(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Édelestand du Méril »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Édelestand du Méril »

Édelestand du Méril

I

Histoire de la Comédie chez tous les peuples [I-III].

J’avais la bonne fortune récemment d’annoncer la traduction du plus beau livre de Thomas Carlyle, publiée depuis plusieurs mois à Paris absolument comme dans le fond d’un gouffre… Aujourd’hui, voici une bonne fortune, meilleure encore, car le livre que je vais signaler est français. C’est cette Histoire de la Comédie chez tous les peuples 27 (rien que cela !) à laquelle, l’autre jour, l’Académie des Inscriptions, je crois, a jeté une moitié de prix ou de mention, avec la rogneuse justice d’une académie, mais dont aucune critique vulgarisatrice n’a parlé, malgré ce titre si promettant Histoire de la Comédie, qui, du moins, aurait dû piquer la curiosité d’un temps comme le nôtre, si profondément histrion !

Eh bien, quel que soit mon peu de penchant à me croiser pour les choses du théâtre, j’apprendrai cependant aux lecteurs ce que vaut le livre d’Édelestand du Méril, et, plus et mieux encore, ce que vaut l’auteur de ce livre ! J’ai souvent pensé que la critique devait ressembler à une maîtresse de maison qui a du tact et qui sait placer ses convives, disant à ceux-là qui se pressent un peu trop autour d’elle et qui croient y rester : « Descendez plus bas… » vers la porte ; et à ceux qui, plus modestes, se tiennent dans les coins de la salle : « Montez plus haut… » à la place d’honneur et dans la lumière. De la lumière ! J’en voudrais allumer un torrent sur la tête d’Édelestand du Méril.

C’est, en effet, une de ces têtes comme je les respecte et les aime… insoucieuses de tout, excepté de faire le mieux possible ce qu’elles font. Depuis plus de trente ans, il faut bien qu’on le sache ! Édelestand du Méril, l’auteur très connu en Allemagne, à peu près inconnu en France, de la Poésie scandinave, des Essais philosophiques sur les formes et sur le principe de la versification en Europe et sur la formation de la langue française, et d’une foule d’ouvrages philologiques d’une érudition très vaste et très sûre, est un des plus acharnés travailleurs de ce siècle, qui se vante de ses travailleurs ! Depuis plus de trente ans, Édelestand du Méril — un bénédictin solitaire — dépense une volonté et une intelligence de premier ordre dans le fossé de l’érudition, dont malheureusement il n’est jamais sorti ; et quand j’écris « malheureusement », je l’écris moins pour lui que pour nous, — les idolâtres de l’esprit, sans aucune conversion possible ! — qui tenons que tout un siècle d’érudition ne vaut pas une bonne heure de littérature. Organisé pour être mieux qu’un philologue, cerveau à plusieurs vocations, Édelestand du Méril, qui a débuté par un livre très pénétrant d’économie politique (la Philosophie du budget), aurait été tout aussi bien un penseur profond et un grand artiste que ce qu’il est présentement, c’est-à-dire un savant d’une science énorme…

Il ne l’a pas voulu. Pourquoi ?… La vocation du savant était-elle en lui la plus forte ?… À quoi d’impérieux a-t-il obéi en se décidant pour la science, après avoir donné à ses amis, dans des confidences qu’ils n’oublieront jamais, la preuve des plus hautes aptitudes littéraires ?… Nos esprits ont parfois des préférences aussi dangereuses que celles de nos cœurs. Du Méril s’est donné à la science en pur don, comme on se donne à tout ce qu’on aime, et la science, ingrate comme tout ce qu’on aime, ne lui a pas même rendu de la gloire.

Avec nous, aurait-il été plus heureux ? Mais ce n’est pas sa gloire que je regrette. Qu’il me permette un regret plus mâle… Ce sont ses facultés.

Il les a toujours, je le sais, et même son livre en fait foi. Elles y apparaissent vivaces, inextinguibles, y perçant tout, à bien des places, de l’obstiné rayon que tant de charretées de mots et de textes, versés par-dessus, n’ont pu étouffer. Seulement, si elles y sont encore, — et je vous garantis qu’elles y sont ! — si elles ont résisté, en raison d’une supériorité invincible, à des travaux scaligériens qui devaient les tuer après les avoir hébétées, elles y sont cependant nécessairement réduites ; car ne pas avoir employé des facultés comme elles devaient être employées constitue toujours, en plus ou en moins, une manière de les abolir. En dépit de sa force et de sa fierté, l’esprit reste toujours victime de l’habitude ou son esclave.

On ne regarde pas trente ans impunément sous des mots pour voir ce qu’ils cachent, fût-on l’esprit le plus robuste, le plus capable d’entrer dans le courant de la grande observation humaine et de produire des livres vivants. On aurait dans son âme autant de poésie que Milton qu’on ne ferait pas, sans échancrer Milton dans son âme, trente ans le métier de Saumaise. Seul, peut-être, l’auteur de l’Histoire de la Comédie pourrait nous dire à quel degré ont fléchi ses facultés premières, dont je retrouve avec tant de joie la trace étincelante dans son livre, et quel parti il pourrait en tirer encore si jamais il était las de son métier de casseur de mots, plus dur, selon moi, que celui de casseur de pierres. Qui sait (et pour mon compte je le voudrais) si cette Histoire de la Comédie, une des idées de sa jeunesse, quand il n’était pas le philologue qu’il est devenu, ne date pas un retour tardif vers les choses de la pensée et de la vie de la part de cet esprit qui était certainement né pour elles, autant et plus qu’aucun de nous ?…

II

Et pourquoi ne le croirais-je pas ? Le livre que voici n’est pas seulement de la philologie ; c’est de l’érudition spirituelle, de l’érudition à idées ! Le linguiste y est, oui ! le linguiste renseigné, subtil, tout-puissant dans l’interprétation des textes qu’il apporte à l’appui de ses opinions ; mais il n’y est plus seul. À côté, il y a l’historien, il y a l’observateur, — un observateur d’un autre calibre que le porteur de loupe qui est le fond du philologue. Le lynx des mots est devenu le lynx des hommes ; car l’histoire de la comédie, c’est l’histoire de tous les peuples, concentrée dans le cadre de leurs théâtres, et l’inventaire des différentes civilisations.

Au premier abord et à distance, cela paraît immense, et on sent que si cela l’était on trouverait dans l’écrivain qui va écrire une telle histoire un talent digne du sujet. Dès les premières lignes de son ouvrage, en effet, Édelestand du Méril a classé, avec la prestesse du coup d’œil le plus net et le plus agile, les travaux insuffisants de ses devanciers sur la question de la comédie, et fait pressentir, par la manière dont il en parle, la supériorité des siens. Dans une introduction encore plus spirituelle qu’érudite, où il montre une aisance de généralisation qui est la grâce de la métaphysique, l’auteur de l’Histoire de la Comédie détermine, en maître, les conditions d’une pareille histoire, et il en indique les résultats. Mais, qu’il me permette de le lui demander, ces résultats sont-ils ce qu’il attendait, lui, quand, plus jeune et moins savant, il avait l’imagination saisie par un livre dont ridée était pour sa pensée tout à la fois un rêve et une caresse ?…

Cette Histoire de la Comédie, dans laquelle, comme nous le verrons, il s’est révélé historien, était-elle bien alors à ses yeux ce qu’elle est aujourd’hui ?… Mesure circonscrite d’une chose circonscrite, histoire de peu, qu’il devait écrire avec le sang-froid d’un homme calmé qui sait bien qu’il n’y a pas de quoi exciter le moindre enthousiasme dans cette besogne, car de toutes les histoires de l’esprit humain, toutes si tristes et si vite finies, la plus triste et la plus vite finie c’est encore celle-là !

Je n’en étais pas sûr avant d’avoir lu ce premier volume de l’ouvrage d’Édelestand du Méril, mais comment en douter après ce livre, qui va faire autorité désormais, après ce vigoureux coup de râteau jeté sur ce que l’auteur appelle « l’époque primitive de la comédie », et qui, passant sur la Chine, les Indes et les îles de la Grèce, ne nous ramène qu’Aristophane ! Certes ! pour ma part, je n’ai jamais été de ceux qui s’exagèrent à plaisir la puissance de l’esprit humain. J’ai toujours été, au contraire, beaucoup plus frappé de ce qu’il y a de fini, d’impatientant et de fini dans les facultés de l’homme, que de l’infini qu’on y suppose avec tant d’orgueil. Mais, franchement, puisqu’il s’agissait du génie dramatique, ou du moins de la moitié du génie dramatique de tous les peuples, je m’attendais à quelque chose de plus grand, de plus varié, de plus formidable que ce que du Méril, avec toute sa science, nous a rapporté ! L’étonnement, je l’avoue, a été profond, quand, dans un livre qui a la prétention, et selon moi la prétention aussi justifiée que le talent puisse la justifier, d’être l’Histoire de la Comédie, j’ai pu voir nettement à quoi se réduit cette grêle histoire. C’est presque une pitié. — (La pitié est pour l’histoire, non pour l’historien !). — En vain du Méril épuise-t-il toutes les ressources du génie de la recherche et du renseignement sur les pays qui sont placés le plus loin de nous, comme, par exemple, la Chine et l’Inde, il écrit bien moins l’histoire de leurs théâtres que l’histoire des impossibilités d’avoir un théâtre chez ces nations immobiles, stupéfiées par des états sociaux monstrueux…

J’ai parlé plus haut d’historien humain retrouvé dans l’historien des mots, dans l’anatomiste des langues. Eh bien, c’est surtout ici qu’il se manifeste ! c’est dans ces analyses profondes, fouillées et vivantes comme des synthèses, que je le vois ! Cela n’est pas sa faute, à cet historien qui n’oublie rien et qui pénètre tout, si l’histoire lui manque sous les pieds, si son cabestan n’enlève que des pailles au lieu d’arracher des montagnes, et si toute cette histoire de la comédie, dont l’origine est religieuse, peut s’écrire partout avec deux mots : des prêtres sur lesquels se sont entés des baladins !

Je n’ignore pas, sans doute, qu’il y a eu l’art en sus, l’art qui s’est développé dans les derniers temps et qui, plus tard, a fait ces chefs-d’œuvre dont quelques-uns nous ont rendus si fiers. Mais, après tout, l’art de l’homme se mesure à son âme, et cette âme s’agite dans des organes qui sont des bornes et qui l’étreignent comme dans un triangle de fer. C’est la mesure du fini humain. Intellectuellement, l’homme est au piquet comme la chèvre. Seulement, la chèvre et la plupart des hommes tirent sur leur corde, y mettent une ou deux fois leur dent, d’impatience, puis prennent leur parti, broutent et se couchent, tandis que les hommes de génie font des bonds magnifiques dans le rayon de leur corde, comme des lions exaspérés, et voilà l’art ! Attachés, ils secouent leurs attaches, et c’est leur manière de les secouer qui prouve leur grandeur et leur force. Mais, au fond, tout cela n’a pas besoin d’être surfait, et l’histoire en est bientôt écrite. Montrez-moi les lions bondissants ! Les œuvres, quand il y en a, voilà encore la meilleure histoire ! Mais quand il n’y en a plus, quand le temps les a émiettées et dispersées à tous les vents, est-ce bien la peine de se faire le peseur de toutes ces poussières et, une à une, de les ramasser ?…

III

C’est là ce qu’a fait cependant Édelestand du Méril, avec la patience qui ne tient compte ni du temps ni de l’effort, et qui est une puissance ajoutée à toutes les autres. Habitué à voir avec la finesse du savant, il s’est intéressé à des ténuités pour lesquelles un autre esprit, moins discernant peut-être, aurait eu le tort, à ses yeux fins, d’un coup de balai trop rapide. Lui, toutes ces poussières, il les a pesées comme de l’or.

Son livre, écrit du style d’un homme qui a agi sur la langue qu’il parle avec la même force qu’il a pensé sur elle, fourmille de faits et de rapprochements inattendus à enchanter les scholiastes et les bibliophiles ; mais, il faut bien que la critique le lui dise : ces détails, curieux pour des… curieux, n’apprennent, en somme, rien d’important et de nouveau et qui fasse trouée de boulet dans nos esprits et dans l’ordre de nos connaissances sur l’histoire de la comédie. Avec le livre d’Édelestand du Méril, nous avons eu le superflu. Nous n’avons pas eu le nécessaire.

Le nécessaire, en matière d’histoire, consiste en des faits influents, carrés, visibles à l’œil nu, qu’on puisse affirmer et montrer dans une clarté souveraine. Or, ici, il n’y en a pas. Il n’y a, au fond, dans toute cette histoire, reprise en sous-œuvre par du Méril, que la vieille histoire connue, qui peut s’écrire en quelques mots et qu’il a mise en cinq cents pages, — si brillantes de talent, du reste, qu’il semble ne pas avoir bavardé, — de la comédie, sortant partout de la danse, sa plus profonde racine ; dérivant, en peu de temps, du langage mimique au langage religieux et processionnel ; s’imprégnant plus tard de politique dans des sociétés fortement politiques comme les sociétés grecques, et vivant ainsi jusqu’au moment où l’imagination reconquiert ses droits et crée une autre comédie, la comédie désintéressée de tout ce qui n’est pas l’observation de la nature humaine… Et, vous le voyez ! en disant cela, voilà que j’ai tout dit ! Ce peu de lignes, qui sont tout le savoir humain sur la comédie et son histoire, ont-elles été touchées et rompues par cette vaste dissertation que du Méril a publiée sous le titre d’Histoire de la Comédie, ou bien cette Histoire, qui veut être nouvelle, a-t-elle ajouté à ces lignes, pauvres et solitaires, quelques lignes de plus ?… Elle y a ajouté, et j’en ai joui plus que personne, les merveilleuses broderies du commentaire et de la biographie, comme on ajoute un feuillage à un bâton pour faire un thyrse. Mais, sous les enroulements de l’arabesque, les lignes, courtes et rares, qui sont toute l’histoire, restent toujours ce qu’elles étaient, dans leur maigre intégralité.

Tel est pourtant ce livre… Mais, en fin de compte, que nous importe ! Qu’importe que cette Histoire de la Comédie, qu’en sa qualité de savant qui ne doute de rien Édelestand du Méril a cru possible, n’aboutisse en définitive qu’à la redite de quelques faits immuables ? Ne l’en ai-je pas, du reste, déjà innocenté ?… Ne l’ai-je pas déchargé de l’insuffisance de son histoire au nom de la nature des choses, si chétive en matière de théâtre, dans cette époque primitive qu’il parcourt en son premier volume, et qu’il ferme à Aristophane ?

Dans cette histoire de la comédie inédite, qui a passé avec les hommes qui la jouaient sans laisser des œuvres après elle, ce n’est ni la comédie ni l’histoire qui m’ont le plus intéressé, mais l’auteur lui-même, cet esprit, confisqué jusqu’ici par la science, doué de tant de forces différentes, et qui, sorti enfin de ses études spéciales, me donne aujourd’hui l’occasion de parler de lui pour la première fois ! Édelestand du Méril, que personne n’a connu autrefois mieux que moi, et que je ne suis pas suspect de louer puisque je ne suis pas un savant et que je déplore qu’il en soit un, a précisément, dans cette Histoire de la Comédie, dont le fond aride ne pouvait être fécondé même par une culture comme la sienne, montré des qualités qu’on n’est pas accoutumé de rencontrer dans un homme qui s’amuse à piquer des têtes, à ne jamais retrouver, dans la métaphysique des grammaires…

Spiritualiste ferme et lumineux, esthéticien robuste et sain dans un temps où l’esthétique est devenue je ne sais quelle baveuse maladie particulière aux pédants du xixe  siècle, très capable de nous donner, à propos de la comédie, cette profonde et piquante histoire du rire que j’attendais et qu’il n’a pas faite (la fera-t-il plus tard ?), Édelestand du Méril, un peu trop ascète, un peu trop loup-garou de la science, descend, comme saint Siméon styliste de sa colonne, des tours Notre-Dame de son cabinet de travail dans la rue, et s’atteste pour la première fois en dehors de la langue fermée des mandarins qu’il avait jusqu’ici parlée. Mais croyez bien que, même dans les passages les plus ingénieux et les plus brillants du livre qu’il publie aujourd’hui à notre portée, il ne donne pas toute sa mesure et qu’elle est plus longue que ce qu’on en voit.

J’ai insisté déjà. J’ai dit ce que je pensais de ses résumés historiques dont le groupement rappelle la vaste manière de Macaulay, de ses jugements, à grands coups de scalpel à fond, sur ces immenses et ruminantes pécores orientales (la Chine et l’Inde) qui n’ont ni rire ni comédie, quoiqu’elles aient des spectacles ; mais je n’ai pas dit comme je le sais la force d’imagination et d’observation équilibrées qui distingue cette encyclopédie de facultés qu’on appelle Édelestand du Méril, car peut-être ne me croirait-on pas. Je suis dans une position singulière… Je sais ce qu’il y a sous le domino d’un homme qui a masqué jusqu’aux dents son esprit, en se faisant savant, et dont le masque, qui finit par adhérer à nos fronts quand on l’a porté trop longtemps (punition légitime !), n’est pas — heureusement — devenu le visage.

Non ! le visage est par-dessous, et nous pouvons le voir encore… Édelestand du Méril peut planter là son masque et sa science ! Lui qui nous fait, à grand renfort de bésicles, des Histoires de la Comédie, pourrait nous faire des comédies et servir à l’histoire comme cela… L’histoire ! Il n’y a que les ministres renvoyés qui l’écrivent, et Édelestand du Méril n’a été renvoyé de nulle part… Détortillez-le de la science qui l’enveloppe comme un morceau de papier enveloppe un cactus, et vous verrez quelle fleur féconde et superbe d’intelligence cachait ce maudit morceau de papier ! Je parais le flatter et je ne suis que juste ; mais pourquoi ne le flatterais-je pas, moi qui voudrais lui jouer, à moi seul, la tentation de saint Antoine, au nom de la littérature ?

Assurément, je croirais bien avoir mérité de la littérature, de cette maîtresse de ma pensée, en lui rapportant la tête que voici et que j’estime le plus faite pour elle ! Quoique la science et la littérature ne soient pas intimement des amies, quel bon tour cependant ce serait de prendre Édelestand du Méril à la philologie !

D’ailleurs, excepté les plaisirs incroyables de la mystérieuse cohabitation qu’il goûte avec elle, je ne vois pas comment la philologie a payé à du Méril le dévouement de toute sa vie et le prix de ses facultés ! L’a-t-elle rendu célèbre ailleurs qu’en Allemagne, dans cette serre de savants qui ressemble à une grande cloche à cornichons ? En France, l’a-t-elle seulement fait membre de cette Académie des Inscriptions qui donne aux philologues les Invalides, mais qui ne les donne que quand on l’est, et du Méril, certes ! ne l’était pas. Le seul homme peut-être qui depuis vingt ans ait parlé avec un respect sympathique des grandes facultés scientifiques d’Édelestand du Méril et de ses travaux, c’est Philarète Chasles, un chercheur de truffes intellectuelles, qui les aime et qui sait les trouver, mais un fantaisiste, comme disent les savants, et dont, pour eux, la voix ne pèse pas une once ! Du Méril a eu encore pour lui quelquefois, pas toujours, les petites gens de la Revue des Deux Mondes, et dernièrement le suffrage de la maternelle Académie, qui lui a donné cette gimblette partagée d’un prix !

Pardieu ! s’il venait avec nous, ce que je nous souhaite, mes chers frères ! nous pourrions toujours lui donner aussi bien que cela.

IV

Histoire de la Comédie chez tous les peuples [IV-VII].

Le second volume de l’Histoire de la Comédie chez tous les peuples, dont le premier nous a tant frappé par les qualités les plus contraires et le mieux unies, a paru, Édelestand du Méril est érudit à effrayer, et spirituel à faire pardonner son érudition aux plus frivoles. Vingt hommes en Europe, peut-être, seraient les juges compétents d’un livre comme le sien, et, quand je dis vingt, il pourrait bien se faire qu’il n’y en eût pas plus que de justes dans Sodome. En Europe, il se trouve assurément des philologues, des savants, des annotateurs, aussi abondants et redondants en notions et en connaissances qu’Édelestand du Méril ; mais, sur le sujet spécial qu’il s’est donné pour but de traiter et même d’épuiser, il n’en est probablement aucun qui soit seulement son égal. Or, le juge, pour bien faire, doit être toujours au-dessus de celui qui est jugé… La critique littéraire peut voir des choses plus ou moins réussies dans cette Histoire de la Comédie chez tous les peuples, des aperçus plus ou moins ingénieux, plus ou moins artistement présentés. La question de la forme et de la composition tombe naturellement sous des juridictions possibles. Mais le livre, le fond du livre échappe, par la profondeur de sa spécialité et de son renseignement, ou plutôt il épouvante. C’est une Méduse d’érudition… et le Persée qui lui coupera la tête, franchement, je ne le connais pas !

Et c’est cette érudition prodigieuse… et monstrueuse pour les petits galants littéraires qui s’occupent, dans les journaux, de rendre compte des livres qui traversent la publicité pour s’y éteindre comme des éclairs, c’est cette érudition, je n’en doute pas, qui a empêché le grand retentissement auquel un pareil livre avait droit. Le Journal des Savants a pu en parler sérieusement et au long. Mais les journaux, qui ne sont pas le cul d’une bouteille aussi hermétiquement bouchée que ce journal de mandarins entre eux, les journaux à conque de trompette ont-ils pour lui sonné leurs fanfares ? En ont-ils parlé comme ils auraient dû ?… Plusieurs en ont dit quelques mots. Oui ! ils en ont dit ce qu’ils ont pu… Mais du Méril, qui est un saint Siméon stylite de la science, sur sa colonne depuis trente ans, et qui n’en descend pas pour aller quémander des articles à ceux qui tiennent de cette denrée, du Méril, l’auteur de la Philosophie du budget, de l’Histoire de la Poésie scandinave, de l’Essai philosophique sur les principes et les formes de la Versification, etc., etc., et qui s’est dévoué, pour couronner tous ses travaux, à nous écrire une Histoire de la Comédie, a-t-il rencontré un seul homme, d’autorité incontestable, qui lui ait fait faire place dans la grande publicité de ce temps ?

Heureusement pour lui que peut-être il s’en moque ! Il sait que la science a le temps d’attendre son temps et qu’il vient toujours, pendant que les générations jouent à leurs fossettes ou califourchonnent leurs vélocipèdes. Un jour, quelque savant de son ordre déterrera son livre, comme un élégant monument enterré sous le sable ; car il se permet d’être élégant, ce monument, malgré sa solidité et sa masse ; il se permet d’être léger, travaillé, dentelé, d’un style délicieusement composite. Et peut-être ledit savant sera-t-il assez spirituel (cela peut se rencontrer !) pour ne pas trop s’étonner que tant d’esprit et de style n’aient pas sauvé tant d’érudition de l’oubli ou de l’inattention des têtes de linottes du xixe  siècle. Quant à moi, je n’ai pas la prétention de faire connaître dans un chapitre un ouvrage qu’il faut lire tout entier, mais d’en faire venir seulement l’envie à ceux qui ne le connaissent pas.

V

Le premier volume, en effet, ne nous avait pas mis simplement l’eau à la bouche pour le second. Il nous avait donné la mesure de ce que seraient les autres et de ce que serait l’ouvrage intégral, qui, dit-on, sera de quatre à cinq volumes. Il fut évident pour ceux qui l’ouvrirent et qui s’y risquèrent, pour ceux qui n’eurent pas peur cette marée de notes et de citations qui ronge le texte du livre et monte jusqu’à moitié, et plus, de toutes les pages, qu’on avait affaire à un esprit d’une rare puissance, puisque l’érudition, cette lourde massue, et qu’il faut être Hercule pour porter légèrement, ne l’avait pas assommé de son poids. Derrière et au-dessus de tous ces textes, fauchés, empilés, amoncelés dans ces terribles notes montantes, il était évident qu’il y avait un homme qui en valait plusieurs, — qu’il y avait un philosophe, un écrivain, et peut-être un poète dramatique ; car, pour aimer tellement l’histoire de la Comédie, il faut aimer la Comédie elle-même… L’auteur la prenait, dans une introduction d’une étreignante généralité, au plus profond de ses origines, c’est-à-dire dans la nature même de l’esprit humain, se manifestant toujours esthétiquement de la même manière : par la Poésie lyrique, l’Épopée, le Conte et le Drame. C’est là qu’on sentait d’abord le philosophe, qu’on allait retrouver partout, faisant précéder, comme tout esprit véritablement synthétique, d’une métaphysique son histoire. Mais l’historien impatient de naître, l’historien sortait vite de ces généralités fondamentales, et il recherchait alors les origines de la Comédie, non plus dans une des quatre manifestations nécessaires de l’esprit humain, mais dans les contingences et les différences des sociétés et des civilisations. Ce premier volume de l’Histoire de la Comédie telle que du Méril l’avait conçue contenait la Comédie primitive, la Comédie chinoise, le Théâtre indien et la Comédie grecque, jusqu’à celle d’Aristophane, avec toutes les questions de détail qui se rattachaient à un si vaste sujet. Ceux qui le lurent furent surtout saisis, comme d’une charmante nouveauté, de la manière dont du Méril avait envisagé, pénétré et même peint la société chinoise, et ceux-là qui aiment toutes les formes de l’histoire convinrent qu’il avait mis la main sur la plus difficile et la plus piquante. Et, de fait, quoi de plus piquant que de voir les sociétés et de juger l’homme à travers les deux ridicules qui font la comédie, — le ridicule éternel et le ridicule de chaque temps ?

Et du Méril a continué, et son second volume égale le premier. Rien n’a défailli ni dans la plume ni dans la tête de l’auteur. Il n’a pas fait ce premier pas d’un premier volume, étoffé comme le sien, pour reculer. Le premier volume, je l’ai dit, se fermait à Aristophane ; le second s’ouvre à la Comédie grecque, qui suivit celle d’Aristophane, le Rabelais scénique de l’antiquité, et devint la Comédie nouvelle, puis le Drame satyrique, et, passant de Grèce en Italie, quand il n’y eut plus de comédie en Grèce, fut la Comédie italique, la Comédie classique et la Comédie romaine. Telle la circonscription historique de ce second volume, armé, vers la fin, d’un appendice redoutable sur les acteurs italiotes, le droit des auteurs, les masques, etc., et dans lequel toutes les questions archéologiques incombant au théâtre sont agitées, et même aussi résolues qu’elles puissent être, car Édelestand du Méril, qui a pesé toute cette poussière de renseignements brisés qui nous vient de l’antiquité, n’a point la petite coquetterie du savant qui croit avoir fait une fière découverte pour en avoir ramassé quelques grains de plus… Savant ! il l’est comme on l’était du temps de Scaliger et de Casaubon ; mais qu’il est bien plus qu’un savant ! Il est moraliste et il est peintre. Moraliste à la manière de Théophraste et de La Bruyère, mais peintre avec une tout autre manière, sur laquelle je veux insister.

VI

C’est là le côté animant, le côté vivant de son Histoire de la Comédie, et par lequel aussi elle vivra toute. Ce n’est plus ici une histoire comme celle de Signorelli, qui finit par s’évaporer à force de se généraliser dans la confusion de toutes les choses du Théâtre. Ce n’est pas non plus celle de Flœgel, qui, du moins, comme du Méril, s’est circonscrit dans la Comédie. Enfin, ce n’est pas de la polémique ardente, paradoxale, intussusceptive, comme la polémique de Schlegel ; non ! c’est mieux et c’est davantage. C’est quelque chose de mieux organisé, de plus théorique, de plus précis, de plus complet ; mais surtout, notez-le et ne l’oubliez pas ! de mieux peint. Quoique l’auteur de l’Histoire de la Comédie soit de la plus étonnante impersonnalité, quoique dans ces deux volumes il n’ait pas (si je ne me trompe) écrit le mot moi, même par distraction, une seule fois, il n’en est pas moins un peintre spirituel, ingénieux, cherché, efforcé, très intense. Il a même l’acharnement du pinceau. Il procède, en écrivant, par traits pressés, entassés comme les faits de son érudition, et tout cela, je le veux bien, peut-être trop chargé, trop compacte, mais c’est, après tout, d’un relief et d’une couleur qui vous entre dans « l’œil de la pensée », comme dit Hamlet, et qui doit y rester. J’ai parlé de l’enlevante et amusante peinture de la société et des mœurs chinoises, au premier volume de cette histoire, mais je crois supérieure encore la peinture de la société athénienne après la mort de Socrate, lors de l’invasion chez les Grecs de la Comédie nouvelle, dont Ménandre fut le poète comique, Ménandre, si compromis par les éloges des grammairiens. Je citerai aussi le grand morceau sur la décadence romaine, qui commence à la page 330 par ces mots : « Après les tueries des triumvirs et les volées d’aventuriers et de soudards qui s’étaient abattues sur les restes de la République », — un sujet, par parenthèse, usé à force de rhétorique, mais que l’auteur a su relever par des traits inattendus et hardis. Si élevé et même si tendu qu’il soit quelquefois, Édelestand du Méril ne craint pas d’employer l’expression moderne et même basse, et de rappliquer brutalement aux choses antiques, pour faire saillir les analogies qui existent entre le monde moderne et l’antiquité. On s’ouvrait les veines, dit-il quelque part, pour sauver la caisse, et c’était vrai, puisqu’en se tuant on évitait le jugement, et par conséquent la confiscation ; mais l’expression n’est-elle pas d’autant plus méprisante qu’elle est plus basse ? L’auteur de l’Histoire de la Comédie a souvent de ces expressions, dont il tire un très grand effet. Macaulay avait cela, et Édelestand du Méril a beaucoup de rapports avec Macaulay. Il a particulièrement son art du groupement et son étreinte de résumé. Comme discernement et jugement littéraire, comme caractérisation des divers génies et des diverses œuvres, dans son beau chapitre sur la Comédie italique, le plus intéressant de second volume, il vaut encore le critique anglais qu’il rappelle. Les parentés de talent s’accusent entre eux avec énergie. Ils ont l’un et l’autre le nombre dans la phrase : Macaulay, plus de franc jeu et d’opulence dans l’image, et du Méril, qui a gardé un peu du collet monté qu’ils avaient au Globe en 1828, dont il était, je crois moins de naturel et plus d’ingéniosité. Mais, critique impersonnel pour lui, Édelestand du Méril est aussi impersonnel pour les autres. Sa critique, moins sympathique et moins passionnée que celle de Macaulay, est une critique, une pure critique d’idées. On peut lui appliquer, mais en bonne part, ce qu’il dit en mauvaise du peuple d’Athènes après la mort de Socrate : — Il cherchait ses opinions dans le bleu du ciel au lieu de les chercher à ses pieds. Ce n’est pas, il est vrai, tout à fait « le bleu du ciel » que les idées, qui doivent être toujours des notions précises et des réalités ; mais ces seules réalités ne constituent pas, dans notre pays, de critique efficace. En Angleterre, qui est prévenant, disait le prince de Ligne, passe pour étranger. En France, pays de l’action, où les idées sont toujours des hommes, qui n’est pas personnel n’est pas Français. Il ne me surprend pas que la réputation d’Édelestand du Méril soit plus grande en Allemagne qu’elle n’est en France. Il est aussi Allemand, de nature, que Winckelmann et que Lessing.

Or, justement, dans ce second volume de l’Histoire de la Comédie, du Méril nous a donné un double exemple de la critique comme il l’entend, et comme même ne l’entendait pas Lessing, qui fut parfois cruel pour ses adversaires. Édelestand du Méril, pour des raisons tirées de la nature de son livre, a rencontré nécessairement sur son chemin les inévitables théories de deux hommes, de talent sans doute, mais dont l’un est gâté par l’opinion comme un vieillard, et l’autre comme un enfant, quoiqu’il ne le soit plus que dans les puériles débilités de sa théorie : Sainte-Beuve et Taine. « Il paraît que j’avais mes nerfs, ce jour-là », dit gaîment du Méril. Mais que sont les nerfs de cette imagination platonicienne, de cette intelligence qui la fait ordinairement si bien servir par ses organes ?… Ces nerfs titillés ne sont pas, en fait de critique, de cette terribilité que Sainte-Beuve pourrait craindre… Plus Français qu’Édelestand du Méril n’est Allemand, Sainte-Beuve et Taine se soucient assez peu, allez ! d’une critique d’idées qui ne va pas jusqu’à la personne et ne menace pas leur vanité. Qu’importe, en effet, à Sainte-Beuve, qu’on lui dise, avec des velours dans la voix, qu’il n’est, en critique, qu’un « physiologiste », indifférent à la cause première et à la substance, etc. ; qu’on lui dise que « les personnages de ses galeries sont des portraits sur des fonds d’or plus que des réalités historiques » ? Il y a plus, les fonds d’or sont là pour dorer la pilule, — pour faire passer le mensonge, l’erreur ou la chimère du portrait. Et qu’importe aussi à Taine d’être traité de « philosophe radical », très tranchant et très intolérant ? Il en est, qui sait ? flatté peut-être ! Dans tous les cas, qu’importe à Taine que du Méril l’accuse de spinosisme en disant, avec une malice spirituelle, que « si Spinosa n’avait pas existé il n’aurait probablement pas pensé au spinosisme, et que, pour lui comme pour les autres, tout homme étant une généralité, il n’y a pas de biographie privée, mais une histoire infinie de l’humanité » ? Selon la méthode de Taine, qui indigne du Méril, mais qui l’indigne si doux, le talent lui-même n’est plus qu’un champignon d’une espèce particulière, qui pousse tout à coup quand l’humus se trouve contenir du phosphore, qu’aucun nuage ne neutralise l’action du soleil et que l’air ambiant est suffisamment saturé d’oxygène. Cet insolent matérialisme a-t-il aussi beaucoup à se plaindre des nerfs qui le traitent avec cette placidité ? Suffit-il, quoique ce soit observé et bien dit, que Taine empâte les idées et que son style, bourré d’incises, soit trop visiblement travaillé et même un peu argileux ? Ne sommes-nous pas là un peu trop dans le bleu de l’idée, quand il s’agirait de faire d’autres bleus en réalité ? Ne ferions-nous pas bien de descendre de cet azur pour châtier ces erreurs sur la personne morale de l’homme même qui ose la systématiser ? La Critique est plus qu’une justesse : elle est une justice. Si intellectuelle qu’elle soit, et par cela même qu’elle est intellectuelle, elle est essentiellement morale et doit, en prononçant ses arrêts, faire acte de moralité. Or, les hommes qui écrivent n’ont, littérairement, que leur vanité pour répondre de leurs erreurs, et voilà comme nous arrivons forcément à la critique personnelle. Ceux qui ne veulent pas, comme Édelestand du Méril, de cette critique personnelle, ressemblent beaucoup à des criminalistes sensibles qui, commençant par réclamer l’abolition de la torture, demandent aujourd’hui celle de l’échafaud, et qui, si on les laissait aller, supprimeraient la justice elle-même, en supprimant toute espèce de pénalité !

VII

Telle la critique que j’oserais me permettre sur la conception de la Critique comme l’entend du Méril Selon moi, il la mutile, et ce n’est pas seulement du coupant, du piquant, du perçant et de l’intéressant qu’il y perd, et tout cela pourtant est bien quelque chose ! Cette conception incomplète de la Critique d’un côté, et de l’autre un léger manque d’ordonnance et de distribution dans la composition d’un livre qui a du trop-plein, comme un flacon engorgé et dont le liquide se précipite et se répand par soubresauts au lieu d’harmonieusement couler, voilà les seuls reproches qu’on puisse raisonnablement adresser aux deux volumes actuels de cette grande Histoire de la Comédie chez tous les peuples. L’auteur est si savant, si admirablement savant, qu’on ne voudrait voir dans son livre que des choses nouvelles, et que cette nappe merveilleuse de connaissances et de renseignements ne devrait point rouler l’écume et le sable des choses connues de tout le monde. Voilà le défaut, qui tient à une qualité de force de tête et d’embrassement que nous n’avons pas comme l’auteur. Mais, malgré ce défaut, disons-le en finissant, le livre d’Édelestand du Méril est d’une telle imposance que personne n’y touchera volontiers, soit pour le critiquer, soit pour le refaire. L’Histoire de la Comédie chez tous les peuples est désormais sa chose à lui. Il l’a marquée de tels ongles qu’elle en restera marquée et qu’il peut continuer de l’écrire et être bien tranquille : personne ne sera assez hardi et assez fort pour la lui prendre. Qui donc oserait ?…