(1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quinzième. »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quinzième. »

Chapitre quinzième.

§ I. Lettres et Mémoires. — Guy Patin, Mme de Motteville, Retz. — Lettres de Mme de Sévigné. — Mémoires de Saint-Simon. — § II. Balzac et Voiture comparés à Mme de Sévigné — § III. Caractère de Mme de Sévigné. — Du précieux et de l’esprit dans ses lettres. — Jugement de Napoléon Ier sur Mme de Sévigné et Mme de Maintenon. — § IV. Mémoires de Saint-Simon. — Saint-Simon et Bossuet. — § V. Fin du règne de Louis XIV. — Saint-Simon et Tacite. — § VI. Du rôle politique de Saint-Simon. — § VII. De ses récits comparés à ceux des historiens de l’antiquité. — § VIII. Des portraits de Saint-Simon. — § IX. De la langue, dans les Mémoires. — § X. Par quel côté Saint-Simon appartient au dix-huitième siècle.

§ I. Lettres et mémoires. — Guy Patin, Madame de Motteville, Retz. — Lettres de Madame de Sévigné. — Mémoires de Saint-Simon.

Il n’a rien manqué à la gloire du dix-septième siècle. Après tant de belles peintures de l’homme en général, il restait à peindre l’individu, dans cette société qui lui donnait tant de valeur, le Français à une époque où la France a été si grande. L’esprit français, dans les monuments que je viens d’apprécier, c’est l’esprit humain sous la forme française ; il restait à le voir avec sa propre physionomie, non plus à la recherche d’un idéal littéraire, mais se prenant lui-même pour sujet unique de son étude. C’est l’affaire des Lettres et des Mémoires.

Le dix-septième siècle en a produit beaucoup. Tandis que Balzac et Voiture se disputaient laborieusement à qui écrirait le mieux une lettre sans objet, un médecin philosophe, esprit piquant, satirique, peu ami des puissances, sauf le roi, penseur plus que libre, qui ne voyait dans les réjouissances du jubilé que « force crottes et catarrhes, et de la pratique pour les médecins176 » ; un type de l’esprit d’opposition dans notre pays qui sait beaucoup mieux ce qu’il ne veut pas que ce qu’il veut, Guy Patin donnait, sans s‘en douter, le premier modèle de lettres simples, naturelles, écrites, non plus à des indifférents pour leur faire les honneurs de son esprit, mais à des amis pour le plaisir de s’épancher, par un auteur qui n’a souci ni du style ni des ornements, et qui ne met dans ses lettres comme il le dit lui-même, « ni Phébus ni Balzac177. » Dans le même temps que La Rochefoucauld se plaçait par trop de soins donnés à ses Mémoires, Mme de Motteville écrivait, d’une plume facile, élégante et ferme en plus d’un endroit, la chronique de la cour d’Anne d’Autriche. Avec plus de bruit et plus d’attente, le fameux cardinal de Retz, dans sa retraite de Commercy, égarait quelques belles pages, trop visiblement imitées de Salluste, dans cet écheveau embrouillé qu’il appelle ses Mémoires, image du rôle qu’il joua dans la Fronde. Retz n’avait de l’écrivain comme du politique que de belles parties ; en voulant se justifier il ne réussit qu’à s’obscurcir. Livres bons à consulter, qui n’appellent pas le lecteur, qui attendent qu’on ait besoin d’eux.

Parmi les recueils de lettres, un seul est marqué de ces qualités qui font lire pour eux-mêmes les ouvrages d’esprit : ce sont les Lettres de Mme de Sévigné.

Parmi les Mémoires, ceux de Saint-Simon sont seuls écrits avec cette force de pensée et d’expression qui élève les Mémoires au rang des ouvrages d’art.

Ces deux recueils ne sont littéraires que parce qu’ils n’ont pas eu la prétention de l’être. C’est ainsi qu’un document administratif, une dépêche diplomatique, deviennent littéraires par le soin même qu’on a pris d’en exclure tout ornement. Le dix-septième siècle nous en offre plus d’un modèle dans telles instructions émanées d’un Colbert, dans telle pièce de chancellerie sortie de la plume d’un Lyonne, et qui sont d’utiles sujets d’étude, même pour le langage. Ni Mme de Sévigné, quoique Ménage lui eût appris le latin et que l’hôtel de Rambouillet l’eût faite un moment bel esprit, ni Saint-Simon, quoiqu’il ait mis en tête de ses Mémoires des considérations fort peu claires sur l’histoire, n’ont voulu ni cru être des auteurs. C’est peut-être pour cela qu’ils ont été de grands écrivains.

Tous les deux ont raconté les principaux événements du règne de Louis XIV, en mettant au premier plan les détails de l’histoire intérieure de la cour, et chacun l’a fait selon son caractère et sa position. Mme de Sévigné donne des nouvelles de la cour, quelquefois de l’armée, quand elle y a son fils ou ses amis. Ce sont des ouï-dire qu’elle tient de personnes qui les tiennent d’autres : elle ne voit le spectacle que des premières loges. Personne de cour à moitié, moins par elle-même que par les amis ou les relations qu’elle y a, n’en étant pas curieuse jusqu’à s’inquiéter de n’en pas tout savoir, ne s’y introduisant point par des efforts de pénétration, elle s’en occupe parce que tout le monde s’en occupait. Mais elle sait très bien n’y pas vivre ; un peu en disgrâce, dit-on, à cause de ses amitiés dans la Fronde, et faute surtout de se montrer assez178.

Ses lettres sont une agréable gazette, où les grands événements sont touchés comme les nouvelles de cour et les nouvelles de cour comme les grands événements. C’est le dix-septième siècle dans une correspondance entre deux femmes d’esprit qui n’y connaissent rien de plus important que leurs propres affaires, et qui mêlent Louis XIV, Turenne, Condé, les guerres de la France et de l’Empire à des détails de ménage, à une grossesse, à un projet de mariage, au menu des dîners officiels de la gouvernante de Provence, Mme de Grignan.

Saint-Simon veut avoir vu tout ce qu’il raconte ou le tenir de la bouche des premiers rôles, et il parle en confident là où il ne parle pas en acteur.

Ce qu’il ne sait pas d’original, il le devine ; s’il n’est pas historien, il prétend du moins fournir à l’histoire ses plus sûrs renseignements. Ses Mémoires ont été, en plus d’une page, fort au-delà de ce mérite ; s’ils ne rendent pas impossible une histoire raisonnée du règne de Louis XIV, ils détourneront à jamais tout homme sensé d’en entreprendre l’histoire pittoresque.

Mme de Sévigné et Saint-Simon ont peint les individus, l’une d’une main qui esquisse, l’autre avec le luxe de couleurs qui rend les tableaux saisissants. Les deux pinceaux ont quelquefois rivalisé dans les portraits des grandes âmes. Une fois même le pinceau de la femme a eu l’avantage ; Turenne est plus grand dans les Lettres que dans les Mémoires, où l’on ne voit pas sans étonnement Saint-Simon lui disputer la qualité de prince, et remarquer, dans l’intérêt des titres, « que la majesté de ses obsèques et de sa sépulture n’ont eu aucun rapport à sa naissance179. »

§ II. Balzac et Voiture comparés à Madame de Sévigné

Les lettres de Balzac et de Voiture sont des pièces d’éloquence. Le correspondant n’y fournit guère que les formules de politesse du commencement et de la fin ; le corps de la lettre pourrait être adressé à tout autre. Ou dirait un auteur préparant des échantillons de son style pour tous les collectionneurs d’autographes. Ces lettres ne nous apprennent rien sur ceux à qui elles sont écrites, fort peu de chose sur celui qui les écrit. Il n’y a pas de lien entre le correspondant et l’auteur. Je vois d’un côté un bel esprit qui se donne en spectacle, de l’autre une personne du monde qui lui a demandé une lettre, pour s’en faire honneur dans les ruelles. L’auteur, qui s’y attend, écrit sa lettre comme on écrit une harangue. Aussi que de soins pour faire voir son esprit et pour cacher son âme ! Ces jeux-là réussissent rarement. On ne montre pas quoiqu’on le veuille, tout l’esprit qu’on a, et on en montre qu’on n’a pas. C’est le châtiment de la vanité qui fait écrire de telles lettres ; pour vouloir y briller, on laisse dans l’ombre ce qu’on a de meilleur.

Combien de nobles lettres Balzac aurait pu laisser, et Voiture combien d’aimables, s’ils n’eussent écrit qu’à ceux auxquels ils avaient affaire !

Une des peines attachées à ces lettres sans sujet, que la mode arrachait à la vanité, c’est le travail qu’elles exigeaient. Aussi Balzac et Voiture s’y dérobent-ils tant qu’ils peuvent, à moins qu’ils n’y aient quelque intérêt d’amour-propre pressant. J’ai cité ailleurs180 le mot de Voiture à Mlle de Rambouillet qui attend une lettre de lui, pour la lettre et pour le compliment qu’on lui en fera dans le salon bleu de sa mère. « Qu’écrire à une femme, lui dit-il, si on ne lui peut parler ni d’affaires ni d’amour ? » Balzac, plus fait pour cet apparat, n’en sentait pas moins sa chaîne. Il lui en coûtait cher de s’être accoutumé à n’écrire que dans le sublime ; il s’ennuyait sur son trépied. Voiture, du moins, en prend plus à son aise ; il raille la mode, tout en lui obéissant. Mais voilà deux hommes que leur réputation rend parfois bien misérables. Balzac m’attendrit lorsque, jetant un coup d’œil sur sa table de travail, il voit cet entassement de lettres qui demandent des réponses à être montrées, à être copiées, à être imprimées181. Exemple piquant de la tyrannie de la mode envers ses favoris ! N’est-il pas plaisant d’entendre Balzac et Voiture, gorgés de dragées comme le Vert-Vert de Gresset, se lamenter sur leur bonheur ?

Mme de Sévigné, au lieu de se soustraire aux réponses, les provoque la première. Elle écrit des lettres parce qu’elle ne sait pas penser toute seule, et qu’elle a toujours à qui faire ses confidences. Quelques-unes sont datées du coche qui la mène de Tours à Nantes par la Loire, en tête à tête avec le bon abbé de Coulanges, lequel lit son bréviaire, tandis que sa nièce écrit. Aussi rien de plus soudain, de plus impétueux, de plus écrit à propos que ces lettres. Il y en a toujours une toute prête au bout de sa plume ; celle-ci partie, la suivante est commencée : Mme de Sévigné ne compte pas avec ses correspondants. Pour elle, penser à sa fille et lui écrire, c’est tout un. Elle lui mande tout ce qu’elle lui eût dit de vive voix ; il n’y a pas de petites nouvelles ni de petits sujets. Si elle n’a rien à dire, c’est encore un sujet que de le dire. D’ailleurs une lettre est si bonne en tous lieux, en province surtout ; et il y a si peu de frais à faire entre gens séparés qui s’aiment !

C’est ainsi que s’est fait ce recueil célèbre, pour lequel on a épuisé l’éloge. On se connaît en style épistolaire dans notre pays : aussi Mme de Sévigné y a-t-elle trouvé ses meilleurs juges, et, parmi les femmes, les plus favorables et les plus compétents. C’est une de leurs gloires, et, pour en bien juger, il suffit d’être mère, il suffit d’être femme. Que peut-on dire de Mme de Sévigné qui n’ait été dit ? N’est-ce pas écrire sans sujet que d’écrire sur un sujet si épuisé ? J’en veux dire pourtant quelque chose. Si ce quelque chose est à tout le monde, ce sera d’autant plus vrai. On sait que je n’estime, dans ce que je pense, que ce que les autres peuvent penser comme moi.

§ III. Caractère de Madame de Sévigné ; du précieux et de l’esprit dans ses lettres. — Jugement de Napoléon Ier et de Royer-Collard.

Rien n’est plus charmant dans les lettres de Mme de Sévigné que celle qui les écrit. Sensibilité vive, mais passagère et sans vapeurs ; raison nourrie sans être profonde, n’enfonçant guère dans les choses, mais parfois, et de la première vue, en découvrant le fond ; gaieté, sans rien d’éventé ; une douce mélancolie qui se forme et se dissipe au moment où elle s’exprime ; pas de vieillesse, sans la prétention de ne pas vieillir ; beaucoup de mobilité, avec le lest d’un grand sens qui écarte de la conduite l’imagination et les caprices ; du goût pour les gens en disgrâce, mais sans rancune contre les puissants ; une pointe d’opposition, comme chez tous les frondeurs pardonnés qui n’osaient ni se plaindre ni regretter, et qui se ménageaient pour un retour de fortune ; le cœur de la meilleure mère qui fut jamais, quoi qu’on en ait dit, capable d’amitiés persévérantes, et qui craignit l’amour plutôt qu’elle ne l’ignora ; tels sont les principaux traits de ce caractère, où le solide se fait sentir sous l’aimable, et où l’aimable n’est jamais banal.

Chacun de ces traits se peint tour à tour dans ses lettres, ou plutôt il n’est pas une lettre qui ne soit toute cette aimable femme un moment. Je ne contredirai pas pourtant ceux qui ont noté dans son recueil des traces de précieux : on ne respirait pas impunément l’air de l’hôtel de Rambouillet. Bossuet lui-même n’en avait-il pas emporté quelques fleurs, qu’on retrouverait fanées dans ses premiers sermons ? Mme de Sévigné y avait pris, avec le goût pour le relevé, qui en était le beau côté, la recherche du rare, qui en était le travers. Mais, tandis que les autres se fatiguaient à la poursuite de ce rare, elle le trouvait sans le chercher, par quelque habitude de jeunesse, comme son amour pour les romans de Mlle de Scudéry. Elle ne se défiait pas du précieux, parce que sa mémoire le lui glissait à son insu, et que, tout en écrivant de ce style qui veut donner aux choses plus de prix qu’elles n’en ont, aucun effort ne l’avertissait qu’elle n’était plus dans son naturel.

Un usage conservé de l’hôtel de Rambouillet l’entretint dans ce tour d’esprit, même après qu’elle eut admiré dans les écrits de Port Royal un style proportionné aux choses. Les lettres, même de la confidence la plus secrète, étaient communiquées : on en faisait circuler des copies. On aimait tant l’esprit, qu’il n’était permis à personne de n’en avoir que pour soi ou dans son petit cercle. C’est ce qui fit que les lettres de Mme de Sévigné furent lues tout d’abord de tant de gens. On en venait prendre des copies jusque sur la table, avant que le cachet y fût mis ; et les voilà courant de mains en mains. Celle qui les écrivait n’ignorait pas qu’elles seraient montrées ; celle qui les recevait souffrait qu’on y jetât les yeux ; car comment résister au plaisir de laisser voir aux autres qu’on est aimée ? C’est ainsi que Mme de Grignan laissa copier plus d’une lettre où sa mère parlait de sa beauté comme eût fait un amant, et de l’esprit de sa fille comme on parlait du sien.

Mme de Sévigné avait trop de naturel pour ne pas sentir la gêne de cet usage. « Je vous envoie cette relation, écrit-elle à sa fille, à cinq heures du soir. Je fais mon paquet toute seule. M. de Coulanges viendrait ce soir qui la voudrait copier, et je hais cela comme la mort182. » Ne la croyons qu’à demi. Elle savait s’arranger de façon à être naturelle et approuvée, elle aimait qu’autour d’elle on n’écrivît que ce qui pouvait être montré. « J’avais l’autre jour, dit le jeune marquis de Sévigné, écrit une réponse à M. de Grignan ; mais ma mère, avec beaucoup de raison, la trouva si peu digne de ce qu’il m’avait écrit qu’elle la brûla183. » Un tel soin devait laisser des traces. Il était difficile de ne pas dire un peu plus qu’on ne pensait, et que le cœur même ne parlât pas comme quelqu’un qui se sent écouté. Tout cela s’écrivait de fougue, je le veux bien, et d’une plume « à qui on a mis la bride sur le cou » ; mais cette facilité même pouvait être un piège de plus, car à la louange d’écrire des choses charmantes s’ajoutait celle de les écrire vite. Et, d’ailleurs, écrire vite n’est pas toujours la bonne méthode pour écrire naturellement.

Le seul tort que ce mélange de précieux ait fait à Mme de Sévigné, c’est d’avoir autorisé des doutes sur sa sincérité. Les expressions mêmes de sa tendresse maternelle, par cette variété qui rappelle aux esprits prévenus la diversité laborieuse des formules de politesse dans les lettres de Balzac et de Voiture, ont paru trop sentir l’art pour venir toujours du cœur. Je ne me plains pas qu’on aime le naturel dans notre pays jusqu’à n’en pas trouver assez chez Mme de Sévigné. Pourquoi même n’y a-t-il pas plus de gens qui fassent ainsi bonne garde contre tout ce qui n’en a que l’apparence, ou tout ce qui tend à l’altérer ? Mais on a passé toutes les bornes en doutant du cœur de Mme de Sévigné. Le précieux dans ses lettres n’est qu’un ruban de trop dans une toilette simple et élégante. Peut-être jouissait-elle de son cœur comme d’autres de leur esprit. Les douceurs qu’elle dit à sa fille sont comme les petits mots caressants qu’on dit aux enfants ; l’imagination les suggère peut-être, mais le cœur est dessous.

Au reste, avec Mme de Sévigné il faut s’accoutumer à voir tout passer par l’esprit. Cet esprit, c’est autre chose encore que l’art de donner un tour piquant à des sentiments vrais ou à des pensées justes. Celui-là, où notre pays excelle, et qui est son cachet, le recueil de Mme de Sévigné en est plein. L’autre, qui est le don de choisir parmi les pensées justes celles qui le sont pour les esprits les plus exquis ; de saisir des vérités qui échappent à la foule et de se rendre personnelles celles qui lui appartiennent ; d’être subtil sans raffiner ; de dire du nouveau et d’être vrai ; de sentir plus délicatement que tout le monde ce que tout le monde sent ; d’avoir un naturel à soi, que les autres reconnaissent par le leur ; cet esprit, qui est celui des personnes cultivées dans notre pays, Mme de Sévigné en a plus que sa part, elle le personnifie.

Elle ne peut pas être tendre sans être ingénieuse ; c’est même la femme d’esprit qui a fait suspecter la mère. Nous voudrions que Mme de Sévigné aimât sa fille un peu plus à la façon dont nos mères nous aiment, sans ces flatteries qui paraissent trahir le besoin de louanges dans la fille, sans ces précautions de civilité en donnant des conseils, ni ces mille gentillesses, comme pour éviter d’aimer tout bonnement. Mais quoi ? Fallait-il que Mme de Sévigné eût de l’esprit pour tout le monde excepté pour sa fille, et en toutes choses excepté dans l’expression de ses sentiments les plus vrais ? Valait-il mieux que, pour échapper au reproche d’aimer ingénieusement, elle eût affecté une naïveté arrangée qui l’eût rendue plus suspecte, ou un emportement qui ne sied pas à l’amour maternel ? Il est vrai qu’elle fait tout avec son esprit ; c’est son langage, son air, sa physionomie, mais ce n’est pas tout son fonds.

On ne se défie pas du moins de cet esprit dans ces charmants récits ou le siècle de Louis XIV nous est débité en anecdotes, ni dans ces portraits esquissés d’une main si légère et si sûre. Nous sommes au milieu de la société la plus polie qui fut jamais ; nous la voyons dans les personnes qui donnent le ton et sur qui tout se modèle ; nous l’entendons parler des bruits du jour, de ce qu’on rapporte de l’armée, du fils ou du mari qu’on y a, de la cour, des faiblesses du roi. Sur ce dernier point, les précautions et le respect n’empêchent pas un grain de malice. Nous voyons les occupations graves auxquelles on se porte par mode : les sermons fort courus, surtout ceux de Bourdaloue, « qui frappe toujours comme un sourd184 » ; les discussions sur les ouvrages d’esprit ; les partisans de Corneille aux prises avec ceux de Racine ; les lectures : c’est le Port-Royal qui est le plus lu, après les poètes et avec les romans. On y voit même l’opposition ; mais ce qui en perce dans les confidences de Mme de Sévigné ressemble un peu à l’opposition qu’on faisait à Racine par amour pour Corneille : c’est le regret du passé, mêlé de je ne sais quel dépit d’avoir à admirer et à aimer ce qui le remplace.

Tout cela est léger, glisse, caresse en passant, et s’oublie, non sans nous laisser le désir d’y revenir.

Il est plus d’une lettre qu’on croit lire pour la première fois et qu’on relit. Les plus fortes laissent des impressions plus durables ; mais le tout demeure à la surface de l’esprit. « Ce sont, a dit Napoléon Ier, des œufs à la neige, dont on peut se rassasier sans se charger l’estomac185. » Il préférait de beaucoup les lettres de Mme de Maintenon. Quand ces lettres sont pleines, on est de l’avis du grand empereur. Elles sont alors à l’image, non de la vieille épouse clandestine de Louis XIV, toute composée, tout en son rôle, tout occupée à accroître et à cacher sa puissance, mais de la veuve de Scarron, alors qu’elle avait besoin de son amabilité pour attirer la fortune, et que Mme de Sévigné parlait de « son esprit aimable et merveilleusement droit186. » Elles ont je ne sais quoi de plus sensé, de plus simple, de plus efficace. On n’y est pas ébloui de la mobilité féminine, et le naturel en plaît davantage, parce qu’il vient de la raison qui dédaigne les gentillesses sans se priver des vraies grâces. Mais où le sujet manque, ces lettres sont courtes, sèches, sans épanchement. C’est d’un cœur fermé, et d’un esprit qui n’a pas connu l’abandon. On y voit la femme d’affaires, qui excelle à donner des conseils, à parler de l’économie d’une maison, et qui n’estime de l’esprit que le profit qu’on en tire.

Aussi, pour le rang à donner aux deux recueils, je m’en rapporte plus volontiers à un autre juge excellent des ouvrages de l’esprit, Royer-Collard, lequel, sur la fin de sa belle vie, lisait chaque soir, après une page de Tacite, quelque lettre de Mme de Sévigné. Outre le plaisir qu’elle fait à tous les esprits délicats, il l’aimait à cause du dix-septième siècle dont on a dit qu’il était le dernier représentant et dont ces lettres sont remplies ; il l’aimait pour son aimable langue qu’il pratiquait, et pour son esprit dont il avait le tour, étant lui-même, aux yeux des gens auxquels il s’ouvrait, rare sans être extraordinaire, et donnant du prix à ce qu’on pensait en commun avec lui. Il aimait Mme de Sévigné par cette idée vraie et charmante, que dans les choses où les femmes sont supérieures, elles le sont aux hommes les plus habiles, sans compter la grâce du sexe, qu’elles gardent jusque dans la force. Enfin Royer-Collard aimait Mme de Sévigné comme j’imagine qu’elle dut être aimée à Port-Royal.

§ IV. Les Mémoires de Saint-Simon. — Saint-Simon et Bossuet.

Voilà un auteur qui eût été bien surpris si on lui avait dit qu’un siècle après sa mort, on le priserait, non comme le meilleur défenseur qu’ait eu le parti des ducs et pairs, mais comme un grand écrivain. Cette gloire ne le tenta pas ; il ne s’y croyait pas propre. « Je ne fus jamais un sujet académique », dit-il à la fin de ses Mémoires. Il n’eut pas même la curiosité de savoir ce qu’on pensait de ce travail, et il n’en fit rien paraître de son vivant. S’il compte sur quelque gloire, ce fut plutôt sur la gloire d’avoir été le dernier des grands seigneurs de France, que sur une des premières places parmi ce qu’il appelait les lettrés du dix-septième siècle.

Le plus près de Bossuet par le tour d’esprit, la nourriture chrétienne, la fougue, l’abondance, le sentiment de la vie, Saint-Simon a plus d’un trait commun avec ce grand homme. Tous les deux sont admirables, toute proportion gardée, par tout ce qu’ils ont tiré de subtilité, d’émotion et de force, de la pensée qui les possédait. De même que Bossuet trouvait dans sa croyance passionnée à la tradition de l’Église, la sagacité historique qui en aperçoit l’enchaînement sous la mobilité et sous les contradictions des grands corps qui la perpétuent, le sens du moraliste qui découvre au fond des cœurs les causes de la longue obéissance des peuples, l’intelligence qui comprend les grands orthodoxes, et je ne sais quelle amitié, à travers les siècles, qui fait de lui leur frère d’armes dans leurs luttes théologiques ; de même la prévention de Saint-Simon pour une monarchie absolue appuyée sur la noblesse, lui inspira une pénétration impitoyable pour découvrir les vices de la monarchie absolue remplaçant par des roturiers la noblesse disgraciée. Mais la grandeur de la cause que défend Bossuet se communique à tout ce qu’il écrit pour elle, au lien que la cause de Saint-Simon est si mesquine et si personnelle qu’en lui donnant le dépit éloquent, l’art de faire ressortir les fautes, les couleurs vives pour peindre ses ennemis, le feu, l’emportement, l’éloquence des regrets, elle ne lui donne pas ce qu’elle n’a pas, la grandeur.

Un autre avantage de Bossuet sur Saint-Simon, c’est que Bossuet sait admirer et que Saint-Simon l’ignore. A voir de quelle hauteur le premier regarde les choses, on pourrait croire qu’il n’aperçoit rien sur la terre qui soit digne d’admiration, sinon ce qu’il appelle le dessein de Dieu dans les choses humaines. Aucun homme plus grand n’a pourtant trouvé plus à admirer. Au-dessus, par le caractère, de toutes les passions comme de tous les mécontentements qui offusquent notre esprit, et qui nous préviennent même contre les choses indifférentes, il a, comme le grand Corneille, l’intelligence des choses admirables. Où la plupart des esprits ne voient que les mauvais côtés, soit manque d’élévation, soit envie, il voit les bons, et son admiration n’est que la forte impression qu’il en reçoit. Elle semble s’en échapper comme à son insu, tant l’expression en est soudaine et naïve ; mais regardez bien : il y est amené par la raison, et ce qui éclate tout à coup dans son discours, c’est plutôt la force de la conviction que la surprise.

Saint-Simon nie ou critique ; il n’admire pas. Vrai type d’un certain esprit d’opposition, il est mécontent de tout ce qui se fait autour de lui, et, pour remède au mal, il ne sait proposer qu’une utopie. Il dit le bien par esprit de justice et le mal par passion. S’il y a tant de choses et de personnes à admirer dans ses Mémoires, elles le doivent à son honnêteté, peut-être même à ses pieuses retraites de tous les ans au couvent de la Trappe, d’où il rapportait, sinon la charité, du moins l’horreur pour la calomnie ; elles le doivent à ce désintéressement des grands peintres, qui, en présence du modèle, ne sont à certains moments qu’un œil sûr et une main fidèle au service du vrai.

§ V. Fin du règne de Louis XIV. — Saint-Simon et Tacite.

Ce n’est pas du reste la faute de son humeur, s’il y avait plus à blâmer qu’à admirer dans le temps dont il a tracé la chronique. Quand Saint-Simon parut à la cour, toutes les grandeurs du règne de Louis XIV étaient éclipsées. Les grands généraux, les grands ministres avaient disparu. Le roi restait, toujours majestueux, mais sans son escorte d’hommes supérieurs, entouré et obscurci de parvenus choisis par le caprice ou donnés par le hasard, qui le flattent dans sa passion d’être le maître et dans la plus grande faute de sa vie, son mariage avec Mme de Maintenon. Saint-Simon reçut des impressions de décadence non moins fortes que les impressions de grandeur qu’avaient reçues les contemporains de la première moitié de ce règne. Il voyait la royauté humiliée à l’étranger, affaiblie au dedans, et la jalousie d’être obéi survivant aux grandes choses qui avaient rendu l’obéissance facile et glorieuse. Il voyait un Etat ruiné, la médiocrité dans les conseils et à l’armée, l’hypocrisie religieuse, et tout ce qu’elle ajoute d’odieux aux vices communs à tous les temps, le peu qui restait de génie, disgracié, s’il ne s’abaissait pas à faire sa cour par la dévotion. Son chagrin naturel s’aigrit à la vue de ces ruines faites par la même main qui avait relevé la France ; et si, à force de voir le mal, il lui arriva de l’exagérer ou de le supposer quelquefois, n’était-il pas plus près de la vérité que ceux qui ne voulaient voir que le bien ?

Saint-Simon était l’historien né de cette fin du règne de Louis XIV. Il lui faut des ruines à peindre, des fautes à raconter. Les caractères abaissés, les influences des cabinets secrets, la servitude des courtisans, les ministres portés au conseil par leur habileté au jeu de billard, les gens de guerre qui ont peur du feu187; une vieille femme qui se rend puissante auprès du maître le plus jaloux, en affectant de ne vouloir que ce qu’il veut ; les fortunes faites par les petits moyens, depuis que les grands sont devenus suspects ; les anecdotes innombrables, depuis que les grandes actions sont devenues rares ; voilà la matière où se plaît Saint-Simon et où il excelle. Je doute qu’il eût été aussi à l’aise dans la première moitié du règne de Louis XIV. Il est trop grand seigneur pour aimer les grands hommes. Turenne ne lui paraît pas un prince vérifie ; on l’a vu faire des réserves sur le rang, à propos des tentures de ses funérailles, par jalousie de duc et pair à prince douteux. Il mentionne Bossuet en termes nobles, mais en passant, quoique ce fût la plus grande gloire de la fin du règne et que tout le génie du siècle se fût retiré là ; par contre, il peint avec détail Fénelon, à cause des faiblesses qui gâtent ce bel original. Son esprit pénétrant, subtil, amer, est comme l’instrument naturel pour fouiller dans la corruption, et il y porte l’âpre investigation du confesseur, avec la liberté philosophique de l’historien. Ses défauts mêmes, cette humeur difficile, ces scrupules, cet entêtement pour les titres, la crainte de déroger presque plus forte que celle de mal faire, une ambition par tentations et par velléités, soit qu’il aimât mieux être jugé capable des places que de les prendre, soit que ce fût sa vocation de s’en approcher d’assez près pour voir ce qui s’y fait, et de n’y pas atteindre pour avoir le temps d’en écrire ; tout semblait l’inviter à être le grand peintre d’une époque de décadence.

C’est son trait de ressemblance avec Tacite, auquel on l’a comparé, égalé même. Tacite se plaît, comme peintre, aux spectacles qui l’affligent comme citoyen. Honnête homme sans enthousiasme, comme Saint-Simon, timide et sans éclat dans les grands emplois, sévère pour ceux qui agissent et qui ont l’ambition périlleuse, quel historien de conspirations ! quel peintre des crimes ! quel scrutateur des motifs secrets ! On l’a même soupçonné d’y avoir enchéri.

Tous deux se ressemblent encore par leurs regrets pour le passé. Mais Tacite regrette le plus grand gouvernement qui ait existé ; Saint-Simon, en déplorant que les nobles ne fussent plus les associés et les soutiens nécessaires de la royauté, et avec elle les maîtres du gouvernement, Saint-Simon regrettait l’anarchie.

Tacite d’ailleurs ne désire nullement la restauration de l’ancienne Rome. Il a même absous l’empire, et il l’a comme légitimé par ces belles paroles du commencement des Annales : « Auguste recueillit sous le pouvoir d’un seul le monde fatigué des guerres civiles188. » On ne peut donner plus explicitement tort au passé. Tacite ne paraît souhaiter qu’une chose : de bons princes dans l’empire, devenu légitime héritier de la république. Donnez-lui Trajan, Nerva, et « ces heureux temps, dit-il, où l’on peut penser ce que l’on veut et dire ce que l’on pense189 », il ne regrettera pas une forme de gouvernement qui n’a pas su durer.

Saint-Simon rêve le rétablissement de la noblesse, mais sans l’espérer. En attendant, il dispute, pour lui conserver, à défaut du pouvoir, les avantages de l’étiquette et la suprématie du tabouret. Il prévoit la chute de la monarchie ; mais on ne peut pas lui en faire un mérite : des causes qu’il n’avait point discernées ont donné raison à son dépit. J’y vois moins de pénétration politique que de ressentiment contre une société où il n’était pas écouté ; c’est plutôt de la mauvaise humeur que de la prophétie. Saint-Simon est un de ces défenseurs éminents des causes perdues, lesquels croient que tout doit finir le jour où finit leur influence, et que le monde n’est pas assez fortement constitué pour leur survivre.

§ VI. Du rôle politique de Saint-Simon.

Il n’était ni un politique supérieur ni un homme d’Etat, comme les Lyonne et les Colbert. Louis XIV te jugeait bien. « C’est un homme qui ne songe qu’aux rangs », disait-il. Il avait l’humeur trop indépendante, il aimait trop la vérité comme un avantage et un droit sur les autres, il croyait trop en chrétien à la liberté humaine pour être propre à la politique. Saint-Simon est un exemple d’un homme très honnête et très capable qui ne se mêle guère que de politique, et qui n’y réussit pas. L’honnêteté même, sans un certain mélange d’adresse et d’indifférence, peut être un obstacle en politique, soit que l’honnête homme juge les autres par lui-même, soit qu’il ne puisse jouir tranquillement de sa propre estime, et que, de peur de paraître dupe, il se fasse agressif. Saint-Simon ne fut pas exempt de ce travers ; il n’était pas content de sa vertu s’il ne s’y mêlait un peu de dépit contre les vices des autres ; il ne pouvait pas s’estimer sans mépriser quelqu’un.

Molière avait peint Saint-Simon dans Alceste. C’est, en tout cas, un exemple qui doit nous rendre indulgents pour les vrais politiques, et nous faire estimer ces qualités de gouvernement qui n’excluent ni l’honnêteté, ni l’amour du vrai, ni l’indépendance, mais qui les accommodent à la nécessité des affaires, et qui n’ajoutent pas aux difficultés des choses en offensant les personnes.

Saint-Simon était pourtant capable d’affaires ; il savait les comprendre et les démêler. Aucune circonstance ne lui échappait, aucune apparence ne lui dérobait les vrais mobiles. Il voyait même des nuances à l’infini ; il s’y portait en homme qui semblait recueillir des notes pour des Mémoires. Il est plus d’une petite affaire qu’il a prise pour une grande, surtout parmi celles qui touchaient son préjugé. Il ne s’employait à aucune modérément, mesurant toujours leur importance à l’intérêt qu’il y prenait.

Mais ce défaut de conduite a fait le piquant de ses Mémoires. Il n’est pas, en effet, de petite affaire dans son récit, parce qu’il n’en est pas une qui ne mette en jeu quelque passion. Jusqu’aux querelles de tabouret, tout y intéresse, à cause des grosses convoitises qui se disputent de si petits avantages. On regrette seulement que l’historien y ait figuré comme acteur. Il se commet, à son insu, dans plus d’un récit, parce qu’au lieu d’avoir vu les choses de la galerie, il y a été mêlé de sa personne, et qu’il a sa part du ridicule qu’il observait.

§ VII . Des récits de Saint-Simon comparés à ceux des historiens de l'antiquité.

Les récits de Saint-Simon ne ressemblent point à ceux des historiens de l’antiquité, ni à l’idée qu’on s’est faite, d’après leurs exemples, de l’histoire narrative. Les anciens ne racontent que les événements publics, la vie publique, soit au pied de la tribune, soit sur les champs de bataille. Peu de détails sont donnés à la négociation, aux conseils, aux causes cachées des événements. S’ils en parlent, c’est par conjecture plutôt que sur des renseignements authentiques. Les motifs qui font agir les hommes sont exposés dans des discours que l’historien leur prête, soit sur ouï-dire, soit d’invention. La vie de ce travail ne vient pas du vrai, mais du vraisemblable. Saint-Simon raconte ce qui ne se voit pas, ou ce qui a peu de témoins : négociations, intrigues, vues secrètes, et non seulement les intentions exprimées par les paroles, mais celles que les paroles servent à déguiser ; les vrais mobiles des actions, non d’après certains lieux communs de morale, mais sur ce qu’il en a surpris ou pénétré ; les passions avec les nuances qu’elles reçoivent des situations et des caractères. Quant à l’histoire des événements publics, des campagnes militaires, par exemple, il y est embarrassé et éteint.

Si l’on voulait avoir quelque modèle du genre de ses récits chez les anciens, il faudrait les chercher dans les lettres de Cicéron, qui sont autant de fragments des Mémoires de son temps, ou, parmi les historiens, dans le seul Tacite. Il n’y avait guère plus de vie politique en France au temps de Saint-Simon qu’à Rome au temps de Tacite. L’Empire romain, comme la France, était à la cour. Deux situations seulement pour les personnes publiques : la faveur du prince ou sa disgrâce ; dès lors une seule émulation, la flatterie. Je ne parle pas des différences, toutes à l’honneur de la France et de Louis XIV. Mais à Rome ainsi qu’à Versailles l’humeur du prince donnait seule le prix aux choses ; le vrai n’était vrai que s’il l’était selon la raison du maître, et la vertu qui ne songeait pas à plaire n’était pas innocente. Les arrière-pensées, les doubles conduites, les sourdes menées, l’influence par les affranchis ou par les valets intérieurs, tous ces grands traits des gouvernements absolus sont communs aux deux époques, et il semble quelquefois que le même original ait posé devant les deux peintres.

Mais les récits de Saint-Simon n’ont pas cette brièveté de Tacite, si pleine et si éloquente, ni cet art merveilleux qui donne à l’histoire l’intérêt d’un récit et l’aspect saisissant d’un tableau, ni ces profondes maximes qui en sont la moralité, et où Tacite est sans égal. En revanche, ils nous font vivre plus près des personnages, et presque respirer le même air.

Le journal de la mort de Louis XIV nous transporte au milieu de sa cour et jusque dans sa chambre. Tout ce mouvement autour du mourant, d’abord de respect et d’intérêt pour une vie de si grande importance, puis, à mesure que les chances de guérison diminuent, d’ambition et de précautions avec le règne futur ; ces appartements du duc d’Orléans encombrés, « à n’y pas mettre une épingle », quand le roi est désespéré, vides et déserts sur le bruit qu’il est mieux ; ces valets qui pleurent, les seuls vrais amis du monarque ; la froide et triste octogénaire qui assiste l’œil sec à sa longue agonie, profitant des courts répits du mal pour faire ajouter à la part des bâtards, et quand le roi n’est plus qu’un moribond qui ne peut plus ni ôter ni donner, n’attendant pas la fin et se sauvant à Saint-Cyr ; ces grandes et touchantes paroles du roi ; cette attente de la mort dans la majesté qu’il mettait à toutes ses actions, sans défaillances, sauf celles de la nature quand le combat va finir ; cette inquiétude du chrétien, qui craint que ses souffrances ne soient une trop faible expiation de ses fautes ; tout cela raconté au jour le jour, dans l’ordre où chaque chose arrive, parmi des détails sur le service intérieur, l’étiquette, les allées et les venues des courtisans et des gens de service, les messes entendues dans le lit et les derniers repas du mourant ; tout cela, dans son abandon, égale l’art le plus consommé.

Le hasard du sujet, non le propos de l’auteur, a donné une forme plus régulière au récit de la mort de Monseigneur, le plus beau morceau peut-être de ces Mémoires. Quel tableau que celui de ces espérances détruites par la mort du prince ; de ce règne dévoré d’avance ; de ces dettes contractées sur une succession qui ne doit pas s’ouvrir ; de ce deuil extérieur de tous, qui cache tant de pensées diverses et la profonde joie de quelques-uns ; de ce vieux roi qui pleure à la porte de son fils ! L’historien est lui-même en scène ; il était de ceux qui se réjouissaient, et il nous le dit, en se reprochant, comme chrétien, le contentement du politique qui voyait la France échapper à un prince médiocre. A la différence de Tacite qui s’émeut, par réflexion et par art, de choses dont il n’a pas été témoin, c’est l’âme même de Saint-Simon, toute troublée de ce qu’il vient de voir ou d’apprendre, qui se répand sur le papier. Mais l’œuvre de Tacite n’en est que plus étonnante ; et celui-là sera toujours le premier des historiens qui a su se rendre présents, par l’imagination et la sensibilité, des événements si loin de lui, et qui nous émeut de morts arrivées il y a deux mille ans dans la famille des Césars, presque autant que Saint-Simon de ces morts qui réduisaient en quelques semaines la famille de Louis XIV à un vieillard et à un enfant.

§ VIII. Des portraits de Saint-Simon.

C’est encore dans Tacite seulement qu’on trouve les premiers modèles des portraits de Saint-Simon, la partie la plus excellente de ses Mémoires. Salluste et Tite-Live en ont tracé quelques-uns qui sont célèbres : ceux de Catilina, de Sempronia, les portraits parallèles de César et de Caton, dans le premier ; Annibal, Scipion, dans le second. Ce sont des morceaux achevés, et pour quiconque estime le beau langage, la précision, la netteté des nuances, la justesse des contrastes, la force du coloris, l’art ne peut aller au-delà. Cependant ces portraits ne nous donnent pas tout le personnage ; ils ont été faits, non en face du modèle, mais par induction. La conduite générale du personnage a fourni les traits principaux : le mélange du bien et du mal, dans la même vie, a fourni les contrastes : on dirait un portrait qu’un peintre habile aurait fait d’un inconnu d’après une tradition. Il y a moins de convention dans les portraits de Tacite, et les traits qu’il a choisis sont si propres à la personne, et si caractéristiques, qu’ils nous mettent en présence de l’original.

Je préfère pourtant, même à cette brièveté sublime, la fougue du pinceau de Saint-Simon ; cette abondance négligée qui n’est jamais vaine ; ces portraits qui peignent et qui racontent, qui nous montrent la physionomie des gens, le tour de leur visage et jusqu’à leur démarche, et qui nous introduisent dans leur vie cachée ; cette succession, sur la même toile, des qualités et des défauts, se suivant, se démentant, comme dans la vie réelle ; enfin ce pêle-mêle de la peinture et du récit, dans lequel surnage le trait principal du héros, le trait qui domine toutes les contradictions de son caractère et de son humeur, et qui est comme le mot de sa bonne ou de sa mauvaise renommée. Les contemporains n’ont pas mieux connu les originaux de Saint-Simon, d’après le mal ou le bien qu’ils en ont reçu, que la postérité, sur ce qu’il nous en a dit.

Il n’a pas composé ces portraits dans un ordre régulier, à la façon du peintre qui dessine d’abord la figure, puis le modèle, et met la couleur en dernier lieu. Un critique qui, après cette première impression de vérité et de vie, voudrait faire des réserves au nom du goût, trouverait à noter dans ces portraits plus d’une infraction aux règles de l’art et plus d’un effet illégitime. La règle de la gradation, par exemple, n’y est guère respectée. Le plus y vient avant le moins, la fin avant le commencement ; plus d’une chose à peine indiquée figure à côté d’une chose terminée, plus d’un trait n’arrive pas au moment précis où la loi du discours le voudrait ; mais tout arrive. Il est fort probable que ces portraits n’ont pas été faits en une fois. A chaque rencontre avec ses originaux, Saint-Simon mettait en note soit un trait nouveau, soit ceux d’habitude ; rentré chez lui, sa plume fidèle les consignait sur le papier. Quand venait le moment de les introduire dans le récit, je suppose qu’il reprenait toutes ces esquisses successives, et qu’au lieu de les modifier, de les compléter l’une par l’autre, il les entassait dans le même portrait. C’est ainsi que s’expliquent et les choses indiquées à peine, qui plus loin vont être fortement accusées, et les répétitions, avec quelques nuances qui renforcent la peinture.

Aucune littérature, et, nous pouvons le dire, aucune société, n’a offert une galerie plus riche et plus variée. Quel honneur ne fait-elle pas à notre pays, même au prix de tout le mal qui s’y mêle au bien ! Sans parler du nombre des honnêtes gens, même au contrôle de Saint-Simon, honnêtes gens vraiment vérifiés, combien d’intelligences supérieures, d’esprits fermes ou délicats ! Que de raison, de sens, d’insinuation, de politesse ! Quelle force de discours ! Quelle science d’eux-mêmes et des autres ! Que d’esprit, de ressources, de stratégie, dans ces guerres d’intrigue où sont jetés tous les personnages de marque ! Quels causeurs admirables que ces interlocuteurs de Saint-Simon, que ni sa verve ni sa prodigieuse abondance ne trouvaient sans réplique ! Quel siècle enfin que celui qui, après avoir enfanté tant de grands hommes, et, pour toutes les fonctions de la guerre et de la paix, des hommes de génie, produisait dans sa vieillesse, et jusque dans sa décrépitude, une tête de société si forte et si capable ! Grand enseignement d’ailleurs pour les gouvernements, qu’un pays si fécond encore après avoir tant produit, et où la décadence ne venait que du mauvais emploi de forces inépuisables.

§ IX. De la langue dans les Mémoires de Saint-Simon.

La langue des Mémoires me ramène à ma comparaison du commencement entre Saint-Simon et Bossuet. C’est la même audace dans le tour, le même imprévu dans l’expression, la même domination sur la langue française. Mais Bossuet la domine en sentant son génie et en s’y assujettissant. Aucun écrivain n’a plus respecté cette langue, ni mieux parlé de ces caprices de la mode, contre lesquels il faut la défendre. Celui-là ne s’est pas avisé de la trouver timide et insuffisante, et là où nous disons par figure qu’il la domine, il ne fait que la développer par son propre fonds. C’est en la mettant au-dessus de lui qu’il s’en rend maître, et pour la langue comme pour la doctrine, c’est de sa libre obéissance qu’il tire son autorité. La grammaire peut être étonnée de plus d’un de ses tours, mais la langue s’y reconnaît ; et ce qu’il paraît usurper, elle le lui donne libéralement.

Si Saint-Simon la domine le plus ordinairement comme Bossuet, quelquefois il l’entraîne où elle hésite à le suivre, et nous avons le spectacle d’un cheval mal monté qui se débat sous le cavalier.

Notre langue n’aime pas les vues confuses, le demi-jour ; elle ne prête sa clarté qu’aux choses bien conçues : Saint-Simon écrit quelquefois comme s’il parlait à demi-mot à un confident. Mais le lecteur n’est pas un confident, il ne faut pas lui demander les grandes vertus, et l’effort de réflexion en est une. Saint-Simon ne pense pas toujours au public.

Sa langue pèche surtout par le tour. Une fois entré dans la phrase, on ne sait si l’on en sortira, ni comment, et quoiqu’il soit fort habile à tirer son lecteur du labyrinthe où il l’a engagé, il y a plus d’un moment d’embarras et d’inquiétude. Il est loin d’être irréprochable, comme Bossuet, sur la propriété des termes ; mais c’est moins pour être resté, faute de force, en deçà de l’expression juste, que pour s’être emporté au-delà. Saint-Simon ne se piquait pas d’ailleurs de bien écrire ; il en fait l’aveu, quoique sans humilité, en grand seigneur qui croirait déroger s’il était, comme il dit, un sujet académique. Il sentait néanmoins qu’il eût pu rendre son style plus correct ; « mais il faudrait, dit-il, refondre tout l’ouvrage, et ce travail passerait mes forces, et courrait risque d’être ingrat190. »

Saint-Simon a bien fait ; cette révision nous aurait coûté plus d’une beauté. Il est des écrivains qui se rendent plus forts et plus agréables en se corrigeant. La pensée ne leur arrive pas d’abord dans sa plénitude ; un premier travail la tire en quelque sorte du fond de leur esprit, et la leur montre, incertaine encore, dans une sorte de demi-jour. Il leur faut s’y reprendre à plusieurs fois pour l’amener à la pleine lumière. Ainsi a fait plus d’un homme de génie parmi ceux qui ont traité de matières de spéculation comme Descartes, ou qui ont fait des ouvrages d’art proprement dits. Leur feu n’est point cette ardeur fébrile du cerveau qui précipite les pensées, c’est l’émotion qui croît à mesure que la vérité se découvre. Semblables aux coureurs antiques, leur élan redouble à l’approche du but. Il en est d’autres chez qui la promptitude de l’esprit est un effet de la chaleur du sang. Si la pensée leur arrive complète, c’est tant mieux car ils ne savent pas recommencer ; ils ne retrouvent pas pour les retouches la verve du premier jet. Les premiers s’échauffent par la révision ; les seconds s’y refroidissent.

C’est ce qui serait arrivé aux deux plus étonnants des écrivains rapides du dix-septième siècle, Saint-Simon et Mme de Sévigné, quoique celle-ci, par plus de modération et plus d’étude, soit plus correcte dans la même rapidité. Tous deux avouent leur impuissance à se corriger. « Je n’ai jamais le courage de relire mes lettres, dit Mme de Sévigné ; je ne me reprends que pour faire plus mal. » Et Saint-Simon, dans ses conclusions : « Je n’ai jamais pu me défaire d’écrire rapidement. » Cette vivacité d’impression, ce feu d’esprit n’est guère compatible avec le travail de la correction. Ces sortes d’écrivains, s’ils voulaient trop regarder leurs pensées, les dissiperaient ou finiraient par s’en défier. En recherchant la perfection des penseurs, ils perdraient les fraîches beautés de l’improvisation, et ces grâces d’un écrit fait de jet par une main exercée. C’est l’avantage de la fresque sur la peinture à l’huile, si poétiquement exprimé par Molière :

La paresse de l’huile, allant avec lenteur,
Du plus tardif génie attend la pesanteur   ;
Et sur cette peinture on peut, pour faire mieux,
Revenir quand on veut, avec de nouveaux yeux.
Mais la fresque est pressante, et veut sans complaisance,
Qu’un peintre s’accommode à son impatience ;
Avec elle il n’est point de retour à tenter,
Et tout au premier coup se doit exécuter191 .

Ne cherchons donc pas ce qui manque à la langue de Saint-Simon ; admirons-y plutôt cette justesse rapide, ces grands traits non tâtés, ces mâles appas que Molière admire dans la fresque. On peut être un grand écrivain et ne savoir que médiocrement la grammaire ; Saint-Simon en est la preuve. Non que la grammaire ait jamais rien gâté aux bons écrits ; mais on ne lit guère les ouvrages dont elle est le seul mérite. Pour ceux où la langue est écrite de génie, on ne s’avise guère que la grammaire y soit maltraitée.

La remarque n’en est peut-être pas hors de propos dans notre pays, même à une époque où il est imprudent d’ôter à la langue une défense. Nous attachons trop de prix au mérite de la correction extérieure. Que de fois n’ai-je pas entendu des puristes, ou qui croyaient l’être, triompher des fautes de grammaire dans un auteur ! Ce sont les fautes contre le génie de la langue qu’il faut relever. Il peut n’y avoir rien de moins français qu’un écrit irréprochable pour la grammaire. Ne transigeons pas sur la clarté et la propriété, mais, pour le reste, laissons l’écrivain libre, et n’eût-il point appris la grammaire, s’il sent la langue, il sera toujours correct. Un modèle de langue serait comme un type d’écriture pour toutes les mains. La phrase doit être libre : c’est la physionomie de l’écrivain. Seules, la clarté et la propriété sont deux conditions dont nul n’est exempt. C’est ce qui appartient en propre à la nation pour laquelle on écrit ; l’auteur doit les rendre à la langue telles qu’il les a reçues.

Toute la langue du dix-septième siècle est dans les Mémoires de Saint-Simon. Descartes y aurait reconnu sa période longue et chargée d’incidentes, où la clarté se fait par une lecture répétée ; Bossuet, sa hardiesse et son accent ; la Bruyère, son coloris ; Mme de Sévigné, sa légèreté de main dans les anecdotes et toutes les grâces de son style familier. Saint-Simon est à la fois traînant et plein de fougue ; c’est un torrent qui paraît embarrassé par les débris qu’il charrie, mais qui n’en court pas moins vite. Il semble plus appartenir au règne de Louis XIII qu’à celui de Louis XIV. Il a pris un certain archaïsme qu’il a gardé jusque vers le milieu du dix-huitième siècle, comme une mode du temps. C’est là sa date.

§ X. Par quel côté Saint-Simon appartient au dix-huitième siècle.

Mais si la langue de Saint-Simon est du dix-septième siècle, avec les nuances que j’ai marquées, son esprit à beaucoup d’égards est déjà du dix-huitième. Saint-Simon est un réformateur, et par là il ressemble à Fénelon, duquel il diffère essentiellement par le style. Ce sont, si l’on peut parler ainsi, deux réformateurs rétrogrades. Grands seigneurs tous les deux, et fort entêtés de leurs titres, l’orgueil de la naissance est au fond de leur opposition. Ils regrettaient le passé, parce qu’ils s’y voyaient en idée plus considérés et plus puissants. Un même attachement pour le duc de Bourgogne les unissait, malgré des diversités de vues, dans une commune espérance de ce règne futur, qui devait restaurer la noblesse et rendre les affaires aux évêques et aux ducs. Tous les deux secouent le joug sous lequel les plus hautes têtes d’alors se sont courbées, Fénelon rêvant une Salente où il eût joué le rôle de Mentor, et presque schismatique dans l’Eglise gallicane ; Saint-Simon faisant de la politique féodale, et inclinant au jansénisme. Mais ce n’est pas seulement par cet esprit d’opposition au gouvernement de Louis XIV qu’ils appartiennent au dix-huitième siècle ; ils en sont les précurseurs par tout ce qu’ils ont pensé et exprimé de durable sur les devoirs des gouvernements envers les peuples, et par des maximes d’humanité, de justice, de patriotisme, dont la propagation a été la gloire du dix-huitième siècle et dont l’application est la tâche du nôtre.