(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Essai sur Amyot, par M. A. de Blignières. (1 vol. — 1851.) » pp. 450-470
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Essai sur Amyot, par M. A. de Blignières. (1 vol. — 1851.) » pp. 450-470

Essai sur Amyot, par M. A. de Blignières.
(1 vol. — 1851.)

L’éloge d’Amyot a été proposé par l’Académie française pour sujet du prix dit d’éloquence qu’elle a décerné en 1849 ; M. Amédée Pommier a obtenu le prix, M. de Blignières l’accessit. Depuis cette époque, M. de Blignières a revu son travail et l’a complété. Ne prenant son Éloge d’Amyot distingué par l’Académie que comme un discours préliminaire, il a composé un livre tout plein de recherches et de dissertations sur les divers ouvrages d’Amyot, sur sa langue, sur sa vie ; il y discute tous les points qui ont prêté à la controverse et à la critique ; il s’applique à les éclaircir à l’avantage de son auteur, avec zèle, érudition et curiosité. Ce livre fait beaucoup d’honneur à M. de Blignières, qui est professeur de rhétorique dans l’un de nos collèges de Paris (Stanislas) ; la science dont il fait preuve n’est pas la seule chose qui plaise en lui ; son affection pour Amyot décèle ses mœurs, une âme qui aime les lettres, et qui les aime avec cette humanité d’autrefois, avec cette chaleur communicative qui est propre à gagner la jeunesse, et que possédaient les vieux maîtres. Le jeune professeur de rhétorique a évidemment en lui de l’aimable, de l’abondant, quelques-unes de ces qualités d’Amyot qui se retrouvaient dans Rollin, et qui mettent du charme jusque dans un enseignement sévère. Je ne trouverai à reprendre dans son livre que quelques développements un peu trop complaisants, et quelques longueurs : en cela encore, il semble qu’il ait voulu tenir d’Amyot62.

C’est à celui-ci que je m’attacherai aujourd’hui. Amyot est un des noms les plus célèbres de notre vieille littérature ; on dit le bon Amyot, sans trop savoir, comme le bon Henri IV, comme le bon La Fontaine. Aucun nom littéraire de son siècle (si l’on excepte Montaigne) ne jouit d’une faveur aussi universelle. Quand il s’agit d’une jolie et gracieuse naïveté de langage, on dit aussitôt, pour la définir : C’est de la langue d’Amyot. Ce simple traducteur de Plutarque s’est acquis la gloire personnelle la plus enviable ; on le traite comme un génie naturel et original. Il semble qu’à travers ses traductions on lise dans sa physionomie, et qu’on l’aime comme s’il nous avait donné ses propres pensées.

Un poète italien moderne, Leopardi, enviant la gloire de ces opportuns et heureux traducteurs italiens qui se sont enchaînés à quelque illustre classique des anciens pour n’en plus être séparés, s’écrie : « Qui ne sait que Caro vivra autant que Virgile, Monti autant qu’Homère, Bellotti autant que Sophocle ? Oh ! la belle destinée de ne pouvoir plus mourir, sinon avec un immortel ! » Tel est le lot et le bonheur d’Amyot. Il a contribué à rendre Plutarque populaire, et Plutarque le lui a rendu en le faisant immortel.

C’est justice, quand on y regarde bien. Et cependant toute faveur, en se prolongeant dans la postérité, rencontre ses épreuves et ses retours, et la réputation d’Amyot n’a pas été sans quelque flux et reflux. On s’est demandé si, en un siècle aussi riche que le xvie , en un siècle qui possédait un si grand nombre d’écrivains énergiques, colorés, vifs, naïfs, ou même gracieux par endroits, il était juste de transférer tout l’honneur de la naïveté, de la grâce et de l’éloquence sur un simple traducteur. Examinant ses traductions en elles-mêmes, des érudits et des critiques exacts y ont relevé des fautes, des inadvertances, des infidélités de divers genres. Mais tout cela dit, le tout examiné et débattu, Amyot garde sa place et la gardera ; et il la mérite. Il la mérite, nous dit Montaigne, excellent juge, pour la « naïveté et pureté du langage en quoi il surpasse tous les autres », pour la « constance d’un si long travail », pour la « profondeur de son savoir », ayant pu développer si heureusement un « auteur si épineux et ferré » que Plutarque (car il n’est pas besoin de savoir le grec pour sentir qu’on est porté avec Amyot dans un courant de sens continu, et que, sauf tel ou tel point de détail, il est maître de son sujet et dans l’esprit de l’ensemble). « Mais surtout, ajoute Montaigne, je lui sais bon gré d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire présent à son pays. Nous autres ignorants étions perdus, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier. » Et il ajoute avec un vif sentiment de ce bienfait : « Grâce à lui, nous osons à cette heure et parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école : c’est notre bréviaire. » Rien ne saurait prévaloir contre un tel témoignage. Il est juste que la récompense des écrivains se mesure à l’étendue de l’influence qu’ils exercent, quand cette influence est toute bienfaisante et salutaire. Amyot a rendu des services, 1º un service inappréciable à la langue, en la répandant et en la popularisant dans ses meilleurs tours, dans son économie la plus ample et la plus facile, dans sa diction la plus large et la plus sincère, à l’aide de l’intérêt qui s’attachait aux Vies de Plutarque ; 2º il a rendu un service non moindre à la raison et au bon sens public en faisant circuler Plutarque, et ses trésors de vertu antique et de morale, dans toutes les mains, à l’aide d’une langue si claire, si facile, si diffuse, si courante et si riante. Il y a eu bien du bonheur dans un tel choix : comment s’étonner qu’il soit entré de la faveur dans la justice et quelque entraînement dans la reconnaissance ?

Jacques Amyot, dont la meilleure vie et la plus complète a été écrite par l’abbé Lebeuf, était né à Melun le 30 octobre 1513, de parents pauvres et qui, pourtant, le firent étudier. Bien jeune, il vint à Paris continuer comme il put ses études de grammaire ; il servait en même temps de domestique à quelques écoliers. Sa mère, Marguerite des Amours (c’est un nom assorti pour la mère d’Amyot), avait soin de lui envoyer chaque semaine un pain par les bateliers de Melun. On dit que le soir, faute d’avoir de quoi acheter une lumière, il lisait à la lueur des charbons embrasés : on a raconté la même chose du jeune Drouot, lisant, enfant, près du four de son père. Ces débuts d’Amyot, qui sont un peu la légende de cet âge héroïque de l’érudition, ont du charme. À l’époque où il étudiait, il fallait acheter cher le savoir : les nouvelles méthodes apportées par Budé, et favorisées par François Ier, s’introduisaient à peine. N’apprenait pas le grec qui voulait. Amyot, appliqué, patient, un peu lent, dit-on, dut conquérir sa science à force d’opiniâtreté et d’ardeur. Maître ès arts à dix-neuf ans, il alla ensuite à Bourges pour y étudier le droit ; il y devint précepteur et bientôt professeur des langues grecque et latine à l’université de la ville. Les dix ou douze années qu’il passa à Bourges furent des années fécondes, et dans lesquelles il posa les fondements de tous ses grands travaux. Il traduisait le roman de Théagène et Chariclée, mais il méditait déjà son Plutarque : et en général, tout ce qu’il fit dans l’intervalle, sa jolie traduction de Daphnis et Chloé, sa traduction honorable de Diodore de Sicile, ne furent que des manières de prélude et de passe-temps ; il réservait toutes ses forces pour son grand ouvrage.

François Ier fut informé des premiers travaux d’Amyot et de ses projets : il vit la traduction du roman de Théagène et Chariclée, qui fut imprimée l’année même de sa mort (1547) ; il eut connaissance de quelques Vies de Plutarque qu’Amyot lui présenta comme essai : il lui commanda de poursuivre une si généreuse entreprise, et, pour l’y encourager, il le nomma abbé de Bellozane : ce fut le dernier bénéfice que conféra ce roi ami des lettres, car il mourut peu après.

Amyot, assuré de la subsistance, et croyant que, François Ier n’étant plus, la fortune en France se retirait de lui, tourna ses regards vers l’Italie, cette vraie patrie de la Renaissance, et où l’appelaient tant de précieux manuscrits à consulter. Il saisit une occasion que lui offrait M. de Morvilliers, de Bourges, nommé ambassadeur à Venise, et il le suivit au-delà des monts63. Ces quatre ou cinq années environ qu’Amyot passa en Italie, à Venise et à Rome, lui furent grandement profitables, tant pour l’étude des textes que pour le commerce des hommes et aussi pour la connaissance des affaires. À un moment (en septembre 1551), il joua même un certain rôle, ayant été envoyé par son ambassadeur au concile de Trente pour y porter les lettres de protestation du roi : mais il ne faut pas s’exagérer le rôle d’Amyot, qui ne fut que très secondaire en cette rencontre comme en toutes les occasions politiques auxquelles il se trouva mêlé. Ce n’était à aucun degré un homme d’État qu’Amyot, c’était un homme d’étude, plein de diligence, de curiosité, de patience, et admirable par la façon étendue, agréable et ingénue avec laquelle il présentait les fruits de son labeur. Le cardinal de Tournon, l’ayant connu à Rome et apprécié pour ses qualités studieuses et morales, parla de lui à la Cour, lorsque le roi Henri II cherchait un précepteur pour ses deux fils, les ducs d’Orléans et d’Anjou (depuis Charles IX et Henri III), et Amyot fut choisi (1554). Pour justifier l’honneur d’un tel choix, Amyot redoubla de zèle dans son grand travail à ses heures de loisir, et il publia en 1559 les Vies complètes de Plutarque traduites, qu’il dédia à Henri II.

Il est piquant de remarquer que, cette même année 1559, il publiait, sans y mettre son nom il est vrai Les Amours pastorales de Daphnis et de Chloé, ce libre et agréable roman qu’Amyot, dans sa traduction, rendait plus délicieux encore, en lui prêtant une naïveté de diction qui manque quelquefois au texte grec et qui n’est ici qu’une convenance de plus. Rien ne peint mieux la morale d’une époque et d’une cour qu’une telle publication de la part d’un homme d’Église, précepteur en titre des fils du roi, une licence de cette force et qui paraît chose toute simple. Que l’on se figure, si l’on peut, le précepteur d’un fils de roi, depuis Bossuet jusqu’au digne et docte précepteur de M. le comte de Paris, s’avisant d’égayer par une publication de ce genre les travaux de son grave préceptorat. Ajoutons toutefois, pour aider à l’explication, qu’au xvie  siècle le culte de l’Antiquité était tel, qu’il purifiait au premier moment tout ce qui en sortait.

Les années suivantes ne furent pour Amyot que des années de prospérité et d’honneur. Sur le meilleur pied à la Cour, voyant son élève chéri, le petit Charles IX, devenu roi dès l’âge de onze ans, et ne cessant jusqu’à la fin de le considérer comme le plus gentil et le plus doux des princes ( natura mitissimus erat ) ; également estimé et honoré de son autre élève Henri III, grand aumônier de France sous tous deux, bientôt évêque d’Auxerre, Amyot avait réalisé le plus beau rêve d’un savant et d’un lettré au xvie  siècle. Il continua de justifier les faveurs de la fortune en publiant, en 1572, les Œuvres morales de Plutarque, qu’il dédia à son élève et maître le roi Charles IX, par reconnaissance pour ses bienfaits, « et aussi, dit-il, pour témoigner à la postérité et à ceux qui n’ont pas cet heur de vous connoître familièrement, que Notre-Seigneur a mis en vous une singulière bonté de nature… ». Amyot écrivait cela l’année même de la Saint-Barthélemy. Sans prendre à la lettre les imprécations de d’Aubigné sur le roi qui eut le malheur d’attacher son nom à cette nuit funeste, on conviendra qu’il y avait au moins de l’illusion de précepteur et de père nourricier dans Amyot. — Quant au petit roi, il jugeait son bon maître tout en le comblant : on rapporte qu’il le raillait parfois sur son avarice et sa parcimonie, et enfin, lui qui se connaissait en vers et qui en faisait même d’assez bons, il se permettait de trouver durs ceux qu’Amyot mêlait à ses traductions : Amyot, très peu poète en cela, ne l’en trouvait pas moins aimable.

Ainsi comblé des honneurs et des avantages de sa profession, on ne voit pas qu’Amyot d’ailleurs ait été aucunement ambitieux en politique : ce n’était pas un de ces précepteurs comme le cardinal de Fleury, qui essaient de s’insinuer dans les grandes affaires et de dominer à jamais l’esprit de ceux qu’ils ont façonnés. Amyot n’avait pas une si haute portée ni une si ferme idée de lui-même. Dans sa dédicace des Vies de Plutarque à Henri II, il parle de lui humblement, plus humblement même qu’on ne le voudrait : « Non que j’eusse opinion qu’il pût issir (sortir) de moi, dit-il, personne si basse et si petite en toute qualité, chose qui méritât d’être mise devant les yeux de Votre Majesté. » Au concile de Trente, en septembre 1551, ayant eu à présenter les lettres de protestation du roi aux Pères du Concile et trouvant l’assemblée peu disposée à les recevoir : « Je filais le plus doux que je pouvois, écrit-il à son ambassadeur, me sentant si mal, et assez pour me faire mettre en prison si j’eusse un peu trop avant parlé. » Certes, un simple secrétaire, mais qui eût été de l’étoffe d’un Mazarin ou d’un D’Ossat, ou même d’un Fleury, se serait exprimé et se serait présenté autrement. Amyot, toutes les fois qu’il n’est pas soutenu par l’âme d’un ancien dans son style comme dans ses pensées, descend un peu bas, se rabaisse ou se traîne : ce n’est qu’un grand lettré et un excellent traducteur. Évêque, il remplit ses devoirs avec diligence, exactitude et régularité. Transporté brusquement des grâces païennes de Longus ou des beautés naturelles de Plutarque à l’étude de la théologie et à la Somme de saint Thomas, il s’y applique, il y réussit même ; il s’efforce de s’y plaire et de se persuader que cela ne l’ennuie pas. Il s’exerce à parler à son peuple d’Auxerre un langage clair, pur et lucide ; et l’on se figure, en effet, quel pouvait être le caractère doux, abondant et moral de ces homélies, prononcées d’une voix un peu faible par le bon évêque Amyot. On nous le peint encore dans les années paisibles de son épiscopat, aimant la musique, faisant volontiers sa partie dans son intérieur avec ses chanoines et ses chantres avant ses repas : « Il se plaisait même à jouer des instruments, et souvent, avant le dîner, il touchait d’un clavecin, pour se mettre à table l’esprit plus dégagé après ses études sérieuses. » Ce goût du bon évêque alla jusqu’à entraîner des abus, et il s’introduisit dans sa cathédrale des nouveautés de chant qui scandalisèrent les classiques, les amateurs zélés de l’ancien plain-chant grégorien. Pourtant ce fut sous Amyot et auprès de lui qu’un chanoine, son commensal et son économe, inventa l’instrument de chœur d’un très convenable usage, et qu’on appelle serpent. Aux yeux des purs et austères partisans de la gravité dans la psalmodie, cela répare un peu ses fautes. Bon, facile, amateur de musique, un peu timide en public, un peu perdu dans les détails, vif d’humeur, mais revenant aisément, franc, ouvert et candide, tel on nous peint et tel aisément on se figure en effet le bon Amyot, que le malheur, vers la fin de son existence heureuse, vint tout à coup visiter. L’assassinat de MM. de Guise, aux États de Blois, donna le signal aux mécontents et aux ligueurs d’Auxerre : un supérieur des Cordeliers, Claude Trahy, publia et prêcha partout que l’évêque Amyot avait tout su, tout approuvé, et qu’en absolvant le roi dont il était l’aumônier, il s’était fait son complice. Je n’ai pas à m’étendre sur ces scènes de la Ligue qui firent en quelques mois, du riche et florissant Amyot, « le plus affligé, détruit et ruiné pauvre prêtre qui soit, comme je crois, dit-il, en la France » (9 août 1589). — Pauvre Amyot ! ses dernières années furent tristes et amères. En procès avec son chapitre, menacé et insulté, le pistolet au poing, par cet odieux cordelier ligueur, maître Trahy, et par ses paroissiens, placé entre les crimes de Blois et les avanies d’Auxerre, il put faire la différence des grands hommes de Plutarque aux misères et au fanatisme de son temps. Il n’alla point jusqu’à Henri IV, et eut le malheur encore plus que le tort de ne pas le prévoir, de ne pas espérer en lui. Il mourut le 16 février 1593, dans sa quatre-vingtième année, sans avoir entrevu le retour au mieux et le salut ici-bas. Plutarque, du moins, dans sa ville de Chéronée, revêtu des magistratures honorables et prêtre d’Apollon, put vieillir avec douceur et sérénité au milieu de la philosophie et des muses, et atteindre, dit-on, presque nonagénaire, jusqu’à l’aurore du règne d’Antonin le Pieux.

Il est difficile d’essayer un jugement sur les ouvrages d’Amyot et de les apprécier au vrai sans avoir à la fois sous les yeux les textes et les traductions : mais non, prenons celles-ci, comme on l’a fait presque toujours, comme des écrits originaux d’un style coulant, vif, abondant, familier et naïf, qui se font lire comme s’ils sortaient d’une seule et unique veine. À tout instant, des expressions heureuses, trouvées, ce qu’on peut appeler l’imagination dans le style, s’y montre et s’y joue, ni plus ni moins que si l’auteur était chez soi et s’animait, chemin faisant, de sa propre pensée. Ce sont là les mérites de ce traducteur incomparable, venu à un moment décisif et où il pouvait se permettre ce qui, depuis lors, n’eût plus été également accordé. Je commencerai par citer tout d’abord de lui une page célèbre, et qui rassemble, dans un exemple sensible, la fleur de ses plus habituelles et coutumières qualités. Il s’agit de Numa et de ses premiers actes de législateur et de civilisateur qui adoucirent le naturel féroce des premiers Romains ; j’ai regret d’altérer dans ma citation l’orthographe ancienne, qui dans ses longueurs mêmes, et par la surabondance de ses lettres inutiles, contribue à rendre aux yeux la lenteur et la suavité de l’effet :

Ayant donques Numa fait ces choses à son entrée, pour toujours gaigner de plus en plus l’amour et la bienveillance du peuple, il commença incontinent à tâcher d’amollir et adoucir, ne plus ne moins qu’un fer, sa ville, en la rendant, au lieu de rude, âpre et belliqueuse qu’elle étoit, plus douce et plus juste. Car, sans point de doute, elle étoit proprement ce que Platon appelle une ville bouillante, ayant premièrement été fondée par hommes les plus courageux et les plus belliqueux du monde qui, de tous côtés, avec une audace désespérée, s’étoient illec () jetés et assemblés : et depuis s’étoit accrue et fortifiée par armes et guerres continuelles, tout ainsi que les pilotis que l’on fiche dedans terre, plus on les secoue et plus on les affermit et les fait-on entrer plus avant. Parquoi Numa, pensant bien que ce n’étoit pas petite ne légère entreprise que de vouloir adoucir et ranger à vie pacifique un peuple si haut à la main, si fier et si farouche, il se servit de l’aide des dieux, amollissant petit à petit et attiédissant cette fierté de courage et cette ardeur de combattre, par sacrifices, fêtes, danses et processions ordinaires que il célébroit lui-même…

Et plus loin, marquant que, durant le règne de Numa, le temple de Janus, qui ne s’ouvrait qu’en temps de guerre, ne fut jamais ouvert une seule journée, mais qu’il demeura fermé continuellement l’espace de quarante-trois ans entiers :

Tant étoient, dit-il, toutes occasions de guerre et partout éteintes et amorties : à cause que, non seulement à Rome, le peuple se trouva amolli et adouci par l’exemple de la justice, clémence et bonté du roi, mais aussi aux villes d’alenviron commença une merveilleuse mutation de mœurs, ne plus ne moins que si c’eût été quelque douce haleine d’un vent salubre et gracieux qui leur eût soufflé du côté de Rome pour les rafraîchir : et se coula tout doucement ès cœurs des hommes un désir de vivre en paix, de labourer la terre, d’élever des enfants en repos et tranquillité, et de servir et honorer les dieux : de manière que par toute l’Italie n’y avoit que fêtes, jeux, sacrifices et banquets. Les peuples hantoient et trafiquoient les uns avec les autres sans crainte ne danger, et s’entrevisitoient en toute cordiale hospitalité, comme si la sapience de Numa eût été une vive source de toutes bonnes et honnêtes choses, de laquelle plusieurs ruisseaux se fussent dérivés pour arroser toute l’Italie, et que la tranquillité de sa prudence se fût de main en main communiquée à tout le monde…

J’abrège à regret cette phrase coulante et infinie d’Amyot, qui n’est pas terminée encore ; mais on a senti le charme qui pénètre, et ce génie de l’expression qui, sans lutte, sans effort, s’anime et s’inspire de son modèle. C’est déjà au xvie  siècle la langue du Télémaque ou celle de Bernardin de Saint-Pierre, ou encore celle de Massillon, ayant de plus sa fraîcheur native. Notez, chemin faisant, que d’expressions vives, parlantes, toutes fidèles, ou mieux que si elles étaient littéralement fidèles, car elles sont trouvées, une ville bouillante, attiédir cette fierté de courage, un peuple si haut à la main, se couler tout doucement ès cœurs des hommes, etc. : que de jolis mots qui sentent leur jet de veine et leur liberté naïve ! Un esprit tout critique et chagrin pourrait relever dans ces pages mêmes des redondances, et cette disposition d’Amyot à tout étendre et à tout allonger ; on nage avec lui dans les superfluités sans doute : là où Plutarque ne met que deux mots, il en met trois et quatre, et six ; mais que nous importe si ces mots sont des plus heureux, et de ceux mêmes que le lecteur qui ne sait que le français va d’abord relever avec sourire et avec charme ? Amyot délaie quelquefois l’expression de Plutarque, mais le plus souvent il se contente de la développer et de la déplier pour nous l’offrir plus légère. À côté de ces pages de la Vie de Numa, il faudrait en rappeler d’autres également connues de la Vie de Lycurgue, et dans lesquelles est nettement et vivement défini le caractère des jeunes guerriers spartiates avant et pendant le combat (chap. xliv-xlix). Quand de telles pages s’écrivent dans une langue et que cela dure pendant toute la teneur d’une traduction de si longue haleine, elle n’a plus rien à désirer, ce semble, dans sa prose.

L’ordinaire d’Amyot est, sans contredit, le simple langage délié et coulant de la narration, ou encore ce langage mêlé et tempéré qui s’adresse aux passions plus douces : mais là où son modèle l’exige, il sait atteindre à « ce langage plus haut, plein d’efficace et de gravité, et qui, courant roide ainsi qu’un torrent, emporte l’auditeur avec soi ». En ce qui est sobre, simple et grand, nulles pages ne sont plus belles que celles de la mort de Pompée. M. de Chateaubriand en jugeait ainsi à son retour d’Orient, en les relisant la mémoire encore pleine du souvenir des plages historiques qu’il avait visitées : « C’est, selon moi, disait-il, le plus beau morceau de Plutarque, et d’Amyot son traducteur. »

Dans les traités moraux de Plutarque, que de charmantes pages aussi, riches de sens, pleines d’aisance et de naturel, et qui ont un air de Montaigne ! Ce sont tous ces trésors si neufs alors, trésors de morale, trésors d’héroïsme, qu’Amyot, le premier, versa si copieusement à la fois et si limpidement dans le torrent de la circulation au xvie  siècle, de ce siècle corrompu et fanatique, comme pour l’épurer et l’humaniser, et dont la reconnaissance universelle, le cœur de tous les honnêtes gens, lui sut un gré infini.

La jeunesse, qui se plaît aux choses d’amour, ne lui a pas su un moindre gré, alors et depuis, de sa ravissante traduction du petit roman de Daphnis et Chloé, chef-d’œuvre que Paul-Louis Courier a retouché, corrigé et réparé quant au sens, tout en y respectant les belles et naïves expressions du premier interprète, et en les imitant de son mieux dans les parties inédites qu’il a retrouvées. C’est dans l’étude de ce petit tableau qu’il est plus facile de se rendre compte du procédé d’Amyot quand il traduit. Dans le style de Longus, ce ne sont, à bien des endroits, que phrases à compartiments, avec des membres symétriques accouplés artistement et ayant volontiers des sortes de rimes et d’assonances : tout cela sent le jeu et la recherche du rhéteur. Amyot, au contraire, entre dans le récit bonnement, avec plus de rondeur ; il lie les phrases, il y mêle de petits mots explicatifs, qui en rompent le rythme par trop régulier et affecté. Cette intention fréquente d’antithèses, soit dans les idées, soit dans les mots, a disparu. Il y met du liant ; sa phrase court comme une phrase naturelle et d’un auteur original, qui n’a pas songé à lutter et à jouter. C’est un peu une traduction faite comme par La Fontaine, ou bien (l’oserai-je dire ?) par l’aimable saint François de Sales, si on se l’imagine un seul moment jeune, non encore saint, helléniste et amoureux :

Et sur le commencement du printemps, que la neige se fondoit, la terre se découvroit et l’herbe dessous poignoit ; les autres pasteurs menèrent leurs bètes aux champs : mais devant tous Daphnis et Chloé, comme ceux qui servoient à un bien plus grand pasteur ; et incontinent s’en coururent droit à la caverne des Nymphes, et de là au pin sous lequel étoit l’image de Pan, et puis dessous le chène où ils s’assirent en regardant paitre leurs troupeaux… puis allèrent chercher des fleurs, pour faire des chapeaux aux images (le bon Amyot, par piété, n’a osé dire : pour faire des couronnes aux dieux), mais elles ne faisoient encore que commencer à poindre par la douceur du petit béat de Zéphyre qui ouvroit la terre, et la chaleur du soleil qui les échauffoit. »

Si vous croyez que ce petit béat de Zéphyre soit dans le grec, vous vous trompez fort ; c’est Amyot qui lui prête ainsi de cette gentillesse et de cette grâce d’ange, en revanche sans doute de ce qu’il n’a osé tout à côté appeler Pan et les Nymphes sauvages des dieux.

Dans ses préfaces, dans ses dédicaces, dans le petit nombre de pages de son cru, sauf de rares endroits, Amyot est faible ; il écrit moins bien pour son compte que quand il traduit. On a dit de son style qu’il semblait alors étrangement pesant et traînassier. Le mot est dur, mais, une fois lâché, il reste vrai. Amyot, de son chef, pense peu ; il tourne dans les banalités morales : il ne s’arrête plus et ne sait où finir sa phrase ni où la couper. M. de Blignières, qui tâche de couvrir le plus filialement qu’il peut les côtés faibles de son auteur, est forcé lui-même d’en convenir. On trouverait pourtant chez Amyot, parlant en son nom, quelques pages d’une éloquence douce et de vieillard ; mais sa force, son talent est ailleurs : il n’a son génie propre que quand il est porté par un autre et quand il traduit ; il n’est original et tout à fait à l’aise que quand il vogue dans le plein courant de pensée de l’un de ses auteurs favoris. Et c’est en cela qu’il est vraiment le premier et le roi des traducteurs : autrement il ne serait qu’un auteur original qui se serait mépris.

On a commencé à entrevoir quelques-uns des reproches qu’encoururent ses traductions et qui s’entremêlaient aux louanges. Dès le temps de Montaigne, quelques lecteurs plus difficiles relevaient les fautes d’Amyot. Un jour, étant à Rome, à la table de notre ambassadeur devant la plus docte assistance, Montaigne eut maille à partir sur le chapitre du Plutarque d’Amyot, que plus d’un convive estimait beaucoup moins qu’il ne le faisait. On allégua des passages positifs, et Montaigne convint de bonne foi qu’il fallait en rabattre de cette exactitude de détail qu’il avait supposée. Mais je doute qu’il ait rien rabattu de son admiration générale pour l’excellent auteur, et, selon moi, il a eu raison.

Ces deux points, en effet, peuvent se soutenir, et ne sont nullement incompatibles. Amyot a pu commettre, dans sa traduction de Plutarque, toutes les fautes et les inexactitudes soit de sens, soit historiques, géographiques, mythologiques, etc., dont on l’a taxé, et que Méziriac disait avoir remarquées jusqu’en « plus de deux mille passages » ; et cependant son mérite d’écrivain n’en est nullement atteint ; car ce mérite est d’un tout autre ordre, et il n’en est pas moins vrai, comme l’a dit Vaugelas, que personne n’a mieux su que lui le génie et le caractère de notre langue, n’a usé de mots et de phrases si naturellement françaises, sans aucun mélange des façons de parler des provinces :

Tous les magasins et tous les trésors du vrai langage français, continue Vaugelas avec son enthousiasme du bien parler et du bien dire, sont dans les ouvrages de ce grand homme, et encore aujourd’hui nous n’avons guère de façons de parler nobles et magnifiques qu’il ne nous ait laissées ; et, bien que nous ayons retranché la moitié de ses phrases et de ses mots, nous ne laissons pas de trouver dans l’autre moitié presque toutes les richesses dont nous nous vantons et dont nous faisons parade.

Tout cela reste juste et incontestable. Amyot, plus que personne, a aidé à cet établissement insensible et a préparé cette maturité de la langue par sa longue et pleine influence, et il l’a fait non seulement par pratique et par instinct, mais en se rendant compte aussi de ce qu’il voulait. Il voulait avant tout, en effet, un style exact, net, châtié, élu enfin, c’est-à-dire choisi et élégant dans son naturel :

Nous prendrons, disait-il, les mots qui sont les plus propres pour signifier la chose dont nous voulons parler, ceux qui nous sembleront plus doux, qui sonneront le mieux à l’oreille, qui seront plus coutumièrement en la bouche des bien parlants, qui seront bons françois et non étrangers.

Voilà ce que se proposait Amyot, et ce qu’il a réalisé en effet, dans le vaste et fertile développement de ses traductions. Avec un génie qui, certes, était inférieur à bien des égards à celui de Ronsard, il a fait tout autrement que lui, il s’est proposé tout le contraire, et, prosateur de plus en plus accueilli, il a mérité de la postérité toute la faveur qu’elle retirait au malencontreux poète. On a été, je le crois, injuste et dur à l’excès envers l’un, mais on n’a été que justement favorable à l’autre.

J’ai voulu relire la pièce la plus grave qu’on a écrite contre Amyot, et que je ne trouve pas du tout à mépriser : c’est le Discours de la traduction, par M. de Méziriac, qui fut lu à l’Académie française à la fin de l’année 1635, et dont Amyot fait tous les frais. Méziriac, mathématicien, géographe, mythographe, savant et érudit en toute matière, y relève avec une extrême rigueur toutes les fautes et les oublis du bon Amyot dans son Plutarque : il en parle avec hauteur et supériorité comme d’un « bon écolier de rhétorique, qui avait une médiocre connaissance de la langue grecque, et quelque légère teinture des bonnes lettres ». Il est curieux de voir, en lisant ce morceau, de combien de bévues, aux yeux des érudits de profession, se compose une gloire littéraire et populaire. Mais la question pour Amyot n’est pas de ce côté : elle n’est pas avec les Scaliger, les Méziriac et les érudits en us ; elle est avec le public, avec les lecteurs de toutes classes, avec tout le monde. Ce sont là, Montaigne en tête, ses vrais juges. J’admets volontiers qu’Amyot, tout instruit qu’il était, n’ait toutefois été que ce qu’on peut appeler un grand humaniste, un Rollin ayant le génie du style. Ses fautes, qu’un Méziriac relève si aigrement, d’autres érudits plus cléments et d’un goût meilleur les corrigeront sans grande peine. Les Brotier, les Clavier, les Courier, donneront des éditions d’Amyot où les fautes auront disparu et où le langage excellent restera : et pour nous postérité, quand il s’agit d’Amyot, voilà notre héritage.

J’ai parlé de Rollin, et ce nom revient à propos ici ; car il me semble que cet homme de bien, que Montesquieu a appelé « l’abeille de la France », appartenait aussi à cette classe d’esprits modérés, humbles, je dirais presque un peu bas quand ils étaient livrés à eux-mêmes, et qui, pour avoir toute leur valeur, avaient besoin d’être doublés et soutenus de l’Antiquité. Eh bien ! Rollin de même a été critiqué en toute sévérité par Gibert, par l’abbé Bellanger, et ces critiques rigoureux ont presque partout raison contre lui, ce qui n’empêche pas Montesquieu d’avoir eu raison à son tour dans sa louange mémorable.

Or, Amyot est un Rollin plus fort, venu cent cinquante ans auparavant, qui a eu l’initiative dans son genre, qui a le premier donné l’exemple d’une grande traduction d’après le grec en français, et qui a eu le génie de la diction toutes les fois que la pensée d’un ancien lui a souri.

Pour ne rien omettre d’essentiel, et pour ne pas sembler trop ignorant moi-même, je rappellerai cependant encore qu’en laissant même de côté ces inexactitudes de détail, il est une infidélité générale qui a été reprochée, surtout de nos jours, à Amyot : c’est d’avoir prêté à Plutarque une physionomie de simplicité, ou du moins de naïveté et de bonhomie, qui n’est pas dans l’original « La hardiesse de Plutarque, dit M. Villemain, disparaît quelquefois dans l’heureuse et naïve diffusion d’Amyot. ». — « Amyot, ajoute M. Vinet, nous en impose sur le vrai caractère de Plutarque ; mais ce qui est admirable, c’est que rien ne dénonce cette falsification involontaire. » M. de Chateaubriand avait déjà dit de Plutarque : « Ce n’est qu’un agréable imposteur en tours naïfs. » Amyot lui ôte l’imposteur, et lui prête le naïf. D’autres, comme Montaigne, on l’a vu, ont parlé du style de Plutarque comme d’un auteur « épineux et ferré ». « Tous les doctes savent, dit Méziriac, que le style de Plutarque est fort serré et ne tient rien de l’asiatique. » Mais croyez-vous qu’Amyot tout le premier ne sût pas ces choses ? Dans son avertissement aux lecteurs, en tête des Vies de Plutarque, il s’excuse de ce que le langage de sa traduction ne paraîtra point peut-être aussi coulant que celui de ses traductions précédentes ; mais un traducteur, dit-il, doit être fidèle au ton, à la forme de style de son auteur, et si sa nouvelle traduction paraît moins aisée que les autres, il faut tenir compte de la façon d’écrire « plus aiguë, plus docte et pressée que claire, polie ou aisée », qui est propre à Plutarque. C’est ce qui faisait dire à Montaigne que le véritable auteur qu’il proposait comme un travail naturel à la vieillesse du bon Amyot, c’était Xénophon, parce que le style du bonhomme, dit-il, « est plus chez soi quand il n’est pas pressé et qu’il roule à son aise. » Il resterait à voir si de nos jours, à force de se piquer de mieux entendre le vrai Plutarque, on ne s’est pas exagéré quelques défauts de ce grand et incomparable biographe.

Ajoutons enfin que le lecteur moderne prête lui-même au style d’Amyot plus de bonhomie qu’il n’en a en réalité. C’est l’effet de tout style vieilli de paraître naïf et enfant ; et Amyot, de son temps et dans sa nouveauté, ne paraissait pas tout à fait tel à cet égard que nous le sentons aujourd’hui. Que les érudits me permettent encore de leur soumettre une pensée. Il n’est pas plus juste de dire de Plutarque que c’est un sophiste, qu’il ne le serait de le dire de saint Augustin. Plutarque, comme saint Augustin, a les défauts de son temps : ce qui n’empêche pas son originalité et sa générosité propres. N’oublions jamais que Montaigne l’a appelé « le plus judicieux auteur du monde ». De nos jours, on a imputé d’une part à Plutarque plus de rhétorique peut-être et d’artifice qu’il n’en a par nature, et de l’autre on a prêté à Amyot plus de naïveté et de bonhomie qu’il ne convient, et on a ainsi exagéré le désaccord.

Au reste, cette légère et plutôt heureuse infidélité de l’excellent traducteur a été pour beaucoup dans son charme et dans sa gloire. La confusion de Plutarque et d’Amyot a été continuelle, et, malgré tout ce qu’ont pu faire quelques critiques, cette association n’a pu se rompre. Henri IV écrivait de Plutarque : « L’aimer, c’est m’aimer. » Et c’était par Amyot qu’il l’aimait. Ainsi de presque tous les lecteurs. Le Plutarque d’Amyot, ce Plutarque un peu plus naturel que l’autre peut-être et plus débonnaire (et tant mieux !) s’est à jamais logé, comme un seul et même trésor d’antique prud’homie et de vertu, dans la mémoire et dans la reconnaissance humaine. Ce sont là des idées que l’érudition elle-même est bien venue à respecter. Il y a de la religion aussi (et que gagnerait-on à y rien retrancher ?) dans ces choses de Plutarque et d’Homère.

On ferait de la réputation d’Amyot le plus piquant chapitre, ou plutôt M. de Blignières l’a fait. On a vu les louanges de Vaugelas proclamant Amyot l’un des pères de notre langue. Amyot, avec son excellent français de Melun, était beaucoup plus agréé alors de l’Académie naissante que Montaigne, suspect de néologisme et de gasconisme. Boileau raillait Tallemant, qui se mêlait de traduire Plutarque, en l’appelant le « sec traducteur du français d’Amyot ». Racine lisait Amyot à Louis XIV, et, à force d’adresse, il le lui faisait goûter. Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie, citait Amyot comme exemple de ce qu’il y a de plus regrettable dans le vieux langage. Au commencement du xviiie  siècle, Massillon me paraît souvent un Amyot en chaire, par l’ampleur et l’économie de ses phrases, comme par la riche et un peu diffuse abondance de sa morale. Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre profitèrent beaucoup d’Amyot ; Rousseau enfant n’avait pas de lecture plus favorite que Plutarque, et il s’y abreuvait par Amyot aux sources de la plus pure et de la moins genevoise des langues. Bernardin de Saint-Pierre, qui cite perpétuellement Plutarque, ne le fait que dans le texte d’Amyot. Un critique de nos jours que j’aime à citer comme le plus fin et le plus délicat des esprits, M. Joubert, qui parle admirablement de Plutarque et sans superstition, a dit : « Toute l’ancienne prose française fut modifiée par le style d’Amyot et le caractère de l’ouvrage qu’il avait traduit. En France, la traduction d’Amyot est devenue un ouvrage original. » Ç’a été mon point de départ, et ce sera là aussi mon unique conclusion.