(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Journal de la santé du roi Louis XIV »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Journal de la santé du roi Louis XIV »

Journal de la santé du roi Louis XIV

Écrit par Vallot, d’Aquin, et Fagon, tous trois ses premiers médecins ; publié avec introduction, notes, etc., par MR Le Roi57.

Au reste, une chose étrange,
Le prince Bourbon
Tout comme nous, quand il mange,
Branle le menton,
Branle le menton,
Brunette,
Branle le menton.
(Noëls de La Monnoye.)

En voilà bien d’une autre ! Ce n’est plus cette fois, ni un Saint-Simon qui nous fait assister à tous les ressorts cachés, à tous les dessous de cartes, dans cet immense jeu d’une Cour à laquelle il laisse du moins, au milieu d’un fouillis sans pareil, son mouvement imposant et sa grandeur ; ce n’est plus un Dangeau nous annotant jour par jour les allées et venues, les entrées et les sorties, les mille détails et incidents du cérémonial ; ce n’est plus une princesse Palatine, duchesse d’Orléans, nous écrivant de Versailles des crudités à faire frémir, sur les princesses du sang qui boivent et fument dans les corps de garde, sur les gênes, les cuissons et les tortures intestines de l’étiquette, et nous donnant le gros menu d’un dîner du Roi ; ce n’est plus même un homme de l’art racontant les détails de la grande opération faite à Sa Majesté en 1686 : ceci est un Journal de la santé, des maladies et des incommodités de Louis XIV, dressé dès son enfance et allant jusqu’en 1711, c’est-à-dire quatre ans avant sa mort. On y voit tout, on y sait tout, on y dit tout ; on assiste aux consultations et à leur résultat ; on y a la formule des purgatifs divers, des pommades, emplâtres, lavements, etc. Ce n’est pas d’un pareil livre qu’on dira qu’il n’y a ni sel ni sauge. Oh ! la misère pourtant que d’être ainsi exposé des pieds jusqu’à la tête à la postérité ! et qui pourrait résister à une publication pareille ? Imaginez-vous le médecin d’Alexandre, celui qui le sauva après l’imprudence du bain trop froid pris dans le Cydnus, ce Philippe, nous ayant laissé la suite des ordonnances faites par lui à chaque étape au conquérant de l’Asie ! Imaginez-vous Antonius Musa, ce médecin d’Auguste, qui le sauva en une maladie grave et qui obtint les honneurs d’une statue, nous ayant transmis les observations les plus précises, les plus intimes, sur les misères de santé que ne cessa d’éprouver dans sa longue vie ce grand empereur valétudinaire ! Eh bien ! on a fait tout cela pour Louis XIV ; nous savons maintenant jour par jour le compte de ses maladies, de ses indispositions, la nature de ses fièvres, le sujet et la matière de ses indigestions ; on ne nous fait grâce de rien. Il faudrait, pour parler dignement de ce livre, un critique qui eût pris d’avance une potion de Rabelais ou de Molière ; le génie qui a inspiré la cérémonie du Malade imaginaire semble, à première vue, le seul esprit dans lequel il conviendrait de deviser d’un pareil Journal. Quoi ! se peut-il, ô le plus majestueux, et plus demi-dieu des monarques, le plus Apollon et le plus Jupiter des rois ! fallait-il donc que l’écho de vos borborygmes eux-mêmes arrivât jusqu’à la postérité ?

Cependant je ne puis rire longtemps, je suis un critique sérieux ; M. Le Roi, l’excellent bibliothécaire de Versailles, qui a publié ce document, est lui-même un sérieux autant que sagace érudit, et certes il n’a pas voulu faire œuvre comique ni acte de révolutionnaire au sujet de Louis XIV, dont il a si bien étudié le règne et la royale demeure. M. Le Roi est l’homme que les érudits auraient choisi pour bibliothécaire de la ville de Versailles s’ils avaient été consultés ; toutes ses publications sont consacrées à repeupler de ses souvenirs cette belle résidence un peu déserte. Il en est presque de Versailles comme Cicéron le disait d’Athènes : à chaque pas on y marche sur une histoire. M. Le Roi sait toutes ces histoires, celle des rues58, celle des maisons : ici La Bruyère a logé ; ici André Chénier a passé une saison ; là le bon Ducis a longtemps vieilli. M. Le Roi sait toutes les historiettes de Louis XV, ce qu’il en faut croire et ce qu’il en faut rabattre ; il nous montre le Parc-aux-Cerfs réduit à ses justes et presque modestes proportions ; il nous dit l’emploi que Mme de Pompadour faisait de sa fortune en amie des arts ; il nous livre les comptes de dépenses de Mme Du Barry au luxe effréné. Cet investigateur curieux et fin, et qui de plus est, je le crois, docteur en médecine, n’a pu résister au désir de produire un Journal aussi instructif en son genre que celui dont la Bibliothèque de Versailles avait une copie ; mais il a bien entendu être sérieux, rester historique, ne pas nuire à la mémoire d’un roi glorieux et national. Louis XIV, en effet, s’en tire, et l’histoire en définitive y gagnera.

Mais il faut en prendre son parti : si l’art était la forme la plus haute sous laquelle l’Antiquité aimait à concevoir et à composer l’histoire, la vérité au contraire est la seule loi, décidément, que les modernes aient à suivre et à consulter. La vérité, toute la vérité donc ! passons-en par là puisqu’il le faut, et allons jusqu’au bout tant qu’elle nous conduit.

Chaque jour nous fait faire un pas de plus dans cette voie. Je me rappelle que, sur la fin du règne de Louis-Philippe, en 1846, un ministre littéraire et bienveillant, mais enthousiaste à contretemps du principe et du prestige monarchique, s’opposait encore à ce qu’on publiât une Relation de la dernière maladie de Louis XV, laquelle était pourtant du grand-maître de la garde-robe, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt. Sous prétexte que la copie de cette Relation était tirée d’une bibliothèque publique, M. de Salvandy (car c’est lui) fit défense qu’on l’insérât dans une Revue en vogue ; on était à la veille du numéro, le morceau était composé ; il fallut céder et y renoncer. Si l’on avait passé outre, il y avait, de la part du ministre, menace de procès, et pour le pauvre bibliothécaire qui avait copié la pièce, M. Varin, promesse formelle de destitution. Je l’ai entendu de mes oreilles : tant ce ministre, d’ailleurs excellent homme, mais archi-monarchique d’esprit et d’affiche, tenait mordicus pour ce qu’il croyait de l’honneur de Louis XV !

Ces sortes de pièces, en effet, qui n’ont ni montre ni bouffissure, et qui sont l’envers de tout faste, ne sont pas faites pour les esprits de la nature de M. de Salvandy, mais tout au plus pour les observateurs de l’étoffe de Montaigne : deux races bien opposées !

Trois médecins ont dressé ce Journal de la santé de Louis XIV, qui nous apprend aujourd’hui tant de choses imprévues, et qui nous montre le dessous de la draperie. Ces trois premiers médecins qui se succèdent sont fort inégaux en mérite. Le premier, Vallot (1652-1671), est savant, droit, honnête, un peu antique ; le second, d’Aquin (1672-1693), est courtisan, hautain, avide, d’une véracité suspecte ; le troisième, Fagon, est excellent, habile, discret, spirituel : il faut qu’un premier médecin soit homme d’esprit. Corvisart, de docte et piquante mémoire, l’était avant tout ; Fagon de même. Mme de Maintenon le citait pour modèle comme l’opposé du pédant et de ceux qui affectent les termes de science : « On loue souvent, disait-elle, M. Fagon de ce qu’il parle de médecine d’une manière si simple et si intelligible qu’on croit voir les choses qu’il explique : un médecin de village veut parler grec. » Fontenelle a fait de Fagon un Éloge charmant et fin, comme tous ses Éloges. Je regrette pourtant qu’il ne s’y soit pas donné un peu plus d’espace, comme dans l’Éloge de d’Argenson. À l’occasion de ce dernier, il nous a offert une définition complète de tout ce que comprend et qu’exige la charge de lieutenant de police, de préfet de police, comme nous dirions ; de même Cuvier, en louant Daru, a rassemblé, sous un point de vue exact, toutes les conditions et les qualités nécessaires à un intendant en chef des armées. J’aurais aimé à voir Fontenelle nous énumérer tout ce qu’il faut pour être en perfection un premier médecin du roi ; mais il n’a fait qu’y toucher en passant, et ce n’est pas moi qui me chargerai de le suppléer.

Ces trois médecins, Vallot, d’Aquin, Fagon, écrivent donc successivement le Journal de l’auguste santé qui leur est confiée. On a d’abord à se fixer sur la constitution et le tempérament du roi. Ceux qui cherchent en tout les traces physiques et qui sont attentifs aux signes de l’hérédité pouvaient être étonnés que Louis XIV, qui passait pour avoir eu une santé robuste, fût fils, et fils tardif de Louis XIII, un roi si maladif et si infirme : on peut se rassurer. Louis XIV n’avait nullement une santé robuste et, selon une expression heureuse, il n’avait de la santé elle-même que la représentation. Jamais roi qui passa pour se bien porter ne fut plus souvent malade ou près de l’être, plus fréquemment indisposé et plus sujet à des incommodités diverses. Son tempérament, sur lequel d’Aquin se méprit en le disant bilieux, était, il paraît bien, lymphatique et avait besoin d’un entretien et d’un ravitaillement continuel. Vallot a très bien remarqué tout d’abord que l’apparence de force et de vigueur de Louis XIV en sa jeunesse tenait à ce que la bonté du tempérament héroïque de sa mère avait rectifié et corrigé en partie les mauvaises impressions qu’avait dû laisser dans l’enfant le tempérament affaibli d’un père valétudinaire ; mais cette force et cette vigueur n’étaient qu’à la condition d’éviter les excès et d’observer bien des précautions pour se soutenir.

Le Journal commence par la petite vérole du roi en 1647 ; il n’avait alors que neuf ans ; Vallot n’était pas encore premier médecin, mais, appelé en consultation par Vaultier, il fut très-utile, prépondérant même par ses avis, et gagna la confiance de la reine et du cardinal Mazarin. Le jeune Louis XIV donne, durant cette maladie, des marques de son courage et de sa constance, ce qu’on ne cessa de voir en lui à tous les âges. C’est ce côté qui ennoblit le Journal de la santé du roi, et que le lecteur ne doit jamais négliger.

Je ne sais si l’on a assez noté que ce roi, réputé le plus beau de sa Cour et de son temps, était assez fort gravé de la petite vérole. Voici un portrait peu connu de Louis XIV jeune, qui, au milieu de tout ce qu’il contient de flatteur, nous atteste la vérité en passant :

« Le roi est grand, les épaules un peu larges, la jambe belle, danse bien, fort adroit à tous les exercices. Il a l’air et le port d’un monarque, les cheveux presque noirs, taché de petite vérole, les yeux brillants et doux, la bouche rouge ; et avec tout cela, il est parfaitement beau. Il a infiniment de l’esprit et très-agréable. Son geste est admirable avec ceux qu’il aime, et l’on dirait qu’il le réserve tout entier pour ceux-là. Ce qui aide à persuader de la délicatesse de son esprit, c’est qu’il n’a jamais donné son cœur qu’à des personnes qui en eussent infiniment. Il avoue que, dans la vie, rien ne le touche si sensiblement que les plaisirs que l’amour donne. C’est son penchant naturel. Il est un peu dur, l’humeur dédaigneuse et méprisante avec les hommes, un peu de vanité, un peu d’envie, et fort (peu) commode s’il n’était roi : gardant sa parole avec une fidélité extrême, reconnaissant, plein de probité, haïssant ceux qui en manquent, ferme en tout ce qu’il entreprend59. »

Dès l’âge de quinze ans, Louis XIV, qui fait les campagnes de 1653, 1654, 1655, montre une grande ardeur à se distinguer, à faire exactement son métier de roi, dût-il manquer aux prescriptions de son médecin. En 1653, atteint d’un assez grave dérangement d’estomac et d’intestins, il remet la plupart des remèdes après la campagne, pour le moment où il sera de retour à Paris :

« … Sa Majesté m’ayant dit plusieurs fois (c’est Vallot qui parle), après la remontrance que je lui faisais de la conséquence de son mal, qu’elle aimait mieux mourir que de manquer la moindre occasion où il y allait de sa gloire et du rétablissement de son État. En quoi l’on a sujet d’admirer la grandeur de son âme et la patience extraordinaire de ce prince, accompagnée d’une volonté admirable… »

Tel il sera jusqu’au dernier jour. — (Ne jamais perdre de vue ce point-là, en lisant le Journal.)

La puberté se déclare : le roi est incommodé, dès 1653, d’un engorgement glandulaire au sein droit, et, cette première dureté résolue par l’application d’un emplâtre fondant dont on a l’ordonnance, il lui en survient une autre l’année d’après au sein gauche. Les suites et conséquences de la puberté se font bientôt sentir à leur tour. On a beau être roi, on est homme, on est jeune homme et sujet à tous les maux et à toutes les disgrâces des jeunes fils d’Adam. Le bon Vallot paraît tout épouvanté, au mois de mai 1655, de découvrir une incommodité du jeune roi qui lui paraît singulière, presque surnaturelle, et que la description qu’il en fait nous montre fort commune au contraire et des plus simples dans son genre. Passons.

Survient la grande maladie de Calais (juin-juillet 1658) qui mit les jours du roi en si granddanger. Louis XIV a vingt ans ; il s’est fatigué nuit et jour à Mardik, tant pour le siège de Dunkerque que pour celui de Bergues. Il a gagné une fièvre intermittente de marais avec cachet typhoïde. La description de Vallot est très bonne ; le traitement n’est bon qu’à demi (je ne parle que d’après de plus autorisés que moi) ; on saigne beaucoup trop le malade ; mais, somme toute, les purgations aidées des vésicatoires, un vomi-purgatif surtout donné à propos en dernier lieu, réussissent et suffisent pour le guérir, malgré les saignées et nonobstant l’omission des anti-périodiques. On ne s’avisa d’administrer le quinquina à Louis XIV que très tard, en 1686 pour la première fois. Mais il faut voir comme Vallot, qui a si bien et si vigoureusement traité cette maladie mortelle, s’applaudit, comme d’un coup de maître, de l’effet de son généreux remède (le vomi-purgatif dont il nous indique le composé), de cette « généreuse purgation » dernière qui sauve le roi, le laissant bien faible, il est vrai, ayant du coup été purgé vingt-deux fois et n’ayant vomi qu’à deux reprises. Les médecins liront avec intérêt toute cette description mémorable en son genre, et même, quand on est à demi profane, on partage presque l’enthousiasme du savant et pieux Vallot qui dit en finissant :

« Cette évacuation (une très abondante sécrétion finale par les voies urinaires) continua neuf jours de cette même force, et fut tellement avantageuse qu’elle acheva ladite guérison de Sa Majesté, sans aucun accident et sans aucune rechute, et même sans aucun ressentiment de la moindre incommodité du monde ; de manière qu’après cette parfaite guérison, le roi s’est trouvé beaucoup plus fort, beaucoup plus vigoureux et plus libre de toutes ses actions, tant du corps que de l’esprit, et l’on peut dire avec vérité que Dieu a conduit cet ouvrage par des voies si extraordinaires et par des secours et des grâces si particulières, s’étant servi des causes secondes en une conjoncture qui semblait devoir être plutôt destinée au miracle qu’à l’industrie et l’expérience des médecins. »

Vallot ne fait là que délayer le mot d’Ambroise Paré : « Je le traitai, Dieu le guarit. »

Je dois dire qu’il n’est nullement question, dans sa Relation si développée, du médecin d’Abbeville, Da Saussoi, dont parle le président Hénault et à qui l’on voulut faire honneur du traitement qui sauva le roi. Vallot, comme tous les gens en place, avait des ennemis et des jaloux.

Je glisse sur les années favorisées et mieux portantes. Bientôt se déclare la première atteinte d’un mal singulier qui tourmenta Louis XIV toute sa vie, le tint perpétuellement en échec, et qu’il ne parvint à dissimuler qu’à force de bonne contenance et d’empire sur lui-même, devant sa Cour et aux yeux de son entourage : ce sont des vapeurs, « une douleur de tête sourde et pesante, avec quelques ressentiments de vertiges, maux de cœur, faiblesse et abattement. » C’est en 1662 que les premiers signes de cette indisposition inquiétante apparaissent. M. Le Roi fait observer que Louis XIV était alors dans le fort de sa passion pour Mlle de La Vallière. Je ne sais s’il y a un rapport exact à établir entre ces deux ordres de faits dont l’un survécut si fort à l’autre. La cause reste inconnue ; il ne faut la chercher ni dans l’exercice d’une glissoire, espèce de montagne russe, que le jeune roi avait fait établir exprès dans le parc de Versailles, et où il se livrait au plaisir d’entraîner et d’émouvoir Mlle de La Vallière : il dut bientôt y renoncer d’ailleurs, par défense du médecin. Plus de quarante ans après (1705), s’étant mis un jour à remuer et à feuilleter un grand nombre d’anciennes lettres d’amour et d’anciens papiers très-parfumés, il sentit redoubler ses vapeurs ; mais ce sont là des incidents et non des causes : elles nous échappent. Quoi qu’il en soit, l’histoire, aujourd’hui qu’elle en a les moyens, est désormais tenue à une chose, à noter si, pour certains actes peu expliqués de la conduite de Louis XIV, par exemple de brusques retours de l’armée, des revirements de détermination dans les campagnes, il n’y a pas coïncidence d’un de ces accidents, — de ces menaces d’accidents si soigneusement relatées par les médecins du roi.

Je conçois maintenant un chapitre ainsi intitulé Effets et reflets de la politique de Louis XIV sur sa santé, et de sa santé sur sa politique. M. Le Roi, en notant au bas des pages quelques synchronismes qui donnent à penser, en fournit les premiers éléments et le premier dessin.

Une rougeole de la plus mauvaise nature, que le roi âgé de vint cinq ans contracta en soignant la reine (1663), mit encore une fois ses jours en danger, et même, en se guérissant heureusement, n’emporta point ces tournoiements de tête et ces mouvements vertigineux qui avaient précédé et qui se renouvelèrent bientôt.

Qu’était-ce donc que cette tyrannie de vertiges, sous laquelle vécut Louis XIV et dont il se plaignait à de certains intervalles, qu’on croyait à jamais dissipée, puis qui reparaissait tout à coup, et particulièrement sous l’influence du travail et de la contention d’esprit, ou des contrariétés et des chagrins, quand arriva l’heure des chagrins et des mécomptes ? Qu’était-ce que cet hôte incommode auquel il fallut s’accommoder et s’abonner, ne pouvant l’exterminer et le détruire ? Était-ce mouvement du sang à la tête et menace de congestion, d’apoplexie ? N’était-ce pas plutôt ébranlement nerveux et menace d’épilepsie, comme semblerait l’indiquer la description suivante, qui fait type en quelque sorte :

« Le roi (c’est d’Aquin qui parle) fut assez fortement attaqué d’étourdissement le premier jour de janvier (1674), et fut contraint de chercher où se prendre et où s’appuyer un moment pour laisser dissiper cette fumée qui se portait à sa vue et affaiblissait les jarrets, par sympathie, en attaquant le principe des nerfs. Cet accident ne dura qu’un moment, et son ventre s’ouvrit favorablement sur l’heure même, etc. »

Il y a là tout un sujet de discussion ouvert pour les médecins savants qui ont du loisir. Quoi qu’il en soit du nom, un degré de plus dans le mal, on avait ou épilepsie ou apoplexie60.

Et a ceux qui ne sont pas médecins (quoique tout le monde, dans une bonne éducation, dût l’être plus ou moins), je dirai : Laissez le désagrément léger de ces explications techniques, de ces termes médicinaux ; voyons, n’admirez-vous pas maintenant un peu plus que vous ne faisiez auparavant ce roi qui, toute sa vie, sujet à une pareille infirmité et inquiétude, travaille assidûment, ne ralentit en rien son application, garde devant tous son égalité d’humeur, reste doux, ferme, et en apparence tranquille ? Un historien d’une hardiesse piquante et spirituelle a essayé de couper la carrière de Louis XIV en deux, de la diviser selon la physique, et de dire qu’il y avait un Louis XIV d’avant la grande opération de 1686, — ne marchandons pas les mots, puisqu’aujourd’hui nous sommes dans la médecine, — un Louis XIV d’avant la fistule et d’après. Eh bien ! non, la grande opération n’est plus qu’un incident ; cela ressort du Journal qui est sous nos yeux ; mais vous avez un Louis XIV perpétuel, sans cesse menacé d’accidents nerveux ou sanguins au cerveau, assujetti à mille précautions, et toujours calme, ferme, égal ; n’est-ce pas plus singulier encore, n’est-ce pas mieux ? La vérité sue à fond est plus piquante et plus imprévue ici que la conjecture.

Pauvre nous-même, cependant, et que la grandeur n’est qu’apparence ! Ce roi le plus beau, le plus majestueux, le plus glorieux d’aspect et d’appareil, voyez-le dans le tous les jours et dans le déshabillé comme font ses médecins : il ne résiste pas en détail et ne supporte l’examen presque en aucune de ses parties. La petite vérole l’a sinon grêlé, du moins sensiblement gravé dans son beau visage. Il a les dents « naturellement fort mauvaises », et les fluxions ne l’épargnent pas. À quarante-sept ans, il avait perdu toutes les dents du côté gauche de la mâchoire supérieure, et on les lui avait même si mal arrachées qu’il y avait une fistule, un trou pratiqué entre la bouche et la cavité nasale, à quoi l’on dut remédier par le feu. D’où lui vient ce frisson fréquent, ce mouvement irrégulier du pouls ? C’est qu’il a une de ces fièvres à accès qui reprennent sans cesse, qui déroutent les médecins, et il l’a gagnée à faire remuer les magnifiques terrasses de ses jardins de Versailles ou de Marly. Ses perruques si amples, qui font comme partie de sa personne, ne le protègent qu’à demi contre le froid de ses fastueux et incommodes appartements ; pour peu qu’il passe dans son Cabinet des perruques pour en changer, et qu’il en essaye quelques-unes, il court risque, chauve ou rasé qu’il est là-dessous, de se morfondre et de s’enrhumer du cerveau. Il est homme et faible, vulnérable par tous les endroits. L’hygiène mauvaise ou incomplète du temps contribuait à ses indispositions et à ses gênes. Dans ce lit à ciel pompeux, ce sont quelques punaises qui l’ont, cette nuit, éveillé plus tôt qu’à l’ordinaire, à moins que ce ne soit quelque accident de gravelle, — le grain de sable de Cromwell, — logé en lieu douloureux, qui ait causé l’insomnie. Les bains, les demi-bains, cette idée, ce semble, toute naturelle et de bon sens, cette chose si salutaire et si adoucissante, ne lui en parlez pas : on en prenait peu alors, et lui moins que personne. Une fois, une seule fois dans sa vie, on a noté qu’il s’était soumis aux bains de chambre ; mais hors cette seule occasion (1665), jamais plus. Ô classe moyenne et aisée de nos jours, n’enviez pas l’hygiène ni le régime du grand roi dans ce qu’on appelle le plus poli des siècles. Un simple bourgeois aujourd’hui vit mieux, se soigne mieux, s’entend mieux au bien-être que Louis XIV dans toute sa pompe. Si bien qu’on soit, il reste cependant à penser au peuple.

La grande opération, celle de la fistule, vient à son rang dans le Journal, mais seulement à son rang et sans prendre une importance disproportionnée. D’Aquin était premier médecin encore ; il différa avec Fagon sur la nécessité d’opérer, et son peu de sincérité dans l’exposé des faits est mis à nu par celui-ci, lorsque, lui succédant dans sa charge, il prend en main la rédaction du Journal.

On sait qu’après l’opération, si bien faite par le chirurgien Félix, et couronnée d’un plein succès, l’infirmité royale était devenue à la mode parmi les courtisans :

« Plusieurs de ceux qui la cachaient avec soin avant ce temps, nous dit le chirurgien Dionis, n’ont plus eu honte de la rendre publique ; il y a eu même des courtisans qui ont choisi Versailles pour se soumettre à cette opération, parce que le roi s’informait de toutes les circonstances de cette maladie… J’en ai vu plus de trente qui voulaient qu’on leur fît l’opération, et dont la folie était si grande, qu’ils paraissaient fâchés lorsqu’on les assurait qu’il n’y avait point nécessité de la faire. »

La platitude humaine est alerte à prendre toutes les formes et toutes les postures. De même, lorsque Fagon fut devenu premier médecin, Fontenelle remarque« que toutes les maladies de Versailles lui passaient par les mains : on croyait faire sa cour de s’adresser au premier médecin, on s’en faisait même une espèce de loi ; mais, heureusement pour les courtisans, ce premier médecin était aussi un grand médecin. »

Fagon, qui était depuis quelques années dans la confiance de Mme de Maintenon, supplanta d’Aquin en 1693. Le Journal, une fois rédigé par lui, prend un intérêt médical tout particulier. Fagon, comme tous les vrais disciples d’Hippocrate, triomphe des théories préconçues et des mauvaises doctrines, tour à tour régnantes, par l’observation pratique et le tact. Il discerne d’abord et rétablit, dans une page médicalement fort belle, la qualité du tempérament du roi que d’Aquin avait méconnue ; il change son régime. Louis XIV mangeait extrêmement, mais buvait peu. On l’avait mis au vin de Champagne ; ce n’était pas le vin qui lui convenait. On corrigeait en partie ce mauvais effet par l’usage de ce qu’on appelait le Rossolis du roi, breuvage composé d’eau-de-vie faite avec du vin d’Espagne, dans laquelle on faisait infuser des semences d’anis, de fenouil, d’anet, de chervis, de carotte et de coriandre, à quoi l’on ajoutait du sucre candi, dissous dans l’eau de camomille et cuit en consistance de sirop. C’était, en résumé, un cordial et un tonique, même un dépuratif, qui, à la condition d’être pris à petite dose, pouvait utilement corriger l’effet du vin de Champagne, purement excitant. Ce changement du régime royal, qui souleva bien des propos en sens contraire parmi les courtisans, « habitués à décider avec autant de témérité que d’ignorance sur les choses les plus importantes de la médecine », fit ensuite émeute et quasi révolution dans les provinces vignobles intéressées. Il s’ensuivit, depuis 1700, une guerre déclarée, une querelle par thèses et pamphlets virulents entre les défenseurs des deux sortes de vins : la querelle des Anciens et des Modernes n’était pas plus vive. M. Le Roi en a fait le sujet d’un agréable Appendice.

Louis XIV mangeait beaucoup ; ce lui était une nécessité sans doute pour se soutenir ; c’était aussi, pour l’appeler de son vrai nom, une gourmandise et une intempérance. Madame, la Palatine, duchesse d’Orléans, nous a laissé le menu d’un de ses dîners :

« J’ai vu souvent, nous dit-elle, le roi manger quatre assiettées de soupes diverses, un faisan entier, une perdrix, une grande assiettée de salade, du mouton au jus et à l’ail, deux bonnes tranches de jambon, une assiettée de pâtisserie, et puis encore du fruit et des confitures. Le roi et feu Monsieur aimaient beaucoup les œufs durs. »

Fagon nous donne l’aperçu d’un souper du roi déjà vieux (1709), qui répond bien à un tel dîner ; il est vrai que cela avait toutes les peines du monde à passer :

« La variété, dit-il, des différentes choses qu’il mêle le soir à son souper avec beaucoup de viandes et de potages, et entre autres les salades de concombres, celles de laitues, celles de petites herbes, toutes ensemble assaisonnées comme elles le sont de poivre, sel, et très fort vinaigre en quantité, et beaucoup de fromage par-dessus, font une fermentation dans son estomac, etc. »

Si tel était un souper ou un dîner ordinaire de Louis XIV, il est curieux de voir quelles étaient ses diètes, quand on le mettait au régime ; par exemple (1708) :

« Le roi, fatigué et abattu, fut contraint de manger gras le vendredi, et voulut bien qu’on ne lui servit à dîner que des croûtes, un potage aux pigeons, et trois poulets rôtis ; le soir, du bouillon pour y mettre du pain, et point de viandes… Le lendemain, il fut servi comme le jour précédent, les croûtes, un potage avec une volaille, et trois poulets rôtis, dont il mangea, comme le vendredi, quatre ailes, les blancs et une cuisse ! »

Et cette diète lui réussit. Mais un autre jour, il en est tout autrement : les choses se sont passées, il est vrai, avec un peu moins de sobriété :

« Le cours de cette médecine, dit à un endroit Fagon (fin de cette même année 1708), fut brusquement arrêté par le dîner du roi, qui mangea beaucoup, et entre autres choses, outre les croûtes, le pain mitonné en potage et les viandes fort solides, combla la mesure à son dessert avec des vents faits avec du blanc d’œuf et du sucre, cuits et séchés au four, force confitures et des biscuits bien secs ; ce qui joint à quatre grands verres en dînant et trois d’eau sortie de la glace, après dîner, donna sujet au roi de se plaindre, après avoir travaillé trois heures avec M. de Pontchartrain, qu’il se sentait faible et qu’il avait de la peine à marcher. »

Notez cependant que, s’il a trop dîné, il n’en a pas moins travaillé ses trois heures.

Que Louis XIV, d’un tempérament lymphatique comme il était, eût besoin pour se substanter, d’un fort régime, il n’y a nul doute ; mais l’excès était nuisible, surtout chez un vieillard affecté de gravelle, qui avait la goutte aux pieds et des vapeurs au cerveau. Aussi Fagon, nonobstant les murmures des courtisans goulus, tint ferme, et s’appliqua de tout son pouvoir à combattre l’intempérance chez le maître. Il avait fort à faire dans la saison des primeurs, ou les jours de Marly et de Trianon ; Louis XIV lui échappait alors et courait risque de se déranger. Mme de Maintenon, de moitié dans la surveillance et toute en Fagon, était très-appliquée aussi de son côté à empêcher le roi de trop manger de ces petits pois verts qui étaient son dédommagement et son danger les jours maigres. On sourit à lire ce Journal qui est vraiment de morale autant que de médecine : quelquefois le roi tient bon contre les tentations, contre celle des beaux muscats, par exemple, qu’on lui présente un jour sans qu’il veuille en goûter ; d’autres fois, et le plus souvent, il fait comme nous, il cède. Il a résisté pour les muscats, il cède pour les petits pois, c’est-à-dire pour ce qu’il préfère. Les grands caractères, eux aussi, ont leurs faiblesses. Charles-Quint, près d’abdiquer, et « qui savait commander à ses passions, ne savait pas contenir ses appétits61. » Infirme et avec une santé détruite, il se gorgeait d’huîtres, de poissons, de boissons glacées les plus nuisibles. Le grand Frédéric, malgré ses médecins et son bon sens, se faisait mal en mangeant tout le long du jour des compotes posées exprès sur les tablettes de cheminée et les diverses consoles de ses appartements. Ceux qui, il y a cinquante ans, avaient l’honneur de visiter le matin le prince Cambacérès et de l’entendre sur le chapitre de sa santé, n’étaient pas plus au fait de toutes les conséquences laborieuses de ses digestions, que nous ne le sommes aujourd’hui des suites des copieux soupers de Louis XIV. N’abusons de rien, et que ceux qui sont sans aucun reste d’intempérance et sans un seul petit vice à soixante ans, lui jettent la première pierre.

Le Journal de Fagon s’interrompt malheureusement à la fin de 1711, et l’on n’a pas l’histoire de la santé des quatre dernières années de Louis XIV. Fagon s’est lassé, et la plume lui est tombée des mains ; lui-même, ce médecin si probe, si exact, à ses devoirs, si attentif, il était un malade en effet ; il avait été taillé autrefois de la pierre ; il était sujet à un asthme violent, et il le fallait voir la nuit dans l’antichambre royale, sur un fauteuil, appuyé sur sa canne, ni plus ni moins que dans sa chambre à coucher ; car il ne se déshabillait jamais et ne dormait que sur son séant : « Sa santé ou plutôt sa vie, dit Fontenelle, ne se soutenait que par une extrême sobriété, par un régime presque superstitieux ; et il pouvait donner pour preuve de son habileté, qu’il vivait. »

J’ai besoin d’une conclusion sérieuse, et je la réitère. Je n’irai pas tout à fait jusqu’à dire avec M. Le Roi qu’après cette lecture le Louis XIV, tel qu’il sort pour nous des mains de ses premiers médecins, « n’est plus le brillant héros que l’histoire nous a dépeint, mais bien un jeune homme valétudinaire, atteint successivement de maladies fort graves, puis un homme toujours souffrant, condamné à un régime sévère, obligé de supporter de graves opérations, et enfin, un vieillard podagre, continuellement tourmenté par la gravelle, dont la gangrène vient enfin terminer l’existence. » Ce portrait est trop noir ; cette suite de maladies et d’indispositions présentées en détail et à la file fait un tableau trop sombre ; nous ne voyons pas assez les intervalles, les saisons de bonne santé, les mortes-saisons du médecin ; et puis il y a dans tout cela maint malaise qui, dans une vie ordinaire et où l’on n’aurait pas le temps de s’écouter, ne compterait pas. Louis XIV jeune n’était pas un valétudinaire, mais il avait une santé qui, en taillant sans ménager dans le plein de la vie, était avertie bientôt et punie des excès, et qui acquérait peu à peu des infirmités durables. L’effet général, pourtant, qu’à la réflexion je tire de cette lecture, la dernière impression qui pour moi subsiste et surnage à l’égard du prince si travaillé au dedans, si distrait par ses maux corporels, qui a dû prendre si souvent sur lui, et qui a su faire si constamment, si également, si noblement son personnage public, c’est, — toutes misères tant royales qu’humaines mises en compte, — c’est encore le respect.

Chez Louis XIV, si l’homme en réalité était si souvent malade, le roi parut toujours bien portant.