(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « L’expression de l’amour chez les poètes symbolistes » pp. 57-90
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(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « L’expression de l’amour chez les poètes symbolistes » pp. 57-90

L’expression de l’amour chez les poètes symbolistes

La génération qui précède immédiatement la génération symboliste s’était signalée par son caractère misogyne. Aux préventions romantiques dont elle avait hérité à l’endroit de la femme fatale, s’ajoutait l’influence de Schopenhauer, qu’elle venait de découvrir, et qui déniait à la femme toute vertu d’intelligence et de beauté. Schopenhauer entendait démontrer que la séduction de la femme est en nous. Ce qui nous la rend attrayante, c’est l’appel de l’instinct. Son pouvoir est emprunté. « Elle en use insolemment », ajoutait Baudelaire, qui ramasse les préjugés et les méfiances du dogme et reste obsédé par l’image de l’Ève fatidique, l’éternelle tentatrice, dont le sourire est l’artisan de notre damnation, la source du Péché,

Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde.

Avec moins d’emphase mais la même insistance, Charles Cros, tout en cédant à son éblouissement, dénonce la férocité de la femme, Corbière sa fausseté, Rimbaud ses infirmités et sa sottise. Verlaine la montre conduisant son troupeau de dupes et le sentimental Coppée lui-même l’assimile aux soldats bourreaux qu’elle aime parce qu’ils font aussi couler le sang des cœurs.

À l’envi des poètes, les romanciers, les dramaturges de l’heure renchérissent sur ce thème. Les Goncourt s’inquiètent de l’intrusion de la femme dans la vie de l’artiste, lui reprochent d’amollir les courages, d’éteindre l’inspiration, d’étouffer le libre génie. Ils prêtent à l’éternel féminin la figure d’une Manette Salomon. Cette idée de la femme ennemie est si ancrée chez eux que, même les héroïnes qu’ils veulent sympathiques (Renée Mauperin, Sœur Philomène) nuisent à leur insu à ceux qui les approchent et déchaînent inconsciemment les catastrophes. Prosper Mérimée, renouvelant la leçon de Manon Lescaut, avec plus de tragique encore, montre dans Carmen jusqu’à quel point d’avilissement la femme peut amener un honnête garçon. Émile Augier, Sardou ne se font pas faute d’étaler au théâtre ses perfidies et ses astuces et nous mettent en garde contre ses batteries sournoises. Zola symbolise dans Nana toute la force dissolvante du vice, fait, de la femme, un instrument de décomposition sociale. Alexandre Dumas fils nous conseille froidement : « Tue-la ! »

C’est qu’à ce moment la courtisane règne et les faux ménages. Au spectacle de tant de ruines accumulées, Alphonse Daudet tremble pour ses fils. Il écrit Sapho à leur adresse et jette son réquisitoire à la méditation de leurs vingt ans. Précaution bien inutile. La génération qui vient ne s’embarrassera guère du scrupule de ses aînés et si la femme doit encore chez eux exercer ses ravages, du moins auront-ils cessé d’en être dupes. L’aventure ne risquera plus de tourner au tragique. Ce n’est pas là, pour eux, que sera le danger. Les nouveaux venus auront un sens plus sûr des réalités et cesseront de rendre la femme responsable de leurs propres vices. Si le poète Edmond Haraucourt, reprenant l’idée de Schopenhauer, allègue que :

La Beauté de la femme est dans les nerfs de l’homme,

sa génération n’aura plus les nerfs assez solides pour conférer à cette beauté un pouvoir irrésistible. La race, épuisée par une longue période de bien-être et les holocaustes répétés, les coupes sombres des guerres et des révolutions antérieures, se montrera moins sensible aux maléfices. Que les pères cessent de trembler et d’agiter l’épouvantail des magiciennes perverses. « Ces demoiselles n’ont rien de si démoniaque, je vous assure », leur rétorque l’un des premiers manifestants du symbolisme, le poète René Ghil9. Jules Laforgue qui vient ensuite est trop averti pour leur demander l’impossible. Il n’exige plus d’elles l’héroïsme et le dévouement. Il suffit à son amie d’être belle.

Deux yeux café, voilà tous ses papiers.

Il est sage de s’en tenir à ces formalités sommaires puisqu’au fond « tout n’est que célibat ».

De même Henri de Régnier sait l’abîme qui sépare les sexes et qu’il est fou d’essayer de le combler. Ce n’est plus à la Bible qu’il emprunte ses images, mais au mythe hellénique et il sait ce qui se cache de vérité sous la fable des Sirènes. À contempler notre civilisation il apparaît d’ailleurs que si la femme est corrompue et vénale, une large part de responsabilité en revient à l’homme. Et qu’importe, au surplus, que sa beauté ne soit qu’une illusion de nos sens, comme la saveur du fruit ou l’odeur de la rose ? « Cette illusion nous suffit », déclare Jean Moréas (Notes sur Schopenhauer — Revue indépendante, mars 1885) « et puisque l’homme ignorera toujours l’essence propre des choses et ne connaîtra que la manière dont elles affectent son organisation, ne serait-il pas prudent d’accepter sur la beauté de la femme le phénomène que l’instinct amoureux nous présente, sans chercher à pénétrer le noumène indéchiffrable ? » L’azur du ciel aussi n’est qu’un trompe-l’œil, cela ne gâte en rien l’allégresse qu’on en reçoit ! Stéphane Mallarmé est un sage qui nous invite, dans l’Après-midi d’un Faune, à nous éblouir de l’Univers, en le contemplant à travers le Désir, comme à travers la pulpe lumineuse des raisins vides. Qu’importe qu’il n’y ait chez la femme que la vie inconsciente des choses, des bois mouvants, de l’eau courante et des fleurs, puisque son sourire c’est pour nous, affirme Gustave Kahn :

                       la clarté sur les îles
Les îles blanches du lointain,
Qui s’éveillent sous le frais matin
De toutes leurs gerbes éblouies.

Qu’importe qu’elle ne soit qu’une créature animale et perverse, puisque sa présence nous emplît d’aise et qu’autour d’elle fleurissent les songes ? Accueillons-la comme une trame délicieuse où broder nos fantaisies.

Ô douce chose printanière,
Ô jeune femme, ô fleur superbe,
Épanouis ta nudité
Royale, emmi tes sœurs de l’herbe.

Reste ainsi : l’ombre violette
Se joue aux roses plis des hanches ;
Ouvre tes grands yeux puérils
Où rit l’orgueil de tes chairs blanches.

Ainsi chante Francis Vielé-Griffin qui, restreignant l’Amour à la seule joie contemplative, se garde, comme Stéphane Mallarmé,

                                       du parfum de tristesse
Que, même sans dégoût et sans déboire, laisse
La cueillaison d’un rêve aux doigts qui l’ont cueilli.

C’est contracter une solide assurance contre les déceptions que de s’attacher comme Ulysse au mât du navire et c’est jouir sans danger de la douceur des voix perfides. Les poètes de l’heure sont enclins à la prudence et à n’aimer qu’en imagination et en décor.

« Ardente et découragée », a dit justement Maurice Barrès de sa génération. Nulle ne fut plus dévorée d’appétits, d’élans, d’ambitions. Nulle ne fut plus pénétrée de l’inutilité de l’effort et de son impuissance à changer quoi que ce soit à l’ordre établi du destin. Ses poètes rêvent de vivre intensément. Ils se fouettent à l’action. Ils ne cessent de s’admonester comme Charles Guérin :

Avec un grand frisson plonge-toi dans la vie.

Et toujours, au dernier moment, ils reculent devant son contact glacé. « Agir ! Agir ! » criait déjà Baudelaire, puis il revient à la sagesse des hiboux immobiles, sachant qu’on porte toujours le châtiment d’avoir voulu changer de place. Albert Samain se résigne à la solitude. Il ferme sa porte au bruit de la rue10 et, le front collé à la vitre, comme une infante reléguée dans son Escurial lointain, ne veut voir que son rêve nostalgique et doré fleurir à l’horizon. Par dépit de ne pouvoir pétrir le monde à sa guise, il se taille dans les nuages un vaste empire de rêve.

Pense, domine l’Âge et respire l’espace.
N’espère pas. L’espoir est un oiseau rapace.
Vis, si tu peux, dans l’éternel, l’heure qui passe.

Avant lui, Corbière et Laforgue s’étaient exilés de la cohue. Ce que la muse de Samain soupire en cérémonieuse robe de parade, la muse de ces derniers le sifflote en oripeaux pailletés de clownesse, avec des culbutes et des grimaces :

Et je laisse la vie
Pleuvoir sans me mouiller.

Agir n’est pas seulement inutile, renchérit Jules Tellier, agir est dangereux. À gesticuler à tâtons dans le noir du destin, on risque toujours de blesser quelque puissance occulte et mystérieuse et d’en déchaîner la colère vengeresse. C’est folie que de courir après la fortune. Vivons donc Tel qu’en songe, décide Henri de Régnier. Puisque tout n’est qu’apparence et illusion, épargnons-nous d’aller « cueillir des remords dans la foule servile ». Vivons dans le recueillement au fond de notre tour d’ivoire11. Nous avons, pour nous consoler, les fleurs, la musique et les livres. Choisissons, dans l’histoire, un héros à notre humeur dont nous nous répéterons les gestes devant la glace. Soyons César, Cyrus, Hamlet et s’il nous prend fantaisie d’être Don Juan, le passé est assez riche en héroïnes de tout genre, pour que nous puissions y cueillir des trophées à loisir. À douze ans, dans un grenier, Rimbaud a connu toutes les femmes des anciens peintres. C’est à feuilleter des « magazines », que Francis Jammes s’éprend de Clara d’Ellebeuse, la petite écolière des anciens pensionnats. Les belles mortes nous appellent du haut de leur cadre-doré ou nous sourient de leur bouche de marbre. Voici Phryné, Aspasie, Cléopâtre. Aimons-les. Leur fantôme se pliera docile à ns caresses et s’il nous faut un semblant de vérité, prions la première venue de nos contemporaines d’aider à l’illusion, en remplissant pour un moment leur personnage. Nous lui soufflerons le rôle, mais, pour Dieu, qu’elle n’aille point se piper au jeu, et croire à la réalité de notre hommage. Nous ne lui demandons qu’un simulacre et qu’elle sache bien que si nous nous réfugions dans les yeux vivants, c’est toujours pour nous réfugier hors du monde. Des deux rames dont je navigue, dit Albert Samain :

L’une est langueur, l’autre est silence.

Le silence est cher aux poètes de l’heure, surtout en amour. Un mot malencontreux aurait si vite fait de rompre le charme !

« Tais-toi, tais-toi ! » ne cessent-ils d’adjurer leur bonne amie.

À cette heure un langage humain serait profane.
(Louis le Cardonnel.)
Je te disais « Tais-toi » quand tu ne disais rien.
(Francis Jammes.)
Ne parlez pas… Le silence vaut mieux.
(Émile Despax.)

Donne-moi la main. Asseyons-nous sous l’ombrage. C’est l’heure du crépuscule. Écoutons jaser la brise et rêvons :

Va, l’étreinte jalouse et le spasme obsesseur
Ne valent pas un long baiser même qui mente.
(Paul Verlaine.)

Ne vous inquiétez pas de ce long baiser. C’est le baiser au front des mères et des sœurs aînées. Il est sans brûlure. Il correspond au mot d’ordre.

De la douceur, de la douceur, de la douceur !

Et encore le poète s’y refuse-t-il parfois.

Vers elle, je penchais ma lèvre mais sans prendre
Le baiser qu’elle s’attendait à recueillir.
(Francis Jammes.)

Le poète souffre. Il a besoin d’être bercé. Il se laisse aller comme un enfant sur le sein maternel. La chair ne compte plus. Ce n’est pas une femme, c’est un ange qui veille à ses côtés. Son étreinte est spirituelle.

Et je baise ta chair angélique aux paupières.
(Albert Samain.)

Il cède à l’extase, mais sans perdre pied. Il sait que tout est leurre et mensonge :

Ô parcourons le plus de gammes
Car il n’y a pas autre chose,

soupire Jules Laforgue.

On vient à l’amour tranquillement, comme à une fenêtre, pour contempler des horizons. C’est, pour les uns, motif à se distraire du monotone ennui de vivre et, pour les autres, matière à enrichir leur sensibilité et vivre un chapitre de la « Culture du moi ». Le partenaire n’est plus qu’un prétexte. Il figure un personnage muet. Tandis que le soliloque se déroule, il peut s’endormir, les choses n’en iront que mieux. C’est dans la posture du sommeil que Francis Jammes évolue de préférence sa bonne amie :

Tu serais nue sur la bruyère humide et rose,
Tu dormirais en ne rêvant d’aucune chose.

Et il lui plairait aussi de se laisser aller à la contagion :

Je voudrais me coucher et je m’endormirais.
………………………………………………
Laisse-moi t’endormir et tu m’endormiras.

« Je t’aime parce que tu dors », dit Charles Guérin à la dame de ses pensées. La dame pourrait s’éclipser à certaines heures sans que l’amant s’en aperçoive et interrompe le cours de sa rêverie. Même indolence dans l’autre camp.

Mme de Noailles ne sait plus si c’est au paysage ou à l’adolescent que va sa tendresse. Si un jeune cœur était près de mon épaule, confesse-t-elle,

Je lui dirais : ce n’est pas vous,
C’est toute la nuit qui me tente.
………………………………………………
Vous n’êtes qu’un adolescent ;
C’est à la nuit que je dévoile
Mon cœur qui fond l’or de mon sang,
Et mon corps triste jusqu’aux moelles.
Ne dites rien ! Je ne réclame
De vous que vos regards meurtris…

L’amour est de « l’égoïsme à deux », prétendait Mme de Staël, mais les contemporains font l’économie du partage, autant par prudence que par orgueil :

Je repousse le cœur qui m’attend et m’appelle,
Et je suis cette nuit amoureuse de moi,
De mes yeux sans espoir, de ma voix immortelle.

dit encore Mme de Noailles, Pour se bercer de l’illusion de l’amour, ils n’ont plus besoin de sortir d’eux-mêmes. Ils savent déclencher l’extase automatiquement.

L’IMPUISSANCE D’AIMER ! c’est le titre que Jean de Tinan donne au récit de son aventure sentimentale, publiée en 1894, à Paris (11, rue de la Chaussée-d’Antin). Il prend soin de nous avertir que ce document vaut pour l’ensemble de sa génération : « Je vais vous parler un peu des jeunes filles et des jeunes gens… Le décousu de leurs sentiments factices… Ah ! l’insignifiance de tout cela ! » Le livre s’orne d’un frontispice de Félicien Rops : une femme hiératique soupèse l’enfant amour, qu’elle respire comme une proie, au milieu d’un paysage stylisé d’arbres, de fleurs et d’ibis. En voici l’argument :

Jean de Tinan a rencontré dans le monde deux yeux magnétiques. La dame est belle et disposée à accueillir les hommages. L’aventure est tentante. Pourtant, il hésite à s’engager. Il a vingt ans à peine. Il aime aimer et il hésite : « Sitôt que je commence à aimer, je n’ai de cesse avant d’avoir si bien retourné les sentiments de l’amie et les miens que tout amour soit devenu impossible. » La définition de Tolstoï le décourage : « Aimer, c’est préférer autrui à soi-même. » Il ne s’aveuglera jamais jusque-là. Sa passion reste clairvoyante et, sous les perfections de l’amie, découvre ses défauts. Il redoute l’aventure, les suites, les complications. « Je ne pourrai que m’y énerver ou m’y amoindrir » et il se désole. « Ah ! ces mois passés à prendre son élan, pour ne jamais sauter. »

Il s’engage pourtant, vaille que vaille, mais, tandis que le flirt se poursuit, il s’aperçoit de l’accord impossible et que tous deux chantent le même air sur un ton différent. L’amie s’étonne de ses réticences, de ses timidités. « Que voulez-vous donc ? » demande-t-elle un jour, inquiète, et lui de confesser : « Je ne sais pas ce que je veux. » C’est la vérité ; Il ne peut se débrouiller de tant d’impressions confuses et diverses. Il a peur d’être obligé de se dire : « Je m’emballais, j’ai rencontré un caillou. » Il se sent attiré vers sa beauté, mais une amertume secrète gâte tous ses plaisirs présents. Il ne les retrouve plus qu’à l’état de souvenirs. Il s’exalte alors dans la solitude de ses pensées. Il aime en images. Il revoit l’aimée assise au clavecin, découpée par la lampe, dans l’atmosphère intime de la chambre, tandis que le rideau de la fenêtre s’agite aux souffles de la nuit d’été et il s’éprouve alors fortement épris, mais il a des retours si capricieux et si injustes ! Il lui échappe de dire : « Elle était charmante, mais je n’étais pas d’humeur à y éprouver du plaisir », et il conclut : « Tout cela est trop compliqué. J’aime vraiment les gens qui aiment tout simplement. Nous avons lu trop de volumes à 7 fr. 50 pour aimer comme tout le monde. »

« Nous paralysons le cœur à force de lucidité et puis, après tout, pourquoi exiger des femmes ce que nous ne leur offrons pas en échange : la sincérité12 ? » Et il ajoute cette phrase désolante : « Nous serions très infâmes si nous n’étions pas si niais. »

Tout cela est déjà contenu dans Baudelaire, mais dévoile avec quelle ampleur et quelle célérité il a fait tache d’huile. En somme, Jean de Tinan est né blasé comme l’élite de ses contemporains. Il ne sait comment concilier tant d’impulsions contradictoires. Et l’atavisme religieux pèse aussi sur lui : « Tous ces baisers ont un goût de terre. » À la même heure, Charles Guérin écrit :

Toute chair à ma bouche a le goût du Péché.

« Nous ne nous aimons pas, pense Jean de Tinan, mais serait-ce si différent si nous nous aimions ? » Cela, à l’heure même où Remy de Gourmont concède : « J’aime l’inaction, le différé, il n’y a pas grande différence entre les rêves et leur réalisation. » Alors, à quoi bon pousser l’aventure ? Que tout demeure en possibilité. Rêvons un rêve. Flaubert a raison : « Les âmes s’étreignent mieux que les corps. » Tinan tourne au délire mystique : « Si j’avais une sœur, comme je l’aurais aimée ! » Il dit à son amie : « Je veux voir votre âme que me cachent vos pensées. » Pour exprimer ses émotions, il lui vient aux lèvres les frêles et merveilleuses métaphores liturgiques :

Causa nostræ lætitiæ
Stella matutina.

Il perd pied. Il déraille. « Je voudrais que sa beauté nue me manifestât la beauté métaphysique du dieu-monde… Concevoir l’absolu en spécialisant ses attributs symbolisés par des impressions d’elle… Trouver des révélations flamboyantes aux mystères des analogies !… »

Encore, toujours Baudelaire. À se crisper ainsi, la lassitude vient vite. Jean de Tinan n’a plus qu’une préoccupation : se dégager. Il annonce un beau matin qu’il part en voyage et l’amie elle-même, depuis longtemps désillusionnée, reçoit cette communication avec soulagement. Elle avait dit la veille en confidence à une tierce personne : « Malgré le désir que j’ai de voir Marcel, je voudrais bien le voir partir. On ne sait pas ce qui peut arriver à jouer ainsi avec le feu. »

C’est l’époque où se dénouent sans douleur les liaisons éphémères. Jean Ajalbert nous montre, dans l’un de ses romans, un amant s’éloignant de sa maîtresse, qui implore un rendez-vous, avec ces simples mots : « Je t’écrirai ! » et l’idée de n’en rien faire. Il n’y a plus à craindre chez les plus passionnés que l’amour les livre aux coups de tête et aux folies. Déjà les parnassiens s’étaient sentis, pour les mêmes causes, inclinés à la sagesse. Il y a comme un aveu d’impuissance dans le renoncement d’un Sully Prudhomme, L’heure est venue des pâmoisons sans conséquence et, comme dit Corbière, « des petites morts pour rire ».

Dodelinette à nos petits péchés.

C’est Charles Vignier qui pousse ce refrain émancipateur. Et s’il y avait encore à craindre de s’engager dans le sillage des belles, ce poète nous suggère le moyen de nous libérer d’emblée de l’illusion :

Or l’autre, voilé par la nuit des brocatelles.
Vit se magnifier un rêve inattendu.
Mais, dans son pur dédain, il l’a bientôt par tels
Insolites secrets, à son néant rendu.

Ces amitiés intellectuelles, à quoi les poètes de l’âge symboliste veulent réduire l’Amour, laissait trop d’aspirations naturelles en souffrance pour ne pas aboutir à une déception. Jean de Tînan l’éprouve, qui suppose : « Il n’y a sans doute que la débauche de vraie, parce que c’est elle qui laisse le moins de rancœur. » Il en vient à « souhaiter le charme des sens… de l’ivresse bestiale quand la pensée ne s’y mêle plus ». Baudelaire aussi avait espéré endormir sa douleur sur « les lits hasardeux ». Mallarmé y souhaitait trouver « le lourd sommeil sans songes » et, avant eux, Musset avait tenté l’expérience. Demandez-leur ce qu’ils en pensent ! C’est, nous dit Remy de Gourmont, qu’ils n’ont pas éliminé le poison syrien. Le monde s’est affranchi du dogme chrétien, mais sa momie pèse toujours sur les consciences. Nietzsche s’en étonne qui s’emploie à la détruire pour délivrer la vie. Ses disciples pullulent et se jettent sur le vieux monde, les armes à la main. Les revues d’avant-garde sont pleines de manifestes où l’on s’élève contre le préjugé des mœurs. M. Chevrier dans la Revue indépendante (nºs d’août 1884 et de février 1885) réclame la liberté de la chair comme corollaire de la liberté de conscience et propose que tout être humain soit maître souverain de son être et de son corps comme de sa pensée, que le goût de l’individu soit la seule loi de ses passions et décrète que la morale, définie règle des mœurs, est une atteinte à la liberté. Remy de Gourmont nous invite à retrouver la joie païenne, l’innocence première, à chercher le repos dans la pure délectation sensuelle. Il nous montre pour modèles, dans sa Nuit au Luxembourg, deux amants dont l’unique satisfaction consiste à « jouer avec leur corps », mais Remy de Gourmont s’illusionne. Il reste, lui-même, intoxiqué du poison syrien et préoccupé du péché. Le corps n’est pas relevé de son exil infâme. Il flotte toujours, autour de ses joies, une odeur de carnage et de bûcher, un reflet des brasiers de l’enfer.

*
*   *

Jean de Tinan nous a donné pour raisons de la passivité indolente de ses contemporains : l’excès de fatigue qui ne leur permet plus d’appareiller pour les aventures du large13 et l’excès de lucidité qui les empêche de s’y leurrer. Sans doute, il effleure le scrupule religieux quand il parle des « baisers au goût de terre », mais il y a, dans les préventions dont la jeunesse fait preuve à l’égard de la passion, peut-être autre chose qu’un relent superstitieux. Je sais bien qu’on n’efface pas aisément un pli vingt fois séculaire. Tout de même, l’interdit de l’Église pèse peut-être moins dans leurs hésitations que la qualité de leur nature et une sorte d’orgueil propre à leur génération. Ils ont ce roidissement fanatique de l’Hérodiade de Mallarmé : « J’aime l’horreur d’être vierge… » C’est déjà une noble ambition que de vouloir départager, comme ils le font, les joies de l’âme et celles du corps, mais la mesure est insuffisante. Le conflit demeure. Il faut que tout s’absorbe dans l’unité. Il faut, ou spiritualiser la chair, ou matérialiser l’esprit. Les poètes marchent à l’unité spirituelle. C’est une étrange chose que la nature ait mélangé, comme dit Montaigne, nos ordures et nos plaisirs, et qu’un homme délicat ne puisse s’y exposer sans nausées. Ce ne sont pas seulement des chrétiens qui y apportent un sentiment de répugnance, mais des hommes d’une autre confession et sur toute l’étendue de la terre. Écoutez le poète hindou, Rabindranath Tagore :

« J’essaie d’étreindre la beauté. Elle m’élude, ne laissant que le corps entre mes mains. — Confus et lassé, je retombe — comment pourrait le corps toucher la fleur que l’âme seule peut toucher14 ? »

Nous sommes arrivés à un point de civilisation où l’élite sélectionnée, l’aristocratie des esprits, même purgée de tout souci dévot, rougit des sollicitations de la chair et s’irrite de l’impôt du sang comme d’une déshonorante servitude. Rimbaud a raison : « L’amour est à réinventer ! »

« Quand serai-je enfin maître et dieu de mon haleine ? » se désole René Ghil, harcelé de désirs troubles et de migraines. Pourtant, René Ghil sait que l’homme n’a pas reçu sa loi des mains du créateur. Il a lu Darwin, Haeckel… Il a étudié les mystères de notre origine, suivi notre évolution depuis la monère primitive. Il a traversé, en imagination, les marais carbonifères, les forêts de l’âge mésozoïque. Il sait que notre existence fut représentée à l’âge carbonifère par quelque chose — quelque chose au sang-froid et à la peau visqueuse — qui se cachait entre l’air et l’eau et fuyait devant les gigantesques amphibies de l’époque. Il est instruit, j’imagine, de notre genèse paléontologique et sait quels liens nous rattachent aux mammifères pithécoïdes. Il sait que la nature n’use de nous qu’à titre de ferments nourriciers et prolifiques afin d’assurer la perpétuité de l’espèce : Totus homo semen est, tota mulier in utero . Il sait que la morale n’eut d’autre fondement, au début, que des nécessités d’hygiène ; que l’homme poursuit ses métamorphoses et qu’il viendra peut-être un jour où, comme l’insinue Wells, des êtres « qui sont maintenant latents dans nos pensées et cachés dans nos reins, se dresseront sur cette terre comme on se dresse sur un tabouret, et éclateront de rire, en étendant la main au milieu des étoiles15 ».

« Ah ! fuir ! s’évader ! » supplie Jules Tellier, qui étouffe dans ses liens de chair. Pourtant, Jules Tellier ne s’impressionne guère des misons des théologiens. Il les a percées au défaut de la cuirasse. « Expliquer le monde par Dieu, songe-t-il, c’est reculer seulement la difficulté. Il reste toujours à expliquer l’existence, sous la forme d’un dieu comme sous celle du monde. »

Albert Samain n’a pas mis son espoir dans le ciel vide. Pour lui, la Vierge a clos les yeux et les Anges défunts :

Reposent les doigts joints au tombeau de leurs ailes.

Il n’en est pas moins dévoré d’une fureur de chasteté.

Je veux que mon corps vierge ainsi qu’un diamant
À jamais comme lui soit splendide et stérile.

Le douloureux Charles Guérin, replié sur lui-même au fond de sa province étroite et mesquine, se souffle « Sois athée ! » et pourtant sa jeunesse fumeuse l’importune. Il aspire à déposer

Le bracelet pesant des voluptés humaines.

Ce n’est pas la foi qui le pousse à étouffer ses désirs et à se mutiler, c’est, au contraire, l’écœurement du plaisir et le besoin de se « purifier dans l’air supérieur » qui le fera tout à l’heure retrouver les vestiges de la foi perdue et s’y cramponner avec l’énergie du désespoir :

Je suis le plus méchant des mauvais serviteurs
Ô Jésus, qui prêchais la sagesse aux docteurs !
J’ai détourné le sens divin des paraboles.
J’ai, d’un grain vil, semé le champ de tes paroles.
Malheur à moi ! car dans les vers que j’ai chantés,
La prière se mêle au cri des voluptés :
J’ai baisé tes pieds nus comme une chair de femme,
Et posé sur ton cœur ouvert un cœur infâme.
L’iniquité fut ma maîtresse. Et me voilà.
Tes yeux que le péché de l’univers scella
Me brûlent de leurs pleurs de sang…
Ah ! ne le laisse pas mourir dans son Péché
Cet errant qui s’enlace à ta croix et qui pleure
Las d’avoir tant cherché l’Amour qui, seul, demeure.

La conviction de Stuart Merrill est que « les morts sont bien morts ». Ce n’est point la peur du châtiment futur qui l’écarte des voluptés grossières. Ce n’est point dans l’espoir d’une récompense posthume qu’il se cloître en fin de compte dans les songes :

Qui font oublier sans retour,
Tous les masques et les mensonges
Dont se leurre le pauvre Amour.

et où il attend « le seul baiser maternel de la mort ».

« Des lys ! des lys ! des lys ! » implore Laurent Tailhade qu’on n’accusera point de révérence eucharistique et qu’inspire, seul, un souci de dignité humaine.

« Soyez chastes », ordonne à tous Germain Nouveau du fond de son exil errant.

Couronnement divin de la sagesse humaine
La Chasteté sourit à l’homme et le conduit
L’Homme avec elle est roi ; sans elle tout le mène.

La sagesse ! Sans elle, un baiser la détruit :
Nul n’a contre un baiser de volonté suprême
Nul n’est sage le jour s’il n’est chaste la nuit…

Aimez la Chasteté, la plus douce victoire
Que César voit briller, qu’il ne remporte pas,
Dont les rayons, Hercule, effaceront ta gloire.

Le monde est une cage où le Mal, au front bas,
Est la ménagerie, et la dompteuse forte
Est cette Chasteté portant partout ses pas.

Elle entre dans la cage ; elle en ferme la porte.
Elle tient sous ses yeux tous les vices hurlants.
Si jamais elle meurt, l’âme du monde est morte.

Mais elle est Daniel sous ses longs voiles blancs.
Daniel ne meurt pas car Dieu met des épées
Dans ses regards qui sont des feux étincelants.

Dans les fleurs, aux plis blancs de sa robe échappées,
Suivez sa chevelure au vent, comme le chien
Suit la flûte du pâtre au temps des épopées…

Elle cueille humblement dans la joie en éveil
Les lauriers les plus verts des plus nobles conquêtes
Sans vieux fracas d’acier ni dur clairon vermeil.

Elle rit aux dangers comme on rit dans les fêtes,
Devant ployer un jour tout sous sa volonté,
Plus grande, ô conquérants, que le bruit que vous faites

Et sans elle, il n’est pas d’entière majesté !

Et l’ami de Germain Nouveau, Louis Le Cardonnel, fulmine aussi contre le « néfaste amour, ravisseur du sommeil ». Il dit « le poison de son charme illusoire » :

La haine sourdement mêlée à ses transports,
La jalouse fureur qu’on nomme sa victoire,
Et les cœurs séparés quand s’enlacent les corps.

Lui aussi dénonce « l’énervante et charnelle Aphrodite », « ses nuits de honte », et, se met, touché par la Grâce, à rouvrir des chemins vers la cité de Dieu, préludant ainsi aux conversions multiples qui vont suivre (Adolphe Retté, Francis Jammes, Charles Morice…)

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Donc tous, athées et croyants, s’essayent à la chasteté, mais l’escalade est dure et parfois le pied leur glisse. Ils connaissent de terribles rechutes. Verlaine en prend son parti. Désespéré de l’accord impossible, il se résigne, avec son fond de solide bonhomie, à vivre en partie double, parallèlement, et s’assied entre le vice et la vertu. Lavé, séance tenante, de ses écarts par ses contritions, il y gagne de n’y point se perdre dans les brumes et de n’y laisser ni sa verte humeur ni sa raison. On ne pourra pas lui appliquer l’apostrophe de Louis Le Cardonnel à Louis II de Bavière :

Vous fûtes entraîné par le sabbat vainqueur,
Poussant votre cheval à travers les bois sombres,
Les mânes et la nuit vous ont pris votre cœur,
Car ce n’est pas en vain qu’on provoque les ombres.

Verlaine ne connaîtra pas les hallucinations terribles des chastes, ce supplice du saint ermite qui voit surgir à l’horizon du désert :

Les seins nus et pourprés de ses tentations.

Il échappera au suicide de Nerval, à la folie de Baudelaire, aux nuits de fièvre d’Albert Samain, aux apparitions sinistres d’une Salomé féroce venue du fond des temps pour « réclamer l’agneau blanc de son cœur et l’égorger ».

Il ne se surprendra pas à psalmodier les litanies de la luxure :

Fruit défendu qui fait claquer les dents d’envie

et jamais il ne roulera aux crises d’animalité :

J’étais tigre parmi les tigresses lubriques.

Certes, ce n’est chez Samain qu’un orage passager. Il sentira bientôt remonter dans son cœur l’Astre argenté des rêves paisibles, mais il souffre horriblement.

S’il arrive à Verlaine de s’égarer la nuit, comme Charles Guérin dans les quartiers déserts

Où la prostituée écume des ténèbres,

il n’y portera ni son inquiétude aiguë, ni ses tortures, ni son âme désorbitée. Il lui suffira de se remémorer le vieil adage (car Verlaine espagnolisait en diable) Defienda me dios de my et s’il sort quelque peu mal en point de l’aventure, il se consolera avec le vers d’Ovide, qu’il aimait :

Nec vitiant artus ægræ contagia mentis.

C’est qu’aussi la chasteté n’est pas l’innocence. C’est une vertu militante. Elle ne se manifeste qu’à travers les ruines et les blessures.

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Ah ! que le monde est malade, et qu’il le prouve par cette obstination à revenir sans fin sur son infirmité sexuelle.

Déjà Alfred de Vigny se désolait du serpentement incessant autour de l’homme, de la vipère dorée :

Toujours, ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr,
La femme, enfant malade et douze fois impur.

Il prévoyait l’heure où, las de ce duel sans merci :

Et se jetant de loin un regard irrité
Les deux sexes mourront chacun de leur côté.

Sa plainte revit chez les Parnassiens :

Misérables vivants que le baiser tourmente.
(Sully Prudhomme.)

En vain les brutalistes s’essayent à donner le change et parlent de franches lippées et de corps-à-corps éperdus. En vain s’essayent-ils à nous convaincre de leurs reins solides et de leurs joies satisfaites à barboter dans le bourbier des paillardises.

En vain Richepin s’écrie :

L’Amour que je sens, l’Amour qui me cuit
N’est pas un amour chaste et platonique
Sorbet à la neige avec un biscuit
C’est l’amour de chair, c’est un plat tonique.

On sent bien, ne serait-ce qu’à l’artifice du style, qu’il n’y a là que rodomontades et vantardises. Ces messieurs sont incapables de se livrer à d’autres excès qu’à ceux de la rime-calembour et, sous leur masque insolent de fier-à-bras, d’hercules infatigables et d’ogres rabelaisiens, sont aussi peu voraces que le frugal Auguste Dorchain, l’auteur applaudi de la Jeunesse pensive qui s’épouvante des mots que la tentation lui murmure à l’oreille et qui tremble à la seule idée de la chute possible.

« Tout le long du livre, écrit Jules Tellier sur un ton un peu trop irrespectueux à l’endroit d’un noble poète dont il eût dû apprécier mieux que personne le tour purement académique, M. Dorchain se pose cette seule question : s’il doit ou non perdre sa candeur et s’il peut se permettre de consommer l’œuvre de chair en dehors du mariage. Le “Baiserai-je papa ?” du jeune Diafoirus, c’est à lui-même que le poète l’adresse et il n’obtient pas sa propre autorisation.

« Les propos enflammés de d’Arcy à l’Abbesse de Jouarre, c’est à lui-même que ce rimeur les tient et il ne parvient point à se détourner du devoir. Ce n’est pas qu’il ne se donne de bonnes raisons : “Tu seras plus tranquille ensuite, tu auras la tête moins lourde et tu travailleras mieux”, mais tout de suite après il s’interrompt et se tance :

Ah, sophiste éhonté, cœur fragile, âme lâche
Tu glisses, malheureux ! »

Le plaisant, c’est que Jules Tellier qui juge bon ici de se moquer de Dorchain connaît absolument les mêmes débats et qu’il se désole avec la même insistance des mêmes nécessités. La seule différence est qu’il attend, pour se plaindre de la tentation, d’y avoir succombé. Même contradiction chez Remy de Gourmont qui juge la Chasteté « une aberration » mais qui y conforme ses humeurs et qui, après avoir raillé, comme puérils, ces scrupules de conscience, y revient avec une telle insistance qu’il ne fait que les renforcer et redouble son anxiété avec la nôtre. Il juge la morale, simple affaire de convention, de mode, et de préjugé, nuisible surtout à l’œuvre d’art, ce qui ne l’empêche pas de condamner, en son nom, les « mauvaises mœurs » à travers les écrits de son temps. Il va jusqu’à prétendre que l’instinct sexuel est le pôle intellectuel de l’humanité. Il est vrai que l’Amour est le thème éternel de toute poésie et qu’à l’inverse de sa pratique, immuable dès l’origine, son expression littéraire diffère et varie au cours des âges, au point de marquer la valeur du groupe social. Or, à ne l’envisager qu’à ce dernier point de vue, on peut dire que l’Amour ne fut jamais si mêlé d’aigreurs, de fiel, de troubles et de remords qu’à l’âge symboliste. Il s’est singulièrement compliqué dans sa marche à travers le temps. Il n’est plus la fiction allégorique, rapportée des croisades, au contact de l’Orient chevaleresque et galant. Il a cessé d’être cette simple fluxion de nos conteurs gaulois, dont parle Mathurin Régnier et dont Villon s’accommodait auprès de la grosse Margot. Il n’est plus, comme au xvie  siècle, après les guerres d’Italie, matière à rébus, à charades, à épigrammes, à concetti et à madrigaux. Il n’est plus simple prétexte à jeux d’esprit, quand les amants n’avaient à craindre d’autres rigueurs que celles de leur Dame. C’est qu’alors son expression est libre, à travers les secousses et le désordre de l’État et l’indifférence de l’opinion, embesognée ailleurs. La sérénité le prouve avec laquelle ce brave Amadis Jamyn et l’excellent abbé Desportes, lui-même, reprennent pour complaire à sa Majesté très-chrétienne, Henri de France et de Pologne, troisième du nom, les couplets antiques de l’Amour alterné et « pétrarquisent » indifféremment en l’honneur des belles dames et des mignons de la Cour. L’Amour est un félin domestique en liberté : la contrainte le rend féroce. Il va rugir, captif, au siècle suivant, quand Corneille lui mettra la bride du Devoir et Racine, celle des convenances. Le xviiie  siècle, matérialiste, lui rend la clé des champs et la douceur de l’agneau, mais il s’ennuie et la mélancolie entre dans son cœur. Il passe sa vie à étouffer des bâillements et le voilà pris du mal de poitrine. Après l’orgie révolutionnaire, l’Ordre rétabli le remet à l’attache. Les hurlements recommencent, mêlés de pleurs et de soupirs nostalgiques, selon que l’écrou se visse ou se détend. À l’exaltation succèdent des crises de spleen et de découragement. Voici venir le troupeau des amants romantiques et ténébreux, fils de Werther et de Lara. Voici René, Adolphe, Rolla, Antony qui, comme des enfants rageurs, s’amusent à se faire mal. L’ombre où ils errent reçoit d’étranges soupirs. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent16. Les uns chuchotent des mots mystérieux qu’ils osent à peine confier au vent. Les autres s’étourdissent de déclarations vides et sonores. Ils fuient l’objet de leurs désirs ou, s’ils l’étreignent, rêvent d’autre chose. Ils souffrent à la fois de doute et de ferveur mystique. Goethe, ouvrant les bras au ciel, attend que l’infini l’aspire. Il se rêve, comme Ganymède, emporté par une force surnaturelle, à travers l’espace, où il brûle :

Enlaçant, enlacé, d’aller se fondre en Dieu17.

Byron, impuissant à contenir les battements de son cœur trop vaste, ne tient plus en place et s’exile en quête d’une cause sainte où s’immoler en sacrifice. À son exemple, Keats, Shelley, Platen cherchent, de rivage en rivage, un, soulagement à leur anxiété. Tous, excédés de platitude et d’ennui, la tête pleine de visions et de fumées, partent :

Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.

Ils reviennent sans cesse au bord de cette mer d’azur où Vénus prit naissance, avec l’espoir d’y rencontrer l’idéal qui les obsède. Un fantôme éblouissant leur fait signe de loin et disparaît à leur approche. Swinburne le regarde se fondre dans Beau : « Quel étrange dieu t’a parée de toutes les séductions du monde, ô toi la créature des heures stériles ? » C’est à la même image que Théophile Gautier offre son encens :

Chimère ardente, effort suprême
De l’Art et de la Volupté
Monstre charmant, comme je t’aime,
Avec ta multiple beauté !

C’est le monstre éclos, comme dit Albert Samain :

Au ciel supérieur des formes plus subtiles.

Il porte le reflet de :

L’ardent soleil païen qui l’a fait naître un jour
De ton écume d’or, ô Beauté suraiguë !

C’est « l’Éros aux formes frêles et saintes d’androgyne divin » qui hante les nuits de Tinan ; le Parsifal qu’escorte le bruit triomphal des trompettes de Wagner. C’est on ne sait quel front étincelant de Walkyreau virginal ou de pucelle casquée, Siegfried qui s’ignore ou Jeanne d’Arc. C’est le messager du mystère, l’Archange impénétrable et scellé, entrevu aux bords du ciel ouvert.

Tous y volent, comme Icare, au soleil, au risque de partager le désastre de ses mies fracassées.

« Je n’atteindrai pas l’idéal et je ne puis retourner : vers le réel », déclare Jules Tellier et il se compare aux crabes, retombés sur le dos, qui s’agitent désespérément sans pouvoir se redresser et contemplent avec effarement le ciel lointain qui n’est pas fait pour eux. Comment l’amour innocent de nos pères, l’amour des bergeries en est-il parvenu à ce point tragique de n’être plus qu’une source de désespoir ?

*
*   *

Excès de civilisation, pensera-t-on. Les cerveaux surmenés battent la campagne. Détraquement des sensibilités. Indice d’une dissolution prochaine. Le fruit trop mûr vacille sur la branche. D’autres, au contraire, comme le savant genevois, M. Camille Spiess, y voient poindre une aurore nouvelle. Il n’y a là pour eux que le malaise fécond des enfantements, une crise salutaire de métamorphose. M. Camille Spiess, parti de l’histologie du tube digestif de la sangsue pour arriver à une conception biologique de l’âme, a suivi les leçons de Gobineau et de Nietzsche. Il a pris, de ses maîtres, le goût des spéculations hardies. Il s’ingénie, comme eux, à réformer l’échelle des valeurs et à dégager les traits essentiels du « surhomme ». Il ne s’inquiète plus de la race, comme faisait Gobineau, ni des seules vertus de décision, comme faisait Nietzsche, Il ne s’adresse qu’aux inclinations sexuelles. Or, voici à la suite de son exposé et de ses recherches sur la pathogénèse expérimentale, les réflexions qu’il nous suggère :

L’humanité, issue de sa larve primitive, n’est arrivée à la conscience d’elle-même qu’après bien des avatars et il lui en reste davantage à parcourir avant qu’elle n’ait rempli ses destins et réalisé son point de perfection. D’âge en âge, et degré par degré, à travers, les générations successives, qui ne sont que des ébauches, un type accompli d’homme nouveau ne cesse de s’élaborer dans ses moelles. Au-dessus de l’homme et de la femme, vulgaires, simples animaux reproducteurs, tend à s’élever un Être, d’une finalité plus haute, résumant en lui les vertus du couple, spiritualisées, à leur plus haut point d’expression. C’est à ce type suprême d’aristocratie humaine que marchent les poètes symbolistes, alors qu’ils s’imaginent simplement reprendre, par dilettantisme, un rêvé de décadence. Ils ne retournent point en arrière. Ils anticipent. Le monde s’étonne, et eux-mêmes, s’étonnent, peut-être, plus encore de ces réflexes qui les poussent, à chaque instant, à détourner la tête vers les brumes du passé :

Où rêvent, fraternels, les éphèbes antiques
Et Narcisse au grand cœur qui mourut de s’aimer,

Eux-mêmes ne s’expliquent guère cette obsession à rouvrir :

L’Ère auguste des dieux et des amours bizarres,

« Bizarres »,, c’est le désaveu qu’ils jugent prudent de s’infliger. D’autres y affichent l’orgueil satanique de damnés et y viennent avec une sorte d’exaspération, de bravade, de défi qui ne fait que renforcer les préventions ambiantes et leur propre discrédit. Ils concèdent la perversité de leurs inclinations. « J’ai la passion de la ligne jusqu’à la dépravation », écrit Jean de Tinan. Combien de ses contemporains pourraient dire la même chose et bien que Baudelaire avance :

Que la beauté du corps est un sublime don
Qui de toute infamie arrache le pardon

ils semblent peu convaincus et respirent mal hors des sentiers battus. Dans le concert des voix confuses qui résonnent en eux et où se brouillent, comme chez toute créature vivante, leur ascendance et leur postérité, ils ne savent pas démêler le passé de l’avenir. Ce Narcisse qu’ils croient un legs des anciens âges, c’est « le cadeau des temps futurs », son baiser est celui du génie. Loin de les diminuer,

Cette soif d’infini dont leurs grands cœurs sont pleins

atteste leur noble origine. Ils marchent à tâtons dans la nuit, faute d’avoir su identifier la force qui les pousse à « s’affranchir de la lourde nature ». Cette force, c’est l’Éros de Platon, qui n’a rien de commun avec l’Éros charnel, et chez qui la passion brûle plus haut que le désir. C’est l’affection virile et désintéressée qu’entrevoit l’Américain Whitman et qu’il invoque résolument parce qu’il est né d’un pays neuf, dégagé de routine et de faux plis. C’est cet amour affranchi des hontes du sexe, que Nietzsche saluait en déclarant : « Nous voulons vivre au-dessus des impurs comme les vents forts, voisins des aigles, de la neige et du soleil. »

Voilà ce que dit ou du moins ce que nous fournit à dire M. Camille Spiess car, si au lieu de l’interpréter librement, je le suivais à la lettre, je n’aurais que mépris pour les poètes symbolistes qu’il trouve trop ennuagés de vapeurs judéo-chrétiennes. Parce qu’ils n’ont pas su répondre à l’Idéal spécial qui, selon lui, les appelait, M. Camille Spiess leur reproche rudement leur aveuglement ou leur pusillanimité. Il les accuse d’avoir dérogé. Il les traite de dégénérés et de bien d’autres noms encore, mais M. Camille Spiess, comme tous les disciples de Nietzsche, est de ceux qui entrent en fureur, dès qu’ils flairent quelque part un relent de catéchisme. Péchés ! remords ! contritions ! « signes d’esclavage intellectuel », « râles d’impuissants et de vaincus », « folie d’imbéciles ». Cela est bien vite dit. Il faudrait pourtant s’entendre. Je veux bien que nous pensions Par-delà le Bien et le Mal, mais si c’est pour nous réunir dans la chasteté, à quoi bon nous disputer sur les moyens d’y parvenir ? « Le Christianisme, dit Nietzsche, avec son profond ressentiment contre la vie, a fait de la sexualité quelque chose d’impur. Il jette de la boue sur le commencement, sur la condition première de notre vie. » À merveille, et je comprendrais cela dans la bouche d’un énergumène décidé, coûte que coûte, à « vivre sa vie » et à suivre en dépit du gendarme et des lois, ses inclinations orageuses, mais que signifie cette protestation chez Nietzsche qui nous ramène à l’ascétisme et prescrit l’abstinence avec rigueur ? Quelle étrange anomalie ! Vous m’invitez à mettre toutes voiles dehors, à me réaliser dans la plénitude de mes pires instincts, à me ruer envers et contre tous ; vous me jetez pour mot d’ordre : liberté entière et complète ! licence absolue ! tout cela pour me brider au premier élan, avec le frein de Sénèque :

Imperare sibi maximum imperium est.

« Dompter ses passions, les rendre obéissantes », mais le christianisme, encore qu’il n’ait pas le mérite d’avoir inventé la formule, n’a jamais dit autre chose. Les poètes symbolistes, pour n’avoir pas su tresser d’une main tranquille et décidée, l’apothéose du Neutre, peuvent donc supporter d’un cœur léger la réprobation de M. Camille Spiess. Ils ont, d’ailleurs, pour se consoler, le certificat de génie qu’il leur décerne, à son insu, quand après avoir rappelé ces paroles de Nietzsche :

« Le meilleur auteur est celui qui a honte d’être un homme de lettres. Qu’importe un livre qui ne sait pas nous transporter au-delà de tous les livres. Écris avec ton sang et tu apprendras que le sang est esprit. »

Il ajoute :

« Le génie créateur est l’homme tragique, le poète hermétique qui délivre au monde le livre vivant, le message qui lui a été confié à sa naissance et qui a été imprimé dans tout son être. »

Les chefs de file du mouvement symboliste, Baudelaire, Verlaine, Laforgue, Samain, comme d’ailleurs tous les poètes dignes de ce nom, n’ont jamais fait autre chose.