(1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre I. Des poëtes anciens. » pp. 2-93
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(1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre I. Des poëtes anciens. » pp. 2-93

Chapitre I.

Des poëtes anciens.

§. I.

Des Poëtes Grecs & des Versions qui en ont été faites.

LE but de la Poésie chez tous les peuples a été de plaire & de plaire en remuant les passions ; ainsi c’est tantôt le langage des Dieux & tantôt celui des Démons, suivant les effets qu’elle produit. Ce langage a été encore plus souvent profané que consacré par ceux qui l’ont employé. Je ne parle point du faux éclat qu’ils ont prêté à des pensées communes, je parle des vices que la Poésie a embellis & des crimes qu’elle a canonisés. Cependant malgré ces abus, on aime les Poëtes, & je suis bien éloigné de blâmer ce goût. Il n’est question que de le contenir dans ses bornes.

Homere.

On a toujours regardé ce vieil Auteur comme le père & même comme le Dieu de la Poésie. Ses ouvrages sont plus connus que sa personne. On sçait seulement que c’étoit un misérable aveugle qui alloit chanter les fruits de sa muse dans les villages & les hameaux. Il y a deux Poëmes fameux qui portent son nom l’Iliade & l’Odyssée. Dans le premier, Homere chante les fureurs d’Achille qui se fâche pour une femme, & abandonne les Grecs armés pour ravoit cette femme. Tout est grand, tout est sublime dans ce chef d’œuvre, à ce que disent les admirateurs de l’antiquité. L’autre Poëme d’Homere est l’Odyssée, où il célébre les aventures d’Ulisse, petit Roi d’Itaque, après la ruine des Troyens.

Ces deux ouvrages ont fait regarder Homere comme la Divinité du Parnasse ; mais il s’est trouvé dans le siècle dernier & dans le nôtre plusieurs infidéles qui ont voulu renverser ses Autels. Ces censeurs ont tout critiqué jusqu’au dessein d’Homere ; & descendant du plan aux détails, ils ont trouvé ridicule que des Rois & des grands Capitaines fissent leurs cuisines eux-mêmes ; que leurs mets les plus friands fussent du bœuf, du mouton, du porc grillé sur les charbons ; que leurs richesses ne consistassent qu’en bestiaux ; qu’ils se fissent des présens de chaudieres, de trépieds & d’autres choses semblables ; qu’Homere fit pleurer ses Héros ; qu’il leur mît dans la bouche des injures, lorsqu’ils sont en colere. Ils ont condamné ses fictions touchant les Dieux comme puériles. Ils ont censuré ses comparaisons, ses épithetes, ses fréquentes répétitions. Selon eux, Homere s’abandonne à l’emportement & à l’intempérance de son imagination sans aucun discernement. Il sort presque toujours de son sujet par la multiplicité & par l’attirail de ses épisodes. Il est moins soigneux de bien penser que de bien dire ; & cependant son stile est souvent trop simple, trop dénué d’ornemens, ou du moins il y en a peu qui soient de notre goût. Sa morale ne leur plaît pas davantage, & en beaucoup d’endroits ils la trouvent très-dangereuse pour les bonnes mœurs.

Les défenseurs d’Homere, en avouant une partie de ses défauts, ne tarissent point sur ses beautés. Suivant eux tout respire, tout agit dans ses Poëmes ; c’est le Peintre de la nature. Tous ses Héros ont de la valeur ; mais les traits dont il peint leur courage sont aussi variés que leurs caractères mêmes. Son coloris est celui d’un grand Maître, & son expression prend toujours la couleur de sa pensée.

De si grands talens n’ont jamais pu désarmer l’envie. Zoïle dans l’antiquité déprima tant qu’il put Homere, & il a trouvé des imitateurs en France. Le premier, qui chez nous osa s’élever contre lui fut l’Abbé de Boisrobert, Ecrivain médiocre, mais célébre par sa faveur auprès du Cardinal de Richelieu. Il comparoit le divin Homere à ces chanteurs de carrefours qui ne débitent leurs vers qu’à la canaille. Desmarets de St. Sorlin, ensuite Charles Perrault l’Auteur du Parallele des Anciens & des Modernes, parurent sur les rangs. Mais ce dernier adversaire paroissoit si peu redoutable, que le plus vif partisan des Anciens, Despreaux, demeuroit dans le silence. Cette indifférence, dans un homme dont la bile étoit si facile à émouvoir à la moindre atteinte contre le bon goût & la raison, étonna singuliérement le Prince de Conti. Ce Prince dit publiquement un jour qu’il iroit à l’Académie Françoise écrire sur la place de Despreaux : Tu dors, Brutus. Le Satyrique se réveilla enfin ; mais, sans vouloir s’amuser à défendre Homere contre les critiques superficielles de l’Auteur du Parallele, il s’attacha uniquement à relever les bevuës de ce ridicule antagoniste ; & la dispute fut terminée par rire aux dépens de Perrault.

Houdart de la Motte, plus bel esprit que Perrault, mais non moins ignorant, a depuis renouvellé la querelle. Il traduisit Homere en vers françois, & en fit une critique raisonnée. La Marquise de Lambert, l’Abbé Terrasson, & l’Abbé de Pons, qu’on appelloit le Bossu de la Motte, se rangerent de son côté contre les défenseurs du Poëte Grec, à la tête desquels étoit la savante Madame Dacier. Les Dissertations de la Motte sont bien écrites, & contiennent des observations utiles ; mais il jugeoit un Poëte Grec, & il n’entendoit pas le Grec. Il ressembloit à un Magistrat qui voudroit terminer un procès sans pouvoir lire les pieces.

D’autres Ecrivains parurent dans cette dispute ; mais ce fut pour se mocquer des deux partis. On fit de cette ridicule querelle le sujet de quelques farces. Les Acteurs de la Foire représenterent Arlequin Défenseur d’Homere. Dans cette Piece Arlequin tiroit respectueusement l’Iliade d’une chasse, prenoit successivement par le menton les Acteurs & les Actrices & la leur donnoit à baiser en réparation de tous les ouvrages faits à Homere. Il y eut aussi une estampe dans laquelle on représentoit un âne qui broutoit l’Iliade avec ces vers au bas contre la traduction qu’en avoit donné la Motte qui avoit réduit l’Iliade en douze chants ;

Douze Livres mangés,
Et douze estropiés.

Ces plaisanteries ne cesserent que par l’entremise du sage Valincourt qui désilla les yeux des Parties intéressées, & leur fit voir enfin le ridicule dont elles se couvroient. La paix se fit dans un repas que Valincourt leur donna, & dont étoit Mme. de Staal. “J’y représentai, dit-elle, la neutralité. On but à la santé d’Homere, & tout se passa bien.” Dans le tems de ces querelles littéraires, on écrivit ces quatre vers sur la porte du cabinet de l’Académie Françoise.

La Motte & la Dacier, avec un zele égal,
Se battent pour Homere, & n’y gagneront rien.
L’une l’entend trop bien pour en dire du mal,
L’autre l’entend trop mal pour en dire du bien.

Il est tems de venir à présent aux traductions du Poëte Grec. La plus complette que nous ayons est duë à une femme. Madame Dacier donna l’Iliade en 1711. & l’Odyssée en 1716. C’est celle au moins qui plaît & qui fait le mieux connoître le Poëte Grec avec toutes ses grandes qualités, comme avec ses défauts, quoique ceux-ci y soient quelquefois déguisés ou adoucis autant que l’exactitude d’une traduction qui n’a rien de servile a pu le permettre, & que le génie de notre langue semble l’avoir exigé.

M. Bitaubé a donné en 1762. une traduction libre de l’Iliade, qu’il a abrégée. Il a écarté les imperfections, & ne s’est attaché qu’aux beautés. Cette version ne fait pas connoître Homere tel qu’il est ; c’est un vieillard de trois mille ans d’antiquité habillé à la moderne ; mais elle sera luë préférablement à toutes les autres, parce qu’elle est écrite avec plus de feu, plus de poésie, plus de grace, que celles qui ont paru jusqu’à present.

On sçait que la Motte ne se contenta pas de déprimer l’Iliade d’Homere ; il prit un moyen plus sûr d’avilir le Poëte Grec ; ce fut de le travestir en vers françois. En effet la Motte ne fit d’un corps plein d’embonpoint & de vie, qu’un squelette aride & désagréable. Toutes les fleurs du Poëte Grec se fanent entre ses mains. L’expression même du sentiment qu’il a heureusement maniée dans son Inés, s’est refusée à lui dans son Iliade.

Le Traducteur qui rima l’Iliade,
De douze chants prétendit l’abreger ;
Mais par son stile aussi triste que fade,
De douze en sus il a sçu l’allonger :
Or le Lecteur qui se sent affliger,
Le donne au Diable & dit perdant haleine :
Hé finissez, Rimeur à la douzaine !
Vos Abregés sont longs au dernier point.
Ami Lecteur, vous voilà bien en peine,
Rendons les courts en ne les lisant point.

Cette Epigramme est de Rousseau, & la Motte la méritoit en partie. Mais en condamnant ses vers, il falloit sçavoir rendre justice à sa prose. Le Discours préliminaire, qui est à la tête de sa traduction, vaut seul un bon Poëme.

Il est difficile avec les entraves de la rime & le retour symétrique des rimes masculines & feminines de pouvoir donner une traduction d’Homere qui plaise. On lit pourtant avec plaisir l’Iliade d’Homere, traduite en vers, avec des remarques, par M. de Rochefort à Paris in-8°. 1766. Cette version n’est qu’un essai, & elle n’est pas complette. On y trouve un beau discours sur Homere. “Il seroit sans doute à souhaiter, dit M. de Querlon, que tout le feu de ce génie pût passer dans la traduction de son Poëme ; mais ne demandons pas l’impossible. Contentons-nous aujourd’hui d’avoir les six premiers livres de l’Iliade, traduits avec autant d’exactitude que les caractères différens des deux langues ont pu le permettre.

Hesiode.

Qu’Hésiode ait été avant ou après Homere, je le placerai ici. Nous avons de lui le Poëme des Ouvrages & des Jours & la Théogonie ou Généalogie des Dieux. Ces deux Poëmes n’ont rien de grand que leur sujet ; ils sont sans art, sans invention & sans autre agrément que celui qui peut convenir au genre d’écrire médiocre ; mais Hésiode écrivoit en grec, & les plus petites choses acquiérent un prix infini dans cette langue admirable. On prendra une idée de ce Poëte dans l’Origine des Dieux du Paganisme & le sens des Fables, avec une Traduction des Poésies d’Hésiode par M. Bergier trois vol. in-12. Cette version est aussi fidelle qu’élégante, & ce que l’Auteur y ajoute pour éclaircir la Mythologie, ne peut qu’être le fruit d’un savoir profond.

Poëtes Dramatiques Grecs.

La Grèce a été féconde en Poëtes Dramatiques. Thespis est regardé comme l’Inventeur de la Tragedie. Son art, comme on le sent bien, étoit alors extrêmement grossier. Il barbouilloit de lie le visage des Farceurs, & les promenoit dans les campagnes sur un tombereau qui leur servoit de théatre. Eschyle, qui vint ensuite, fit beaucoup mieux ; il s’attacha à donner de la noblesse à la Tragédie, & à y mettre de la vérité. Il porta son attention jusques sur les habits de ses Acteurs, qu’il rendit héroïques. Ce Poëte est quelquefois sublime & souvent outré. Le style de Sophocle étoit grand & élevé. Il eut pour rival le rendre Euripide, dont la Poésie étoit touchante & remplie d’excellentes maximes de morale. Athenes se partagea sur ces deux Tragiques, qui avoient chacun leurs partisans. Quoi qu’il en soit, ils porterent leur art à un si haut point de perfection, qu’il ne fit plus que décliner depuis.

Les Grecs ne furent pas aussi heureux en Poëtes comiques qu’en Poëtes tragiques, & à l’exception du Cyclope d’Euripide, qui ressemble plus cependant à une Farce qu’à une Comédie, je ne sçais que le seul Aristophane dont il nous reste des Ouvrages entiers, encore n’en avons-nous que la moindre partie. De plus de cinquante Comédies que ce Poëte avoit composées, onze seulement sont parvenuës jusqu’à nous : & c’est même trop, si l’on fait attention à l’abus que ce Poëte a fait de son esprit. “Ce Poëte, Comique, dit M. de Voltaire, qui n’est ni Comique, ni Poëte, n’auroit pas été admis parmi nous à donner ses Farces à la Foire St. Laurent ; il me paroît beaucoup plus bas & beaucoup plus méprisable que Plutarque ne le dépeint. Voici ce que le sage Plutarque dit de ce Farceur. Le langage d’Aristophane sent son misérable Charlatan ; ce sont les pointes les plus basses & les plus dégoutantes ; il n’est pas même plaisant pour le peuple, & il est insupportable aux gens de jugement & d’honneur ; on ne peut souffrir son arrogance & les gens de bien détestent sa malignité. C’est donc là, pour le dire en passant, le Tabarin que Mme. Dacier admiratrice de Socrate, ose admirer : voilà l’homme qui prépara de loin de poison dont des Juges infames firent périr l’homme le plus vertueux de la Grèce. Les Tanneurs, les Cordonniers & les Couturieres d’Athènes applaudirent à une Farce dans laquelle on représentoit Socrate, élevé en l’air dans un panier, annonçant qu’il n’y avoit point de Dieu, & se vantant d’avoir volé un manteau en enseignant la Philosophie.” Cette audace cynique fut réprimée, & l’on vit paroître la Comédie moyenne, & enfin la Comédie nouvelle, que Menandre inventa & mit en honneur. Il n’épargna pas le vice, ni le ridicule ; mais sa satyre est fine & délicate ; sans oser se permettre d’odieuses personnalités, il corrige les hommes avec tous les égards qu’impose la probité.

Le P. Brumoi, Jésuite, nous a dispensé de recourir à la source, en donnant son Théatre des Grecs, contenant des Traductions & Analyses des Tragedies Grecques : des Discours & des Remarques concernant le Théatre Grec, en trois vol. in-4°. & en six vol. in 12. Un tel Livre étoit nécessaire dans ce siécle, où le mérite des Poëtes Grecs étoit avili, ou ignoré. Il n’a encore rien paru de si raisonnable & de si profond sur ce sujet. A la place des Originaux, que peu de personnes sont en état de lire aujourdhui, c’est une ressource pour notre paresse & notre ignorance, de les trouver tellement traduits & expliqués par le P. Brumoi, que nous pouvons en quelque sorte sans sçavoir le Grec gouter les chefs-d’œuvre de cette Langue. Il y a pourtant quelques taches dans ce Livre d’ailleurs excellent. Le P. Brumoi paroît faire trop de cas des plaisanteries fades & puériles qui naissent des jeux de mots, lesquelles sont ordinairement très-froides. Le style de l’auteur n’est ni assez coulant, ni assez simple ; les métaphores hardies, qui ne doivent se trouver dans un Ouvrage que comme les dissonances dans un morceau de musique, y dominent ; & quelquefois ces métaphores sont, ou mal soutenuës, ou trop étrangeres. Il semble même que dans la crainte de ne pouvoir former trois volumes in-4°. il n’a pas craint d’être diffus & de se répéter.

Les Tragédies de Sophocle ont été traduites séparément par M. Dupuy, 1762., 2. vol. in-12., avec autant de fidélité que d’élégance.

Mme. Dacier avoit donné en 1684. le Plutus & les Nuées d’Aristophane, & nous devons à M. Boivin, le même qui a mis en françois l’Œdipe de Sophocle, la traduction des Oiseaux, autre Comédie d’Aristophane. Quoique sa version ne soit pas littérale & d’une fidélité scrupuleuse, le Traducteur n’y a pas mis tout l’agrément qu’on auroit pu attendre d’une plume plus délicate.

La Traduction d’Eschyle, 1770. in-8°, est d’un homme qui a brillé dans la carriere dramatique & qui est versé dans tous les genres de Littérature.

Poëtes Lyriques Grecs.

Sapho, la tendre Sapho, montra dans ses Odes beaucoup de douceur & de finesse ; on lui doit l’invention de ce vers si coulant qui porte son nom. Cette Muse avoit fait neuf Livres d’Odes. Il ne nous en reste qu’une qui n’est pas même dans son entier, mais on y trouve la beauté, le nombre, l’harmonie & les graces infinies que l’antiquité donne à celles que nous avons perduës.

Anacréon, ce Poëte des jeux & des ris, fut le rival de Sapho dans la Poésie érotique. C’est le Poëte des cœurs tendres & sensibles.

Nous avons beaucoup de traductions de ces deux Poëtes aimables. Mme. Dacier en donna une en prose en 1681, dont les Remarques font autant d’honneur à son érudition, que sa version en fait à son goût. Longe-pierreen publia trois ans après une autre en vers, qui est languissante & quelquefois même dure. Elle ne représente que très foiblement l’élégance, la douceur & la délicatesse de l’Original. L’Abbé Regnier Desmarais & La Fosse ont aussi donné Anacréon & une partie de Sapho en vers françois. Ils l’imitent quelquefois heureusement, mais en général le succès n’a pas répondu à leur intention.

Nous n’avons rien eu de bien parfait en ce genre, que lorsque M. Poinsinet de Sivry a donné Anacréon, Sapho & Moschus mis en vers françois, à Paris 1758. in-12. Les graces des trois Poëtes Grecs respirent dans la traduction françoise.

Pindare, quoique le plus célébre Poëte Lyrique des Grecs, a eu moins de Traducteurs en notre Langue qu’Anacréon. C’est que le premier n’a célébré que des Héros, qu’il n’a célébré que des Jeux qui n’ont intéressé que la Grèce, & que le second en chantant l’Amour & le Vin a intéressé les passions de l’humanité, qui à cet égard sera toujours la même. Nous ne pouvons juger que très-difficilement de la beauté des Odes de Pindare ; elles étoient faites pour être chantées sur la Lyre, & toute Poésie qui est faite pour le chant, & qui ne s’y peut plus mettre, a déjà perdu la moitié de son prix. Ainsi ceux qui admirent le plus aujourdhui Pindare ne sont que les échos des anciens. Quelle pitié donc d’entendre Javenel de Carlencas s’écrier : Pindare a franchi les liaisons ordinaires du discours ; il émeut, il étonne par des cadences nombreuses, qui en augmentent la force. Tantôt il s’éleve d’un vol soutenu ; on le perd de vuë. Tantôt il s’élance par bond ; il marche avec rapidité, & par d’impétueuses faillies il se précipite dans l’immense profondeur de ses idées. Nous n’avons de Pindare que les quatre Livres d’Odes que les Anciens ont appellé les Livres de la Période ; il y célébre les victoires remportées aux différens Jeux de la Grèce. Nous n’avons point de traduction complette de ce Poëte. On trouvera quelques-unes de ses Odes mises en françois par l’Abbé Massieu & par l’Abbé Sallier dans les Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres.

Je ne vous parle point des Poëtes Elégiaques Grecs ; ce n’est pas qu’il n’y en ait eu, mais je n’en connois point de bonnes traductions françoises.

Poëtes Bucoliques Grecs.

Il n’y en a que trois dont nous ayons quelques Ecrits, Théocrite, Bion & Moschus. Ces trois Poëtes étoient presque contemporains, & vivoient plus de 250. ans avant Jesus-Christ. Théocrite fut le modèle de Virgile. Fontenelle dit que ses Bergers sont plus rustiques qu’agréables ; mais il les a peint tels qu’ils étoient alors dans la Sicile où le Poëme Bucolique a pris naissance. “Ce qui nous reste, ajoute-t’il, de Moschus & de Bion dans le genre pastoral, me fait extrêmement regretter ce que nous en avons perdu. Ils n’ont nulle rusticité, au contraire beaucoup de galanterie & d’agrément ; des idées neuves & tout-à-fait riantes. On les accuse d’avoir un stile un peu trop fleuri, & j’en conviendrai bien à l’égard d’un petit nombre d’endroits ; mais je ne sçais pourquoi les Critiques ont plus de penchant à excuser la grossiéreté de Théocrite, que la délicatesse de Moschus & de Bion ; il me semble que ce devroit être tout le contraire. N’est-ce point parce que Virgile a prévenu tous les esprits à l’avantage de Théocrite, en ne faisant qu’à lui seul l’honneur de l’imiter & de le copier.”

Ce Théocrite, qui déplaisoit tant à Fontenelle, a été traduit en françois par Longepierre, à Paris, 1688. in-12. & cette version ne réconciliera pas avec l’Original ceux qui n’en jugeront que par elle. Le même Ecrivain nous donna Bion & Maschus avec aussi peu de succès. On fit des Epigrammes contre lui, & du Copiste on passa aux Originaux. Il y en avoit une qui finissoit ainsi :

On les traduit en ridicule,
Dès qu’on les traduit en françois.

Cela n’est point vrai pourtant, lorsqu’on lit la traduction de Moschus que M. Poinsinet de Sivry a mise à la suite de celle d’Anacréon que nous avons citée plus haut avec éloge.

§. II.

Des poetes latins anciens.

L es premiers Poëtes Latins s’essayerent dans la Comédie, la Tragédie & la Satyre. On compte entre les principaux Livius Andronicus, Névius & Plaute ; mais il n’y a que celui-ci qui mérite l’attention des gens de Lettres.

Plaute.

Les Muses Latines furent filles des Muses Grecques. Plaute formé sur Aristophane, donna dans les bouffonneries, les turlupinades, les jeux de mots de ce Poëte Comique. Ses plaisanteries sont basses & ses vers manquent d’harmonie. Ces deux défauts cependant n’ont point empêché que l’on ne l’ait mis à la tête des Poëtes Comiques Latins. Sa diction est aisée, coulante, naïve. Plaute a ce tour original que donne une imagination qui n’est captivée ni par les regles de l’art, ni par celle des mœurs. Ses scenes sont vives, pleines de feu & de mouvement. On y rencontre par-tout ce vrai comique qui va chercher les ridicules jusques dans les replis du caractère, pour l’exposer ensuite en plein Théatre.

Nous avons vingt Comédies de ce Poëte, dont trois l’Amphytrion, le Rudens & l’Epidicus ont été traduites en françois, avec des Remarques & un Examen, selon les regles du Théatre, par Anne Le Fevre (depuis Mme. Dacier) à Paris 1683. trois vol. in-12. Cette version fut très-bien reçuë dans le tems, & on la crut propre à découvrir les finesses de l’Original, ainsi que ses notes peuvent en montrer l’art, en expliquer la conduite & en faciliter l’imitation.

Mme. Dacier n’ayant enrichi notre Langue que de trois Comédies de Plaute, Limiers, Ecrivain médiocre, le traduisit en entier en 1719. à Amsterdam en dix volumes in-12. Les gens de bien ne lui ont pas plus su de gré de son travail, que les gens de goût. “Il ne lui restoit plus, dit-il, entre les mains que d’infames marchands d’esclaves, que de courtisanes impudiques, que de jeunes libertins, que de vieillards débauchés & corrompus :” & ce sont tous ces misérables qu’il a osé produire en françois. Il est vrai qu’il avoit promis d’user des expressions les plus enveloppées de notre Langue ; mais la gaze dont il a prétendu voiler les obscénités de Plaute est si fine & si transparente que le Lecteur n’y perd rien. Quant à sa traduction, elle est assez peu estimée, mais un avantage que l’on y trouve, c’est que Limiers y a réuni les trois Comédies traduites par Mme Dacier, ses examens & ses notes & la version de la Comédie des Captifs faite par Coste. Il a encore rassemblé dans le dernier volume les fragmens des Comédies de ce Poëte, & les Sentences choisies éparses dans ses Piéces, & il a fait précéder l’un & l’autre Recueil d’un petit Discours qui pourroit être & plus pensé & mieux écrit.

Limiers eut la même année un émule dans Nicolas Gueudeville, qui crut se faire un nom en publiant une nouvelle traduction de Plaute. On connoît cet Ecrivain que l’esprit d’indépendance fit sortir d’un Ordre respectable où il s’étoit lié par des vœux, & qui après avoir secoué le joug de la Religion Catholique, ne fit presque plus d’autre usage de ses foibles talens que pour attaquer aussi vainement que lottement la foi & les bonnes mœurs. Né à Rouen, il entra jeune dans la Congrégation de St. Maur, où il fit profession à l’âge de dix-neuf ans dans l’Abbaye de Jumieges, en 1670. Sa traduction de Plaute est fort libre. Il le dit lui-même dans sa Préface. “Je n’ai, dit-il, pris de gêne que par le sens de mon Auteur ; encore est-il vrai qu’il y a tels endroits où à cause de l’épaisse obscurité du texte, je ne sçais pas trop moi-même ce que je dis.” Il a raison, & peut-être plus qu’il ne le pensoit. C’est Plaute travesti plutôt que traduit. On y remarque presque à chaque page une affectation ridicule à se servir de termes figurés & nouveaux qu’il croit propres à égayer. En voulant trop faire le plaisant, il donne de très-mauvaises plaisanteries ; & il veut faire rire par des expressions hyperboliques, ne pouvant le faire par les choses.

Terence.

Ce Comique, heureux imitateur de Ménandre, nous offre dans ses Drames le tableau de la vie bourgeoise, tableau où les objets sont choisis avec goût, disposés avec art, & peints avec des graces si naïves, que chacun s’y voit comme dans un miroir. Quelle pureté ! Quelle douceur ! Quelle élégance dans sa diction ! Tout ce que la Langue Latine a de délicatesse, est dans ce Poëte ; c’est Cicéron, c’est Quintilien qui le disent. Ses portraits sont tracés avec la plus exacte vérité : mais comme c’est le visage réel de l’homme, & jamais la charge de ce visage qu’il montre, il ne fait point éclater le rire. Sa Muse est sur le Théatre comme la Dame Romaine dont parle Horace est dans une danse sacrée, toujours craignant la censure des gens de goût. On lui reproche de n’avoir pas assez de force comique ; mais il répare ce défaut par tant de qualités, qu’en le lisant on ne s’en apperçoit pas.

La même Dame à laquelle nous devons la traduction de trois Comédies de Plaute, nous a donné en françois les six Comédies qui nous restent de Térence. Si jamais ce Poëte pouvoit recevoir quelque honneur en passant dans une Langue étrangere à la sienne, il l’a reçu certainement dans cette traduction. Il me semble, dit l’Abbé Goujet, que tout le monde s’accorde à en louer la pureté, l’élégance, l’exactitude & la fidélité. Lorsqu’elle commença ce travail, elle se levoit à cinq heures du matin pendant un hyver fort rude. Elle traduisit d’abord quatre Comédies ; mais quelques mois après, quand elle relut son ouvrage, & qu’elle le compara à son original, elle trouva que sa version sentoit la lampe, à la lueur de laquelle elle avoit été faite, & qu’elle étoit fort éloignée de la naïveté, des graces & de la noble simplicité de son auteur. Affligée du mauvais succès de cet essai, & dégoûtée de son travail, elle jetta au feu ces quatre Comédies, & recommença. Comme elle s’y prit avec plus de modération, elle réussit beaucoup mieux. Sa traduction éclipsa celles qui avoient été données par M. de Sacy (*) en 1647., & par Martignac en 1670. ; versions assez fidéles, mais lâches, foibles & languissantes. On prétend qu’elle sera effacée à son tour par M. l’Abbé Le Monnier qui va donner Térence en latin & en françois, en 3. vol. in-8°. ; le Prospectus qu’il a publié cette année 1770., fait très-bien espérer de sa traduction, qui sera accompagnée de notes critiques historiques & grammaticales.

Lucréce.

Lucréce, dans son Poëme de la nature des choses, divisé en six Livres, fit choix d’une matiere digne d’un grand Poëte. Il ne pouvoit même en choisit une plus intéressante, (dit M. Racine le fils dans son discours sur les Poëmes didactiques) “puisqu’il entreprend, non-seulement de développer les secrets de la nature, mais d’apprendre aux hommes le grand secret de se rendre heureux, en les guérissant de toutes craintes & de toutes passions, pour leur procurer une tranquillité d’esprit inaltérable. On ne lui dispute pas la gloire d’écrire purement, & d’expliquer avec clarté des choses obscures ; éloge qu’il se donne lui-même. Mais quoiqu’il se vante de parcourir les sentiers du Parnasse, on ne l’y voit presque jamais. Son prologue est admirable ; l’exorde de son second Livre est plein d’élévation, & c’est par un transport d’enthousiasme, qu’à la fin du troisiéme Livre, il introduit la nature qui parle aux hommes, pour leur reprocher la foiblesse qu’ils ont de craindre la mort. Le génie poétique avec lequel il étoit né, éclate en ces trois endroits, de même que dans sa description de la peste ; mais il est étouffé dans tout le reste, où loin d’y trouver un Poëte qui imite, qui peigne & qui remuë, on entend toujours un Philosophe qui argumente & parle du même ton. Cette uniformité si contraire à l’enthousiasme, rend fatigante la lecture d’un long ouvrage, qui n’a d’autre variété que celle des sujets liés ensemble par des transitions froides & communes. Quand il prépare son lecteur à l’explication du sommeil, il lui promet peu de vers, mais charmans, il se compare à un cigne : cependant dans cet endroit même, il est aussi obscur dans son raisonnement que sec & froid dans sa verification, à laquelle il n’a point sçu donner cette harmonie que peu de tems après lui Virgile fit sentir aux oreilles délicates.”

Cette censure est juste à plusieurs égards, mais trop sévere à beaucoup d’autres. “Le Poëme philosophique de Lucréce, malgré la mauvaise physique qu’on y reconnoît depuis longtems, dit M. de Querlon, est sans contredit le plus beau monument de ce genre que nous ayent laissé les anciens. Jusqu’où n’auroient point été les hommes capables de traiter ainsi de pareilles matieres, si leurs Philosophes sécouant le joug des opinions qui dans tous les âges ont subjugué le génie, s’étoient plus occupés du soin d’étendre & de perfectionner leurs propres lumieres, que des revêries de leurs prédécesseurs ? Peut-on en lisant Lucréce n’être pas frappé de cette admirable abondance, de cette richesse d’expression, que la stérilité de sa langue, dont il se plaint, n’a pu l’empêcher de répandre, avec tant d’agrément, dans son Poëme ? Quelle Poésie que celle du quatriéme Livre sur les simulacres & les images émanées des corps, dont il forme nos sensations ? Ces images dessinées & peintes avec une netteté singuliére, deviennent sous son pinceau visibles & palpables. Cette curieuse partie du Roman physique de Lucréce est un chef-d’œuvre ; nous ne connoissons rien de cette force dans aucun ouvrage de l’antiquité.”

Plusieurs écrivains se sont exercés sur ce Poëte dans le siécle dernier & dans celui-ci ; mais on ne lit plus depuis long-tems les mauvaises traductions en vers & en prose par l’Abbé de Marolles. Celle du Baron de Coutures, mieux écrire, mais remplie encore de fautes & de négligences, étoit plus consultée que luë, lorsque M. Panckoucke donna en 1768. en deux vol. in-12. sa Traduction libre de Lucréce. Il a moins considéré ce Poëte comme le maître ou le précurseur de Virgile, que comme un Philosophe profond & sublime, qui déduit avec beaucoup d’art des principes qu’il a établis, l’explication des phénomènes de la nature. C’est donc la partie systématique de son Poëme qu’il a travaillée avec le plus de soin, plus attentif à rendre le sens que les mots, les idées que les phrases. C’est la philosophie d’Epicure, telle que Lucréce l’a conçuë, qu’il a voulu représenter. Sa traduction est écrite agréablement, nettement, & ne manque ni de clarté, ni d’élégance.

La même année que M. Panckoucke fit ce présent au public, on vit paroître une nouvelle traduction de Lucréce à Paris en deux volumes in-8°. M. La Grange (c’est le nom du traducteur) a très-bien entendu toute la philosophie du Poëte latin. Il lui prête même quelquefois un langage un peu plus philosophique qu’il ne l’a dans la naïveté du texte, & ce n’est pas un mal. Mais il seroit assez difficile que les aménités de ce Poëte, attachées, comme elles le sont, à une langue plus expressive que la nôtre, fussent toujours aussi bien renduës que le fond même de ses idées, & l’on pourroit dans cette partie trouver quelques endroits un peu foibles. Cependant nous ne croyons pas, dit M. de Querlon, qu’après cette traduction on ait besoin d’autre chose. Elle restera probablement entre les mains du public.

M. Freron a traduit, il y a plus de vingt ans, le Poëme de Lucréce ; mais j’ignore pourquoi sa version n’a point paru. On peut juger du soin avec lequel elle est faite, & du style de l’auteur, par la description de la peste, tirée du sixiéme Livre, que l’Abbé des Fontaines a insérée dans ses remarques sur le troisiéme Livre des Georgiques de Virgile.

Catulle.

Ce Poëte né à Vérone, a des graces & de la délicatesse. Son imagination riante & agréable répandoit des fleurs sur toutes les poésies. Nous avons de lui des épigrammes, que l’Abbé de Marolles a défigurées dans une version françoise, plate & pesante. La Chapelle en donna une plus agréable, qu’il enchassa dans une espêce d’histoire galante de ce Poëte, grossie de quelques anecdotes amoureuses, vrayes ou fausses, de la Cour d’Auguste, & des amis de Catulle. Cet ouvrage, qui parut en 1680., est plûtôt un Roman qu’une histoire, c’est un fruit de la jeunesse de l’auteur ; mais qu’il n’a pas cru indigne-d’être avoué dans un âge plus avancé.(*) Tout ce qui est en prose est assez délicatement tourné ; c’est un tissu d’avantures, où l’on s’écarte le moins qu’il est possible, de la vraisemblance, & dont le récit peut plaire à ceux qui aiment des lectures aussi dangereuses que frivoles ; mais la versification en est presque toujours fort négligée. Il ne faut pas confondre La Chapelle & Chapelle, auteur d’un voyage fort connu. L’Abbé de Chaulieu fit à ce sujet une épigramme satyrique,

Lecteur, sans vouloir t’expliquer
Dans cette édition nouvelle,
Ce qui pourroit t’alambiquer
Entre Chapelle & la Chapelle :
Lis leurs vers, & dans le moment
Tu verras que celui qui si maussadement,
Fit parler Catulle & Lesbie,
N’est pas cet aimable génie,
Qui fit ce voyage charmant,
Mais quelqu’un de l’Académie.

La Chapelle étoit effectivement de cette compagnie ; mais ce n’est pas parce qu’il en étoit, que son ouvrage est mauvais.

Publius syrus.

Si Catulle corrompt les mœurs, les sentences de Publius Syrus peuvent les former. Ce Poëte connoissoit le cœur humain. Ses maximes, quoique détachées & sans liaison, n’en sont pas moins dignes d’être luës & retenuës. Elles ont de la grandeur, de la solidité & de la délicatesse. C’est l’éloge qu’en fait M. Accarias de Serione dans la préface de la traduction qu’il en a donnée en 1736. in-12. Son style est pur & facile, & ses notes servent à l’intelligence de son auteur sans être trop longues. Il observe que la Bruyere a répandu dans ses caractères presque toutes les sentences de ce Poëte ; les exemples qu’il en rapporte sont sensibles. Presque tous les moralistes ne font que se copier depuis environ deux mille ans.

Virgile.

Ce mot reveille toutes les idées de la belle poésie. Virgile né près de Mantouë de parens obscurs, fut chassé de sa maison & d’un petit champ, son unique patrimoine, par la distribution qu’on fit aux soldats vétérans d’Auguste, des terres du Mantouan & du Cremonois. Il vint alors pour la premiére fois à Rome, & par le crédit de Mécene & de Pollion, illustres protecteurs des gens de Lettres, il recouvra son champ, & fut mis en possession de sa campagne.

Ce bienfait donna lieu à sa premiére Eglogue. Ce monument de sa reconnoissance, le fit connoître d’Auguste qui le récompensa, ainsi que son ami Horace. Il admit à sa familiarité ces deux Poëtes courtisans. Il les combla de distinctions & de richesses ; mais ils lui ont rendu beaucoup au-delà de ses bienfaits. Eux seuls ont épargné à sa mémoire la honte dont elle devoit être couverte. “C’est d’après eux, dit un homme d’esprit, qu’on regarde comme le modèle des bons Princes, un homme à qui les crimes les plus atroces n’ont jamais rien coûté. Ils ont vraiment fait illusion à la postérité, ainsi que l’a dit un Ecrivain moderne, qui ayant joui comme eux de l’amitié des Grands, n’a pas aussi ouvertement sacrifié la vérité à la reconnoissance. On juge Auguste d’après leurs vers admirables qu’on lit tous les jours, & comme ils sont pleins de ses éloges, ils sont oublier les horreurs de sa vie, conservées par des histoires qu’on lit rarement.

Virgile s’est exercé dans trois genres de poésies : le Pastoral, le Géorgique & l’Héroïque. Malheur à ceux qui ne sentent pas le charme de ses églogues. Quoique le langage de ses bergers ait pour objet ou des amours champêtres ou des choses communes & rustiques, ce langage est toujours élégant, figuré & poétique. Il est bien éloigné de ce style prosaïque, froid & négligé, que nous confondons mal à propos avec le style simple & naturel qu’exige l’églogue en général. La simplicité du style n’est point incompatible avec la vraie poésie. Celle de Virgile est l’image de la nature ; quelle précision ! quelle élégance ! quel sentiment !

Quelques critiques ont mis au-dessus des églogues de Virgile les Idilles de Théocrite ; mais tout le monde convient que dans les Georgiques il a effacé Hésiode. Ses préceptes sont presque toujours renfermés dans ses descriptions ; ce qui n’est pas de même dans le poëme de Vanniere, où il y a, à la vérité, plus d’ordre & de choix que dans les georgiques, mais moins d’un certain art, & encore moins de vraie poésie. C’est sur-tout dans les épisodes, que le poëme des georgiques est admirable. Il ne sera peut-être pas aisé de s’appercevoir dans les traductions, que les georgiques sont les plus parfaits des ouvrages de Virgile, comme tous les connoisseurs en conviennent. Mais le mérite principal de ce poëme consiste dans la beauté de versification, que la prose la plus soignée ne peut bien représenter. C’est cette versification enchanteresse qui lui a fait pardonner tant d’erreurs de physique qui passeroient aujourd’hui pour le fruit de la plus stupide ignorance. “Quiconque, dit M. de Voltaire, croiroit connoître la nature en lisant Lucréce & Virgile, meubleroit sa tête d’autant d’erreurs qu’il y en a dans les secrets du petit Albert, ou dans les anciens Almanachs de Liége. D’où vient donc que ces poëmes sont si estimés ? pourquoi sont-ils lus avec tant d’avidité par tous ceux qui savent bien la langue latine ? c’est à cause de leurs belles descriptions, de leur saine morale, de leurs tableaux admirables de la vie humaine. Le charme de la poésie fait pardonner toutes les erreurs, & l’esprit pénétré de la beauté du style ne songe pas seulement si on le trompe.

L’Enéide passe auprès des gens de goût pour le plus parfait des poëmes épiques. Le plan & la conduite en sont admirables, & supposent un Poëte qui avoit autant de jugement que d’imagination. Son travail porte par-tout l’empreinte du génie sublime, de l’esprit juste, & du goût délicat ; & si quelques parties de ce poëme ne frappent pas autant que les autres, c’est qu’il est impossible, & qu’il ne convient pas même dans un long ouvrage que tout soit également beau. Supposé qu’il y eût des défauts, ce ne sont pas au moins des défauts qui viennent du fond vicieux ou de la mauvaise construction de la fable ; mais uniquement du tems qui a manqué à l’auteur pour finir son ouvrage. On peut dire même qu’il n’y a rien à retrancher, rien à refondre, il y a seulement à ajouter & à étendre. Sa diction est toujours pure, harmonieuse & coulante. On ne trouve dans Virgile ni les excessives hyperboles de Lucain, ni les ridicules pointes de l’Arioste, ni les antithèses affectées du Tasse, ou d’un de nos Poëtes à la mode, ni les métaphores outrées & perpétuelles de Milton, ni son emphase orientale qui assomme le lecteur. On n’y trouve point ce style dur & désagréable de nos Poëtes réprouvés, tels que Chapelain, le Moine, Scudery, &c. Virgile est vif & expressif dans ses images ; son coloris est toujours brillant, mais naturel. Enfin, il écrit en vers, comme Cicéron en prose. C’est en le lisant sans cesse qu’on peut se former un goût parfait & se préserver de la contagion du faux esprit qui regne dans tant d’écrits modernes.

Aucun Poëte ancien ne mérite autant d’être traduit que Virgile, & aucun ne l’a été autant que lui. Sans parler des anciennes versions, nous en avons eu un grand nombre de nouvelles que j’examinerai en partie d’après l’Abbé des Fontaines. Il n’y a personne, dit-il, qui ne convienne que Marolles dans sa traduction est ridicule & barbare, & Martignac aussi plat qu’ignorant.

On sçait qu’une vive & singuliére imagination a dicté la version du Pere Catrou,(*) toujours rampante & souvent burlesque, où le sens du texte est à chaque page exposé d’une façon familiére ou bizarre ; où l’original est même fort souvent altéré dans son texte placé vis-à-vis de la traduction. Car sans égard aux éditions faites avec soin sur les manuscrits les plus anciens & les plus authentiques, le P. Catrou prend souvent la liberté de réformer les expressions de Virgile, en citant faussement les manuscrits sur lesquels il s’appuye, & quelquefois n’en citant aucun. Souvent, pour trouver dans le texte le sens qu’il imagine, il ajoute des notes & des phrases entiéres dans sa traduction, & supplée quelquefois jusqu’à trois & quatre lignes, qu’il a néanmoins l’attention de mettre d’un caractère différent ; comme s’il y avoit des lacunes à remplir dans son original. Il y a de l’esprit & des recherches dans ses notes ; mais il y en a un grand nombre qui ne sont guéres judicieuses. La plûpart servent à étayer les sens faux qu’il donne à son auteur ; elles sont moins faites pour le Poëte que pour le traducteur.

La traduction du P. Fabre (*) est peu capable de former le goût de la jeunesse ; elle est lâche & prolixe, & n’est guéres au-dessus de celle de Martignac.

La version faite par l’Abbé de St. Remi & réimprimée en 1746. en 4 vol. in-12. est la meilleure qui ait été encore faite de ce Poëte, au moins pour la lettre ; car quelques critiques prétendent que le traducteur est trop froid, & que quelquefois il noye dans de longues phrases entortillées la poésie de Virgile.

L’Abbé des Fontaines qui avoit plus de goût que l’Abbé de St. Remi, a mis plus de feu dans sa traduction de Virgile. “En réunissant tout ce que les critiques en ont dit, je vois, dit l’Abbé Goujet, que presque tous conviennent qu’en général elle est écrite avec pureté ; qu’il y a communément de la force dans le style, de l’énergie dans les expressions, du naturel dans le tour ; que la traduction de l’Enéide en particulier se fait lire avec cette satisfaction que l’on ressent dans la lecture d’un beau poëme. Mais je vois en même tems, que les mêmes critiques ont trouvé que le traducteur ne rend quelquefois que la moitié de la pensée de son Auteur, qu’une partie de ce qui forme dans l’original une idée complette ; que sa traduction n’est point exempte de contre-sens ou de sens étrangers, ni même d’expressions louches, & qu’il s’y trouve en plus d’un endroit des omissions essentielles. Ils ont encore démontré, qu’en s’écartant des sens du P. Catrou & de l’Abbé de St. Remi, & en abandonnant l’autorité du P. de la Ruë, le moderne traducteur est tombé dans des fautes que ceux-ci avoient sçu éviter ; qu’ainsi il n’a pas toujours raison, lorsqu’il déprime les autres traducteurs & commentateurs qui l’ont précédé.”

Si des traductions en prose nous passons à celles en vers, nous trouverons que nous ne sommes pas peut-être plus riches ; car il faut l’avouer, malgré le mérite de la plûpart des versions citées, nous n’avons encore que de froides copies de Virgile. Je n’en excepte pas la traduction en vers de son Enéide par Segrais.(*) La Monnoye a beau lui dire dans une épigramme connuë :

Quand Sograis affranchi des terrestres liens,
Descendit plein de gloire aux champs élisiens,
Virgile en beau françois lui fit une harangue :
Et comme à ce discours Segrais parut surpris,
Si je sçais, lui dit-il, le fin de votre langue,
C’est vous qui me l’avez appris.

Cet éloge est ingénieux ; mais il n’est pas aussi vrai. Le style de Segrais a un peu vieilli. Sa versification sent d’ailleurs un homme accablé du poids de son entreprise, & qui paroît ne songer qu’à s’en délivrer promprement. Enfin Segrais a violé une des regles essentielles à un bon traducteur des anciens Poëtes ; c’est de ne pas s’éloigner du sens de son original, même lorsque la versification peut en souffrir.

Segrais avoit aussi traduit les Georgiques, & cet ouvrage posthume parut en 1712. in-3°. ; mais notre Parnasse se glorifie peu d’un pareil ouvrage. On préfére généralement la traduction que M. l’Abbé de Lille nous a donnée en 1770. in-8°. Elle n’est ni au-dessus, ni à niveau de l’original ; car qui pourroit le surpasser, ou même l’égaler ? Mais elle est digne de lui par la variété & par la richesse des expressions, par le choix heureux des termes, par les graces de la diction qui n’otent rien à la fidélité que doit se prescrire tout traducteur. Enfin c’est une belle copie d’un beau tableau.

Les Eglogues du Poëte latin ont aussi paru en vers françois avec moins de charmes ; mais plusieurs morceaux ont été rendus avec succès. Je ne parle point des versions foibles & languissantes de Richer (*) & de l’Abbé de la Roche.(*) Le ton de Virgile est simple, mais aisé & élégant. Celui de ses traducteurs n’est guéres que simple & prosaïque.

Vous lirez avec plus de plaisir la traduction des Bucoliques par M. Gresset, plusieurs fois réimprimée avec ses poësies ; mais il faut que vous la considériez moins comme une version exacte, que comme une imitation hardie des Eglogues de Virgile. Selon l’auteur, l’exactitude classique & littérale, ne sert qu’à rabaisser l’essor poétique. Il a donc voulu en sécouer le joug ; intimidé, dit-il, & averti par le peu de succès de quelques traducteurs de différens Poëtes ; traducteurs craintifs & scrupuleux, qui n’ont eu d’autre mérite dans leur travail que celui de prouver au public qu’ils savent expliquer mot pour mot leur auteur. Pour lui, peu touché de ce mérite de Pédant & d’Ecolier, il a cru devoir se mettre au large, & conserver le fond des choses sans s’enchaîner aux termes. Enfin il a étendu ou resserré les pensées du Poëte, suivant le besoin des transitions, & les contraintes de la rime.

Scarron, le pere de notre poésie burlesque, s’est donné encore plus de liberté, pour ne pas dire de licence, en travestissant l’Enéide. Il nous en a donné les six premiers Livres en vers burlesques. Quelques hommes d’un goût bizarre trouvent cette momerie fort plaisante. Des gens d’esprit même, Racine, par exemple, s’en sont quelquefois amusés. Il est vrai que sa gaieté surprend d’autant plus, qu’il étoit accablé d’infirmités & de douleurs ; mais elle ne se soutient pas toujours. Plat & insipide en cent endroits, il est trop rempli de ses bouffonneries triviales, qui sont le poison de la véritable plaisanterie. Ce qu’il y a de moins excusable, c’est l’obscénité. Elle s’y montre à découvert en plus d’un endroit ; & l’on ne peut prendre à cette lecture un plaisir innocent. Quelque peu scrupuleux que fût Scarron, il semble convenir lui-même qu’il avoit un peu de honte de son ouvrage : c’est dans l’endroit où en parlant de champs de deuil, il dit :

Tout auprès, de pauvres Poëtes
Qui rarement ont des manchettes,
Y récitent de mauvais vers.
On les regarde de travers,
Et personne ne les écoute,
Ce qui les fâche fort sans doute ;
En la noire habitation
Il en est plus d’un million ;
Comme à Paris chose certaine,
Chaque ruë en a la centaine
De ceux qu’on appelle plaisans,
Rimeurs burlesques soi-disans,
Du nombre desquels on me compte ;
Dont j’ai souvent un peu de honte.

Mais, peut-être, n’est-ce là que le discours d’un Poëte qui se répent aisément en vers des fautes qu’il commet toujours, & qu’il seroit fâché de ne point commettre. L’Enéide de Scarron trouva de continuateurs aussi indécens que lui, mais moins enjoués & plus propres à faire rire la vile populace, qu’à amuser les honnêtes gens.

Horace.

Ce tendre ami de Virgile, l’est aussi de tous les lecteurs d’un goût délicat. Les autres chefs-d’œuvre de l’antiquité, peu lus par le commun des lecteurs, se sentent un peu du chagrin qu’on a eu en les apprenant par cœur. La jeunesse dégoûtée par de pénibles essais, revient plus rarement à Cicéron & à Virgile. Horace est privilégié ; on l’a lu au Collège, & on le lit dans le monde. Une distinction si avantageuse pour le Poëte latin, vient sans doute de la variété du choix des sujets qu’il a traités. Elle vient encore plus de ce qu’il a donné à tant de sujets différens la beauté propre à chacun. Sublime sans emphase dans la plûpart de ses Odes, délicat dans celles qui ne demandent pas d’élévation, tendre quand il se plaint, véhément quand il censure, judicieux quand il louë, sage lors même qu’il s’emporte, il pense toujours finement, & son expression, par-tout ingénieuse, égale presque toujours la finesse de ses pensées.

Horace, le seul des Latins qui ait parfaitement réussi dans l’Ode, s’étoit nourri de la lecture de tous les Lyriques grecs. Il chante, à l’exemple de Pindare, les Dieux, les Héros & les Combats ; il badine avec Anacréon, ou emprunte de la lyre de Sapho, des sons tendres & touchans pour célébrer les charmes de Glycere & les douceurs de la vie champêtre.

Exempt dans ses satyres du fiel amer de Juvenal, jamais il ne pince sans rire, & sa critique est accompagnée d’un badinage si ingénieux, qu’elle plaît même à ceux qui en sont l’objet. Ses satyres, ainsi que ses épîtres, sont écrites dans une espêce de prose cadencée & dépouillée de tout l’éclat de l’harmonie poétique. Mais quelle élégance, quelle urbanité dans le style ! Quel enjouement dans les pensées ! Quelle finesse dans les expressions ! Quelle philosophie dans ses maximes de morale. Resserrées dans de vers énergiques, elles se gravent profondément dans la mémoire de quiconque a assez d’esprit pour en connoître tout le mérite.

Son Art Poétique retrace les regles essentielles de la poésie ; c’est une école de goût pour le Poëte & même pour l’Orateur ; une Rhétorique écrite avec chaleur & avec agrément. Dans tous ses écrits il inspire à ses lecteurs le goût du beau, du simple & du naturel ; dans son Art Poétique, il donne des leçons pour avoir ce goût.

Plus de vingt Ecrivains ont traduit ou travesti Horace. Le premier qui mérita quelque attention en ce genre fut Dacier. Sa traduction imprimée à Paris depuis 1681. jusqu’en 1689. en 10. vol. in-12, est fidéle à la vérité dans le texte, savante & instructive dans les notes ; mais elle manque de grace. Elle n’a nulle imagination dans l’expression, & l’on y cherche en vain ce nombre & cette harmonie que la prose comporte & qui est au moins une foible image de celle qui a tant de charme dans la poésie. Si Horace dit à sa maîtresse, miseri quibus intentata nites : Dacier dit, malheureux ceux qui se laissent attirer par cette bonnace, sans vous connoître. Il traduit : Nunc est bibendum, nunc pede libero pulsanda tellus : “C’est à présent qu’il faut boire, & que sans rien craindre il faut danser de toute sa force :” Mox juniores quærit adulteros : “Elles ne sont pas plûtôt mariées qu’elles cherchent de nouveaux galans.” Mais quoiqu’il défigure Horace, & que ses notes soient d’un savant peu spirituel, son Livre est plein de recherches utiles, & on louë son travail en voyant son peu de génie.

Le Pere Tarteron, autre traducteur d’Horace, avoit plus d’esprit & sa version(*) fut d’abord comblée d’éloges. Selon les uns, l’on pouvoit dire qu’Horace entre ses mains n’a rien perdu de sa beauté, ni de l’élévation de ses pensées ; que la prose n’ôte rien à la poésie : & qu’Horace devenu françois ne seroit point méconnu des courtisans d’Auguste. Selon d’autres, rien n’étoit plus net, plus naturel, plus poli. C’étoit une copie qu’on pouvoit admirer, après même qu’on avoit senti les beautés de l’Original. Ce qui doit rester de ces louanges excessives, c’est que “le traducteur, dit l’Abbé Goujet, prend en gros les idées de son auteur & les rend en des termes qu’on lit toujours avec plaisir, mais qui, comme il en convient lui-même, sont détachés & indépendans des phrases & des façons de parler d’Horaces

La traduction du P. Sanadon,(*) confrere du Pere Tarteron, a encore beaucoup de réputation ; mais il est quelquefois plus paraphraste que traducteur. A la Poésie lyrique d’Horace, qui est si serrée & si énergique, il substitue ordinairement une prose poétique, où il y a du feu & de l’élévation, mais diffuse & allongée. Le même défaut ne se fait pas sentir dans les Satyres & les Epîtres. Peut-être que notre langue n’a pu lui fournir des tours assez vifs, ou que livré à l’enthousiasme poétique, il n’a pas pris soin de régler l’activité de son imagination. Du reste, il y a de l’esprit, du goût & de la délicatesse dans sa traduction & dans ses notes. Mais plusieurs Savans ont blâmé la liberté qu’il a prise de faire des changemens considérables dans l’ordre & dans la nature même des Odes. De toutes les piéces du Poëte, il n’en a laissé que trois dans leur ancienne situation. Partout il met de nouveaux titres & de nouveaux argumens. Il partage quelquefois une piéce en deux, & quelquefois de deux il n’en fait qu’une. Ici il enleve au Poëte plusieurs vers qui avoient paru sous son nom. Il change la distribution à laquelle on avoit été accoutumé jusqu’à lui. Ces arrangemens ou plûtôt ces dérangemens n’ont pas plu à tout le monde. Il y en a pourtant qui servent à mieux faire entendre Horace.

Ce Poëte, si digne d’être traduit, l’a été encore de nos jours par M. l’Abbé Batteux. Sa version, publiée en 2. vol. in-12., est écrite avec moins de légéreté que celle du P. Tarteron ; mais elle est plus exacte & plus fidéle. On souhaiteroit seulement que les graces naïves & délicates de l’Original fussent plus animées dans la copie.

Plusieurs pensent qu’on ne devroit traduire les ouvrages en vers qu’en vers ; mais il n’y a qu’un grand Poëte qui soit capable d’un tel travail, & ce grand Poëte n’est pas facile à trouver. Le partage d’Horace a été de n’avoir presque que des traducteurs médiocres. L’Abbé Pellegrin publia en 1715. en deux vol. in-12. Ses Odes traduites en vers françois, avec le texte à côté de la traduction ; mais cette version est moins connue que l’épigramme de la Monnoye.

Il faudroit, soit dit entre nous,
A deux divinités offrir ces deux Horaces,
Le latin à Venus la Déesse des graces,
Et le françois à son époux.

On trouve plusieurs autres morceaux d’Horace épars çà & là. On en a fait un recueil en 1752. cinq vol. in-12. sous le titre de Poésies d’Horace en vers françois, avec le texte latin & des extraits des auteurs qui ont travaillé sur cet Auteur. Quelques uns de ces essais font voir qu’avec du tems, de la peine & du génie, on peut parvenir parmi nous à traduire heureusement les Poëtes en vers. Mais en général, la plûpart des traducteurs gâtent leur original, ou par une fausse ambition de le surpasser, qui les rend infidéles, ou par une plate exactitude, qui les rend plus infidéles encore. On dit que Mme. de Sevigné les comparoit à des domestiques, qui vont faire un message de la part de leur maître, & qui disent souvent le contraire de ce qu’on leur a ordonné. A Dieu ne plaise que j’applique cette comparaison à M. Vaniere & à M. de Regagnac qui ont traduit en vers le premier Livre des Odes d’Horace, l’un en 1761. in-8°. & l’autre en 1752. in-12. Le public a applaudi à leurs efforts. C’est tout ce qu’on peut dire d’un travail aussi difficile.

Nous avons encore une traduction séparée des Odes d’Horace, ouvrage posthume de l’Abbé des Fontaines, imprimée en 1754. in-12. Elle passe pour exacte & fidéle. Horace est concis ; il dit beaucoup de choses en peu de mots & son traducteur a quelquefois ce mérite ; d’autres fois, mais plus rarement, il est allongé & prosaïque.

Ovide.

Si Horace est difficile à traduire, Ovide, quoique plus clair & plus abondant, ne l’est pas moins. Qui peut se flatter de rendre jamais en notre langue cette facilité, cette finesse, ces tours si variés, si vifs ; ces traits piquans, ce coloris, enfin toute cette expression abondante, serrée, badine, éloquente ; tantôt pleine & tantôt légere, qui forme le caractère unique & singulier de cet heureux génie ? Tous les sujets qu’il traitoit quelque stériles, quelque bizarres même qu’ils fussent, devenoient riches, gracieux & fleuris entre ses mains. Mais comme il avoit infiniment de l’esprit, il en mettoit par-tout jusqu’à l’excès. Se plaignoit-il de ses malheurs ? Il songeoit bien plus à être ingénieux qu’à s’attirer de la compassion. Ecrivoit-il des Lettres amoureuses ? C’étoient pensées sur pensées, de l’esprit à chaque mot, par conséquent peu de sentiment & de passion. Un autre défaut, c’est qu’il aime à s’égayer jusques dans les sujets les plus graves & les plus sérieux. Bien différent de ce Peintre admirable dont Pline fait mention, qui donnoit toujours plus de choses à penser aux spectateurs qu’il n’en exprimoit, Ovide ne laisse rien à déviner. Il exprime toujours plus qu’il ne peint. Il offre une idée sous toutes les images dont elle est susceptible, & ne la quitte qu’après avoir épuisé celles qui peuvent la représenter. Cette abondance excessive est comme le fond de son caractère ; & les exemples en sont si fréquens dans ses Elégies sur-tout, qu’elle n’a pas besoin d’être prouvée. Il semble avoir ignoré qu’un ouvrage n’est jamais plus parfait, que quand on ne peut rien y retrancher, sans en altérer la perfection.

De toutes les productions de ce Poëte les Métamorphoses sont la plus justement célébre. Nous en avons sept ou huit traductions françoises en vers ou en prose ; mais on ne lit plus guéres aujourdhui que celle de l’Abbé Bannier, & quelquefois la traduction en vers de Thomas Corneille, à Paris 1697. 3. vol. in-12. qui sûrement n’est pas sans mérite. Toutes les autres, & l’on y comprend celles de Du Ryer & de l’Abbé de Bellegarde, sont totalement oubliées ou dignes de l’être. On peut donc supposer qu’il n’existoit, à l’usage des gens du monde, qu’une traduction des Métamorphoses, celle de l’Abbé Bannier : à Amsterdam 1732. in-fol. avec les figures de Picart ; version bien écrite, & enrichie de savantes notes, mais non exempte de tout reproche. Quelques critiques ont trouvé qu’il y avoit des endroits glacés, dans le françois, qui dans le latin, sont d’une grande vivacité ; & que dans d’autres, l’exactitude à rendre le sens de l’Original, étoit quelquefois manquée. On reconnut bien tous les avantages qu’une étude assidue des Poëtes & de l’ancienne Mithologie, devoit donner à l’Abbé Bannier sur les autres interprêtes d’Ovide ; mais on s’apperçut que, trop plein de ses connoissances mithologiques, il sacrifie assez souvent au sens moral ou historique, le sens physique ou littéral. D’ailleurs dans sa traduction, ainsi que dans toutes les autres, les Fables sont divisées entr’elles, & comme détachées du fond de l’ouvrage ; ce qui détruit l’unité du Poëme ou en fait perdre le fil.

M. Fontanelle, auteur d’une nouvelle traduction des Métamorphoses d’Ovide, à Paris 1767. deux vol. in-8° a évité cet inconvénient. Son objet a été 1°. de rendre le Poëte latin avec la fidélité la plus scrupuleuse, sans couvrir ni déguiser ses défauts, & sans lui faire rien perdre, autant que pourroit le permettre le caractère de notre langue, de sa force & de ses agrémens. 2°. De présenter l’ensemble du Poëme, d’en faire sentir l’économie, la liaison & l’unité. Ce double objet a paru très-bien rempli. La traduction, dont j’ai conféré beaucoup d’endroits avec le texte, est exacte, littérale, précise, poétique, & n’en est que plus agréable, sans être moins pure.

Les Heroides d’Ovide ont eu, ainsi que les Métamorphoses, plus d’un traducteur. Renouard, Meziriac, Martignac, l’Abbé de Bellegarde, Mdlle. L’heritier, &c. ont tenté de rendre en vers ou en prose le sens ou les expressions, l’esprit ou la lettre, & souvent les ont manqués l’un & l’autre. En effet, à l’exception de Meziriac, dont la version poétique, indépendamment de l’érudition prodiguée dans son ample commentaire, n’est certainement pas méprisable, quelle idée tous ces traducteurs donnent-ils d’Ovide ? Il seroit ignoré, s’il n’étoit connu que par eux. Pour avoir donc une foible idée de ses Héroïdes, il faut lire la nouvelle traduction publiée à Paris chez du Chêne 1763. in 8°. Cette version est bien supérieure pour le style & pour l’exactitude à toutes celles que nous avons citées ; mais quand on la rapprochera du texte de notre Poëte, qu’on le trouvera peu reconnoissable, l’auteur n’a pas mis la chaleur qu’un ame sensible, avec une imagination un peu vive, y auroit versée. Mais on peut s’en servir pour bien connoître l’historique, & à-peu-près toute la substance des Héroïdes.

Les Fastes d’Ovide ne font autre chose que le calendrier des Romains mis en vers. Ce sujet étoit fort sec, mais le Poëte doué de l’imagination la plus heureuse, trouva le moyen de répandre des fleurs sur toute la route qu’il vouloit parcourir. Il rapporte les causes historiques ou fabuleuses de toutes les fêtes ou féries de chaque mois, le lever, & le coucher de chaque constellation, d’une maniere à faire regretter la perte des six derniers Livres qu’il avoit, dit-on, composés pour faire l’année complette. L’Abbé de Marolles, le Scudery des traducteurs, en donna une mauvaise version en 1660. L’ouvrage reste encore à faire ; en attendant qu’on l’exécute, on peut lire le Recueil des Fables choisies extraites des Fastes d’Ovide, traduites en françois, le latin à côté avec des notes sur chaque Fable, par le Pere de Kervillars, Jésuite. Cet échantillon bien accueilli est un garant qu’une version entiere de l’ouvrage d’Ovide n’auroit pas manqué d’être bien reçue.

Les Elégies que ce Poëte composa pendant son exil ont été mieux traduites que les Fastes. Mais ces Elégies ne sont pas celles de ses productions où l’on trouve le plus d’élévation & d’agrément. Ce sont toujours des plaintes, dictées par la lâcheté & mêlées de flatteries qui prouvent une ame basse & sans énergie. Cet ouvrage d’Ovide a été traduit en françois par le Pere de Kervillars à Paris 1723. & 1726. en deux vol. in-12. L’auteur dit qu’il a poussé l’ambition jusqu’à ôter à son ouvrage l’air de traduction, pour lui donner celui d’un ouvrage de premiere main. Je ne crois pas que l’on puisse blâmer cette ambition. Mais on a trouvé que pour la satisfaire, il en coûtoit quelquefois à la fidélité de l’interprétation ; & qu’il y a plusieurs endroits où le sens du Poëte est manqué. A l’égard du style, à quelques affectations près, il est varié & élégant. Mais Ovide qui ennuye par ses répétitions, n’a presque rien perdu de son tour asiatique ; & le traducteur paroît trop souvent le paraphraste de son Auteur.

L’Art d’aimer, la source, à ce qu’on prétend, des malheurs d’Ovide, n’a pas trouvé de traducteur digne des charmes de ce Poëme ; & ce n’est pas un malheur, l’ouvrage pouvant être très-dangereux pour les mœurs.

Il est étrange que nous n’ayons point de bonne traduction complette de tous les ouvrages d’Ovide, il n’y a que celle de Martignac qui soit supportable ; & il faut bien s’en contenter toute foible qu’elle est. Elle parut à Lyon en neuf volumes in-12. 1697. Le premier volume contient les Héroïdes ; le second, les trois Livres des Amours, & la consolation à l’Impératrice Livie ; le troisiéme, l’Art d’aimer, le remède d’amour, l’Art d’embellir le visage, l’Elégie du Noyer ; le quatriéme, cinquiéme & sixiéme, les quinze Livres des Métamorphoses, avec l’abrégé de cet ouvrage, en latin par Guillaume Canterus, & en françois par Martignac ; le septiéme, les six Livres des Fastes ; le huitiéme, les cinq Livres des Tristes ; le neuviéme, les Epîtres écrites du Pont & le Poëme contre Ibis.

Croiroit-on que dans le tems de la fureur du burlesque, Ovide fut habillé de ces guenilles du mauvais goût. D’Assouci publia en 1650. Ovide en belle humeur enrichi de toutes ses figures burlesques. Cette ridicule platitude plut dans le tems. C’est ce qui fit dire à Boiteau :

Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs,
Et jusqu’à d’Assouci tout trouva des lecteurs.

Ce trait piqua vivement notre Poëte burlesque ; & voici de quelle maniere il s’en plaint dans la rélation de ses aventures qu’il publia lui-même d’un style très-bouffon : “Ah ! cher lecteur, si tu sçavois comment ce tout trouva me tient au cœur, tu plaindrois ma destinée ; j’en suis inconsolable & je ne puis revenir de ma pamoison, principalement quand je pense qu’au préjudice de mes titres, dans ce vers qui me tient lieu d’un Arrêt de la Cour du Parlement, je me vois déchu de tous mes honneurs, & que ce Charles d’Assouci, d’Empereur du burlesque qu’il étoit, premier de ce nom, n’est aujourdhui, si on le veut croire, que le dernier reptile du Parnasse, & le marmiton des Muses. Que faire, lecteur, en cette extrêmité, après l’excommunication qu’il a jettée sur ce pauvre Burlesque disgracié ? Qui daignera le lire, ni seulement le regarder dans le monde, sous peine de sa malédiction.”

Je ne sçais pas si l’on ne doit pas mettre aussi au rang des traductions burlesques les Métamorphoses d’Ovide, mises en rondeau par le doucereux Benserade ? Tous les gens de goût en ont dit du mal. On ne s’est accordé qu’à louer la beauté de l’édition, & l’élégance des figures gravées aux dépens du Roi. C’est ce qui donna lieu au joli Rondeau attribué à Chapelle, qui finit par ces vers :

Mais quant à moi, j’en trouve tout fort beau,
Papier, dorure, images, caractère,
Hormis les vers qu’il falloit laisser faire
A la Fontaine.

Tibulle et properce.

Ce sont deux Poëtes élégiaques. Tibulle est tendre & naturel, passionné, délicat, noble sans faste, simple sans bassesse, élégant sans affectation. Il sent tout ce qu’il dit, & le dit toujours de la maniere dont il faut le dire. Il a les bonnes qualités de Properce & d’Ovide & n’en a point les défauts.

On remarque plus de travail dans les Elégies de Properce, & l’art s’y fait trop appercevoir, “non, dit l’Abbé Souchei, que les choses qu’il exprime s’éloignent toujours de la vérité ; mais ce qu’elles pouvoient avoir de naturel, il le gâte par les traits historiques ou fabuleux, qu’il y mêle continuellement.

L’infatigable Abbé de Marolles a encore traduit Tibulle, & quel auteur n’a-t’il pas mis en françois ? Il se fâche dans sa préface contre le métier de traducteur qu’il avoit fait presque toute sa vie, le regardant comme peu honorable, parce qu’il l’avoit peu honoré. On fait plus de cas des Amours de Tibulle, par Jean de la Chapelle de l’Académie Françoise où se trouve la traduction des Elégies de ce Poëte en vers françois, à Paris 1712. 3. vol. in-12. Cette version est pourtant bien foible ; c’est plûtôt une imitation qu’une traduction. Il a changé, ajouté & retranché, selon qu’il l’a cru convenable à son dessein. Il s’est servi tantôt de grands vers, tantôt de petits vers libres & mêlés de toutes sortes de mesures. Il a voulu seulement donner une idée de Tibulle, & non pas Tibulle même. Ses vers sont aisés ; mais il y en a beaucoup qui ne différent de la prose que par la rime, sur-tout ceux qu’il appelle vers libres.

Le goût romanesque qui regne dans l’ouvrage de la Chapelle caractèrise aussi, à peu de chose près, la vie de Tibulle tirée de ses écrits, publiée à Paris 1743. en deux vol. in-12. C’est le fruit du commerce de M. Gillet de Moyvre, Avocat, avec les Muses. On y trouve toutes les poésies de Tibulle, traduites en vers françois. L’auteur dit qu’il s’est permis de supprimer, de transposer, de changer quelques vers, même d’augmenter, enfin d’ajouter à la pensée de Tibulle. Et il faut avouer qu’il a si souvent usé de ces privilèges, qu’il n’est pas toujours facile de reconnoître le Poëte dans le traducteur. Le même Auteur, après nous avoir donné la vie de Tibulle, publia celle de Properce. C’est encore un ouvrage de sa jeunesse, pour lequel il lui revint, dans un âge mûr, un retour de complaisance, qui l’engagea à le reproduire au grand jour en 1746. On y trouve, comme dans son histoire de Tibulle, la traduction, ou l’imitation en vers françois, d’une partie des poésies de Properce. Et comme c’est le même goût qui regne dans ces deux ouvrages, vous pouvez appliquer au second le jugement que j’ai porté du premier. M. de Moyvre a pris tout le fond de l’histoire de Properce dans l’histoire même : mais il a cru que Properce, Ovide & Virgile, vivant dans le même tems, il pouvoit supposer que ces trois fameux Poëtes se consultoient mutuellement, & qu’ils étoient très-unis. Cette supposition avec plusieurs épisodes, ont fourni quelques ornemens. L’histoire perdroit beaucoup de ses avantages, si tous ceux qui se mêlent de l’écrire, se permettoient de pareilles libertés.

Phédre.

A l’esprit des Romains sa plume a retracé
Les utiles leçons d’un esclave sensé ;
De ses termes choisis l’élégante justesse
Sert chez lui de grandeur, de tour & de finesses
Sans tirer de l’esprit un éclat emprunté,
Le vrai plaît en ses vers par sa simplicité.

C’est ce que dit Van-Effen de Phédre, affranchi d’Auguste, qui publia cinq Livres de Fables, imitées d’Esope & pleines d’élégance, de naturel & de vérité. Les maximes saines qu’il offre dans tous ses Apologues, lui méritent une place parmi les sages qui ont prêché la morale & la vertu, & qui ont donné la parole aux animaux pour instruire les hommes.

Plusieurs Ecrivains ont mis les fables de Phedre en françois. M. de Sacy publia, sous le nom de St. Aubin, sa traduction en 1646. ; & l’on dit de cette version que Phedre ne se fût pas exprimé autrement, s’il avoit écrit en prose françoise. Cet éloge est outré & nous avons de meilleures traductions, sans compter celle de l’Abbé Prévot qui n’est qu’une copie de celle de M. de Sacy ; sans parler de celle que le P. Fabre de l’Oratoire publia en 1728. ; M. l’Abbé Lallemand nous a donné les Fables de Phedre en latin & en françois, avec des remarques 1758. in-12. Cette traduction claire & exacte, est d’une simplicité convenable à l’original. Ses notes peuvent être utiles aux commençans, & il n’a eu qu’eux en vue.

Nous avons aussi une traduction en vers françois par M. Denise de l’ouvrage de Phedre. Elle fut publiée en 1708. in-12. La versification est plus aisée qu’élégante ; mais l’auteur a sçu assez bien conserver le tour simple de l’original latin.

Perse.

Ce Poëte satyrique est remarquable pour la morale pure & le grand fond de raison, qui distinguent ses satyres. On lui a reproché d’être obscur ; mais il avoit peut-être de grands motifs pour ne pas être plus clair. Boileau a dit de lui :

Perse en ses vers obscurs, mais serrés & pressans
Affecta d’enfermer moins de mots que de sens.

Ce Poëte a été traduit en vers & en prose. Le Noble en fit une imitation en vers françois, accommodée au goút présent en 1704. in-12. Le soin qu’il prit d’habiller à la françoise le Poëte Romain, fait quelquefois un effet assez singulier. On se trouve un peu surpris, & Perse le seroit peut-être plus qu’un autre, de voir, par exemple, dans ses satyres, l’éloge du grand Bossuet, Evêque de Meaux. Je crois d’ailleurs que peu de personnes auront approuvé la liberté que M. le Noble a prise dans cette traduction. Sous prétexte de faire parler le satyrique latin en vers françois, il verse sa bile sur les Poëtes ses contemporains. On ne veut voir que le satyrique du regne de Neron, & l’on ne doit point lui faire violence jusqu’à mettre sur son compte ses caprices & ses haines personnelles.

Les traductions de Perse en prose sont en plus grand nombre que celles en vers. L’insipide Marolles, la Valterie, Ecrivain foible, monotone & prosaïque ; Martignac, auteur de la même trempe, l’avoient traduit avant le Pere Tarteron, qui publia sa version en 1689. in-12. Ce Jésuite a mieux aimé s’accommoder au goût du siécle, que de représenter le Poëte absolument tel qu’il est. Mais sans lui ôter que peu de chose de ses pensées, il a assez heureusement exprimé son génie, son goût, son caractère ; le style du traducteur est aisé, vif, élégant, & fort naturel. Il ne se ressent nullement ni du pays latin, ni de la langue latine. Mais on l’a trouvé trop familier dans cette longue Epître préliminaire où il trace les portraits des trois Satyriques latins. Juvenal y a paru d’ailleurs un peu trop maltraité & Perse trop flatté, quoique du reste cette Epître soit pleine de réfléxions solides & ingénieuses.

§. III.

Des traductions de juvenal.

LE satyrique Juvenal fit pour les mœurs ce qu’Horace avoit fait pour le bon goût ; il tâcha de les réformer par des invectives violentes. Son caractère est la force & la verve. Horace écrivit en courtisan adroit, Juvenal en citoyen zélé. L’un ne laisse rien à désirer à un esprit délicat & voluptueux ; l’autre satisfait pleinement une ame forte & rigide. Juvenal méprise l’arme légére du ridicule ; il saisit le glaive de la satyre, & courant du trône à la taverne, il en frappe indistinctement quiconque s’est éloigné des sentiers de la vertu. C’est un censeur incorruptible, mais qui en dévoilant avec trop d’emportement le vice, allarme quelquefois la pudeur des gens de bien.

Notre littérature posséde plusieurs traductions de Juvenal. Chaline, Marolles, Martignac, la Valterie, l’ont successivement rendu en françois. Mais leurs versions barbares, plates, ou allongées, énervent toute l’énergie du Poëte latin.

Le P. Tarteron, Jésuite, en donna une en 1700. in-12., qui est depuis 40. ans entre les mains de la jeunesse. C’est d’après elle que les gens du monde ont jugé Juvenal ; mais que le Satyrique roman est lâche dans cette version ! On reproche non-seulement des contre-sens au traducteur, mais de la foiblesse, du trivial, de la dureté, de la froideur. Juvenal avoit étudié les mœurs de son tems dans l’école du monde ; le P. Tarteron ne connoissoit guéres que le Collège. Et quand même il auroit connu le monde, son état lui auroit peut-être interdit la liberté de donner à ses peintures toute l’énergie qu’un laïque peut se permettre sans conséquence.

M. du Saulx, ancien Commissaire de la Gendarmerie, de l’Académie de Nanci, n’a pas été gêné par les entraves qui glaçoient la plume de Tarteron. On a donné les plus justes éloges à sa traduction des Satyres de Juvenal, Paris 1770. in-8°. Une bonne version est celle qui retrace vivement l’original à ceux qui le connoissent, & qui en tient lieu aux autres ; telle est celle de M. du Saulx. Il a sçu éviter les deux écueils des traducteurs, la servitude & la licence. Sa traduction restera entre les mains du public, & n’en laissera pas désirer d’autre. Son discours préliminaire est pensé ; il est très-bien écrit. Il a un plus grand mérite encore (dit M. Gaillard dans le Journal des Savans) celui d’annoncer une ame honnête & forte, capable, ainsi que celle de Juvenal, de ces haines vigoureuses que doit donner le vice aux ames vertueuses. Le parallèle d’Horace & de Juvenal, composé de traits puisés dans leurs écrits, est de main de maître. Il auroit peut-être été à désirer que l’auteur eût pris un ton moins élevé ; mais il n’a pas voulu faire apparemment une froide dissertation ; & puisqu’on met, ou qu’on veut mettre aujourdhui de l’éloquence par-tout, il ne l’a pas cru déplacée dans un discours sur un Poëte très-éloquent.

Lucain.

Lucain, neveu de Sénéque, a fait une gazette pompeuse de la guerre de César avec Pompée. Ce poëme porte le titre de Pharsale. Un Poëte françois très-boursouflé, préféroit l’enflure de Lucain au sage enthousiasme de Virgile ; presque personne n’a été de son avis. Lucain, dit l’auteur des Affiches de Province, n’a connu ni la nature de l’Epopée, ni le caractère & les loix de la Fable ou de l’invention poétique, ni les bornes de la fiction. Dans un sujet consigné partout, soit dans les monumens publics, soit dans la mémoire des Romains par une tradition presqu’orale, Lucain ne pouvoit plus faire usage des grandes machines de l’Epopée, & faire intervenir à son gré les Dieux ; mais la fiction qu’il n’avoit pas la liberté de répandre dans l’économie de son poëme, il l’a fait entrer dans les détails. C’est donc là qu’il excéde par-tout la vraisemblance que la fiction ne dispense pas d’observer, & qu’il fait le plus étrange abus du merveilleux, en le prodiguant sans nécessité avec un excès qu’aucun romancier, même Espagnol, ne s’est peut-être permis.

“Si les calamités de Rome sont annoncées par des prodiges, il les accumule avec une telle profusion, qu’il semble avoir compilé tous les écrits des augures. Le camp de César en Espagne est inondé par une forte pluie qui l’incommode beaucoup, mais dont César parle lui-même, comme d’un événement ordinaire. Cette pluie, dans Lucain, ressemble au déluge de Deucalion ; il renchérit presque sur Ovide. S’il fait la description de l’Hiver dans un climat tempéré, il rassemble tous les frimats & toutes les glaces du pôle Arctique. L’Eté succede ; on est transporté sous le ciel le plus brûlant de la Zone torride. La bourrasque qu’essuye César sur la mer, dans le foible Esquif qui le portoit lui & sa fortune, est, sous le pinceau de Lucain, la plus horrible tempête dont on ait l’idée. Dans le voyage de Caton en Afrique, tous les serpens de la terre, comme s’ils s’étoient donné rendez-vous, sont rassemblés sur son passage. Enfin, Géographie, Navigation, Astronomie, Magie, Physique, Histoire naturelle, Médecine, &c. &c. Lucain sçait tout comme Homére ; mais il outre tout, & ne met presque rien à sa place.

“Ce n’est là qu’une partie des défauts qu’il y auroit à remarquer dans son Poëme. Il en est de beaucoup plus graves, & qu’on ne peut effacer d’un trait de plume.

“Toute l’histoire, dans la Pharsale, est ridiculement altérée. Tous les caracteres à commencer par ceux de César & de Pompée, sont totalement défigurés, changés, travestis. Par-tout est marquée sans ménagement, la partialité la plus révoltante & la plus absurde contre César. Il est toujours représenté comme le plus grand scélerat qu’ait produit Rome.

“La Philosophie, dont on lui fait honneur, est sans doute une belle partie ; mais c’est peut-être encore un des défauts de son Poëme. La Philosophie d’Homére bien démêlée par Horace, n’est pas celle de Chrisippe & de Crantor, aussi n’est-elle pas discoureuse ; celle de Lucain est le pur Stoïcisme qu’il avoit puisé à l’école de son oncle.

“Concluons, que quand on a bien discuté Lucain, son mérite paroît se réduire à faire penser fortement quelques-uns de ses personnages, à leur donner de la fierté, de l’élévation, & de l’énergie, c’est-à-dire, à bien dessiner des têtes, ou à leur donner beaucoup de vigueur & d’expression. C’étoit un homme de génie, mais sans regle, sans frein, sans goût. Il faut donc lire la Pharsale, tant pour la Poésie de style où parmi tous ces défauts il y a de belles choses, que pour les traits de génie que l’on y rencontre ; mais il faut bien précautionner les jeunes gens contre un ouvrage qui se ressent trop de la jeunesse de l’auteur, & dont les vices sont séduisans.”

L’Abbé de Marolles & Brébeuf, dans le dernier siécle, ont essayé de traduire Lucain, & l’ont tous deux défiguré, mais chacun à sa maniere & très différemment. Marolles est plat & languissant ; Brébeuf est encore plus emphatique que son modèle ; mais il se relâche quelquefois : & quand Lucain rencontre heureusement la véritable beauté d’une pensée, le traducteur demeure beaucoup au-dessous ; comme s’il vouloit paroître facile & naturel, où il lui seroit permis d’employer toute sa force.

Depuis ces deux Ecrivains la Pharsale avoit été négligée, lorsqu’enfin en 1766. il parut deux traductions à la fois. La premiére celle de M. Masson, Trésorier de France, est exacte & propre à faire connoître le Lucain du tems de Néron, avec tous les défauts de sa jeunesse, & ceux qu’il tenoit du mauvais goût de son siécle. La seconde est celle de M. Marmontel, l’un des plus grands admirateurs de Lucain. Après avoir fait son apologie dans la Préface, il développe éloquemment les causes éloignées & prochaines de la guerre civile entre César & Pompée. Ce morceau est digne de St. Real. Quant à sa traduction elle est trop élégante pour être servile & scrupuleusement littérale.

M. Marmontel exprime quelquefois plus simplement que Lucain de grandes idées & de belles images. Il a considéré la Pharfale comme un arbre vigoureux & touffu, dont il y avoit à retrancher bien des branches infructueuses, & qu’il falloit émonder sans le tailler au ciseau. Il s’est pourtant servi du ciseau, pour retrancher entiérement, au commencement du premier Livre, la longue apostrophe à Néron, excès honteux de flatterie, dont Virgile avoit donné le mauvais exemple dans son invocation des Georgiques. Lorsque Lucain, par trop de précision est obscur, l’Académicien, pour développer ou déterminer la pensée, a mieux aimé allonger le texte, que de le commenter en notes. Celles qu’il a mises au bas des pages ont pour objet d’éclaircir quelques détails, & le plus souvent de concilier le Poëte avec les Historiens dont les textes sont rapportés. Telle est à peu près l’idée que M. M. nous donne lui-même de sa version, & nous la reconnoissons juste en général, dit M. de Querlon, sans adopter, quant au détail, beaucoup d’interprétations dans lesquelles il nous paroît n’avoir pas saisi le sens de Lucain.

Sénéque.

Nous avons des Tragédies sous le nom de ce Philosophe. Les auteurs de ces piéces, quels qu’ils soient, montrent en beaucoup d’endroits des sentimens fort beaux, mais ils sont presque toujours hors de la nature. Leur génie outré ne quitte point une pensée, qu’ils ne l’ayent poussée au-delà de ses bornes, & ils deviennent fatiguans, à force de vouloir être merveilleux. Comme c’étoit là le caractère de Sénéque, il n’est pas étonnant qu’on lui ait fait présent du plus grand nombre de ces piéces. Nous n’en avons aucune bonne traduction en françois. Mais si vous voulez connoître le goût, le génie, le caractère de la plûpart de ces Tragédies, il faut lire les réfléxions judicieuses que le Pere Brumoy a eu occasion de faire sur ces piéces dans son théâtre de Grecs. Vous y trouverez les paralleles de l’Œdipe de Sophocle avec l’Œdipe de Sénéque, des Trachiniennes ou de la mort d’Hercule du Poëte grec avec Hercule au mont Æta du Poëte latin, les comparaisons de l’Hypolite des Phéniciennes, de la Médée des Troyennes, & de l’Hercule furieux d’Euripide, avec l’Hypolite, la Thebaïde, la Médée, la Troade, & l’Hercule furieux de Sénéque.

Petrone.

“C’étoit un voluptueux, dit Tacite, qui donnoit le jour au sommeil, & la nuit aux plaisirs & aux affaires. Il y a des hommes qui se rendent célébres par leur application au travail, celui-ci s’étoit mis en réputation par son oisiveté. Il ne passoit pas cependant pour un de ces grossiers libertins, qui se ruinent par des débauches folles & sans goût, mais pour un homme d’un luxe délicat & rafiné. Toutes ses paroles, toutes ses actions plaisoient d’autant plus, qu’elles portoient un certain air de négligence qui paroissoit la simple nature, & qui avoit toutes les graces de la naïveté. Cependant lorsqu’il fut Proconsul de Bithinie & ensuite Consul, il se montra capable des plus grands emplois. Puis redevenu voluptueux, ou par inclination, ou par politique, pour plaire au Prince qui aimoit la débauche, il fut l’un de ses principaux confidens. C’étoit lui qui régloit tout dans les parties de plaisir de Néron, & Néron ne trouvoit rien d’agréable ni de bon goût que ce que Petrone avoit approuvé.” De-là nâquit l’envie de Tigelin qui le regardoit comme un dangereux rival, qui le surpassoit dans la science des voluptés. Petrone se donna la mort lui-même pour prévenir celle à laquelle l’Empereur, sur une fausse accusation, l’auroit condamné.

Nous avons divers ouvrages sous le nom de ce célébre voluptueux. Le plus fameux est le festin de Trimalcion qu’on lui attribue généralement. Mais M. de Voltaire a voulu démontrer que cette satyre n’étoit point du tout de lui. “On a prétendu, dit-il, que le Professeur Agamemnon est Sénéque ; mais le style de Sénéque est précisément le contraire de celui d’Agamemnon, turgida oratio ; Agamemnon est un plat déclamateur de Collège. On ose dire que Trimalcion est Néron. Comment un jeune Empereur, qui après tout avoit de l’esprit & des talens, peut-il être représenté par un vieux financier ridicule, qui donne à dîner à des parasites plus ridicules encore, & qui parle avec autant d’ignorance & de sottise, que le Bourgeois Gentilhomme de Moliere ? Comment la crasseuse & idiote Fortunata, qui est au-dessous de Madame Jourdain, pourroit-elle être la femme ou la maîtresse de Néron ? Quel rapport des polissons de Collège qui vivent de petits larcins, dans des lieux de débauches obscurs, peuvent-ils avoir avec la Cour magnifique & voluptueuse d’un Empereur ? Quel homme sensé en lisant cet ouvrage licencieux, ne jugera pas qu’il est d’un jeune homme effréné qui a de l’esprit ; mais dont le goût n’est pas encore formé, qui fait tantôt des vers très-agréables, & tantôt, de très mauvais, qui mêle les plus basses plaisanteries aux plus délicates, & qui est lui-même l’exemple de la décadence du goût dont il se plaint ? La clef qu’on a donnée de Petrone ressemble à celle des caractères de la Bruyere, elle est faite au hazard.”

Quoi qu’il en soit, le festin de Trimalcion a eu plusieurs traducteurs. Premiérement Nodot, qui ajouta une suite trouvée, à ce qu’il dit, à Belgrade en 1688. ; suite dont plusieurs critiques ont contesté l’authenticité. Sa version est en vers & en prose, ainsi que son original. Sa prose est claire & facile ; mais ses vers sont froids & languissans ; & en général cette traduction est trop paraphrasée.

M. Lavaur en publia une beaucoup plus littérale en 1726. in-12. sous ce titre : Histoire secrette de Néron, ou le Festin de Trimalcion, traduit de Petrone, avec des notes historiques, un discours préliminaire sur Petrone, son histoire secrette, & plusieurs autres remarques servant à l’intelligence de cet ouvrage.

M. du Jardin, peu content de cette version, où il y a des retranchemens que les hommes vertueux jugeront nécessaires, en donna une nouvelle en 1742. en deux vol. in 12. sous le nom de Boispréaux. Sa traduction, quoiqu’un peu libre & quelquefois peu fidéle, est écrite d’un style communément léger, vif & animé, & jusqu’à présent Petrone n’a point eu en notre langue d’interprête plus délicat. M. du Jardin a traduit en prose ce qui est en prose dans Petrone, & en vers ce qui est en vers.

Nous avons encore de cet auteur un Poëme sur la guerre civile entre César & Pompée. C’est une espêce d’inspiration prophétique, un caprice d’imagination, où il y a des portraits touchés avec force & frappés de bonne main. J’en connois deux traductions, l’une en prose par l’Abbé de Marolles & l’autre en vers par le Président Bouhier ; celle-ci est digne de la plume de ce Magistrat. On la trouve dans son Recueil de diverses traductions en vers françois, Hollande 1737. in-4°. & à Paris 1738. in-12.

Autres Poëtes Latins.

Nous réunirons dans cet article plusieurs Poëtes latins qui ne méritent pas un article particulier. Martial, Ecrivain épigrammatique, prouva par son style combien le goût du vrai beau en Littérature, avoit déjà dégénéré de son tems. Il se soutint sous des regnes orageux & fut même aimé par des Princes, dont l’amitié étoit déshonorante. Ses Epigrammes sont en général des ouvrages médiocres. Il couroit après l’esprit & n’atteignoit pas toujours le bon goût. Les pointes & les jeux de mots font son principal mérite. Quelques-uns de nos Poëtes ont mis plusieurs de ses Epigrammes en vers françois ; elles sont répandues dans le recueil de leurs œuvres. Il y en a une assez foible traduction en prose, publiée in-12. 1753. à Avignon.

Il y auroit encore beaucoup d’autres Poëtes à traduire dans notre langue. Il y a dans Stace la matiere de deux ou trois Poëtes. Parmi ses idées gigantesques & les emportemens de sa fougue, que de traits heureux ! & quelle veine ! Quel torrent de poésie !

La froideur de Silius Italitus est rachetée par des détails intéressans. Son Poëme est un tableau qui n’est pas piquant ni brillant en couleurs, mais dans lequel on trouve des sites & des incidens pittoresques.

La sécheresse de Valerius-Flaccus excitera moins la verve d’un traducteur ; la poésie de style n’est pas à beaucoup près son endroit brillant. Mais, ce que nous avons de son Poëme sur les Argonautes est assez bien ordonné ; c’est du moins le plus épique des Poëtes qui vinrent dans l’automne de la poésie latine.

Claudien, dans la monotonie de sa versification, a de l’élévation, de l’élégance, du style ; eh ! que d’agrémens répandus dans ses Epithalames.

Nemesien & Calpurnius, Poëtes Bucoliques, ont eu un traducteur, qui a mis ces deux Poëtes en notre langue avec toutes les graces, toute l’élégance & la fidélité qu’on pouvoit désirer. Cet auteur est M. Mairault mort en 1746., deux ans après que sa traduction eut paru.

Ausone a de beaux morceaux. Toutes ses œuvres ont été traduites en françois par l’Abbé Jaubert à Paris 1769. quatre vol. in-12. Le traducteur auroit beaucoup plus fait pour la gloire de son auteur, dit M. de Querlon, s’il n’eût traduit que les ouvrages qui méritoient de l’occuper, comme le Poëme de la Moselle, l’Amour fustigé, les Roses, quelques Epigrammes, la plûpart des Epîtres en vers ou en prose & le remerciement à Gratien, tout singulier qu’il est, ou même à cause de sa singularité. Il seroit à désirer encore que M. l’Abbé Jaubert eût purgé son style des expressions provinciales que tant de personnes en Province sçavent si bien éviter, soit en parlant, soit en écrivant.

Quand le christianisme eut éclairé les hommes, il épura leurs mœurs, mais il ne put parvenir à perfectionner leur goût. Il ne nous reste des premiers siécles de l’Eglise que des Hymnes où regne une simplicité sainte, qui les fait plus estimer par les gens de bien, que par les amateurs de la belle poésie. La plûpart de ces Hymnes ont été traduites par M. de Sacy & insérées dans les Heures de Port-Royal. Corneille entra en lice avec lui & traduisit les mêmes Hymnes. Sa versification est communément soutenue, harmonieuse, noble ; mais il y a aussi des négligences, des vers foibles, quelques tours forcés & des expressions dures.

Le Poëme de St. Prosper contre les ingrats, a été loué par tous ceux qui pensent qu’on peut mettre la Théologie en vers.

Disciple d’Augustin, & marchant sur sa trace,
Prosper s’unit à lui pour défendre la grace.
Il poursuivit l’erreur dans ses derniers détours,
Et contre elle des vers emprunta le secours.
Les vers servent aux Saints ; la vive poésie
Fait triompher la Foi, fait trembler l’hérésie.

Ce Poëme a été traduit en françois en vers & en prose par M. de Sacy, & cette traduction estimée a été réimprimée en 1717. in-12.

§. IV.

Poëtes latins modernes.

LA plûpart des gens de goût sont prévenus contre ceux qui font des vers dans une langue morte, & la Latinité moderne leur paroît aussi au-dessous de l’ancienne, que le françois est au-dessus du jargon de quelques-unes de nos Provinces. Ce préjugé peut être injuste ; mais comme il paroît avoir généralement gagné, nous nous étendrons fort peu sur les Poëtes des siécles derniers qui ont écrit en latin. Nous ne parlerons même que de ceux qu’on a traduits ou imités en françois.

Santeuil.

C’est à ce Poëte que nous sommes redevables de ces belles Hymnes qui se chantent dans plusieurs Diocèses du Royaume. Que de piété & d’onction dans les sentimens ! Que d’élégance & d’énergie dans les expressions ! Santeuil lisoit ses vers faits pour les habitans des cieux avec toutes les agitations du démoniaque. Despréaux disoit que c’étoit le diable que Dieu forçoit à louer ses Saints. C’est un des Poëtes dont le génie fut le plus impétueux & la Muse la plus décente. Ses Hymnes ont été traduites en vers françois par l’Abbé Saurin, Paris 1699. in-12., & M. l’Abbé Poupin en a donné une autre traduction aussi en vers 1760. in-12. Ces versions sont fort au-dessous de l’original pour la verve, l’enthousiasme, la précision & l’énergie ; mais elles peuvent du moins servir à le faire entendre.

Les autres productions de Santeuil traduites, soit en vers, soit en prose, par plusieurs Poëtes du dernier siécle, se trouvent dans le recueil de ses œuvres, à Paris 1698. in-12., & plus complettes dans l’édition des mêmes œuvres procurée par M. Pinel de la Marteliere 1729. trois vol. in-12.

Comire.

Ce Jésuite est un des meilleurs Poëtes latins qui ayent illustré le siécle de Louis XIV., l’aménité, l’abondance, la facilité, sont en général le caractère de sa versification ; mais plus propre à embellir qu’à s’élever, il n’a point cette hardiesse, ce feu, cette énergie, cette précision, qui sont de la poésie le plus sublime de tous les Arts. Plusieurs Poëtes françois ont imité ou traduit diverses piéces de ce Jésuite. On trouvera ces imitations dans le recueil de ses œuvres, Paris, 1716. deux vol. in-12.

Du fresnoy.

L’Art de la Peinture, Poëme latin par Charles du Fresnoy, parisien, peut entrer en comparaison avec celui d’Horace sur l’Art poétique. Ce sont deux grands maîtres qui ont puisé dans les mêmes sources ; l’un & l’autre ont étudié la nature dans ce qu’elle a de plus parfait ; l’un & l’autre donnent des leçons si sûres que les négliger, c’est s’égarer, voilà ce que dit l’auteur de la Vie de Mignard, mais tous les critiques n’ont pas pensé comme lui. L’ouvrage de du Fresnoy a paru peu méthodique, & ses préceptes sont exprimés quelquefois avec trop de sécheresse. Quoi qu’il en soit, son Poëme a eu beaucoup de succès. Il fut traduit en françois par Roger de Piles. Cette version parut en 1677. avec le texte & un grand nombre de remarques sur le Poëme. Le traducteur tâche d’y expliquer les endroits les plus difficiles & les plus nécessaires, de la maniére à peu près qu’il en avoit entendu parler à du Fresnoy dans les conversations qu’il en avoit eues avec lui. Cette traduction fut réimprimée en 1684. in-12. avec un petit Dictionnaire des termes de peinture.

Quillet.

Nous avons de cet auteur un Poëme latin intitulé, la Callipédie, ou la maniere d’avoir de beaux enfans, qui parut en 1656. in-8°. Paris, avec une Epître dédicatoire au Cardinal Mazarin. Il est sans doute singulier qu’un Poëme, qui enseigne un pareil art, & où l’on trouve des peintures des plaisirs de l’amour, & des détails sur l’article de la génération, ait été composé par un Abbé & dédié à un Cardinal. Mais la science des bienséances n’a été connue que fort tard parmi nous. Quoi qu’il en soit, il y a peu de Poëtes latins modernes, qui puissent être comparés à celui-ci, soit pour le fond qui est extrêmement intéressant, soit pour la juste distribution des parties, soit pour l’ingénieux emploi de la fable, soit pour la variété des épisodes, soit pour la beauté de la versification. La sécheresse des préceptes disparoît sous le coloris du pinceau poétique. L’harmonie, la douceur, l’élévation, le nombre & la cadence caractérisent la Muse de Quillet. M. d’Egli publia en 1746. in-12. une traduction françoise en prose de ce Poëme ; & M. Freron en fait espérer depuis long-tems une qui réunira le mérite de l’élégance à celui de la fidélité ; deux qualités qui manquent quelquefois à la version de d’Egli.

Brumoi.

Les Jésuites produisirent dans le dernier siécle divers Poëtes latins, & leur Parnasse n’a pas été stérile dans ce siécle-ci. Nous avons du Pere Brumoi deux Poëmes célébres, les Passions & l’Art de la Verrerie. Les petites négligences qu’on trouve dans le premier sont peu de chose, quand on les compare avec la force des pensées, la variété & la multiplicité des images, la vivacité des descriptions, la pureté & l’élégance du langage. Sa latinité est plus romaine que ne l’est celle de la plûpart de nos Auteurs latins d’aujourd’hui. Le Pere Brumoi, pour ne pas perdre le mérite de son travail, auprès de ceux qui n’entendent ou ne goûtent point le latin, a traduit en leur faveur son ouvrage en prose françoise. Ceux qui sont versés dans les deux langues, trouveront que la version est peu littérale, & que le traducteur se perd quelquefois de vue lui-même. Mais elle est écrite d’un style élégant & soutenu.

Le poëme de l’Art de la Verrerie n’intéresse pas moins en son genre que celui des Passions. Il n’y a ni moins d’art dans l’invention, ni moins d’agrémens dans la conduite. Le Physicien & le Poëte s’y montrent dans un jour avantageux, sur tout dans les deux derniers chants, où l’auteur exprime aussi heureusement qu’il décrit savamment les differens ouvrages de Verrerie. Le Pere Brumoi a aussi traduit ce Poëme en prose ; mais il est plus littéral que dans son Poëme des Passions, quoique son style soit aussi poli, que ses expressions soient aussi pures, aussi châtiées & aussi élégantes.

Vaniere.

Le Pradium Rusticum du P. Vaniere, a trouvé autant d’admirateurs que le Poëme des Jardins du Pere Rapin, & il a eu de plus un traducteur. Il a été publié en françois sous le titre d’Economie rurale par M. Berland d’Halouvry 1756. deux vol. in-12. La réputation de ce Poëme est établie depuis long-tems. L’auteur écrit en vers avec une facilité admirable. On sent qu’il s’étoit nourri de la lecture des auteurs du siécle d’Auguste. Quelques critiques veulent que certains épisodes soient déplacés. Pourquoi, disent-ils, à l’occasion de la maladie contagieuse des bœufs, nous donne-t’on la description de la peste de Provence & les éloges des illustres Prélats qui en ont bravé les dangers ? Pourquoi tant d’autres dîgressions étrangeres à son sujet ? Pourquoi tant de détails petits & minucieux ? Mais quelque chose qu’on dise, il faut toujours admirer l’aisance qu’a l’auteur de s’exprimer en beaux vers sur tant de sujets différens. Un Poëte françois auroit bien de la peine à en faire autant. L’exemple du Pere Vaniere justifie ce qu’a dit M. de Voltaire dans sa préface de Brutus, qu’il est plus aisé de faire cent vers en toute autre langue, que quatre en françois.

Polignac.

L’Anti-Lucréce de l’illustre Cardinal de Polignac ne seroit désavouée ni par Descartes, ni par Virgile. Le goût ne s’y fait pas moins sentir que le raisonnement. Des vérités sublimes y sont développées avec art, avec méthode, avec élégance. Le Cardinal de Polignac racontoit volontiers ce qui lui avoit fait naître l’idée de cet ouvrage. En revenant de Pologne il s’arrêta quelque tems en Hollande. Il y eut plusieurs entretiens suivis avec le célébre Bayle. Les argumens d’Epicure, de Lucréce & des Sceptiques qui venoient depuis peu d’être poussés très-loin dans le Dictionnaire critique, le furent peut-être encore davantage dans la conversation. Le Cardinal de Polignac forma dès-lors le dessein de les réfuter. Deux exils dans deux de ses Abbayes, lui donnerent ce loisir nécessaire pour les lettres. Ainsi l’Anti-Lucréce est le fruit des disgraces de son auteur. Il a été mis en françois avec beaucoup d’élégance & de force par M. de Bougainville, Ecrivain distingué, que la mort a enlevé trop promptement à la république des lettres.