Eugène Chapus
Les Chasses royales depuis 1589 jusqu’à 1841 ; Le Turf.
Quand on a parlé du livre retrouvé de Balzac sur la vie élégante5, comment ne pas penser à un esprit charmant qui a écrit aussi autrefois une Théorie de l’élégance, véritable travail de fée que n’ont point oublié ceux qui aiment toute cette dentelle métaphysique ? Eugène Chapus est l’auteur de deux publications encore : Les Chasses royales depuis 1589 jusqu’à 1841, et Le Turf
6. C’est encore de la vie élégante que ces livres ; mais ce n’en est plus la théorie : c’en est l’histoire. Personne n’était plus digne qu’Eugène Chapus de l’écrire. Chapus est un de ces rares esprits distingués par tant de tournure et une aristocratie si naturelle qu’ils doivent longtemps manquer le succès dans une société positive comme la nôtre, enragée d’égalité et d’envie, et chez qui, en fait d’appréciation des choses de goût, tout est devenu gros de ce qui était fin autrefois. Oui ! ils manquent le succès pendant longtemps, et c’est leur gloire. Mais que leur importe ! ils peuvent l’attendre. Victimes, momentanément, de ce qu’il y a d’exquis dans leurs facultés blessées par un milieu vulgaire, ils n’y périssent pas. L’acier qu’ils ont sous leur velours est d’une bonne trempe ; il résiste à tout. Diderot disait un jour, avec une justesse qui allait bien loin, « qu’un sot fortuné et un homme d’esprit malheureux étaient, en somme, deux êtres qui n’avaient pas assez vécu »
. Grâce à Dieu, Chapus a maintenant assez vécu pour prendre enfin cette revanche, attestation de sa force, qu’un homme de talent finit toujours par prendre contre une société sans sympathie ! C’est devant de tels hommes, méconnus longtemps par l’opinion, qu’une critique juste doit marcher pour leur faire place et ranger l’estime ou l’admiration autour d’eux. Nous le disons avec bonheur, Chapus nous a épargné cette peine. Il s’est chargé de ce soin tout seul. Les livres que voici (livres de high life, s’il en fut jamais), quoique à l’adresse, par leur sujet et par le titre, d’un public d’élite et de choix, étendront, nous n’en doutons pas, une renommée qui avait commencé▶ déjà, mais comme le jour ◀commence, — en n’atteignant que les points les plus élevés de l’horizon, Jusqu’ici connu seulement des hommes de pensée et d’art, qui savaient ce qu’il en cachait et ce qu’il en faisait voir sous les formes gracieuses de l’homme du monde, Eugène Chapus ne s’était pas révélé au public véritable, à ce public qui, comme le Dauphin de la fable, porte parfois bien des singes sur son dos en croyant porter des hommes, mais qui est, en définitive, le soutien et le véhicule des talents sincères. Cette masse du public ne connaissait pas le nom de l’auteur du Turf et des Chasses royales. Maintenant, elle ne l’oubliera plus.
C’est pour elle, en effet, qu’il a écrit ces deux ouvrages. Avec tout ce que nous savions de l’auteur, nous pouvions craindre que ces livres, d’une spécialité si restreinte et d’une technologie presque savante, pensés par un talent très fin, très particulier, très genuine, — comme ils disent si bien en Angleterre, — lequel ajoutait son originalité native à tous les schibboleth d’une société très élevée qui a aussi son genre de langage, ne franchît pas les limites de cette société et y concentrât son succès. Heureusement il n’a rien été de tout cela. Chapus s’est placé plus haut que la spécialité et la manière. Il a été, avant tout, écrivain dans le sens humain de ce mot. Il a été écrivain d’instinct, naïvement, comme « de l’eau est de l’eau »
, dirait Diderot encore ; — il a été écrivain d’imagination et de sentiment comme on doit l’être quand on veut élargir sa renommée et donner au talent qu’on a l’air et l’espace, sans lesquels il n’est jamais qu’une fleur rare, dans un vase précieux, étiolée ! Maintenant, ce qu’à Dieu ne plaise ! les grandes Chasses et le Turf, les deux choses que Chapus sait si bien et qui passionnent tant sa pensée, disparaîtraient de ce monde que les deux livres qui en traitent ne s’en liraient pas moins avec avidité et avec plaisir, parce qu’ils sont émus, colorés, vivants ! Les Chasses royales surtout nous semblent un de ces ravissants caprices d’intelligence auxquels on revient, après les avoir lus, ramené par un charme. Le Turf, lui, est un traité complet d’hippiatrique. Il est savant, renseigné, détaillé, plein de faits qui, sous la plume pittoresque de l’auteur, deviennent des peintures : paysages ici, portraits là. C’est « le livre d’or » de la noblesse équestre. En Angleterre déjà, dans nos clubs français, ce livre est compté, parmi tous les écrits contemporains, comme faisant seul autorité, à force d’exactitude, de discernement, de compétence sur la matière. Ce sont là des mérites très positifs et très éclatants ; mais les Chasses royales ont un intérêt plus général et plus animé. Livre d’un art profond et d’une expression incomparable, ce n’est pas seulement réussi, c’est enlevé ! L’auteur y montre, entre mille autres faces d’un talent mouvementé et chatoyant, une faculté de paysagiste presque embrasée, tant elle est ardente ! Il n’a pas seulement décrit toutes les chasses qui composaient ce qu’on appelait la Chasse du Roi dans l’ancienne monarchie, et de 1589 jusqu’à 1841. Par une ingénieuse combinaison, il a, pour ainsi dire, raccourci et concentré, dans cette encadrure d’une chasse, dans cette verte bordure des bois, l’esprit de chaque règne et par là il a élevé son livre au niveau d’un livre d’histoire. C’est de la tapisserie historique, et les Gobelins, c’est Chapus ! Dans la littérature contemporaine, qui cherche des cadres et des fonds pour repousser tous les sujets et toutes les idées qui manquent de saillie, personne n’avait encore eu cette idée-là.
Nous avons beaucoup parlé de littérature fashionable. Ce sont les hommes comme Eugène Chapus qui pourraient créer dans notre pays ce genre spécial de littérature, à laquelle Balzac préludait si grandement dès 1830 par son Traité de la vie élégante. Chapus prendrait facilement la tête de la high life littéraire. Il est aussi artiste que le serait un homme exclusivement voué aux lettres, et de plus il est homme du monde. Il a la double aptitude, la double face, ce quelque chose d’hybride, — disent les pédants, — d’harmonieux et de fondu, — disent les artistes, — qui produit les œuvres d’ordre composite en littérature. Il a le détaché qui plaisait à lord Byron, l’air cavalier et la cape nonchalante sur le bras qui plaisait à Montaigne. Il brillerait au premier rang si nous avions encore une littérature de cape et d’épée, cette littérature morte maintenant et qui fut longtemps l’âme de la « France-soldat », chevaleresque, amoureuse, religieuse, convaincue comme elle ! Elle a été remplacée par une autre, dans laquelle l’homme tient moins de place et sa pensée davantage, et dans celle-là. Eugène Chapus peut se montrer puissant encore, avec la moitié seulement de ses facultés !