(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Discours préliminaire, au lecteur citoyen. » pp. 55-106
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Discours préliminaire, au lecteur citoyen. » pp. 55-106

Discours préliminaire, au lecteur citoyen *.

U n Prophete qui auroit fait cette prédiction :

« Un temps viendra où l’on muselera les hommes, où on les chargera de coups de bâton, où on les réduira en servitude, après les avoir abrutis ; &, dans ce temps, les hommes ainsi muselés, ainsi assommés, ainsi enchaînés, diront grand’merci à ceux qui les auront traités de cette maniere, & les regarderont comme les bienfaiteurs de l’humanité ».

Un autre Prophete qui auroit ajouté :

« Et alors, les mots signifieront chose contraire à ce qu’ils avoient signifié auparavant ; les actions produiront un effet opposé à celui qu’elles doivent produire ; quand on prêchera la licence, on croira qu’il s’agit de subordination ; quand on armera le fort contre le foible, le fripon contre l’honnête homme, le valet contre son maître, on criera vive la justice ; quand on bouleversera tout, qu’on encouragera tous les vices, qu’on brisera tous les liens de la Société, chacun s’écriera, voilà le rétablissement de l’ordre, tous les hommes vont être heureux ».

Ces deux Prophetes auroient été regardés comme des insensés, & cependant ces Insensés auroient prédit exactement & les effets magiques de la moderne Philosophie qui fascine les Esprits, & la docilité des Esprits qui se laissent fasciner par la Philosophie moderne.

Et véritablement, il est aisé de faire voir, par de bons exemples, que les prétendus Philosophes du siecle, en se disant les zélateurs de l’humanité, en s’annonçant pour la lumiere des Peuples & les vengeurs de la raison, ont trouvé moyen de se faire croire & de se faire bénir, tandis que la plupart de leurs maximes ne respirent que trouble, sédition, renversement, & ne sont propres qu’à rendre le genre humain plus malheureux. Feuilletons leurs Livres.

Si, par exemple, devenu tout-à-coup Philosophe, je m’avisois de dire : La liberté est un présent du Ciel, & chaque individu de la même espece a le droit d’en jouir aussi-tôt qu’il jouit de sa raison .
Si, réglant les droits des Souverains & des Peuples, je soutenois que le Gouvernement n’empruntant son pouvoir que de la Société, & n’étant établi que pour son bien, il est évident qu’elle peut révoquer ce pouvoir quand son intérêt l’exige, changer la forme du Gouvernement, étendre ou limiter le pouvoir qu’elle confie à ses Chefs, sur lesquels elle conserve toujours une autorité suprême .

Le Peuple qui m’entendroit parler ainsi, pour peu qu’il fût sage, diroit : Voilà un mauvais Citoyen ; il veut nous précipiter dans les malheurs de la sédition, & nous mettre dans le cas d’aggraver un joug raisonnable, par les efforts qu’il voudroit nous faire tenter pour le secouer.

Si, continuant le rôle de Législateur, je faisois afficher au coin des rues cette maxime : Un Monarque qui cesse d’être le Berger de son Peuple, en devient l’ennemi ; l’obéissance à un tel Prince est un crime de haute trahison au premier chef contre l’humanité .
Si, pour dernier si [car les si ne finiroient point], je demandois une audience à un Monarque précisément pour lui faire ce beau compliment : Tout homme à qui le Peuple veut donner la couronne par voie d’élection, la possede à plus juste titre que celui qui la possede par les droits de sa naissance . Aussi-tôt le Monarque qui m’entendroit parler ainsi, diroit : Qu’on arrête ce Fou, & qu’on le conduise aux Petites-Maisons. Que deviendroit mon autorité, si mes Sujets étoient assez corrompus pour goûter de pareilles maximes, comme ce Philosophe est assez insensé pour les débiter ? Qu’on ne lui fasse aucun mal, parce que l’ineptie n’est point un crime ; mais qu’on l’enferme, parce que sa folie peut devenir contagieuse.

Vous qui, par hasard, seriez présent à cet arrêt, estimable Lecteur, vous diriez : Voilà un Prince aussi sage, aussi modéré, que le Complimenteur, l’Encyclopédiste, le Systématique, le Tolérant, le Coryphée des Philosophes, sont étranges, audacieux & coupables.

Vous auriez certainement raison. Mais pour peu qu’à ces maximes, déjà si condamnables, je joignisse une dose de fiel & d’emportement ; pour peu que, me tournant vers les Gardes & le reste de l’Assemblée, je leur adressasse ces graves paroles : Ce qu’il faut punir, ce sont les Princes mêmes, ces barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes, & qui, ensuite, en sont remercier Dieu solennellement . Pour peu que, l’accès redoublant toujours, je m’écriasse : Fléaux du genre humain, illustres tyrans de vos semblables, hommes qui n’en avez que le titre, Rois, Princes, Monarques, Empereurs, Chefs, Souverains, vous tous enfin, qui, en vous élevant sur le trône & au dessus de vos semblables, avez perdu les idées d’égalité, d’équité, de sociabilité, de vérité, je vous assigne au Tribunal de la Raison ; écoutez : si ce globe malheureux a été votre proie, ce n’est point à la sagesse de vos prédécesseurs ni aux vertus des premiers humains que vous en êtes redevables, c’est à la stupidité, à la crainte, à la barbarie, à la persidie, & à la superstition : voilà vos titres . Pour peu, vous-même, que vous fussiez Médecin, vous diriez sûrement, sage Lecteur : Il faut d’abord lier l’Energumene, le plonger ensuite dans l’eau froide, &, pendant le bain, lui mettre un bâillon, de crainte qu’il ne crie encore plus haut, & ne murmure contre son Médecin. Puis on l’assujettira à un régime propre à calmer l’âcreté de son sang ; on lui fera avaler des pillules capables de corriger le vice des humeurs ; enfin il changera d’air, pour tâcher de dissiper les vapeurs qui exaltent & brûlent son cerveau.

Tous ceux qui vous entendroient parler ainsi ne pourroient s’empêcher de dire : Voilà un Médecin habile & charitable ; & moi, malade, quand je serois guéri, je rougirois de ma frénésie, & vous remercierois de vos soins.

 

Eh bien ! Lecteur Citoyen, les Ouvrages des Philosophes de ce siecle fourmillent de déclamations du genre de celles que je viens de vous citer ; & pas un Prince pour les envoyer aux Petites-Maisons, pas un Ecrivain préposé pour les combattre, pas un Médecin nommé pour les traiter selon les saines regles de la Thérapeutique. Au contraire, on les regarde comme les gens qui rendent la santé, qui inoculent la raison ; on les écoute comme des Discoureurs qui amusent ; on les glorifie comme des Astres qui éclairent les Nations, sans s’appercevoir que l’influence de ces Astres noircit, desseche, corrompt & brûle partout où elle se fait sentir. Et si, par hasard, il s’élève quelques voix citoyennes & courageuses, pour dévoiler le prestige & dissiper l’aveuglement général, les Corrupteurs & leurs Disciples se liguent pour décrier ces voix, pour les étouffer, tandis que le petit nombre de ceux qui ont résisté à la contagion, & qui sont les plus intéressés à en arrêter les progrès, négligent de les encourager*, & craignent même de leur applaudir ouvertement.

J’aime à voir encore les Philosophes se dire les amis du genre humain, & se déchaîner contre tous les états de la Société civile. Je voudrois savoir si un Magistrat seroit flatté d’entendre un de ces Messieurs s’écrier : Sages de la terre, Philosophes de toutes les Nations, c’est à vous seuls à faire des Loix ; ayez le courage d’éclairer vos freres…. Révélez tous les mysteres qui tiennent l’Univers à la chaîne . Que de Tribunaux renversés ! que de mortiers inutiles, dès que la Philosophie seroit maîtresse de régler les rangs* !
Voilà d’abord les Magistrats réformés : les Gens de guerre vont commencer par essuyer des anathêmes, avant d’être licenciés. L’Homme de guerre méconnoît les rapports qui lient aux autres hommes ; il plongera, si l’on veut, l’épée dans le sein du Citoyen, de son frere, de son ami ; en un mot, l’Homme de guerre, de même que le Dévot fanatique, ne se croit pas fait pour penser. Il devient cruel, inhumain, sans pitie ; il commet le crime sans remords, quand ses Chefs lui disent qu’il faut commettre le crime . D’après ce portrait flatteur, est-il un seul Militaire, depuis le Maréchal de France jusqu’au simple Soldat, qui puisse refuser ses hommages, à la Philosophie ?
Jusqu’à présent on avoit regardé la guerre comme un mal souvent nécessaire ; jusqu’à présent les belles Ames avoient été touchées de cette maxime célébrée chez tous les Peuples policés : Il est beau de mourir pour la Patrie. La Philosophie pense différemment, & ne connoît de Patrie que celle où il est permis de tout fronder sans ménagement & sans danger. A-t-on jamais dit plus ingénieusement & plus sagement : Sans une crédulité prodigieuse, comment auroit-on pu trouver des millions d’hommes disposés à se battre dans des querelles qui n’ont rien de commun avec leurs intérêts ?…. Il est beau, nous dit-on, de mourir pour la Patrie ; mais est-ce mourir pour la Patrie, que de verser son sang pour celui qui, pour de vils intérêts, conduit ses Citoyens au carnage ? Est-il rien de plus bas, de plus lâche, de plus déshonorant, que de s’immoler à la vanité méprisable d’un Tyran inhumain ? Est-il rien de plus abject, que de lui servir de marche-pied pour atteindre au pouvoir dont il ne peut qu’abuser  ? On pourroit dire cependant au Philosophe, qu’autant les gens sages sont prêts à condamner les guerres d’ambition, autant il est nécessaire de soutenir quelquefois des guerres justes, soit pour la défense de l’Etat, soit pour le maintien de sa gloire. Le Philosophe, ne se donne point la peine de distinguer ; il suppose que tous les Princes sont furieux, que toutes les Nations sont stupides, que tous les Militaires sont ineptes & barbares.
Mais ce n’est point assez de s’en prendre à chaque individu, il faut attaquer l’Art même ; & jugez si les Troupes sentiront fermenter leur courage, quand elles entendront ainsi parler de leur métier : Cette science exécrable consiste à savoir modifier, arranger, coller plusieurs milliers d’imbécilles côte à côte comme des harengs en caque, les faire tourner à droite, à gauche tous en même temps, comme des mannequins qui tiennent au même fil, & ne faire de ces troupeaux de bêtes féroces qu’un seul corps, une seule muraille composée d’un pareil nombre d’automates, puisse les renverser du même choc & les étouffer le plus lestement possible. O tigres défiés par d’autres tigres, vous croyez donc passer à l’immortalité ? Oui, en exécration . Vous remarquerez que le Prophete Philosophe, qui m’a fourni ce joli morceau, est mille fois plus dithyrambique que le Poëte le plus enthousiaste, le tout pour l’amour de la paix*.
Les déclamations de la Philosophie contre les Prêtres & contre la Religion sont plus fréquentes, sans être ni moins aigres, ni moins absurdes. A l’entendre, la Religion n’est qu’un masque dont se couvre l’hypocrite pour tromper plus adroitement ceux dont la crédulité peut leur être utile . Les prédications des Prêtres, s’il faut l’en croire, n’ont pour objet que la perversité du genre humain . Elle prétend avoir démontré que les devoirs que la Religion impose, ne procurent aucun avantage à la Société, & ne sont utiles qu’aux Prêtres . Elle va plus loin, elle nous assure que la Révélation ne nous apprend que des choses absurdes & sans raison, & qu’elle ne nous inspire que des sentimens d’aversion pour nos semblables, & de frayeur pour nous-mêmes  : comme si la Morale évangélique nous ordonnoit de nous haïr, & si le dogme d’une autre vie étoit effrayant pour l’homme de bien ! En un mot, elle est fortement persuadée, & elle le dit à qui veut l’écouter, que les Prêtres sont les plus sourbes des hommes, & que les meilleurs d’entre eux sont méchans de bonne foi .

Quoique ce ne soit-là qu’un très-petit échantillon de l’urbanité des Apôtres de la Philosophie à l’égard des successeurs des Apôtres du Christianisme, quelques-uns de ceux-ci ne laissent pas d’avoir beaucoup d’estime pour les premiers : on a vu même plusieurs Lévites abandonner les pavillons d’Israël, pour suivre ceux de la Philosophie*, & déclamer ensuite contre Israël avec plus d’acharnement que les autres Sectaires.

Des Princes, des Magistrats, des Guerriers, des Prêtres, la Philosophie passe aux Nations entieres ; &, par un zele de préférence, c’est à la nôtre qu’elle s’adresse. Les Anglois, dans le plus fort accès d’antipathie dont on les accuse à notre égard, auroient-ils jamais dit, oseroient-ils même dire, à présent que nous sommes en guerre ouverte avec eux : Ce n’est plus sous le nom de François que ce Peuple pourra de nouveau se rendre célebre : cette Nation avilie est aujourd’hui le mépris de l’Europe. Nulle crise salutaire ne lui rendra la liberté ; c’est par la consomption qu’elle périra * . Convenez, Lecteur impartial, que jamais les ennemis de notre Nation n’en ont parlé avec ce délire méprisant, & que les François qui honorent la Philosophie ressemblent au moins un peu à la femme de Sganarelle, qui aimoit à être battue.

Les deux Prophetes dont j’ai parlé, n’auroient-ils donc pas eu raison de dire qu’il se seroit une révolution étonnante dans les esprits ; que la folie seroit réputée raison ; qu’on appelleroit tolérance l’intolérance la plus décidée ; que les ames, pour vouloir cesser d’être chrétiennes, pratiqueroient les préceptes les plus pénibles de l’Evangile ; qu’elles répondroient aux injures par des louanges, au mépris par l’estime, à la dureté par la douceur, à la sottise par l’admiration, à l’ incompréhensibilité par une humble soumission ? Qu’on ose dire, après cela, que la Philosophie n’est pas l’art de manier les esprits ; que son flambeau n’est pas un guide capable de se faire suivre par-tout où il veut conduire ; que ses prestiges n’ont pas le pouvoir de transformer les êtres au gré de ceux qui ont le don de la métamorphose. Quels prodiges ne devons-nous pas attendre encore de cette puissance magique qui mystifie, pétrifie, vivifie, glorifie, sans que rien puisse résister aux effets de son talisman, toujours heureux ou malheureux, selon ses desseins ?

Après avoir invectivé les sociétés particulieres, sans rien perdre de l’estime publique, les Philosophes ont cru pouvoir s’en prendre à l’Espece humaine, sans craindre de voir diminuer le nombre de leurs benins admirateurs. Peu contenus d’avoir travaillé à la rendre plus malheureuse, en tâchant de briser les liens qui la soutiennent, & d’anéantir les charmes qui l’attachent à la vie, ils se sont efforcés de la rendre vile & méprisable à ses propres yeux. Que d’Ouvrages ils ont enfantés pour prouver à l’Homme que l’Homme n’est qu’une machine, qu’il n’est point libre, qu’il n’a aucun mérite d’être vertueux ! Que de Dissertations n’ont-ils pas publiées sur l’Ame, pour nous persuader qu’elle est mortelle & périssable comme son enveloppe ; qu’elle ne differe pas de celle des bêtes & des plantes ; que l’Honnête homme infortuné & le Riche bienfaisant n’ont pas plus de récompense à espérer, après leur mort, que les Méchans & les Pervers n’ont de châtiment à redouter ! Pour peu qu’on réfléchisse, disent-ils, on sera forcé de reconnoître que l’homme est nécessité dans toutes ses actions, & que son libre arbitre est une chimere . Soutenir que l’ame sentira, pensera, jouira, souffrira après la mort du corps, c’est prétendre qu’une horloge brisée en mille pieces peut continuer à sonner ou à marquer les heures . On a vu des pays du Nouveau-Monde où les animaux avoient fait plus de progrès que l’homme vers l’état de perfection & de société .

Ce ne sont pas là de fausses citations, & ces citations ne sont pas tirées d’Ouvrages désavoués par les Philosophes : au contraire, les Philosophes se glorifient d’en être les Auteurs. Et cependant ces prétendus Zélateurs de l’humanité, qui n’en sont que la honte, oseront encore se plaindre, quand on s’élevera contre leurs odieux systêmes ! Et cependant un Public léger & prévenu me reprochera de n’avoir pas assez ménagé les Philosophes dans les Trois Siecles ! Et cependant on m’accusera d’une partialité des plus marquées contre leurs écrits !….

Vous n’ignorez pas, cher Lecteur, que c’est-là le langage qu’ont tenu & que tiennent encore les Protecteurs, les Partisans, Amis, Confreres, Journalistes, Familiers & autres Valets de la Philosophie.

Quoique les Ecrivains philosophes aient démérité de toutes les classes de la Société, sur-tout des Gens de Lettres* qui tiennent aux principes du vrai goût, j’avoue que je serois sensible à cette accusation si elle étoit fondée ; mais il ne me sera pas difficile de m’en justifier.

Qu’est-ce que partialité ? C’est, je pense, une détermination opiniâtre à blâmer contre toute justice, ou à louer sans aucun fondement ; c’est une prévention décidée qui ne permet de voir dans un Ouvrage que les défauts ou les bonnes qualités ; c’est juger plutôt l’Ecrivain que l’Ecrit ; c’est être enfin volontairement injuste : or, si je prouve qu’aucune de ces dispositions n’a dirigé mes jugemens, il sera démontré que ceux qui m’accusent de partialité ignorent ou feignent d’ignorer la véritable signification de ce terme.

Je conviens que je me suis élevé contre les Philosophes, & que je n’ai négligé aucune occasion de relever leurs injustices, de fronder leurs fausses prétentions, de combattre leurs dogmes dangereux, de montrer, en un mot, toutes leurs erreurs littéraires & morales. Je dirai plus : j’ai souvent regretté que le plan de mon Ouvrage ne me permît pas de donner plus d’étendue à mes censures & aux raisons qui les appuyoient ; mais on aura beau faire, tous ces aveux ne tendent nullement à me convaincre de partialité. Crier au feu, quand on voit une troupe de Foux incendier les différens quartiers d’une ville, est-ce être partial contre les Incendiaires ? Avertir des Voyageurs inconsidérés que les Guides qu’ils prennent les conduiront dans un précipice, est-ce être partial contre les mauvais Guides ? Dire, en un mot, à tous les Lecteurs, avec autant d’honnêteté que de zele : Ne lisez point des Ouvrages où l’on ne gagne que des vertiges ; ne vous laissez pas duper par des raisonnemens captieux ; ne croyez point à des réputations usurpées ; ne vous fiez point à des Charlatans ; examinez, pesez, jugez : encore une fois, est-ce être partial contre les Auteurs charlatans ?

Si se déclarer pour l’amour de l’ordre, pour l’intérêt général, pour la soumission à l’autorité, pour le maintien des regles, pour les principes du goût, pour la gloire de la Nation, c’est être partial contre les Philosophes, on avoue donc que les Philosophes sont les ennemis de toutes choses* ?

J’ai été partial, & je l’ai été, dit-on, avec un acharnement qui se manifeste dans toutes les occasions. De l’acharnement ! Mais on n’est acharné que quand on montre une volonté maligne d’anéantir l’objet de sa haine. J’ai témoigné, je l’avoue, de l’indignation contre la Philosophie ; mais cette indignation n’a jamais porté que le caractere du zele, & n’est jamais sortie des bornes de l’honnêteté. Les Esprits éclairés ne confondront point les assauts du courage avec l’acharnement & l’envie de nuire. Quand je formai le dessein de mon Livre, la contagion philosophique avoit infecté les objets les plus intéressans pour l’humanité ; ses ravages faisoient tous les jours de nouveaux progrès : j’avois donc à prémunir les Esprits contre un poison qui se glissoit par-tout & sous toute sorte de formes, qui menaçoit tous les individus : il falloit, pour le détruire, l’attaquer toutes les fois que je pouvois en reconnoître les traces. Quand on veut guérir une maladie épidémique, n’est-on pas obligé d’en observer tous les symptomes, de remédier à tous les incidens, d’en extirper toutes les causes ? C’est dans ce cas que la vigilance & l’activité sont absolument nécessaires, & qu’il est absurde de confondre leurs efforts communs avec un acharnement indiscret.

Mais quand même cet acharnement, dans la rigueur du terme, existeroit dans mon Ouvrage, comment les Philosophes pourroient-ils s’en plaindre ? Jusqu’où n’ont-ils pas porté eux mêmes cette ardeur inquiete & obstinée qui tend à tout détruire ? Livres sacrés, Auteurs respectés dans tous les âges, Morale, Métaphysique, Histoire, Eloquence, Poésie, Beaux-Arts, Administration, rien n’a été à l’abri des vapeurs corrosives qu’ils soufflent sur tout ce qui leur déplaît. Combien de fois ne reviennent-ils pas à la charge & sur la Religion, & sur l’Eglise, & sur les Papes, & sur les Princes, & sur les Ministres, & sur les Grands Hommes dont la réputation les blesse, & sur leurs ennemis, & même sur ceux qui ne se sont pas déclarés leurs amis ?

Mais laissons-les avec leur acharnement & leur partialité ; il y a longtemps qu’ils abusent des terme, qu’ils confondent les idées, & qu’ils s’efforcent de donner au mensonge les couleurs de la vérité : nous en avons dit assez, pour prouver qu’on peut être leur adversaire déclaré, sans être injuste ni partial. Tâchons de nous justifier d’une imputation plus importante à notre amour-propre, & voyons si, comme ils l’ont avancé dans leurs Brochures & persuadé aux Esprits peu réfléchis, nous avons outragé, dans nos jugemens, les hommes qui font le plus d’honneur à la Nation.

Ceci nous rappelle le dîner du grand Kan des Tartares, qui, après avoir bu un peu de lait & mangé un morceau de jument crue, fait crier à la porte de sa tente par un de ses Marabous : Tous les Potentats de la Terre peuvent dîner, le grand Kan a pris sa réfection. Sans doute que, si on déclaroit la guerre à ce grand Kan, il ne manqueroit pas de dire qu’il est le plus grand de tous les Princes attaqués, qu’il croiroit que tout le monde s’entretiendroit de ses combats, tandis qu’il n’y auroit que quelques hordes qui en seroient informées.

Il en est de même de nos Philosophes : ils se croient les Etres les plus importans de ce globe ; la gloire de la Nation Françoise est perdue, depuis mes attentats sur leur réputation ; depuis que le Fabricateur des Bijoux indiscrets, l’Auteur de Bélisaire, le Compositeur de l’Essai sur les femmes, le Chantre des Saisons, &c. ont été relégués dans la classe qui leur convient, il n’existe plus dans l’Europe aucun souvenir des chef-d’œuvres des Grands Hommes qui ont illustré le génie François ; nous n’avons plus à vanter à l’Etranger, des Descartes, des Mallebranche, des Bossuet, des Fénélon, des Bourdaloue, des Massillon, des d’Aguesseau, des Cochin, des Corneille, des Racine, des Moliere, des Vertot, des Pascal, des la Bruyere, des Montesquieu, des Lafontaine, des Despréaux, &c. J’avoue que si j’avois eu la témérité de décrier de tels Hommes & les Auteurs vivans qui ont marché sur leurs traces, je maudirois l’instant où j’ai pris la plume, je ferois amen de honorable d’avoir outragé les hommes qui font le plus d’honneur à notre Nation ; mais, au contraire, j’ai loué ces mêmes Hommes, j’ai parlé de la supériorité de leurs talens & du bon usage qu’ils en ont fait ; je les ai vengés du ton de mépris que les Philosophes ont souvent employé en parlant de leurs Ecrits. Quelle plaisante idée de nous donner les Diderot, les Marmontel, les Thomas, les S. Lambert, &c. pour l’honneur de la Nation ! Où a-t-on pu prendre une si haute opinion de leur excellence ? Seroit-ce dans l’admiration des Gens de goût, ou dans le suffrage des Littérateurs étrangers ? Non, tous les connoisseurs, tous les hommes sages & vraiment éclairés se sont élevés contre la morgue de leur style, la singularité de leurs idées, la médiocrité de leurs talens, & ont protesté contre leurs usurpations. Je veux que les Ecrivains philosophes aient en leur faveur les cris de la multitude. Qu’y a-t-il de plus aisé que de se procurer une approbation qui coute si peu à acquérir, qui donne si peu de gloire à qui la possede, qui dure si peu après qu’on l’a acquise ? Car enfin, de quoi est composée cette multitude ? De jeunes gens sans expérience, qui courent après la licence & la nouveauté ; de femmes frivoles, toujours dupes du faux Bel-Esprit qui les flatte, de femmes pédantes, rauques, surannées, abusées par une vanité pitoyable, ou séduites par de basses adulations ; de jeunes Littérateurs intéressés à l’anéantissement du goût, parce qu’ils n’en auront jamais, à l’abolition des regles, parce qu’ils sont incapables de les observer ; de Lecteurs destinés à grossir la foule & à recevoir le joug du charlatanisme ; de Prôneurs à gages, qui loueroient les antagonistes, pour peu qu’ils eussent intérêt de les louer.

Tout bon Citoyen doit être jaloux de voir sa Patrie l’emporter sur les autres Peuples par la prééminence des lumieres & des talens : mais, je vous le demande, Lecteur impartial, un zele sage, un zele éclairé peut-il adopter ces célébrités* capricieuses qu’un moment fait naître, & qu’un autre moment voit s’anéantir ? La gloire du génie François est établie, dans l’Europe, par des Ouvrages dignes de plaire à tous les Peuples éclairés : les grands Ecrivains du siecle dernier, les bons Ecrivains de celui-ci ne nous laissent rien à envier aux autres Nations. Mais qu’on vienne nous donner pour les illustrateurs de notre Littérature, des Ecrivains pédantesques, bizarres, décousus, hyperboliques, lilencieux, qui la dégradent tous les jours ; mais qu’on prétende établir sur des Ecrits que la raison réprouve autant que le bon goût, cette haute idée, cette estime qui fait considérer un Peuple chez les autres Peuples : c’est le comble de l’extravagance ou de l’imbécillité.

 

Ce seroit sans doute ici le lieu de répondre à une foule de Libelles qui ont attaqué ma personne par des calomnies également absurdes & atroces. Peut-être mes ennemis ne seroient pas fâchés de me voir entrer en lice avec eux ; mais, pour cela, il me faudroit relire leurs Brochures ; & si j’ai un reproche à me faire, c’est de les avoir lues une premiere fois. J’y cherchois des critiques ; je n’ai trouvé que des personnalités odieuses, des injures grossieres, des calomnies invraisemblables. Ces Productions, qui font honte à leurs Auteurs, ne m’aideront jamais à perfectionner mon Ouvrage ; & si elles m’affligeoient, elles ne serviroient que ceux qui les ont mises au jour à ce dessein.

Que feu M. de Voltaire m’ait cru digne de sa colere, il m’a fait honneur, & j’ai l’orgueil de croire que je n’en étois pas indigne. Qu’il ait osé imprimer, avec la véracité qu’on lui reconnoît, que j’ai composé un Livre d’athéïsme ; que, mis en prison à Strasbourg, je m’occupai, pendant ma captivité, à faire des Vers infames ; je n’ai qu’un mot à répondre : Je n’ai jamais écrit sur l’athéïsme, que pour m’élever contre les Athées ; de ma vie je n’ai été mis dans aucune prison ; de ma vie je n’ai vu Strasbourg que sur la carte.

Que le même Ecrivain & d’autres Philosophes, après lui, m’accusent d’avoir été ingrat envers M. Helvetius, parce que je n’aurai pu adopter les principes du Livre de l’Esprit, & d’avoir déchiré le cadavre de mon bienfaiteur, je me contenterai de renvoyer les calomniateurs à ce que j’ai dit de M. Helvetius dans l’article qui porte son nom, ajoutant que j’ai été, non son flatteur, mais son ami jusqu’à sa mort.

Ces calomnies & beaucoup d’autres* non moins absurdes, ne méritent pas une réfutation sérieuse. Les gens éclairés ne peuvent en avoir été dupes : à travers les artifices de la malignité, ils savent démêler le mensonge, & repoussent, comme par instinct, les fausses impressions qu’on voudroit leur donner.

Comme je ne me suis pas borné, dans mon Ouvrage, à combattre les dogmes dangereux de la Philosophie, & que j’ai montré le même zele contre les Auteurs médiocres ; ces derniers, ayant à venger leur amour-propre blessé de mes jugemens, m’ont calomnié à leur maniere. L’Auteur de la Dunciade, moins touché des éloges que je lui avois départis, qu’offensé de ce que je n’avois pas trouvé assez de gaieté dans son Poëme, a cru m’humilier, en cherchant à m’enlever la partie la moins foible de mon travail ; il termine l’article dont il m’a gratifié dans la derniere édition de ses Mémoires Littéraires, par dire que les morceaux des Trois Siècles qu’on trouve mieux travaillés que les autres, ne sauroient être de la même main qui a rédigé le reste de l’Ouvrage, comme s’il y avoit d’autre différence que celle qu’exigeoit naturellement la diversité des sujets. L’Auteur de la Lettre d’un Théologien, dont nous avons parlé dans l’article de M. Condorcet, attribue judicieusement les morceaux de notre Ouvrage sur la Comédie * & contre les Drames bourgeois, à M. Palissot ; celui de la Lettre d’un pere à son fils, prétend, de son côté, que les Trois Siecles ont été fabriqués par une Société de Polissons. Un vieux Radoteur, qui m’a adressé, par la voie commode de l’impression, un gros volume in-8°. de Lettres * dont je n’ai pu lire plus de vingt pages, assure très-sérieusement que l’Auteur des Trois Siecles est un Vicaire de Paroisse avec lequel j’ai été lié. Cette assertion a été répétée dans un Libelle anonyme, auquel j’ai répondu dans un Libelle anonyme, auquel j’ai répondu dans ma Lettre à un Journaliste, & que l’Auteur a désavoué depuis ma réponse. On avoit dit auparavant que j’avois eu pour Coopérateurs feu M. Fréron, feu M. de la Beaumelle, ainsi que MM. Linguet, Clément, Rigoley de Juvigni, Littérateurs dont j’estime les lumieres, mais que je n’avois pas seulement consultés. Enfin, mon Ouvrage est, comme le vaisseau des Argonautes, construit par différentes mains, ou comme le cheval de Troie ; on veut y faire entrer les Soldats & tous les Héros de la Grece.

J’avoue que ces bruits me donneroient de la vanité, tout absurdes qu’ils sont, si je pouvois attacher d’autre prix à mon travail, que celui de l’utilité publique. Sans doute mon Livre n’est pas aussi médiocre que mes ennemis ont voulu le faire entendre, puisqu’ils s’efforcent de me le ravir. Mais que m’importe qu’on l’attribue à d’autres, pourvu qu’on le lise, pourvu qu’on réfléchisse, pourvu que la raison & le bon goût s’affranchissent des entraves de la nouvelle Philosophie ? Ce n’est pas le désir de la célébrité qui m’a fait écrire contre les Philosophes ; c’est l’amour des Lettres qu’ils dégradent, l’amour de la Morale qu’ils corrompent, l’amour de la Religion qu’ils calomnient, l’amour de la Nation qu’ils insultent publiquement, qu’ils déshonorent par leurs Libelles en tout genre, l’amour de l’Humanité entiere qu’ils affligent par leurs systêmes désolans. Que ces Apôtres de la tolérance & de la sublime politesse me déchirent* tant qu’ils voudront dans leurs Libelles & dans les Cercles où ils président, leurs calomnies ne m’enleveront jamais l’estime des personnes qui me connoissent ; & l’opinion de quiconque ne me jugeroit que d’après leurs imputations, doit m’être trop indifférente.

Si je n’ai pas cédé aux clameurs de mes ennemis, qui ne défendoient que les principes & les défauts contre lesquels j’ai dû m’élever sans cesse, j’ai senti combien il étoit doux pour moi de déférer aux critiques justes & honnêtes de quelques amis, qui n’ont voulu que m’éclairer & m’encourager. J’ai refait en entier quelques articles ; plusieurs ont été corrigés & augmentés ; j’en ai ajouté un grand nombre. A mesure que j’ai découvert des noms estimables, je me suis fait un plaisir de les faire connoître ; & ceux de nos Auteurs vivans qui ont ajouté par de nouveaux Ouvrages, soit à la gloire qu’ils s’étoient déjà faite, soit à la séduction dangereuse contre laquelle les Esprits droits doivent se tenir en garde, verront que je n’ai perdu de vue aucun moyen de rendre justice aux talens, ni négligé aucune des précautions qui peuvent en prévenir l’abus.

On trouvera donc cette nouvelle Edition considérablement augmentée, sans que je me sois écarté du but que je m’étois proposé dans la premiere. J’honore, en général, tous les Gens de Lettres ; j’ai respecté & je respecterai toujours leurs personnes : mais leurs Ouvrages sont au public ; & en critiquant ceux qui m’ont paru de mauvais goût, en blâmant ceux que j’ai trouvés répréhensibles, j’ai usé de la liberté que les Auteurs ont eux-mêmes donnée à tous leurs Lecteurs. On peut aussi me contredire ; on l’a fait, on le fera encore ; c’est au Public à juger. En vain solliciterions-nous une indulgence qu’il ne nous doit pas : mais puisque trois éditions sont épuisées, malgré les contrefactions sans nombre qu’on en a faites, nous avons lieu de croire que l’Ouvrage en lui-même lui a paru & honnête dans ses vues, & utile dans ses résultats.