut, et ils se trompent en fait de lions… Mérimée, le sec et maigre Mérimée, au flanc creusé et au museau pointu, n’a, littérairement, rien du lion. Il n’a rien de la générosité et de la majesté de cette noble bête. Et si, un jour, on a cru voir la crinière du lionceau pointer autour de la tête de ce nouveau venu en littérature qui publia Madame Bovary, elle ne poussa bientôt plus, et le lion qu’on avait cru voir dans Flaubert, et qui s’est détiré opiniâtrement toute sa vie pour sortir de sa gaine, n’en est point sorti, et même ses efforts pour en sortir l’y ont enfoncé davantage !
Et, de vrai, le caractère du lion (littérairement ou non) c’est la force, c’est l’impétuosité, c’est le bond ! et c’est précisément le contraire du genre de talent de Flaubert. Pour lui, le talent, c’est l’effort, l’effort continu, l’effort infatigable ; c’est l’étude, c’est l’étude acharnée. À partir de Madame Bovary, qui fut son premier mot, sur lequel il a vécu toute sa vie, jusqu’à Bouvard et Pécuchet, qui a été son dernier, sur lequel il est mort, Gustave Flaubert (rendons-lui cette justice !) a été le plus volontaire des écrivains ; et il faut bien que la patience ne soit pas le génie pour qu’avec la sienne il n’en soit pas devenu un. C’est une réponse à l’erreur célèbre de Buffon… et à l’autre axiome, non moins faux, qui dit, en latin, que le travail peut vaincre tout :
Labor omnia vincit.
Gustave Flaubert a travaillée ou te sa vie avec une vigueur d’application qui, moralement, l’honore, mais il n’a rien produit dans la mesure de son application, et, chose plus déplorable encore ! ce qu’il a produit est toujours allé, à chaque fois qu’il produisait, en s’affaiblissant. Il est parti de Madame Bovary pour descendre à Salammbô, de Salammbô pour descendre à L’Éducation sentimentale, de L’Éducation sentimentale pour tomber à La Tentation de saint Antoine, et de La Tentation de saint Antoine pour rouler jusqu’à Bouvard et Pécuchet, brutalement interrompu par la mort ! Comme on le voit, d’ailleurs, ce n’est pas là un grand nombre d’œuvres ; mais elles lui ont autant coûté de travail et de peines que si elles avaient été plus nombreuses. Gustave Flaubert est un ouvrier littéraire qui a la probité de son métier, bien plutôt qu’un artiste inspiré. C’est le casseur de pierres ou le scieur de long de la littérature. Mais c’est nous, qui le lisons et qui le trouvons d’autant plus médiocre qu’il est plus travaillé, c’est nous qu’il a fini par scier !
Et quand je dis nous, c’est quelques-uns qu’il faut entendre, quelques-uns qui tiennent encore pour la faculté innée du talent ! c’est pour ces chiens d’aristocrates en littérature, qui deviennent de plus en plus rares, et non pas pour ce gros de démocrates de lettres qui ne croient pas plus dans les lettres qu’en politique au privilège de la naissance. Parmi ceux-ci, qui sont une inondation, Gustave Flaubert a des admirateurs passionnés et presque des fanatiques, qui lui ont fait une gloire aussi disproportionnée avec son talent que le mérite de ses œuvres avec l’effort de travail qu’elles lui ont coûté. Il a été tout de suite, lui aussi, un de ces heureux à qui on n’a pas marchandé la gloire, et quoiqu’il ait fait tout ce qu’il fallait pour la perdre, elle lui est restée fidèle, comme ces femmes qui restent fidèles aux maris indignes qui les trompent. Instantanément célèbre par Madame Bovary et par l’absurde procès fait à ce livre et qui en doubla la célébrité, Gustave Flaubert a toujours été, dans l’opinion, à la hauteur où son roman de Madame Bovary l’avait placé. Et quand, après le long temps qu’il mettait à tout, il écrivit Salammbô, et fit de l’archaïsme carthaginois d’une science plus ou moins incertaine, personne, à l’exception d’un seul que je ne nommerai pas, ne vit, dans ce tour de force d’antiquaire et de lettré, l’épuisement d’un romancier tari au premier jaillissement de sa source…
Et, depuis comme alors, quand le travailleur obstiné qui était en Flaubert, n’en voulant pas avoir le démenti, revint de Salammbô au roman pour nous donner ces compositions hybrides et sans nom de L’Éducation sentimentale et de La Tentation de saint Antoine, il y eut encore des timbrés de Madame Bovary qui soutinrent que le Flaubert de Madame Bovary vivait toujours.
XII
Dieu, auquel, par parenthèse, il ne croyait pas, lui avait donné tout ce qu’il fallait pour facilement réussir. Il était né riche. Il avait la fortune qui le dispensa de la terrible lutte pour la vie, et qu’il remplaça noblement par la lutte pour l’esprit, qui n’est pas toujours plus heureuse… Il travailla, en effet, comme s’il eût eu besoin de travailler. Il fut dans la littérature ce qu’au collège nous appelions « un piocheur ». Il voyagea. Dans le vide de ce qui lui manquait, il versa, pour le remplir, des impressions qu’il alla demander aux voyages. Il voulut se faire des idées avec des impressions, comme font ceux qui n’ont pas d’idées. Fils d’un grand médecin que Dupuytren respectait et matérialiste, de race et d’éducation je ne sais pas, mais assurément matérialiste, il ne pouvait voir le monde que par le dehors, et c’est ainsi qu’il le vit et le décrivit ; car, avant tout et après tout, c’est un descriptif que Flaubert, et il le fut même avec une exactitude et une ténuité qui, parmi les descriptifs contemporains, n’a pas été surpassée. Son pinceau a la dureté de pointe du crayon, et il n’eut, ce pinceau, tant il était fin ! bien souvent qu’un poil, qui avait l’aigu du scalpel de son père… La nature, qu’il enlevait à l’emporte-pièce comme une feuille de métal, n’avait pour lui ni transparence, ni arrière-plans, ni lointains fondus, ni vapeurs flottantes. Elle arrivait sur vous brutalement comme une tapisserie, et il ne la voyait bien qu’au microscope. Mais, dans une société qui n’a plus d’âme, qui est aussi incapable d’idéalisme que d’idéal, cette manière de voir et de rendre la nature devait avoir un grand succès, et Flaubert l’eut, et il l’a encore. Par là, il est un des premiers de ceux-là qui s’appellent actuellement les naturalistes, et par là aussi, par la sécheresse de la description dans sa manière de peindre la passion humaine, il se rallie à ceux qui n’en ont jamais parlé éloquemment ou poétiquement le langage, mais qui l’ont crachée, froide et répugnante, dans leurs écrits inanimés.
Il n’a jamais eu, dans les siens, ni pensée profonde, ni aperçu brillant, — ni même d’aperçu du tout ! — ni analyse sévère. En tout, il n’est qu’un descripteur. Phraséologue comme Victor Hugo, mais sans la puissance de l’énorme Verbe de ce grand et magnifique poète creux, Flaubert, voué à toutes les superstitions de la phrase, brosseur et ratisseur de mots, qui a peut-être entassé plus de ratures que de phrases pour parvenir à faire celles dont il avait l’ambition, Flaubert n’eut jamais, en dehors de la grammaire, de la rhétorique et de la description matérielle, rien d’humain, rien de vivant, rien de passionné, de battant sous sa mamelle gauche, sinon la haine et le mépris du bourgeois, — du bourgeois tel que l’a fait le monde moderne, ce joli monde sorti de la Révolution Française ! Encore un mérite de Flaubert. Il a eu la haine et le mépris du bourgeois autant que ceux qui les ont eus le plus à cette époque de leur règne. Il les eut autant que Henri Monnier, par exemple, qui a créé contre le bourgeois son Joseph Prud’homme immortel. Il les a eus autant que le grand Balzac, le créateur de Bixiou, de Mistigris, et de Matifat, et de Camusot, et de Crevel, et de tant d’autres bourgeois, sublimes à la renverse, dont La Comédie humaine foisonne et regorge. Il les a eus, enfin, autant que Préault, le sculpteur, qui ne les a pas sculptés — caricatures en marbre — par respect de son ciseau, mais qui les a coupés pendant tout le temps qu’il vécut avec des épigrammes plus acérées que son ciseau, et qui a dit d’eux ce mot que n’aurait pas trouvé Flaubert : « Quand la Sociale viendra, nous en aurons, chacun de nous, une trentaine dans notre écurie ! »
Gustave Flaubert n’avait pas, ne pouvait pas avoir cette verve dans la haine et dans le mépris, mais il eut celle-là qu’avec son genre de personnalité il pouvait avoir. Le bourgeois était pour lui une obsession. Une obsession détestée, méprisée, bafouée, à tous les instants de sa vie. Il avait pour les bourgeois la haine et le mépris des Rapins… Partout dans ses ouvrages on retrouve cette obsession, ou plutôt cette possession du bourgeois. Dans sa Madame Bovary, son meilleur livre, dans sa Madame Bovary qui est une bourgeoise corrompue et qui n’a que des amants bourgeois, le mari est bourgeois, les amis sont bourgeois, tout est bourgeois, même la mort de madame Bovary, qui s’empoisonne avec les drogues de son mari et meurt en pharmacienne… Dans L’Éducation sentimentale, c’est le bourgeois qui est visé encore. Mais dans Bouvard et Pécuchet, c’est le coup à fond, c’est le coup de la haine et du mépris élevés à la plus haute puissance, et dont la bourgeoisie du xixe siècle doit mourir.
XIII
Il le croyait, mais il ne l’a pas tuée. Qui la tuera donc ?… Mais lui, Flaubert, après Henri Monnier, Balzac et Préault, qui ne l’ont pas tuée, et tous les ateliers de peinture de Paris, qui ne la tueront pas, Flaubert n’avait pas assez de talent pour cette exécution dernière des bourgeois… et il a manqué misérablement son coup à fond, — son coup définitif et suprême ! Son livre de Bouvard et Pécuchet, exaspéré, enragé contre les bourgeois, et qui est le dernier vomissement de sa haine et de son mépris contre eux, ne sera, contre eux, qu’un camouflet d’ironie trop impuissant pour ne pas être inutile. Les bourgeois même sont bien capables de prendre au sérieux ce livre dans lequel on veut les berner, et de s’en faire un titre au respect universel du monde. Et, en effet, Bouvard et Pécuchet, les deux héros du roman, sont des bourgeois qui n’ont pas en eux de quoi faire plus rire que messieurs leurs ancêtres, à qui Sieyès disait : « Vous étiez à genoux, mettez-vous debout ! »
, et qui s’y sont mis. Bouvard et Pécuchet, dont Gustave Flaubert a fait deux imbéciles de base et de sommet, ont le désir, du fond de leur imbécillité, de devenir des êtres intelligents et savants sans instruction obligatoire, et si on eût pressé le bouton à Flaubert là-dessus quand il vivait, il aurait dit certainement, il n’aurait pas pu ne pas dire, que c’était là un noble mouvement, une inspiration honorable. Bouvard et Pécuchet, qui ne savent rien et qui veulent apprendre tout, sont successivement infortunés dans leurs études et les sciences qu’ils essayent de s’assimiler et qu’ils traversent pour se retrouver, tout au bout, encore plus idiots qu’auparavant. Pourquoi Gustave Flaubert se moquerait-il de cela ? Henri Monnier et Balzac se sont moqués des affectations et des ridicules des bourgeois, mais ils ne les ont pas bernés dans leur désir, qui n’est pas bête, de s’élever dans la lumière sociale et scientifique de leur temps. Et c’est ici que la haine et le mépris pour les bourgeois, dans Gustave Flaubert, ont produit le résultat le plus inattendu pour tout le monde, et qui l’aurait fait mourir de honte s’il avait pu seulement se douter de ce résultat incroyable : c’est qu’à force de se préoccuper des bourgeois, de les peindre et de vivre avec eux, le croirait-on ? il l’est devenu !
On croirait, du moins, au récit qu’il fait d’eux, qu’il est l’un d’eux. Dans ce récit, écrasant vraiment de vulgarité et de bassesse, dans cette histoire de deux idiots qui se sont rencontrés un jour sur un banc de promenade et se sont raccrochés par vide de tête, badauderie, flânerie, bavardage et nostalgie d’imbécillité, et dont les deux niaiseries, en se fondant voluptueusement l’une dans l’autre, sont devenues la plus incroyable et la plus infatigable des curiosités, — comme, en grammaire latine, deux négations valent une affirmation, — il n’y a pas un mot, pas un sous-entendu qui puisse faire croire que l’auteur se moque de ces deux benêts qui sont les héros de son livre, et qu’il n’est pas la dupe de ce récit prodigieux de bêtise voulue et réalisée… Et il n’est pas que bête, ce récit, qui est un phénomène de bêtise ! Par places aussi, il est dégoûtant et odieux. Exemple, la scène où, dans la cave, Pécuchet attrape une maladie honteuse ; car la haine du bourgeois, dans Flaubert, va jusqu’à cette fange qu’il remue, et qu’il remue en naturaliste, sans indignation, sans dégoût, sans nausée, avec l’impassibilité d’un homme qui a perdu la délicatesse de l’artiste. C’est qu’en effet l’artiste ne se voit plus du tout ici, c’est qu’il a disparu entièrement dans l’ineffable platitude d’un roman aussi plat que les bourgeois qu’il a inventés. Tout ce qu’on pourrait dire ne saurait donner une idée de cette platitude. Certes ! comme force morale de haine et de mépris contre le bourgeois, il y a peut-être là un mérite pour Flaubert l’implacable, mais le mérite intellectuel d’un livre n’y est pas. Par quels procédés dégradants l’auteur de Madame Bovary, qui savait peindre ressemblants les bourgeois, est-il arrivé presque à les calomnier et à faire prendre parti pour eux ? Y en a-t-il vraiment, des bourgeois, de cette absurdité complète, violente, et continue ?… Y en a-t-il de cette perfection impossible dans la bêtise humaine et dans l’ennui que produit ce roman sans gaîté, sans talent, sans observation neuve, sur des types usés, sucés, épuisés, — ce livre, enfin, illisible et insupportable, que l’auteur n’a pas fini et, qui sait ? peut-être arrêté et étranglé par l’ennui qu’il se causait à lui-même, et que le lecteur ne finira pas, à coup sûr, plus que lui, mais finira certainement bien avant d’être arrivé, comme lui, au chiffre affreux de quatre cents pages !…
XIV
Voilà donc le dernier roman de Gustave Flaubert ! Le dernier chant du cygne qui est devenu un cri d’oie et dont les éditeurs après décès vont faire maintenant un cri de canard ! Malheureux Flaubert ! A-t-il travaillé et souffert pour pousser hors de sa tète ces laborieuses quatre cents pages ? Si elles ont épuisé sa vie, on ne le sait pas, mais, assurément, on peut dire qu’elles ont épuisé son talent… Cette forte et copieuse purgation qu’il a prise et rendue, dans son livre de Bouvard et Pécuchet, contre les bourgeois qui étaient ses éternelles humeurs peccantes, l’a vidé cruellement du talent qu’il avait, mais ne l’avait pas cependant entièrement débarrassé de ses humeurs et de ses haines contre les bourgeois, et, partout et toujours, il en mugissait comme un buffle irrité. Pendant qu’il écrivait, à coup de ratures enragées, ce roman, ce dernier roman qui le soulageait, comme une soupape ouverte à sa vapeur, cette locomotive de haine ! cela ne le calmait pas, ce fort haïsseur ; il n’en criait pas moins contre eux, et sa bouche grandement ouverte était une seconde soupape. Je l’ai vu et entendu mugir contre eux en suivant un cercueil, et il n’a dû se taire contre eux que quand il a été dans le sien. Ses amis pourtant le disaient bon, d’une nature inoffensive, quoique bruyante ; mais la haine du bourgeois était chez lui une espèce de folie, clabaudante et sonore. Seulement, il y a des folies qui donnent au talent d’un homme une outrance d’intensité qui peut monter jusqu’au génie, mais ce ne fut point l’histoire de la sienne. Au lieu de grandir et de fortifier son talent, elle le débilita et le réduisit à ce radotage innocent de Bouvard et Pécuchet, sur lequel il comptait pour nettoyer la terre du bourgeoisisme et des bourgeois. Déception que la mort lui a épargnée ! C’est précisément ce terrible Bouvard et Pécuchet, qui devait tuer la bourgeoisie, qui, par le fait, l’aura vengée. Cet implacable et indomptable Flaubert, ce maniaque qui avait toujours sur le nez à califourchon un bourgeois, comme Michelet y avait un jésuite, cet homme de tempérament sanguin et romantique, qui respirait la guerre contre le bourgeois depuis 1830, est mort de ce bourgeois descendu de son nez dans son ventre, et qui était en lui comme un choléra perpétuel… Et c’est ce choléra du bourgeois qui a fini par l’emporter.
Hélas ! il n’a pas, malheureusement, emporté avec lui son livre de Bouvard et Pécuchet, qui nous reste, et qu’on peut mettre sur sa tombe comme une croix.
Car c’en sera une pour sa mémoire !