(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance de Buffon, publiée par M. Nadault de Buffon » pp. 320-337
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance de Buffon, publiée par M. Nadault de Buffon » pp. 320-337

Correspondance de Buffon
publiée par M. Nadault de Buffon64

On n’avait point jusqu’ici un recueil des lettres de Buffon ; on n’en avait que des extraits qui avaient servi de pièces à l’appui dans des biographies ingénieuses et savantes ; mais le lecteur aime, en fait de correspondance, à se former lui-même un avis ; il prend plaisir, quand il le peut, à aborder directement les hommes célèbres et à les saisir dans leur esprit de tous les jours. Ce qu’était Buffon dans l’habitude de la vie, dans le train et le ton ordinaire de sa pensée, on le sait à présent, et l’on peut s’en faire une idée exacte, sans exagération, sans caricature.

Les quatre grands personnages littéraires du xviiie  siècle ont écrit des lettres fort inégalement et avec des différences qui sont bien celles de leur caractère, de leur physionomie. Voltaire est le premier, et il demeure incomparable : vif, naturel, facile, toujours prêt, donnant au moindre compliment un tour aisé, une grâce légère, exprimant au besoin des pensées sérieuses, mais les déridant bientôt, et toujours attentif à plaire, à faire rire l’esprit.

Rousseau est aussi dans son genre un grand épistolaire ; mais quel travail, quelle lenteur de lime, que de soin ! il a des lettres bien éloquentes, mais des lettres faites, refaites, dont il garde évidemment des copies. Quand il écrit à M. de Malesherbes ou même à Mme d’Houdetot, ce ne sont plus des lettres, ce sont des ouvrages.

Montesquieu écrit peu (autant du moins qu’on en peut juger par ce qu’on a), et il écrit sans prétention : son grand esprit, sa forte et haute imagination, sa faculté élevée de concevoir et son talent de frapper médaille ou de graver, sont tout entiers tournés et employés à ses compositions savantes et rares. Dans le tous-les-jours il se relâche, il se détend, il est bonhomme ; bref, saccadé, un peu haché, avec des traits vifs, des images brusques. Ce n’est point un improvisateur perpétuel comme Voltaire, ni un coquet sérieux, un limeur et un polisseur de tous les instants, comme Rousseau : il ne prend aucune peine quand il écrit à ses amis, et l’on s’en aperçoit, bien que son style garde du bel air et de l’épigramme.

Buffon, aux saillies près, et avec plus d’égalité dans la façon ou dans le sans-façon, serait assez, comme épistolaire, du même genre que Montesquieu. Ne lui demandez pas, quand il prend la plume pour écrire une lettre, de songer à vous plaire, à vous égayer, à faire qu’on dise dans le monde autour de soi : « Il m’a écrit une belle ou une jolie lettre. » Buffon ignore le joli ; il a l’ambition et l’art de dire les grandes choses ; il n’a ni l’art ni le souci de dire les petites. Il n’a pas ce tour qui est indépendant du fond, le secret de l’élégant badinage : il aime assez la joie, la jovialité, ce qui est tout différent. Si cela n’avait l’air d’une plaisanterie à force d’être vrai, je dirais qu’il est le contraire des Marot, des Sarrasin, des Voiture, de Voltaire dans le genre léger. Il est de niveau avec les grands sujets qui s’offrent à sa vue, mais il aime peu à se baisser pour cueillir des fleurs. Il a de l’orgueil, c’est lui qui le dit, mais sans coquetterie.

Pour écrire des lettres excellentes et durables en tant que pièces littéraires, je ne sais que deux manières et deux moyens : avoir un génie vif, éveillé, prompt, à bride abattue, et de tous les instants, comme Mme de Sévigné, comme Voltaire ; ou se donner du temps et prendre du soin, écrire à main reposée, comme Pline, Bussy, Rousseau, Paul-Louis Courier : — en deux mots, improviser ou composer. (On vient de publier un recueil très amusant de lettres qui sont entre les deux manières, qui tiennent à la fois de l’étude et de la libre causerie, de la préméditation et de la verve, celles de Béranger.)

Les lettres de Buffon n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre genre ; elles n’ont rien de l’improvisation animée ni de la rédaction curieuse. Il est manifeste qu’en les écrivant (à part un petit nombre de cas solennels qui tranchent sur le sans-gêne ordinaire), il n’avait aucune arrière-pensée de publicité non plus qu’aucune recherche d’agrément : il croyait n’écrire que pour l’ami à qui il s’adressait, sur ce qui l’occupait dans le moment, sur ses affaires, ses intérêts, ses affections. Aussi cette Correspondance nous rend-elle le plus sincère et le plus véridique témoignage de ses mœurs, de ses habitudes d’esprit, de sa manière d’être et de sentir. Littéralement, Buffon n’avait pas à grandir ni à déchoir ; le grand écrivain en lui est dès longtemps hors de cause et ne saurait dépendre de ce qu’il peut y avoir d’un peu commun dans ses lettres : moralement, sa correspondance nous le montre partout, et dans toute la teneur de sa vie, sensé et digne. Elle lui fait honneur par bien des côtés ; elle ne le diminue en rien.

Les lettres de jeunesse (1729-1740) sont peu nombreuses, mais suffisantes pour faire apprécier le goût, les mœurs, les jugements et le ton de Buffon en ces années antérieures à sa grande carrière. Elles sont écrites la plupart à des compatriotes, au président de Ruffey, au président Bouhier, à Daubenton, à un abbé Le Blanc qui est assez à Buffon ce que l’abbé de Guasco était à Montesquieu. Buffon leur parle à ventre déboutonné, comme on dit ; c’est franc, naturel, mais nullement distingué. Il dit crûment ce qu’il aime, il appelle volontiers les choses par leur nom. On a bien fait de ne pas supprimer ces crudités qui sont une marque de l’esprit bourguignon en général, et aussi du ton particulier de Buffon quand il était en pleine familiarité. Les jugements littéraires qui viennent parfois se mêler à ces détails d’existence provinciale sont justes, mais assez en gros. Buffon n’ira jamais beaucoup plus à fond, et il négligera le menu ; s’il sait et si, par hasard, il cite un jour une épigramme de Piron contre le petit Poinsinet, c’est que Piron est de Dijon et que l’épigramme sent la moutarde. D’ailleurs, il s’intéresse peu aux querelles d’auteurs ; il est lui-même et sera toujours très peu auteur dans sa vie, dans ses lettres. Il n’entrera pas plus dans les raffinements que dans les coteries de son siècle. De bonne heure il déclare son goût pour la campagne, pour la résidence rurale et sa noble tranquillité ; il ne vient à Paris que pour affaires, à son corps défendant : il ne paraît en aucun temps avoir pris plaisir à se plonger dans le tourbillon.

Buffon ne commence à devenir celui que l’on connaît et que nous admirons que du moment qu’il est placé à la direction du Jardin et du Cabinet du roi : jusque-là c’était un génie expectant, et à qui manquait son objet. La correspondance nous montre bien ce moment décisif de son entrée et de sa pleine installation dans la grande voie qu’il a ouverte et illustrée. Pourtant le cercle de ses correspondants ne semble guère d’abord s’élargir ni se varier beaucoup. Je sais qu’il faut faire la part de ce qui a été perdu, de ce qui ne s’est point transmis ; mais des hommes célèbres du siècle avec lesquels on le compare d’ordinaire, il en est peu avec qui Buffon paraisse avoir été en commerce habituel de lettres. Il n’est même question d’eux qu’en passant. Rien de Fontenelle ; peu de chose sur Montesquieu. Voltaire est jugé à trois moments : d’abord comme « un très grand homme, et aussi un homme très aimable » ; puis, pendant la brouille, comme un diseur de sottises qu’on doit éviter de lire, un atrabilaire qui vise à tort et à travers à l’universalité. Enfin, à l’heure de la réconciliation (novembre 1774), il y a une lettre à Voltaire qui est à la fois d’une haute emphase et d’une extrême modestie. Buffon lui accorde le génie créateur qui tire tout de sa propre substance : « Il n’existera jamais, lui dit-il, de Voltaire second » ; c’était une réplique au compliment de Voltaire qui avait appelé Archimède de Syracuse Archimède premier, pour donner à entendre que Buffon était Archimède second ; et faisant ainsi à son rival de Ferney les honneurs du génie, Buffon ne se réserve pour lui que le talent, lequel, si grand qu’il soit, dit-il, « ne peut produire que par imitation et d’après la matière. » Cette lettre à Voltaire, comme plus tard celles qui seront adressées à l’impératrice Catherine, passe la mesure ; Buffon y est deux fois solennel ; il y fait de la double et triple hyperbole, et l’homme qui, à son époque, avait le plus de sens et de jugement, nous fait sentir par là que ces qualités solides d’une éminente intelligence ne sont pas du tout la même chose que le tact et le goût.

Duclos est très bien apprécié, et assez amicalement, par Buffon qui lui passait volontiers son peu de modestie à raison de sa franchise. Les encyclopédistes et leur entreprise, au début, sont de même jugés par lui favorablement ; mais il se liera peu avec les personnes, et n’entrera point dans les passions et les excès de la coterie. Il se tient à distance et hors de portée des entraînements ; il suit sa propre voie ; il ne s’enrôlera jamais, et il dédaignerait d’avoir la moindre action sur ce qu’il appelle l’escadron encyclopédique. Aussi le goûtait-on médiocrement dans ce monde-là. Diderot, qui venait de causer avec Buffon et de l’entendre se louer, disait de lui un peu ironiquement : « J’aime les hommes qui ont une grande confiance dans leurs talents. » D’Alembert faisait plus ; il raillait Buffon, il le méconnaissait, n’appréciant ni ses talents ni sa personne. Il ne l’appelait que le grand phrasier, le roi des phrasiers ; il le contrefaisait même dans l’intimité, car D’Alembert excellait aux parodies et caricatures. Buffon haussait les épaules d’apprendre que le grand géomètre faisait ainsi le singe à ses dépens, et il méprisait ses attaques. « Nous n’avons pas assez d’amour-propre pour dédaigner le mépris d’autrui », a dit Vauvenargues. Buffon était une exception ; il avait assez d’amour-propre pour cela ; il possédait au plus haut degré la faculté du dédain contre l’offense ; il l’avait bien autrement que Montesquieu. Celui-ci, attaqué par le gazetier janséniste au sujet de L’Esprit des lois, avait cru devoir répondre par une brochure qui réussit ; « Malgré cet exemple, disait Buffon, également attaqué, et par le même gazetier, je crois que j’agirai différemment et que je ne répondrai pas un seul mot. Chacun a sa délicatesse d’amour-propre : la mienne va jusqu’à croire que de certaines gens ne peuvent pas même m’offenser. » Il pratiqua toujours cette méthode de se taire et de laisser dire les ennemis. Ainsi encore, à propos des attaques dernières dont Les Époques de la nature furent l’occasion, et de je ne sais quel manuscrit de Boulanger qu’on l’accusait d’avoir pillé : « Il vaut mieux, disait-il, laisser ces mauvaises gens dans l’incertitude, et comme je garderai un silence absolu, nous aurons le plaisir de voir leurs manœuvres à découvert… Il faut laisser la calomnie retomber sur elle-même. » À M. de Tressan qui s’était, un jour, ému et mis en peine pour lui, il répondait : « Ce serait la première fois que la critique aurait pu m’émouvoir ; je n’ai jamais répondu à aucune, et je garderai le même silence sur celle-ci. »

Ainsi pensait-il, et il ne se laissait pas détourner un seul jour du grand monument qu’il édifiait avec ordre et lenteur, et dont chaque partie se dévoilait, successivement à des dates régulières et longtemps à l’avance assignées. Un spirituel écrivain a essayé d’établir une mesure entre la sensibilité plus ou moins grande des auteurs à la critique et leur plus ou moins de croyance et de religion ; il est allé jusqu’à dire, et ici même65, que « le génie sans croyance n’est que le plus vulnérable des amours-propres ». C’est joli, mais il me semble que la vraie mesure n’est pas où la met cet homme d’esprit, et de doctrine un peu trop idéale : Racine, par exemple, était un génie religieux et croyant, et nul n’a été plus que lui sensible et susceptible ; il était un amour-propre plus vulnérable que Molière ou Shakespeare. Buffon reste impassible là où Montesquieu se pique et où Voltaire enrage, et ils se valent à peu près tous les trois pour le fond des croyances. Cette disposition du plus ou moins d’indifférence à la critique dépend donc non de la croyance en général, mais de l’humeur, du caractère, ou, si l’on veut, de la croyance et confiance qu’on a en soi. Buffon avait l’amour-propre haut et tranquille, d’un équilibre stable : il se jugeait lui et ses œuvres comme la postérité elle-même l’allait faire, comme ses contemporains le faisaient déjà. Lorsque Frédéric, le roi de bon sens par excellence, disait de Buffon : « C’est l’homme qui a le mieux mérité la grande célébrité qu’il s’est si justement acquise », Buffon transcrivait l’éloge dans une lettre à Mme Necker ; il l’avait déjà pensé auparavant, et là-dessus il dormait paisible.

Il aimait la gloire, mais pas si naïvement que l’ont bien voulu dire ceux qui ne peuvent marquer un trait saillant d’un grand homme sans pousser aussitôt à la caricature. Lorsqu’on lui érigea de son vivant cette statue à laquelle il consentit sans l’avoir désirée, et qu’il aurait souhaité qu’on ne fît placer qu’après sa mort : « J’ai toujours pensé, écrivait-il à son vieil ami le président de Ruffey, qu’un homme sage doit plus craindre l’envie que faire cas de la gloire, et tout cela s’est fait sans qu’on m’ait consulté. » Cette statue, notez-le bien, lui fut érigée en manière de consolation et de dédommagement honorifique par ceux qui lui avaient fait un tort réel en obtenant sous main la survivance de sa charge d’intendant du Jardin du roi. Il disait encore, et du ton de la sincérité, au terme de sa carrière : « Je ne cherche point la gloire ; je ne l’ai jamais cherchée, et, depuis qu’elle est venue me trouver, elle me plaît moins qu’elle ne m’incommode. Elle finirait par me tuer, pour peu qu’elle augmente. Ce sont des lettres sans fin et de tout l’univers, des questions à répondre, des mémoires à examiner… » Il ressort de cette correspondance qu’il y avait quelque chose qu’il aimait encore mieux que ses ouvrages ou du moins autant : vivre avec ses amis, les posséder, vaquer à ses devoirs et à ses relations de père de famille, de bon voisin, de propriétaire, d’administrateur et d’homme. Je note les choses dans le pêle-mêle où elles s’offrent quand on parcourt ce recueil.

Mais que parlé-je de pêle-mêle ? c’est un mot qui jure avec l’habitude et avec l’essence même de Buffon. N’oublions pas qu’un excellent témoin qui l’avait vu à Montbard dans les dernières années, Mallet du Pan, a dit : « Buffon vit absolument en philosophe ; il est juste sans être généreux, et toute sa conduite est calquée sur la raison ; il aime l’ordre, il en met partout. »

Pour en revenir à ses jugements littéraires, après Voltaire poète, Buffon ne paraît guère estimer qu’un autre poète en son temps, Pindare-Le Brun, comme il l’appelle, celui qui l’a si noblement célébré lui-même et en qui il reconnaît avec impartialité le pinceau du génie. Quant à ses jugements sur Delille, Saint-Lambert et Roucher, ils sont curieux à recueillir de la part d’un homme qui a si bien connu la nature et qui habitait comme dans son sein : « Je ne suis pas poète ni n’ai voulu l’être, écrivait-il, mais j’aime la belle poésie ; j’habite la campagne, j’ai des jardins, je connais les saisons, et j’ai vécu bien des mois ; j’ai donc voulu lire quelques chants de ces poèmes si vantés des Saisons, des Mois et des Jardins. Eh bien ! ma discrète amie (c’est à Mme Necher qu’il écrit cela), ils m’ont ennuyé, même déplu jusqu’au dégoût, et j’ai dit, dans ma mauvaise humeur : Saint-Lambert, au Parnasse, n’est qu’une froide grenouille, Delille un hanneton, et Roucher un oiseau de nuit. Aucun d’eux n’a su, je ne dis pas peindre la nature, mais même présenter un seul trait bien caractérisé de ses beautés les plus frappantes. » Là encore, à ceux même qui n’aimeraient ni la grenouille ni le hanneton, je dirai : « Je passe condamnation sur le peu d’élégance de l’expression, mais trouvez-moi dans le siècle un jugement de plus de bon sens. Voltaire, cet homme de goût, s’est trompé du tout au tout sur Saint-Lambert : Buffon a mis le doigt, — que dis-je ? il a mis les quatre doigts et le pouce sur la vérité. »

Buffon, dans ses jugements, n’obéit en rien à la mode. Lui qui rend si pleine justice à Voltaire, il reste fidèle à ses connaissances et à ses admirations du bon cru : le président de Brosses demeure pour lui jusqu’à la fin « le plus digne de ses amis comme le plus savant de nos littérateurs. »

L’homme qui a le plus fait pour Buffon en ce temps-ci, en commentant ses idées, en rééditant ses œuvres et en conférant ses manuscrits, M. Flourens, a longuement parlé des collaborateurs de Buffon et de la part que chacun d’eux avait eue dans la rédaction de l’Histoire naturelle. Il a paru croire que Buffon ne leur avait pas fait toujours cette part assez belle devant le public, et qu’il y avait lieu, à leur égard, à quelque réparation. Autant qu’il m’est permis d’avoir un avis en telle matière, je ne trouve pas que Buffon ait en rien manqué à la reconnaissance ni à l’hommage qu’il leur devait, et que, ce me semble, il leur a très équitablement payés en temps et lieu convenable : ce qui n’empêche pas qu’après coup il ne soit intéressant de se rendre mieux compte des services qu’il a dus à chacun d’eux. Buffon avait essentiellement besoin d’auxiliaires, de collaborateurs. Nommé, à trente-deux ans, intendant du Jardin du roi, physicien et géomètre jusqu’alors, il est mis en demeure de s’improviser naturaliste, ce à quoi il n’avait guère songé auparavant ; il le devient, comme le grand Frédéric, quand il le fallut, devint général, par l’application d’un bon et haut esprit et d’une opiniâtre volonté. Buffon, dès l’entrée, ordonnateur par vocation, reconstructeur auguste de la nature, sent le besoin d’agir en grand, de commander à des masses de faits ; mais tous les faits n’étaient pas prêts, tant s’en faut ! tous n’étaient pas rassemblés, toutes les levées décrétées, pour ainsi dire, n’étaient pas sous le drapeau. Et cependant il ne saurait se contraindre à être le collecteur, l’investigateur minutieux, l’observateur de détail ; ses sens même y faisaient obstacle ; ses yeux étaient mauvais ; sa taille droite et haute était d’un maréchal de France, on l’a dit, plus que d’un homme de laboratoire ou de cabinet. Entre les faits et lui, pour peu qu’il y eût retard, son imagination était sujette à projeter des systèmes : combien de fois à ses débuts, quand il voulait découvrir trop de choses, et trop vite, avec les seuls yeux de l’esprit, le sourire fin de Daubenton, l’homme du scalpel, l’avertit et l’arrêta ! C’est M. Cuvier qui nous le dit et nous le croyons sans peine. — « Corvisart, pourquoi n’avez-vous pas d’imagination ? » demandait brusquement Napoléon, un jour qu’il sortait de causer avec Mascagni, un de ces savants italiens à qui l’imagination ne faisait pas faute. — « Sire, répondit Corvisart, c’est que l’imagination tue l’observation. » — L’imagination ne tue pas toujours l’observation ; bien souvent aussi elle l’éveille, elle la provoque et la stimule ; elle la devance. Daubenton, lui, n’était pas facile à stimuler, et il n’allait jamais plus vite que le pas ; Buffon, parlant de ces frères et neveux Daubenton, se plaint souvent de leur lenteur, de leur peu d’ardeur. Quand Daubenton se sépara de lui, il laissa pourtant un grand vide, un vide irréparable dans la continuation de l’Histoire naturelle ; il ne fut point remplacé. Mais pour ce qui est des collaborateurs littéraires, Buffon s’en était pourvu, et il eut auprès de lui son école descriptive dans les Gueneau de Montbéliard, mari et femme, et dans l’abbé Bexon. M. Flourens, et la Correspondance aujourd’hui publiée, nous apprennent là-dessus de curieuses choses. Prenez garde de trop admirer les oiseaux chez Buffon ; n’allez pas vous écrier que le grand peintre n’a rien écrit de plus beau : ô la plaisante méprise ! vous feriez justement ce que fit un jour tout Paris, venant féliciter M. de Chateaubriand sur un article non signé qu’on croyait de lui et qui était de M. de Salvandy. Ce serait, jusque dans l’œuvre et la maison de Buffon, faire infraction et injure à ce fameux axiome ; « Le style, c’est l’homme même. » Car ces oiseaux sont d’une autre plume que la sienne : Le Paon est de Gueneau, Le Rossignol aussi ; Le Cygne, ce Cygne tant vanté, pourrait bien être du pur Bexon ; ce petit abbé l’a beaucoup peigné, en effet, avant qu’il passât sous la main du maître qui lui donna seulement son dernier lustre. On a les pièces probantes, les canevas en manuscrit (non pas celui du Cygne, mais ceux des autres oiseaux ), on a les brouillons ; les retouches se peuvent compter et mesurer. L’avouerai-je ? j’ai quelque regret d’assister à ces menus détails, je ne blâme point qu’on s’y livre, et même il le faut bien, puisqu’on les exige aujourd’hui et qu’une étude n’est pas censée complète sans cela : mais je regrette qu’ils soient devenus possibles ; je regrette qu’on n’ait pas brûlé, une bonne fois, tous ces brouillons, aussitôt employés, que tous ces copeaux tombés à terre n’aient pas été jetés au feu. Avis aux grands écrivains quand il en viendra ! Brûlez, messieurs, tout ce qui vous est devenu inutile. Votre édifice est fait et superbe, votre monument est debout ; à quoi bon laisser à d’insatiables neveux les moyens d’en refaire un jour industrieusement l’échafaudage et de masquer de nouveau la façade ? Hélas ! pour le style même, voilà qu’il nous faut repasser par les tâtonnements du laboratoire. Nous avons l’histoire des ratures de Buffon.

Buffon, grand écrivain et homme de génie, a son genre, sa manière, ses disciples. Il y eut à l’origine de la littérature classique une école homérique : tel rhapsode qui, sans Homère, n’aurait jamais rien été ni rien laissé, a fait, grâce à Homère, telle description, je ne sais laquelle, mais qui figure très dignement, je me l’imagine, dans l’œuvre homérique. Ainsi pour Buffon : sans lui qu’eussent été, comme écrivains, Gueneau et Bexon ? Il les a distingués, électrisés, appliqués et mis en valeur chacun dans son emploi ; en se les associant il les a adoptés, l’un comme frère et l’autre comme fils, dans sa famille spirituelle ; jamais la question d’amour-propre ne s’est élevée entre eux et lui : que lui demandons-nous de plus ? allons-nous être plus susceptibles pour eux qu’ils ne l’ont été ? Honneur à eux, je le veux bien, mais au nom de Buffon ! honneur à lui jusque dans leur personne encore !

Parmi les lettres qui se distinguent par une intention d’agrément comme par une affection véritable et des plus tendres, il y a celles qui sont adressées à Mme Daubenton, la nièce par alliance du grand anatomiste ; c’est à elle que Buffon écrit, parlant de l’oncle et peut-être du mari : « Il paraît que MM. Daubenton seraient bien aises de vous voir en ce pays-ci (à Paris où elle habitait ; elle était allée faire un voyage en Bourgogne) ; mais vous savez, bonne amie, qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre bien ardents sur rien. » C’est dans la même lettre qu’on lit encore : « Dites-moi, jour par jour, bonne amie, votre marche et les lieux que vous habitez ; je donnerais toute ma science pour savoir seulement où vous êtes, et tous mes papiers pour un billet de vous où serait tout ce qui ne s’écrit pas. » Dans cette branche toute particulière et la plus fleurie de la Correspondance, Buffon, qui n’a guère moins de soixante-six ans, paraît un peu amoureux de la jeune dame, si l’on ose bien hasarder (en tout bien, tout honneur) une telle conjecture ; il est galant, il fait l’aimable, il y réussit.

La série de lettres adressées à Mme Necker et tirées des archives de Coppet est sur un autre ton, et paraîtra des plus singulières, sinon des plus agréables. Tout s’y passe dans la région la plus haute et comme dans le voisinage de l’Empyrée ; c’est une élévation continue, un culte, une adoration réciproque ; des deux côtés, c’est le sublime ami ; la sublime amie ; l’adorable, la céleste, la divine amie ; ils ne s’en lassent pas. Ces deux esprits éminents avaient, évidemment, rencontré l’un dans l’autre la forme d’idéal qui leur était la plus chère, et ils y abondent ; ils s’en donnent à cœur joie ; ils sont si naturellement à leur hauteur, qu’ils ne semblent pas se douter qu’ils se guindent. Le noble vieillard était flatté de se voir si compris et si adoré par une femme d’esprit et de vertu, qui avait encore des restes de beauté, et dont le mari, ne l’oublions point (car Buffon était sensible à ces choses), tenait une si grande place dans l’État : « Mon âme, lui écrivait-il galamment, prend des forces par la lecture de vos lettres sublimes, charmantes, et toutes les fois que je me rappelle votre image, mon adorable amie, le noir sombre se change en un bel incarnat. » Il a le cœur en presse, dit-il, la veille du jour où il doit l’aller voir ; mais s’il l’attend chez lui, elle, en visite, à Montbard, que sera-ce ? les expressions lui manquent, et la langue elle-même, qu’il possède si bien, lui fait défaut :

Je n’écris jamais de sang-froid, s’écrie-t-il, dès qu’une fois mon cœur a prononcé le nom de ma grande amie ; mais aujourd’hui c’est une émotion, un transport, par l’espérance qu’elle me donne d’une faveur prochaine qui mettrait le comble à mon bonheur. « J’irai en pèlerinage à cette tour. » Mais quand, mon adorable amie ? Bientôt, sans doute. Fixez de grâce mon âme incertaine qui vole au-devant de votre volonté. Je voudrais, par ma prière ardente, vous dédommager un peu de ma froide gazette de lundi dernier. Je vous supplie donc à genoux, ma divine amie, de venir en effet illuminer de vos rayons célestes de gloire et de vertu cette voûte antique où je réside et rêve huit heures chaque jour. Elle n’a rien de recommandable que sa situation et la pureté de l’air ; mais elle deviendra le plus noble des temples, si vous daignez voue y arrêter.

Il nous est impossible de ne pas voir dans ces lettres à Mme Necker, qui sont toutes sur ce ton, bien de la sincérité, de la candeur, comme aussi une totale absence du sentiment du ridicule. Buffon y est resté un peu provincial, et jamais la distance de Montbard à Paris ne m’a paru plus grande. Il faudrait aller en Allemagne pour rencontrer de semblables correspondances d’un enthousiasme continu.

Mais une partie du recueil, qui n’est pas moins neuve et qui est toute à l’honneur de Buffon, ce sont ses lettres à son fils : il s’y montre père, et le plus tendre père, le plus cordialement attentif, le plus rempli de sollicitude. Ce fils, jeune officier aux Gardes, qui paraît avoir été assez aimable et gracieux, et d’un bon naturel sans rien de supérieur, l’occupe constamment ; il veille sur son avancement, sur sa santé, sur ses plaisirs. Quand il l’envoie en Russie, auprès de l’impératrice Catherine II, pour porter son buste et ses hommages, que de conseils et de recommandations le suivent, l’accompagnent ! Et l’inquiétude qu’il aura sur son retour va « lui ôter le sommeil et la force de penser ». Puis, quand ce fils est marié à une jeune femme, qui paraît d’abord douée de simplicité et de candeur, mais qui bientôt s’émancipe et devient la maîtresse avouée d’un prince du sang, colonel du régiment dans lequel le jeune mari était alors capitaine, quelle noble lettre du père à son fils, au premier éclat qui lui en arrive, quelle suite rigide de prescriptions sans réplique ! Le père de famille antique et presque romain se lève ici de toute sa hauteur et commande avec l’autorité de ses cheveux blancs. Voici en entier cette admirable lettre ; tout ce qu’elle a d’impérieux est puisé dans la tendresse même, dans l’amour paternel le mieux entendu, qui n’est pas séparable du sentiment de l’honneur et de la dignité :

Au Jardin du roi, le 22 juin 1787.

M. de Faujas, par amitié pour moi et pour vous, mon cher fils, a bien voulu vous porter mes ordres, auxquels il faut vous conformer.

1. L’honneur vous commande avec moi de donner votre démission et de sortir de votre régiment (le régiment de Chartres) pour n’y jamais rentrer.

2. Vous quitterez tout de suite en disant que les circonstances vous y obligent, et vous ferez cette même réponse à tout le monde sans autre explication.

3. Vous n’irez point à Spa, et vous ne viendrez point à Paris avant mon retour.

4. Vous irez voyager où il vous plaira, et je vous conseille d’aller voir votre oncle à Bayeux. Vous le trouverez instruit de mes motifs.

5. Ces démarches, honnêtes et nécessaires, loin de nuire à votre avancement, y serviront beaucoup.

6. Conformez-vous en entier, pour tout le reste, aux avis de M. de Faujas, qui vous fera part de toutes mes intentions et vous remettra vingt-cinq louis de ma part ; et si vous avez besoin des trois mille livres que vous devez recevoir le 4 août, je les donnerai à M. Boursier dès à présent. Vous savez qu’il doit remettre quinze cents francs dans ce même temps à feu votre femme.

Ce sont là, mon très cher fils, les volontés absolues de votre bon et tendre père.

En suivant à la lettre de tels ordres, le fils de Buffon ne courut risque ni d’avoir à rougir de l’éclat de celle qui portait son nom, ni encore moins de paraître en profiter66.

La Correspondance que nous annonçons est publiée et annotée par M. Nadault de Buffon qui appartient, comme son nom l’indique, à la famille du grand écrivain, et qui est son arrière-petit-neveu. Le jeune magistrat, fort instruit des choses littéraires, a pris à cœur cette gloire domestique dont il relève, et s’est fait une piété et une ambition d’y ajouter. Il aura du moins réussi à faire valoir en Buffon et à mettre de plus en plus en lumière l’honnête homme, l’homme de cœur, de sagesse et de sens. Les notes et éclaircissements qu’il a joints à l’édition sont assez considérables et mériteraient un examen à part. M. Lesieur, ancien chef de division au ministère de l’Instruction publique, et qui ne fait que revenir à ses origines et à ses goûts en s’occupant de littérature, a également donné des soins bien utiles à cette publication importante.