(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet (suite et fin.) »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet (suite et fin.) »

Horace Vernet (suite et fin.)

« Je ne sais si c’est l’âge ou la raison qui cheminent ; peut-être sont-ce tous les deux à la fois ; mais, ce qui est certain, c’est que je pense plus sérieusement que je ne me croyais susceptible de le faire, et que je fais de grands progrès du côté de la gravité. »

Lettre écrite de Russie, du 3 mars 1843.

I.

À son retour de Russie, Horace Vernet se mit avec un redoublement d’ardeur et, on peut dire, d’acharnement, à ses grands travaux de Versailles ; pour être moins éloigné du lieu auquel ses tableaux étaient destinés et devaient s’approprier, il s’était installé à Versailles même, dont il devint non pas l’hôte, mais l’habitant. Il y a un moment dans la vie de l’artiste où, muni de toute sa science et riche de tous ses matériaux, fort de son entière expérience et encore en possession de toute sa force, mais pressentant qu’elle pourrait bien faiblir un jour et lui échapper, il se lance à fond de train, se déploie, s’abandonne avec fureur et sans plus de réserve comme s’il voulait s’épuiser et laisser son âme dans son œuvre : c’est le moment décisif, c’est celui qui, dans une grande bataille rangée, décide et achève la victoire. Ce moment est difficile à distinguer et à fixer dans la carrière d’Horace, de tout temps si engagé et si lancé ; mais s’il fallait y mettre une date, nous le rapporterions à ces années de 1844-1846, où il fit la Smalah et la Bataille d’Isly.

Il avait flairé ce vaste et attrayant sujet de la Smalah dès son voyage de Russie ; il avait henni à cette nouvelle comme le coursier au clairon : « Oui, oui, écrivait-il de Pétersbourg (23 juin 1843), oui, voilà un tableau à faire, mais il faudrait l’avoir vu pour représenter un tel fait d’armes ; car ça devait avoir un caractère tout particulier. Cependant, avec un bon récit, on pourrait s’en tirer. » Il s’en tira, comme on sait ; il en lit son champ de Mars en longueur, un tableau unique de dimension et d’apparence, comme il ne s’en était pas vu encore, moins un tableau sans doute qu’un panorama, une suite de bas-reliefs, d’épisodes animés et vivants.

Mais, pour la Bataille d’Isly, un autre Voyage d’Afrique lui parut nécessaire, il partit de Marseille au mois de mars 1845 et alla droit à Oran, de là à Tlemcen. Son premier objet était de visiter le terrain, le champ de bataille même, ce qui ne laissait pas d’offrir quelques difficultés ; au retour de cette excursion, il écrivait :

« Ce 6 avril, à bord du Lavoisier. Je viens de terminer notre première course dans l’intérieur, j’ai rempli autant que possible ma mission avec prudence, et je rapporte les documents nécessaires pour faire la bataille d’Isly avec toute la vérité que je tiens à mettre dans la représentation de nos faits de guerre. Je dis avec prudence : ce n’est pas qu’il y eût eu un danger personnel à pousser mes investigations fort avant dans le Maroc, mais la moindre petite inconséquence pouvait amener une collision entre nous et les agents d’Abd-el-Kader, que nous avions en avant et en arrière, chose qui aurait mis à l’aise la diplomatie de M. le général de La Rue… »

Le général de La Rue avait été, on se le rappelle, chargé d’une mission auprès de l’empereur du Maroc. Horace Vernet, de nature un peu taquine et frondeuse, fait ici une petite excursion politique où nous ne le suivrons pas. En revenant de l’extrême avant-poste vers la mer à Djemma-Ghazaouet, et arrivé un jour plus tôt qu’on ne l’y attendait, Horace évita un grand embarras, celui d’une réception mirobolante qu’on lui préparait :

« L’arc de triomphe sous lequel je devais passer n’était encore qu’en planche, et la garnison n’était pas sous les armes. Je suis donc entré dans le camp comme un simple particulier, au grand désappointement du commandant supérieur ; mais hier, au moment de mon embarquement, je n’ai pu éviter les honneurs rendus par l’armée à son peintre. J’ai été forcé de passer devant la troupe au port d’armes et de recevoir quatre coups do canon, auxquels le Lavoisier a répondu. »

J’ai sous les yeux l’ordre du jour signé du lieutenant-colonel commandant supérieur ; il est conçu en ces termes :

« Ordre Supérieur.

M. Horace Yernet, notre grand peintre de batailles, arrive demain à Djemmâa-el-Ghazaouet. L’armée ne peut rester froide en présence de l’homme de génie qui a fait revivre, sous son pinceau magique, les fastes de notre gloire militaire : M. Horace Vernet recevra donc les honneurs de la guerre. Toutes les troupes de la garnison prendront les armes, et se formeront en bataille sur la place en avant du pavillon ; elles porteront les armes, et les tambours rappelleront. Les postes sortiront et porteront les armes. Une compagnie de gardes d’honneur lui sera fournie. MM. les officiers de tous les corps se tiendront prêts à faire à M. Horace Vernet une visite de corps. Des ordres seront donnés ultérieurement pour l’heure de la prise d’armes. Le lieutenant-colonel, commandant supérieur,

Signé, de Montagnac. »

Et plus bas :

« Pour copie conforme, le capitaine commandant la place,

Bidon. »

Voilà bien du bruit et de la gloire. Tout à côté, je note quelque chose de plus humble et de tout simple. Le brave commandant de la place, qui vient de contresigner cet ordre du jour triomphal et pompeux, avait une fille charmante qu’il désirait faire admettre dans une des maisons de la Légion d’honneur ; il avait tous les titres par ses excellents services, et il recommandait sa demande à Horace Vernet, qui, toujours serviable et bon, l’appuyait vivement auprès du maréchal Gérard.

Ces fatigues de courses aux frontières du Maroc et dans le désert mettaient sur les dents plus d’un compagnon de voyage, mais laissaient Horace frais et dispos presque comme auparavant : « Quant à moi, la lame du fleuret est toujours droite et ne se rouille pas. »

C’était vrai encore, et pourtant on peut prévoir que le terme de la joie approche ; on est aux dernières belles heures de l’après-midi. Horace fit bien d’autres voyages depuis, mais celui-ci peut être regardé comme la dernière des courses où son bonheur ne le quitta pas, et où il fut accompagné en tout de cette bonne étoile qu’il avait la prétention de fixer ;

« J’ai besoin d’y croire, disait-il avec quelque pressentiment mélancolique, pour jouir entièrement de tout ce qui se déroule sous mes yeux. Comme il est probable que le voyage actuel est le dernier que j’entreprendrai, je tente de pomper le plus possible et de ramasser les miettes, afin de n’avoir aucun regret par la suite et d’avoir dans mon sac tout le butin nécessaire pour achever le bout d’existence qui nous reste, dans notre solitude de Versailles, qui s’augmentera tous les jours ; car, à nos âges, les jeunes se séparent de vous, et les vieux disparaissent dans le grand trou où chacun de nous va se faire oublier… »

Il vient une heure, un moment où, bon gré mal gré tout s’obscurcit en nous et autour de nous. Bien avant que ce moment soit arrivé, et au milieu de nos dernières ondées de soleil, un brusque pressentiment l’annonce quelquefois, et les plus gais, les plus rieurs se surprennent à rêver.

Ce voyage de 18 jours fut plein de péripéties et d’incidents. Horace visita Gibraltar où il fut reçu avec cordialité et avec honneur, — avec les honneurs militaires, comme partout, — par le gouverneur sir Robert Wilson, le sauveur de La Valette. Mais au sortir de Gibraltar, bourrasque et gros temps ; le vent a sauté, et, au lieu de cingler vers Mogador, le Lavoisier, rejeté, ballotté, bourlinguant dans le détroit et maltraité par l’Océan, trouve prudent de relâcher à Cadix. Horace, du coup, en prend une idée de l’Andalousie, des belles Andalouses, du boléro dansé sur place, et d’un combat de taureaux. Il y parle du grand peintre Murillo dont il a les types présents sous les yeux, et dont il voit le dernier ouvrage ; il le juge, je dois le dire, beaucoup trop à la française, et comme un disciple de Voltaire ferait de Shakespeare. Je suis franc, le côté faible d’Horace en critique d’art s’y trahit :

« Je ne connais pas, dit-il, l’histoire de ce grand artiste ; mais, à juger de sa vie privée par ses œuvres, il ne devait pas avoir les goûts fort élevés. Le choix de la nature qu’il se plaisait à représenter m’en donne l’assurance ; car, en général, ici l’espèce est belle et élégante ; l’exception se trouve au coin des rues, et c’est là qu’il cherchait sans doute ses modèles, car ils sont encore identiques avec les pouilleux, les galeux, les teigneux, dont fourmillent nos galeries. Dis-moi qui tu hantes, je te dirai ce que tu fais en peinture. Ici tout le mondé est pauvre ; mais, vu la similitude du costume, chacun se ressemble et a un air d’aisance que la chemise sale, qu’on ne voit pas, pourrait seule démentir. Quant aux femmes je ne dis pas qu’elles aient dû et qu’elles puissent inspirer des têtes de Vierges, comme on pourrait en trouer en d’autres pays ; elles sont trop brunes, le regard trop brillant pour cela ; mais elles ont une fermeté d’expression, une démarche si distinguée, une taille si souple, qu’il devait suffire de comprendre la nature dans ce qu’elle a d’élevé pour la traduire en peinture, de manière à laisser dans la pensée du regard quelque chose de noble et de généreux. Tout ici respire la fierté ou se roule dans la vermine. Pourquoi Murillo a-t-il choisi le coin de la borne ? »

Quoi ? Murillo n’a-t-il donc pas fait d’admirables Vierges, d’un type rayonnant, et dans toute la gloire de leur soleil ? Mais encore une fois, c’est là le pendant, la contre-partie des jugements que portait tout bon Français d’avant le romantisme sur Shakespeare ou sur Calderon. J’ai beau plaider pour tout ce qui rapproche et concilie ; je le sens et je le reconnais, il y a une limite qu’on ne franchit pas. À Cadix et devant Murillo, Horace Vernet rencontra cette limite, son nec plus ultra. Il est des races d’esprit, des espèces séparées qui demeurent étrangères l’une à l’autre et qui ne se pénètrent pas. Chose singulière ! Marque invétérée de l’éducation et de la coutume ! Le Français, même le plus libre de procédé et d’allure, a peu à faire pour redevenir classique et académique dès qu’il se mêle de juger. Le Lavoisier, ayant repris la mer, se dirige sur Tanger. Horace en profite pour voir de près les Marocains et leur façon de cavalcader, de manœuvrer. Homme de vérité à sa manière, lui qui vient de reprocher à Murillo son trop de vérité, il ne néglige rien pour être exact et fidèle dans le moindre détail de ce qu’il peut avoir à reproduire :

… Les Marocains sont excessivement soupçonneux. Je voulais voir manœuvrer les pièces dans la forteresse qui devait rendre le salut. Pour cela faire, il nous a fallu prendre toutes sortes de précautions. Enfin grâce à des juifs et à un bon pourboire, il y en a eu un qui nous permit de passer la tête par-dessus la terrasse pour regarder, au risque de recevoir pour sa complaisance une centaine de coups de bâton. Mais pour de l’argent que ne ferait pas un Juif ? Nous avions mis de sales paletots et de mauvaises casquettes pour avoir bien l’air de méchants marchands de lorgnettes : les… s’y seraient mépris. Enfin j’ai obtenu de voir ce qu’il m’importe de connaître. »

Que de soins pour être vrai en toute chose ! — Mais voici un joli dessin à la plume, celui de la rentrée à Tanger du sous-gouverneur Ben-Abon, qui était allé faire une razzia sur des tribus des environs. « Il m’importait cependant, dit Horace, de voir les troupes et surtout un camp. » Pour cela, le consul de France, M. Château, expédie un courrier à ce sous-gouverneur pour lui demander, de la part de voyageurs de distinction, la faveur de lui être présentés : on a la réponse huit heures après : les chevaux n’ont pas de jambes dans ce pays, mais des ailes. Aussitôt la razzia finie, le sous-gouverneur s’en revient au galop avec son butin et son cortège ; Horace, qui les guettait avec impatience, va nous les montrer comme si nous les voyions :

« Nous avons vu venir de loin sur le sable des fantassins et quelques cavaliers suivis de troupeaux, de prisonniers et d’une arrière-garde. Nous nous sommes mis à courir et sommes arrivés à temps pour voir entrer en ville ce cortège singulier. Ben-Abou est un homme superbe ; il était monté sur une mule blanche et environné d’une vingtaine de jeunes pages de l’empereur, le fusil haut, la tête découverte, une longue tresse de cheveux courts pendant sur l’oreille gauche, et vêtus de robes de toutes couleurs ; les chevaux richement équipés : le tout formait un groupe éclatant. Le reste de la troupe était occupe à conduire le troupeau de bœufs qui semblaient se révolter d’être faits prisonniers, tandis que les hommes qui se trouvaient dans le même cas marchaient tristement la tête baissée, comme attendant et se préparant au coup qui devait bientôt la faire rouler dans la poussière. Il y avait quelque chose de fort imposant dans ce cortège qui marchait avec une grande rapidité et comme s’il craignait d’être rattrapé par un ennemi. »

Je passe sur le reste du voyage où les contrariétés mêmes, les retards et les coups de vent tournent à intérêt et sont au profit de la curiosité ; jamais six semaines d’une vie ne furent employées plus vivement (mars-mai 1845).

Je remarque, au milieu de ces récits animés, deux passages qui expriment l’opinion d’Horace Vernet sur la critique qui, pendant ce temps-là, était à l’œuvre et le traitait assez mal en France. Sa femme en était occupée plus que lui, et lui en avait écrit avec ressentiment ; il répond dans une lettre de Cadix (12 avril) :

« Dans le seul petit mot que j’ai reçu de toi, et encore n’étais-je qu’à Marseille, tu fulminais contre les journaux qui ne travaillaient ferme, disais-tu. Que m’importent leurs injures, s’ils ont tort ; et qu’y a-t-il de mieux à faire qu’à baisser la tête, s’ils ont raison28 ? Quant à moi, je fais de mon mieux ; quand je quitte mon atelier pour me reposer, je le fais la conscience pure comme la plus belle fille du monde qui n’a pu donner que ce qu’elle avait. J’ai le bonheur de n’être sur la route de personne, les lauriers de Miltiade ne m’empêchent pas de dormir. Ne te vexe donc pas contre les cris des rabaisseurs de réputations ; laisse-les dire, et ne troublons pas notre quiétude intérieure en faisant attention à ces braillards qui, dans le fond, me représentent juste les chiens qui cherchent à mordre les roues d’un cabriolet qui passe dans la rue. »

Dans une autre lettre écrite d’Alger, il disait encore, en réitérant sa profession d’indifférence sur les critiques :

« Je n’estime que le succès que le bon sens vous accorde et non celui qu’on doit aux coteries ; il en est de même des critiques, qui n’atteignent pas le but lorsqu’elles le dépassent. »

Je compléterai encore par deux autres citations, prises dans la correspondance de Russie, ces contre-jugements d’Horace sur la critique :

« (3 mars 1843). Tu dis que tu as envoyé Thamar au Salon… Je cours les risques des observations qu’on pourra faire sur le sujet, et je me soumets d’avance aux critiques. — Fais ce que dois, advienne que pourra ! Je veux être critiqué, moi. Si je ne l’avais été, je ne me connaîtrais pas. Juste, la critique m’a donné des leçons ; injuste, elle m’a donné des forces. Ne suis-je donc plus assez robuste pour me défendre contre elle ? Quand je ne le pourrai plus, alors je me cacherai tout à fait. Je sais que de fermer boutique à temps est ce qu’il y a de plus difficile pour l’homme dont la réputation est à la merci du public ; son orgueil bouche ses oreilles. C’est dans cette circonstance que les amis doivent paraître ; leur désapprobation est plus utile quand on baisse, que leurs compliments lorsqu’on monte. Dans ce dernier cas, il n’y a de profitable que le jugement de la multitude. N’ayant d’affection que pour l’objet qui lui procure des jouissances, elle parle juste parce qu’elle n’est jamais dominée par un sentiment individuel. La multitude au jugement de laquelle on en a appelé conserve plus longtemps que les coteries la reconnaissance qu’elle vous doit pour le soin que vous avez mis à lui plaire… »

Horace était d’avis qu’un peintre doit exposer, que c’est un devoir surtout pour un artiste aimé et accepté du public. Depuis plusieurs années, des artistes de réputation (Ingres, Delaroche) n’exposaient plus :

« Moi, Horace Vernet, je suis heureux d’avoir osé présenter ma poitrine en remplissant un devoir et en payant une dette de reconnaissance au public… Tant que ce même public voudra de moi, je serai sur la brèche. Quand je serai vieux, pourquoi me respecterait-il moins qu’un invalide ? Seulement, ce sera à moi de juger si je dois ou non sortir de l’Hôtel ; mais tant que je pourrai me tenir ferme dans la foule, j’y marcherai. » (18 mai 1843).

C’est un peintre soldat : il en a le propos, la vanterie ; il en a le feu et le courage. Son amour-propre est direct, sans complication du moins et sans double fond.

II.

Les événements de 1843 dérangèrent fort la vie et, un moment, la carrière d’Horace Vernet. Il allait partir pour Toulon, chargé d’y faire le portrait d’Abd-el-Kader, prisonnier, auquel on devait rendre la liberté. On était au mardi 22 février ; il avait audience du roi Louis-Philippe aux Tuileries. Horace dit au roi, en lui parlant de ce départ qu’il désirait retarder : « Mais il y a de l’émotion dans Paris ; je suis officier de l’état-major de la garde nationale ; je désirerais ne pas quitter au moment où il peut y avoir des troubles à réprimer. » — « Quoi ! des troubles ! mon cher Horace, répondit le roi ; y pensez-vous ? » — Au même moment quelque chose d’inusité appela l’attention du roi ; debout à l’une des fenêtres de son cabinet, un binocle sur les yeux, Louis-Philippe cherchait à se rendre compte d’un mouvement de troupes, d’une espèce de charge de cavalerie qui se faisait autour du palais Bourbon. Il fit appeler un aide de camp et demanda ce que c’était : il lui fut répondu que ce n’était rien, quelques polissons qu’on dissipait. « Vous voyez bien, mon cher Horace, lui dit le roi en se remettant à marcher, je suis plus fort que tous les rois d’Europe ; je tiens lord Palmerston dans ma main, je l’écraserais au besoin ; aucun roi en Europe ne peut bouger sans ma permission. » Ces paroles, ou leur équivalent, se retrouvent dans l’Histoire de M. Garnier-Pagès ; le roi, soufflant sur de la poudre répandue sur une feuille de papier, aurait dit en se tournant vers Horace : « Quand je voudrai (et d’un geste il montrait le quai), cela se dispersera comme ceci.29 » Toutes ces paroles, en effet, ont dû être dites dans le décousu et le déshabillé de la conversation.

Horace Vernet, pendant toute cette année 1848, fut exclusivement militaire. Nommé colonel de la garde nationale de Versailles, il fit son devoir en parfait grognard, et ceux qui l’ont vu à cette époque, qui l’ont rencontré à Paris dans les journées de juin 1848 au poste de l’Institut qu’il était chargé de garder, savent à quel point il était dans son rôle de citoyen en armes ou plutôt de vieille moustache, strict et ferré sur la discipline.

Cependant son imagination commençait à se rembrunir. Ce qu’il avait appelé si longtemps sa bonne étoile ne lui apparaissait plus qu’à travers les orages. Il essaya d’exprimer, dans un tableau qui sort tout à fait de son genre et de sa gamme habituelle, les tristes visions dont il était obsédé : c’est une espèce de satire allégorique de la république et des fléaux ou des menaces de 1848, socialisme, choléra-morbus. La scène se passe sur une guillotine et sur le corps d’un guillotiné ; le squelette de la Mort qui domine tient en main et lit le journal le Peuple ; un peu au-dessous, un jeune Asiatique joue de la flûte sur un os perforé : dans le fond, ce ne sont qu’incendies et ruines. Ce tableau symbolique, qui, de son espèce, est unique dans l’œuvre d’Horace Vernet, ne saurait être qualifié qu’une singularité et une erreur. Horace revint vite à sa manière, à ses travaux, à la célébration des hauts faits et des exploits qui, en France, ne sont inféodés à aucun régime. Il sentait lui-même qu’il avait eu tort de se décourager un moment, et dans des lettres d’un accent pénétré, d’une intention élevée et soutenue, il s’attachait bientôt, au contraire, à remonter le moral de son gendre et ami Paul Delaroche. Cet artiste si ingénieux et si littéraire par l’esprit était de ceux, en effet, qui se tourmentent eux-mêmes et qui le laissent trop voir ; il s’inquiétait des autres comme de lui ; il se comparait et se tâtait sans cesse ; il avait ce qu’on peut appeler l’organisation douloureuse. « Son imagination travaille tellement, disait Horace, qu’il lui vient là des oignons comme on en a aux pieds à force de marcher : le changement de temps lui fait mal. » Nul plus qu’Horace cependant ne jouissait des succès de ce gendre distingué et de l’espèce de triomphe qui couronna sa seconde manière, dans ce bel Hémicycle des Beaux-Arts. Mais Delaroche, malgré tout, n’était pas heureux ; même heureux, il avait, on l’a dit, le bonheur triste et craintif. Il était le travail incarné, tandis qu’Horace était la peinture incarnée, de sorte que l’un souffrait en composant, tandis que l’autre jouissait, en produisant. Après la mort de Mme Delaroche, les relations entre eux devinrent plus inégales et quelquefois difficiles. Horace, en une ou deux circonstances, ne craignit pas d’aborder avec lui par lettres ce sujet délicat et intime, et il le fit avec une noblesse de cœur, une élévation de sentiments qui nous le montrent sous un jour vraiment nouveau. Oh ! que nous sommes loin du léger et pétulant Horace ! c’est un beau-père, en deuil d’une fille chérie, c’est un aïeul, en vérité, qui parle et qui conseille ; je donne quelques passages que rien ne pourrait suppléer pour le ton :

« Versailles, 16 septembre (ou octobre) 1850.

« En arrivant, j’ai trouvé, comme vous me l’aviez dit, une lettre de vous datée du 9, mon cher Delaroche ; quoique vous ayant vu depuis, j’y réponds par la raison toute simple qu’elle traite des questions graves qu’il m’importe à mon tour de traiter de vous à moi ; car je veux et je dois vous ouvrir mon cœur tout entier, au risque de vous déplaire sous certains rapports, et peut-être de voir nos relations se refroidir de nouveau ; mais il est des circonstances où ce serait un crime de se taire, puisqu’il y va de votre bonheur à venir et de vous préserver du plus affreux de tous les malheurs, de cette douleur sans compensation de rester seul sur la terre ! Conservez vos enfants, si vous ne voulez pas connaître toutes les tortures que peut endurer le cœur d’un père réduit à l’isolement par un dernier acte sanglant dont les rôles sont intervertis. En grâce, mon cher Delaroche, écoutez-moi ; écoutez les conseils d’un grand-père qui vous parle de ses petits-enfants par-dessus la tombe de leur mère !… Les médecins vous ont dit de quitter, aussitôt que la convalescence d’Horace30 le permettrait, les lieux dont l’insalubrité a rappelé la maladie dont il a tant souffert. Puisque vous avez renoncé à lui faire prendre les eaux dont la cure lui avait fait tant de bien l’année dernière, du moins courez au plus vite vers le soleil, et ne sacrifiez pas à quelques convenances de société l’existence qui vous doit le jour et dont vous devez compte à la mémoire de sa malheureuse mère. Quant à nous, mon cher Delaroche, je ne vous offre pas notre secours… Depuis longtemps je déplore qu’un autre ordre de choses n’ait pu s’établir entre nous, et je vous jure que je n’éprouve aucun sentiment de jalousie pour ceux qui, plus heureux que nous, seront à même de vous donner des marques de dévouement ; tout en enviant leur sort, dites-leur que nous les bénissons, que nous les bénirons, s’ils aiment nos enfants comme les leurs… »

Nous, public, qui ne nous trouvons introduit que par accident et par faveur dans ces discussions si particulières et qui, sous une forme ou sous une autre, se rencontrent dans presque toutes les familles, notre rôle n’est pas, on le pense bien, d’avoir le moindre avis sur le fond ; faisons la part de ce qu’il peut y avoir d’exagération naturelle dans l’expression d’Horace, dans cette émulation et cette rivalité de tendresse, et disons-nous que, si nous entendions Delaroche, il aurait sans doute, pour répondre, son éloquence à lui, et il en avait beaucoup. Mais il ne s’agit ici ni de comparer ni de préférer. Nous montrons l’un des deux aussi au vif et aussi avant que nous le pouvons ; voilà tout. — Arrivant au genre d’éducation même que Delaroche semblait vouloir donner à ses fils, éducation toute choisie, toute délicate et de gentilshommes, Horace trouvait à y redire ; et certes, en pareille matière, il ne nous appartient non plus, à aucun degré, de prendre parti entre le beau-père et le gendre, et un gendre si lettré, si éclairé ; mais ce qu’il nous est permis de remarquer, c’est la nature et l’inspiration des conseils donnés, conseils tout paternels et quasi de patriarche. Horace voudrait non des talents d’oisifs, d’amateurs et de gens du monde, mais une éducation pratique, utile, qui menât à une carrière, à une profession, et qui fît des hommes instruits comme il l’entendait, c’est-à-dire armés pour lutter avec toutes les capacités de l’époque :

« Les gens qui touchent à tout ne produisent rien de bon. Une seule direction, fut-elle même médiocre, assure l’avenir. Ce choix appartient à la sagesse des parents comme au laboureur de choisir son terrain. Que serions-nous, vous et moi, si, dès nos premières années, nous n’avions marché dans l’unique voie qui nous a conduits à la grande réputation dont nous jouissons ? Toutes les fois que nous en sommes sortis, nous avons perdu notre temps sans rien ajouter à notre considération. »

« J’oublie en écrivant que je parle à un homme qui en sait autant que moi sur tous les points, et auquel, par conséquent, je n’ai rien à apprendre. Cependant, je ne regrette pas de l’avoir fait. Chacun de nous veut sans doute arriver au même but, puisque nos intérêts si chers sont aussi les mêmes ; mais la manière d’y arriver est différente. Lequel a raison ? »

Le grand-père pouvait avoir raison en principe, et pourtant le père ne s’est pas trompé. Quand une éducation a formé des hommes aussi distingués que le sont MM. Delaroche fils, elle n’a jamais tort31.

Dans une autre lettre de date postérieure, également adressée à Delaroche, c’est le peintre, l’artiste qui reparaît, et avec un sérieux, un bon sens, un commencement de résignation qui montre que les années ont produit leur effet, leur action raisonnable :

« 15 avril 1852.

« Ce que vous me dites de votre découragement, mon cher Delaroche, est trop en rapport avec ce que j’éprouve moi-même, pour que ce ne soit pas la première chose à laquelle je réponde. L’exemple que vous me citez de Gros et de Gérard n’a rien à faire avec nous : l’envie, la jalousie les a épuisés ; nous n’en sommes pas là, du moins je ne le pense pas. La peinture est une maîtresse qui passe de main en main sans jamais vieillir ; avec un peu de jugement on doit s’en éloigner avant quelle ne vous joue de mauvais tours ; du reste, c’est le secret de la vie tout entière. Il ne s’agit donc que d’en faire l’application en son temps. Pour mon compte, je viens de subir une rude épreuve contre laquelle je me roidissais depuis bien longtemps ; elle m’a confirmé dans la pensée que rien n’est plus fatal à un artiste que son éloignement de la multitude et du froissement du monde : l’isolement ne laisse prendre aucun repos à sa pensée dominante ; son sommeil même ne lui procure plus le moindre délassement ; une seule idée le domine sans cesse : elle l’use et l’énerve à force d’y songer, et, au bout du compte, il finit par ne plus savoir où il en est, faute d’objet de comparaison d’une part, et de l’autre parce qu’il ne rencontre plus sur sa route cet imprévu qui donne à chacun de nous la connaissance de sa force. »

« Je suis convaincu, mon cher ami, que l’affaiblissement dans lequel je suis tombé est prématuré, que si les circonstances déplorables qui depuis une année ont changé mes rapports avec la société32 ne s’étaient pas présentées, je suis persuadé, dis-je, qu’il m’aurait été possible de soutenir plus longtemps le rang que mes travaux m’avaient assigné. Qu’un si triste exemple vous serve d’avis, mon cher Delaroche ! vous avez bien des années de moins que moi, vous êtes dans la force de l’âge ; les succès vous abondent ; l’air qui nourrit l’imagination n’est pas dans un fromage, au fond d’une cave : c’est à ciel ouvert, et parmi les hommes, qu’on respire. Vous avez des enfants qui vous rattachent au monde, puisque vous avez à y guider leurs premiers pas ; comme père, vous ne devez pas renoncer à remplir ce devoir. C’est donc avec un profond regret que j’ai vu encore cette année le Salon veuf de vos ouvrages… »

Et le reproche est suivi d’une allocution chaleureuse. En ce qui est de lui, revenant à juger ses dernières productions, il excède bien plutôt en sévérité qu’en indulgence :

« Grâce à l’aspect boueux et plombé du Salon, mon tableau (le Siège de Rome) qui remplit lui-même pas mal de ces conditions, est sans doute celui qui attire le plus les regards ; en le considérant, il n’éborgne pas, et on le quitte sans émotion fâcheuse. Je sens que bientôt il faudra finir, avant que, flétri par la vieillesse, ou d’ennui et par anticipation, la triste solitude ne vienne fermer la boutique. J’ai promis quelques tableaux, je vais les faire. »

« La montre marche toujours, mais les aiguilles ne marquent plus rien : autrement dit, ma vieille toiture33 est encore là, mais le cadran n’indique plus ce que je voudrais faire comprendre. »

Nous savons des existences heureuses et qui le sont jusqu’au dernier jour de l’âge même le plus avancé ; ce sont là d’insolents et aussi de trop frivoles bonheurs. Horace Vernet, tout heureux qu’il fût, mérita de vieillir d’une manière plus conforme à l’humaine destinée commune. La sérénité de son ciel se voilait, les ombres avançaient et se projetaient devant lui, mais c’était par degrés qu’elles se faisaient, et elles laissaient place encore à quelques belles et bonnes heures.

Il lui fut donné d’être, au moins au début et pour la mise en train, le peintre de notre armée de Crimée et d’attacher son nom à ce réveil de notre grande gloire. Il ne s’y mit pourtant pas avec son ardeur d’autrefois. Il avait assisté à la première partie de l’expédition en juin-juillet 1854, et il avait souffert autant que personne de cette longue inaction de Varna. La triste et funeste tournée de la Dobrutscha qu’il fit avec l’armée lui avait laissé les plus pénibles impressions. On raconte qu’interpellé un Jour à la table du quartier général, et par le maréchal Saint-Arnaud, sur l’état de défense de Sébastopol que son voyage en Russie l’avait mis à même de connaître, il avait dit que cet état était formidable. Sur quoi le maréchal lui aurait répondu, sans amertume d’ailleurs et sur un ton de gaieté militaire qui ne laissa pas cependant de le froisser : « Ah ! vous, Horace, vous êtes plus Russe que Français. Nous prendrons Sébastopol avec cinq officiers du génie, cinq douaniers et cinq gardes nationaux. C’est une baraque. » — « Je reviendrai l’année prochaine, repartit Horace, et vous y serez encore. »

Il fut piqué du mot, et puis l’ennui le tenait déjà ; il s’en revint en France.

L’année 1855 lui ménagea un beau et flatteur triomphe. La salle qu’il occupa et qu’il remplit tout entière à l’Exposition universelle soutint, à sa manière, la concurrence avec la salle d’Ingres et avec les pans de muraille couverts par d’éclatants rivaux. Ce fut un jury composé de peintres appartenant à toutes les nations de l’Europe qui lui assigna même le premier rang, en lui décernant la grande, médaille d’honneur. Cette préférence se marque volontiers encore dans l’opinion des étrangers, et tout récemment Landseer, le célèbre peintre anglais, se trouvant à une réunion d’artistes et d’amateurs, disait : « Les tableaux de Vernet l’emportent sur ceux de tous ses rivaux, parce qu’en dehors de leur propre mérite, ils ne procèdent que de lui-même et de l’observation de la nature ; chez tous les autres peintres, et dans toutes leurs œuvres sans exception, vous trouverez toujours une réminiscence de quelque ancien maître. »

Mais à côté du miel, la piqûre : Horace Vernet, ainsi apprécié des étrangers, souffrit d’autant plus des préférences françaises hautement déclarées en faveur de M. Ingres, et de l’inégalité marquée dans les récompenses nationales. Cette humeur si gaie d’Horace s’altérait et devenait volontiers chagrine en vieillissant.

Des idées graves et même religieuses le gagnèrent peu à peu. Il ne faudrait ni les diminuer, ni les exagérer, ni les antidater. On a lu le récit de ses impressions naïves à la vue de Bethléem et des lieux saints. Le beau portrait du frère Philippe, supérieur des Écoles chrétiennes, qui eut beaucoup de succès en 1815 et depuis, avait montré qu’il avait de la sympathie pour toute nature sincère. D’autres tableaux de lui, vers la fin, purent marquer un pas de plus en ce sens religieux. On connaît sa Messe en Kabylie, dont il conçut l’idée dans un dernier voyage d’Afrique en 1853. Mais il nous suffit d’indiquer, sans la forcer, cette nuance dernière.

Horace avait dès lors donné tout ce qu’il pouvait de meilleur et de plus grand, il ne se survivait pas, mais il n’avait plus à se surpasser ni à s’égaler, il le sentait et l’exprimait dans l’intimité avec bien de la franchise, lorsqu’il écrivait en 1855 à une amie34, en lui annonçant qu’il allait se remettre au travail :

« Avec le retour du beau temps j’espère pouvoir reprendre assez d’activité pour conjurer les attaques que l’idiotisme semble diriger contre moi, depuis que sa sœur la paresse m’engourdit de plus en plus. Je viens de louer un atelier dans mon quartier, je tâcherai d’y faire un grand tableau, qui procurera à mes jambes l’occasion de s’exercer… En me remettant au travail, j’espère qu’on ne me taxera pas d’être ‘orgueilleux, car je n’ai plus qu’à perdre. Il ne s’agit que d’un peu de réflexion pour s’éclairer et voir les choses telles qu’elles sont ; lorsque le temps a usé une partie de nos facultés, nous ne sommes pas entièrement détruits pour cela, seulement il faut savoir quitter le premier rang et se contenter alors du quatrième. Je viens d’avoir, à ce sujet, une longue conversation avec X… ; nous sommes convenus ensemble que c’était là la véritable humilité… »

La suite de la correspondance entretenue avec cette même amie, et dont j’ai sous les yeux de nombreux extraits, fournirait bien des pensées semblables qu’on ne s’attendrait nullement à voir exprimées sous sa plume.

Les qualités morales d’Horace Vernet pourraient gagner à être observées à ce demi-jour des dernières années et du déclin ; mais le public, en général, demande moins à l’artiste des vertus que des preuves de talent, et l’instant est venu d’ailleurs de nous séparer de lui. Un accident qui parut d’abord sans conséquence, une chute qu’il avait faite à Hyères, et dont le coup porta sur la poitrine, amena les suites déplorables qui ont hâté sa fin. Il avait depuis quelques années quitté Versailles, et il occupait un logement à l’Institut. Dans la longue maladie qui l’épuisa graduellement et l’enleva, il reçut tous les soins et toutes les consolations qu’on peut envier. Devenu veuf, il avait trouvé dans une amie, dans une personne d’intelligence et de cœur, une femme dévouée, l’épouse des jours plus sombres et des heures sérieuses. Les soins les plus tendres, les plus patients, l’environnèrent sans se relâcher jamais. On voulut croire tant qu’on le put à une convalescence ; mais des rechutes trop fréquentes et continuelles apprirent enfin qu’il n’y avait plus rien à espérer. La sympathie universelle pour un talent cher à la patrie s’était réveillée de toutes parts : le souverain se chargea d’en promulguer les marques et les témoignages.

L’Empereur, depuis quelque temps, était à Compiègne ; on attendait son retour aux Tuileries. A peine arrivé (6 décembre 1862), une lettre35 lui fut remise où il était dit qu’il en était temps encore, qu’une marque de distinction pouvait adoucir les derniers moments d’Horace Vernet et réparer un oubli ; que personne plus que Béranger et lui n’avaient contribué à entretenir dans le peuple la tradition impériale. Le lendemain matin, Horace Vernet sur son lit de souffrance recevait un message au nom de l’Empereur, avec un billet que voici textuellement :

« 7 décembre.

« Mon cher monsieur Horace Vernet, je vous envoie la croix de grand-officier de la Légion d’honneur, comme au grand peintre d’une grande époque. J’espère que ce témoignage de mon estime adoucira les douleurs que vous éprouvez, et je fais des vœux sincères pour votre prompt rétablissement.

« Croyez à tous mes sentiments,

Napoléon. »

Le rétablissement ne vint pas ; durant plus d’un mois, l’affreuse souffrance d’Horace se prolongea encore. Dans son délire, son regret le plus vif, et qui s’exhalait sans cesse de ses lèvres, était de mourir dans son lit : « Mourir dans mon lit comme un épicier ! moi qui ai tant aimé l’armée, tant aimé la marine ! » Il aurait voulu tomber frappé d’une balle. Il désira jusqu’à la fin revoir le Midi, dût-il expirer en route ; c’était son idée fixe : « Du soleil ! du soleil ! je ne veux pas mourir ici, je veux mourir au soleil. »

Jusqu’à son dernier mot, on put voir qu’Horace n’était pas seulement un talent, mais une nature ; et c’est à ce titre que nous nous sommes fait un plaisir et un devoir sérieux de l’étudier.

III.

La mode n’est plus aux anecdotes. On dirait qu’en s’y amusant on déroge à la dignité du critique biographe. Cependant il est des cas où le portrait serait tout à fait incomplet sans cet accompagnement. Il est des noms populaires surtout qui appellent avec eux la gaieté des incidents, les quiproquos et les aventures.

Tous ces riens que chacun sait d’abord, qu’on néglige d’écrire comme trop connus, puis qu’à un second moment de réaction on dédaigne et l’on méprise, qu’on recherche en vain plus tard, redeviendraient précieux avec le temps. Mais, je le crains, le moment de faire un Horatiana est déjà passé. En voici, vaille que vaille, quelques fragments.

Un jour, Horace courait en cabriolet dans la rue Dauphine. Il tombe dans un embarras de voitures ; le cabriolet est renversé. Un peintre d’attributs, qui était occupé au haut de son échelle à peindre l’enseigne d’un charcutier, voit l’accident ; il se précipite et relève Horace, qui n’est pas blessé : celui-ci, pour remerciement, veut lui mettre dans la main une pièce d’or. — « Oh ! monsieur Vernet, s’écrie le peintre qui l’avait reconnu ; pour un confrère ! vous oubliez… » — « C’est vrai, réplique Horace, en changeant aussitôt d’idée, pardon ! Eh bien ! donnez-moi votre palette. » Et, montant à l’instant à l’échelle, il achève le saucisson et autres objets que le confrère était en train de peindre : cela fait, il lui rend les armes. — « Monsieur Vernet, lui dit solennellement le peintre, en les recevant, ce pinceau et cette palette seront transmis à mes enfants comme mes titres de noblesse. » On ajoute que l’enseigne s’est vue longtemps rue Dauphine.

Il faisait un voyage pédestre en France, en Auvergne, avec M. de Pontécoulant, le pair de France. Ils étaient en blouse et sans grande mine. À Aurillac, à table d’hôte, au dîner, un commis-voyageur qui tenait le de de la conversation, s’adjugeait en même temps les meilleurs morceaux ; il allait s’appliquer les deux ailes du poulet ; au moment où il levait la main pour prendre la seconde, Horace, d’un tour de fourchette plus habile, la lui escamote : une querelle s’ensuit ; grand bruit. La garde arrive : « Vos passe-ports, Messieurs ? » Mais quand on vit tous les titres, pair de France, membre de l’Institut, etc., l’affaire changea de face, et le commis-voyageur eut besoin qu’on intercédât pour ne pas être mis au violon.

Un autre jour, Horace était au bord du lac de Genève, il prenait quelques croquis, de simples indications. Il était en costume de rapin. Des jeunes filles à côté dessinaient, et très correctement comme il convient à des jeunes filles. Une d’elles, qui le reconnaît pour étranger, s’approche, regarde et lui dit : « Mais il me semble que ce n’est pas tout à fait ça. » Elle avait le droit de se croire très forte sur son lac Léman qu’elle voyait tous les jours. Il la remercie et la prie de faire elle-même ce qui manque. Le lendemain, montant sur le bateau à vapeur, il retrouve la même famille, et la jeune fille qui accourt à lui : « Ah ! Monsieur, vous êtes de Paris, vous devez connaître Horace Vernet, on dit qu’il est sur le bateau. » — « Vous avez bien envie de le connaître… Eh bien, mademoiselle, regardez-moi. » Dans les années où il habitait Versailles, un matin, un cuirassier vient le trouver. Il lui explique qu’il voudrait se faire lirer en pied pour s’envoyer au pays ; mais avant tout il désirait savoir combien cela lui coûterait.

 « Combien veux-tu y mettre ? » — « Trente sous. »

— « Ça va. » — Et en quelques coups de pinceau, il vous a enlevé une charmante esquisse du cuirassier. Celui-ci l’emporte tout content et rencontre dans la rue un camarade : « Ça ne m’a coûté que trente sous, lui dit-il ; mais je crois que j’ai eu tort de ne pas marchander, il me l’aurait laissé pour vingt. »

Il faisait à Versailles un tableau pour le roi Louis-Philippe, et un gendarme venait poser pour une tête. Tout en posant, le brave homme lui racontait ses mésaventures, comme quoi il avait mérité la croix et ne l’avait pas. Son cas était vraiment digne d’intérêt.

« Eh bien, j’ai peut-être un moyen de vous la faire avoir » lui dit Horace. Sur ce, il lui met la croix dans le tableau. Louis-Philippe devait venir en visite à l’atelier ; Horace se tenait sur le qui-vive, et, au moment où le roi entra, il fit comme s’il était occupé à effacer la croix. — « Que faites-vous donc là, Horace ? » — « Ah ! Sire, je m’étais trompé ; j’avais cru que ce brave militaire, qui a les plus beaux états de service, avait la croix : je viens d’apprendre qu’il ne l’a pas, et je l’efface. »« Eh bien ! ne l’effacez pas » dit le roi.

Un jeune peintre qu’il ne connaissait pas entre un jour dans son atelier : « Monsieur Vernet, je n’ai pas l’honneur de vous connaître… Je viens vous demander votre avis ; j’ai un cheval à faire dans un tableau qui est presque achevé ; je n’ai pas de cheval sous les yeux, je ne sais comment faire. » Horace le suit et va voir le tableau. — « Ce n’est pas mal, dit-il de l’ensemble ; mais en effet ce n’est pas là un cheval, ça ressemble à tout autre animal… Un avis ! un avis ! Donnez votre pinceau. » — Et il se met devant la toile, et il fait le cheval, non sans donner quelques petits coups de pinceau encore à droite et à gauche, et laisse le jeune homme confus et reconnaissant.

S’il agissait ainsi avec le premier venu, que ne faisait-il pas pour ses élèves ! Pendant tout le temps qu’il eut un atelier d’élèves, c’est-à-dire jusqu’à sa nomination de directeur à l’École de Rome, jamais il ne voulut recevoir de rétribution des jeunes gens qu’il y admettait. Non content de leur donner des leçons qui ne leur coûtaient rien, il leur venait en aide de la manière la plus délicate. Ainsi, à l’un il achetait son premier tableau ; à l’autre, qui ne pouvait vendre le sien, il le lui retouchait de telle sorte que les amateurs bientôt y mordaient comme à l’hameçon et qu’on se le disputait. Pour un autre de ses élèves qui est devenu un peintre d’animaux de quelque réputation, et que la conscription allait enlever, il fit un tableau sans le lui dire et le lui donna en cadeau, le moment venu, pour qu’il eût de quoi acheter un homme36.

À côté des actions, il avait des mots fins, spirituels. Ne lui demandez pas un fil logique continu, il en était incapable ; mais du pittoresque, mais du trait et du malin, cela lui sortait de toutes parts. Un jeune homme, de ceux qu’il soupçonnait d’être un peu de la nouvelle école et des dissidents, lui apporte un jour deux dessins en lui demandant avec force compliments son avis sincère. Il prend le premier dessin, et après l’avoir regardé quelque temps : « Eh bien, j’aime mieux l’autre. » Il n’avait pas encore vu l’autre.

Une fois, devant un tableau de bataille de deux peintres amis, dont l’un avait fait le paysage et l’autre les personnages (c’était une bataille où figuraient les Autrichiens), il remarquait que le ciel était un peu trop pommelé : « Je trouve, disait-il, qu’il y a un peu trop d’Autrichiens dans ce ciel-là. »

Il avait des observations originales qu’il exprimait d’un mot. Il disait un jour à un jeune peintre à propos d’un tableau où je ne sais quel de ses confrères avait mis un chien : « Ils veulent faire des chiens, et ils n’en ont jamais vu. Qu’est-ce qu’un chien ? Un train de derrière, un train de devant, et qui ne vont pas ensemble. Tout le chien est là. »

Il était inexorable en fait d’exactitude militaire. Il avait fait pour l’empereur de Russie une Revue de Napoléon au Carrousel. Au nombre des personnages accessoires se trouvait un guide ou chasseur à cheval de la garde impériale. Le général Rabusson, son beau-frère, lui contestait un détail de harnachement ou d’uniforme. Horace persistait, le général aussi : « J’ai fait tout mon avancement dans les guides, je dois m’y connaître. » Horace n’en voulut pas avoir le démenti ; il alla au ministère de la guerre et revint preuves en main. Il ne s’était trompé ni d’une gance ni d’un bouton.

Un jour, en sa qualité de chef d’escadron de la garde nationale, il visitait la prison, l’hôtel dit des haricots. Gavarni et Français le paysagiste s’y trouvaient détenus pour le quart d’heure. On les avertit qu’un officier de l’état-major va venir et que cet officier est Horace Vernet. De son côté, Horace est averti sans doute de la qualité des prisonniers qu’il va trouver. Il arrive, il entre dans la chambre, un peu raide et comme sur ses gardes pour l’accueil qu’il recevra. Il était chef d’escadron avant tout. Et puis il ne savait pas bien comment ces hommes des écoles nouvelles étaient disposés à son égard. À peine fut-il entré, que Gavarni courut à la porte, la referma, et lui dit de son air malin : « Ah ! maintenant que nous vous tenons, vous allez en entendre de belles ! » Et il lui dit les choses les plus gracieuses sur son talent et sur ce qu’il avait toujours pensé de lui. Ce fut une très jolie scène, comme il sied entre esprits gentils et bons enfants.

France, tant que tu resteras France, un pays distinct et une patrie, ne répudie jamais tes enfants sincères, les plus naturels, les plus légitimes ; ne te laisse pas aller à en décourager la race en la dédaignant. De ce que tu te reconnais en eux à première vue, de ce que tu les aimes d’instinct, de ce que, toi et eux, vous vous entendez sans apprentissage et sans effort, de ce qu’ils sont de la maison enfin, ce n’est pas du tout une raison pour les moins considérer et les faire descendre dans ton estime. Fortifie toi sans doute, orne toi, s’il se peut, des dons qui te manquent ; aspire à toute l’imagination que tu n’as pas ; acquiers, acquiers ; fais-toi des seconds ciels, des ciels d’Homère ou des ciels de Dante, des lueurs étranges à l’horizon, des visions et des visées plus hautes, des profondeurs en tout sens : si tu peux y atteindre, tant mieux ! tu n’en seras que plus forte et plus honorée. Peuple léger, flatte-toi même d’être devenu un peuple grave ; tu as pris assez de peine pour y réussir. Mais, de grâce, ne te dénature pas ; ne sacrifie jamais ta fibre première, essentielle, fondamentale, ta corde sensible, celle qui vibrait chez Voltaire quand il écrivait ses charmants vers sur le siège de Philisbourg. Qu’il ne vienne jamais ce temps présagé par de tristes prophètes, où l’on chercherait vainement des talents français en France. Pas trop de poètes on de peintres métaphysiques, je t’en conjure ; pas trop de messieurs de l’Empyrée, ni d’abstracteurs de quintessence : deux ou trois, par génération, suffisent ; mets-les à part et en haut lieu pour la rareté et pour la montre, garde-les pour tes grands dimanches ; mais, les jours ouvrables, sois heureuse encore et contente de retrouver de tes favoris et de tes semblables, de ces talents ou de ces génies faciles, qui, de tout temps, t’ont défrayée et charmée, qui te parlent ton langage et t’y entretiennent, qui te font passer tes plus agréables heures, et non pas les moins salutaires, en t’offrant à toi-même en spectacle sous tes mille aspects vivants, avec tes qualités et défauts divers : crânerie, héroïsme, gaieté, sentiment, humeur légère, audace brillante, coup d’œil net et bon sens pratique37.