Chapitre VIII.
Les écrivains qu’on ne comprend pas
Il faut lire avec satisfaction un petit manifeste de Marcel Proust contre les écrivains « qu’on ne comprend pas ». Il exprime, par endroits d’un ton ferme, et toujours sans aigreur, l’objection qu’un grand nombre de personnes décernent aux « nouveaux ». Oui, quand il déplore l’obscurité de la littérature récente, ce jeune homme résume l’opinion d’un lot honorable de lecteurs mondains : même il leur fournit, avec un ou deux raisonnements, diverses métaphores excellentes à la conversation.
Pourtant lui-même n’est pas exempt du grave reproche d’obscurité. Il a des définitions un
peu brusques et ses assurances parfois inquiètent. Il sourit de « la rhétorique »,
« qui apprend à faire des vers libres »
. Où est-elle, cette rhétorique, qui,
aussi bien, serait une prosodie ? Je connais sur le vers libre des articles ingénieux ou
forts ou niais, mais aucun ne donne de recettes. Sans doute
les Palais nomades, qui ouvrirent la série, préludaient :
Bon chevalier, la route est sombre,Crains-tu donc pas les assassins ?— Non je vais ferme en mes desseinsContre tous périls qu’on dénombre.
Dès lors des imitateurs usèrent avec exubérance des chevaliers, des damoiselles, des
orées de bois, des licornes et des casques. Mais cette chevalerie et sa ferblanterie,
contre quoi l’on s’indigne et dont nous avons souri nous-même (voir Le petit
Symbolard, page 49), furent thèmes passagers et peut-être nécessaires d’une
réaction idéaliste. Ni M. Kahn, ni M. Griffin, ni M. Dujardin, ni M. de Régnier, ni
M. Moréas, ni M. Verhaeren, ni même M. Herold, ne s’enlisèrent en ce moyen âge fabuleux :
sagement ils le concédèrent aux peintres, D’ailleurs rien n’était moins obscur que les
légendes archéologiques contées vers 1889. Seulement elles manquaient de gaîté, à moins
qu’elles n’évoquassent Chilpéric. Le vers libre ne leur a point fait
tort, ni elles au vers libre. Il n’est pas mauvais de s’être essayé à la tragédie dans les
conservatoires ou la peinture d’histoire dans les athénées, même si l’on doit fleurir
comme « artiste de genre ». Encore une fois, la technique du vers libre est indépendante
de sa matière. Pour y réussir, comme dans le vers classique, et dans toutes les proses, il
n’est point de métrique, ou, si vous préférez, de rhétorique qui tienne ; c’est l’affaire
du seul talent. Le talent, notre
auteur le définit : « pouvoir de
réduire un tempérament original aux lois générales de l’art, au génie permanent de la
langue »
. La voilà bien, la fâcheuse obscurité ! les mots se pressent,
suggestifs d’étonnements grandissants. Faut-il un tempérament original,
et où commence et qui juge cette originalité ? Qu’est-ce que les lois générales, de l’art ? De quel art ? Où sont-elles écrites ? De quelle révélation
se prévalent-elles pour mériter qu’à leur mesure « on réduise » un tempérament original ?
Et le génie permanent de la langue ? À la Sorbonne, l’expression s’emploie couramment. Les
candidats, interrogés, développent : « Qualités de clarté, de poésie et de mesure tout
ensemble. » Alors Rabelais, Diderot et Hugo, Balzac et Baudelaire et Verlaine n’en sont
pas, du palmarès ? À la vérité, génie, ingenium, signifie nature. Cette nature se modifie incessamment. Génie permanent
est un solécisme biologique qui eût fait souffrir Arsène Darmesteter. Au juste, le talent
est la possession d’un métier ou d’un art, la qualité de l’ouvrier après apprentissage. On
peut rapprocher les métiers et les arts dans cette élucidation. Les uns et les autres se
distinguent en l’essence et en l’effet, point en l’exécution. Ici et là, il y a ouvrage
personnel qu’on sait faire quand on l’a appris. Aussi bien, la distinction moderne des
arts et des métiers correspond à une division assez récente du travail, au développement
de la mécanique. Étaient-ils des ouvriers, étaient-ils des artistes, les hommes à qui l’on
doit les demeures sculptées des Athéniens ou des Flamands, les bahuts et les
cheminées de la Renaissance, les carrosses, les dentelles et les tapisseries ? On
objectera : l’art est matière à génie, point le métier, parce que seul l’art est créateur.
Ici encore il faudrait s’entendre. Il est puéril de répartir les peintres, sculpteurs,
poètes, etc., en deux catégories : ceux qui ont du génie, ceux qui n’en ont pas. On a plus
ou moins de génie, on n’en est pas absolument pourvu ou dénué. Dans la mesure où un
artisan innove sur ses prédécesseurs, en inspiration ou en technique, il est génial. Le
génie en monnaie n’est pas rare. L’homme unique est celui qui sent toujours avec une
acuité plus grande et sait se traduire par des moyens appropriés. Il a le plus de génie,
il est le plus créateur. Comme il doit exprimer de l’inédit, la science apprise ne lui
suffit pas ; il élargit lui-même son métier. Loin de s’opposer au talent le génie en est
donc le ferment. Loin de contrarier le génie, le talent lui fournit la matière primaire de
sa manifestation, matière qu’il fécondera à sa guise.
Que les littérateurs visés par le petit manifeste aient eu du talent ou du génie, aient connu leur métier d’écrivain et l’aient valablement rénové, c’est une question que M. Proust résout gratuitement par la négative. Il ne les a pas lus. Le public non plus, qui daube. Parce que M. Proust se trouve ici dans la position de la foule non documentée, mais hostile, ses objections sont intéressantes. Il dit ce qu’on dit. Il est toujours bon de savoir ce qu’on dit et, une fois par hasard, de répondre.
Les nouveaux versificateurs seraient obscurs parce qu’ils dressent des
constructions philosophiques dans leurs vers. Prosopopéen, M. Proust fait parler le poète
moderne : « Ce ne sont pas des fantaisies, ce sont des systèmes. »
Suit la
critique de cette lamentable manie. Il n’y a qu’un malheur à cette critique : c’est
qu’elle s’emporte contre le plus avéré des moulins il vent. Vous ne me citerez pas un
poète récent — et j’en nommais beaucoup tout à l’heure — qui songe au poème philosophique.
Notez que je ne les en défends pas, je constate. Hésiode, Lucrèce, Vigny, Ménard ont
raisonné en vers inoubliables. Mais pas nous. Les sévérités de mon jeune confère n’iraient
qu’aux derniers volumes de M. Sully-Prudhomme, qui n’est guère un contemporain, et dont
nous trouverions irrespectueux d’insinuer qu’il est redevenu un jeune. Non, plus je
regarde, et moins je vois, alentour, de versificateurs à système.
L’inexactitude de certaines assertions, d’ailleurs banales, confine au comique.
« L’argument le plus souvent invoqué par les poètes obscurs en faveur de leur
obscurité est le désir de protéger leur Œuvre contre les atteintes du
vulgaire. »
Le plus souvent ? Mais qui ? Mais où ? Ce n’est pas
M. Saint-Pol-Roux, c’est Horatius Flaccus qui professa :
Odi profanum
vulgus.
— Tout le développement subséquent est oiseux.
Et quels sont ces adjectifs « sinon incompréhensibles, au moins trop récents pour
ne pas être muets pour nous »
? Mystère encore. A-t-on en vue les
joyeusetés néologiques si savoureuses de Romain Coolus ou de Raoul Ponchon ?
Autre grief. « En prétendant négliger les accidents de temps et d’espace pour ne
nous montrer que des vérités éternelles, vous méconnaissez une loi de la vie, qui est de
réaliser l’universel, mais seulement dans les individus. »
C’est au plus un
reproche imputable aux romantiques, et plus exactement aux derniers classiques. Le
maniement poétique des concepts n’est pas le fait de nous poètes familiers, qu’aussi bien
les idées générales « n’étouffent pas »… Ils auraient tort, dit-on, de s’adresser aux
facultés logiques, c’est à la sensibilité, etc. — Mais qui dit ou qui fait le
contraire ?
* *
Ainsi notre confrère a résumé d’une plume gracieuse les objections des salons littéraires. Elles sont d’une fragilité touchante. Si l’on pousse les gens, ils prennent dans l’édition Perrin les Morceaux choisis de Mallarmé, et se dilatent sur la Prose pour des Esseintes ou Une dentelle s’abolit. On leur répond :
1º M. Mallarmé n’est pas un jeune poète ; et donc, je pourrais refuser de discuter ;
2º De ce que M. Gide ou M. Quillard l’exaltent, il ne s’ensuit pas qu’ils participent de sa difficulté ;
3º Ce florilège est défiguré par les fautes d’impression ;
4º Les plus abscons des Poèmes sont commentés avec grâce par M. Teodor de Wyzewa, avec ingéniosité par M. Philippe Berthelot, etc.
Tel goguenard poursuit : Entendez-vous tout ce qu’écrit Mallarmé ?
— Pas tout à fait, je bute à quelques coins. Dans le sonnet de la Verrerie éphémère, il y a un vers
Moi, sylphe de ce froid plafond,
que je n’interprète pas avec satisfaction.
— Alors vous admirez de confiance ?
De confiance, le mot est assez heureux. Écoutez. J’entends et j’adore Le Tombeau d’Edgar Poë, Le Placet, Le Phénomène futur, Le Nénuphar blanc, Le Don du poème, toutes les proses assemblées dans le livre des Pages. Vais-je pour quelques passages fermés renier mon plaisir ? Notez qu’entre les pièces qui me sont le plus chères à cette heure il en est qui m’échappèrent à la première audition. J’ai pris la peine d’y revenir et j’ai senti leur charme riche, dense et rare. Dès lors je rougirais de l’orgueil d’estimer logomachie les menus fragments impénétrés. Je sais par les textes aimés que le poète est haut et sûr. J’ai confiance en lui comme vous dites. Il domine tellement loin que, si par hasard je ne comprends pas, c’est ma faute. Là même il m’arrive de me plaire encore pour la parfaite musique des mots, le délice des vers harmonieux et simples…
Mais le cas de M. Mallarmé est spécial. Il est arme de polémique. En réalité, derrière lui on incrimine d’obscurité et Verlaine et Barrès et nous tous.
M. Proust proteste peut-être pour Verlaine et Barrès. En ce cas, qu’il s’avoue plus malin
que M. Anatole France, son éminent maître. M. France (j’ai conservé les numéros du Temps) accusa successivement ces deux artistes d’être mal intelligibles.
Les jeunes gens, disait-il, sont heureux : « ils peuvent admirer sans
comprendre »
. Or, je l’ai dit et le répète : Quiconque n’entend pas Verlaine ne
peut pas entendre Theuriet. De Barrès, il n’y a pas une ligne qui arrête même un étranger,
pourvu qu’il manie la grammaire et le vocabulaire français. Seulement — il faut bien
mettre les pieds dans le plat, et prendre à notre tour l’offensive, — seulement pour
l’ordinaire, on ne sait pas le français, mon cher confrère3.
Vous n’ignorez pas qu’on compte en notre pays dix lectrices pour un lecteur, et vous connaissez mieux que moi la pauvreté d’études et de lectures qui caractérise la bourgeoise française, son ignorance crasse. Elle use d’un vocabulaire de six cents mots, et comprend, un peu de travers, six cents autres ; sa phrase va d’une à deux lignes. Elle n’a trois idées nettes ni sur l’oxygène, si sur le budget, ni sur Darwin, ni sur Molière, ni sur Périclès. Au plus, elle a absorbé des manuels, comme on avale des pensums. Même la littérature des amoureux de la femme lui est inconnue. Vous dira-t-elle quatre vers de Bérénice ? Soyez sûr qu’en ce dénûment mental elle ne saisit pas plus les finesses contenues d’Anatole France que les verbosités plantureuses de Huysmans : c’est lettre morte. Dans Sous l’œil des barbares, paru chez Lemerre, Barrès écrivait :
« Le roi Ramsès Il est blâmé par les conservateurs du Louvre, ayant usurpé un sphinx sur ses prédécesseurs. »
Les lectrices n’ont pas compris le latinisme léger de la tournure. La réimpression, chez Charpentier, est ainsi corrigée :
« Le roi Ramsès Il est blâmé par les conservateurs du Louvre pour avoir usurpé, etc. »
Les lectrices ont cru comprendre. C’est-à-dire qu’elles ont « fait la construction ». Mais, en admettant que leur soit familier le sens politique d’une usurpation de sphinx sous la quatorzième dynastie, j’ai peine à croire qu’elles aient goûté la saveur de la phrase, qui gît dans l’opposition du roi Ramsès II, de ses ibis et de ses obélisques, avec les bénins fonctionnaires à lunettes qui surveillent notre musée. Pour celui-là, s’évoque un Alhambra ; pour ceux-ci, l’omnibus de Vaugirard. Dès lors le sourire surgit au mot blâmé, à l’enfantillage critique. Toute une méthode historique, celle de l’histoire à jugements, est doucement bafouée en ce seul mot d’un écrivain intelligent et spirituel… Si l’on ne lit ainsi, on ne comprend pas. Mais voilà qui excède, j’en ai peur, les impressions de lecture de Mme de X***, laquelle jugera la phrase obscure ou plate, infailliblement.
Je lisais l’autre jour dans Le Gaulois un article assez curieux. Un reporter de ce journal, M. Lapauze, revenant, j’imagine, du couronnement du tzar, s’était arrêté à Toula, où habite Léon Tolstoï. Avec quelque habileté, le journaliste fit parler le romancier. Ils causèrent littérature et bientôt son illustre interlocuteur se plaignit à M. Lapauze de l’obscurité de La Revue blanche : « Voici la première phrase d’un article, je ne la comprends point. » Il lut le début d’une chronique intitulée « Les énergies », parue dans le numéro du 15 mai, et fit un geste d’impuissance. Puis, se tournant vers l’interviewer : « À vous, Lapauze », fit le vieillard, comme si l’on eût joué aux dominos. L’autre, malin, déclara n’y voir goutte. Mais il se garda bien de transcrire l’alinéa litigieux dans son journal. Or je le réimprime :
« Il y a ceux dont la clameur jeta l’idée sur le déploiement des villes grises et bleuâtres, par-dessus les dômes des académies, les colonnes de victoire, les jardins d’amour, les halles en fer du commerce, les astres électriques éclairant les essors des express ou les remous nerveux des foules, jusque les océans de sillons fructueux, jusque les gestes du semeur et l’effort solitaire du labour, jusqu’aux lentes pensées du rustre fumant contre l’âtre, jusqu’à l’espoir du marin penché aux bastingages pour suivre la palpitation lumineuse de la mer. »
Voyez-vous là un mot inintelligible ?
Que conclure ? Que le comte Tolstoï sait mal le français, — ce qui ne l’empêche point de se dresser entre les puissants constructeurs de romans du siècle, aussi haut que Balzac, que Stendhal, que Dickens.
Mais peu de Français savent lire mieux que Tolstoï. Les autres ne songeront jamais à s’accuser d’insuffisance. Ils ne confesseront point : « Je n’entends pas », ils ricaneront : « Ça ne se comprend pas. »
* *
Maintenant il faut être de bonne foi. Il y a des chefs-d’œuvre plus publics que ceux de nos récents maîtres. Si les reproches usuels tombent à faux, il est juste d’avouer qu’une intelligence moyenne, cultivée passablement, trouvait plus vite sa nourriture dans Bouilhet, ou dans Feydeau.
Pourquoi ? C’est, d’un mot, que la littérature immédiatement antérieure était plutôt une littérature d’illettrés et la présente une littérature de lettrés.
Lesquels des écrivains d’hier résument la gloire ou le succès ? Quels quadragénaires obtinrent le centième mille ? Outre un industriel, M. Ohnet, dont la mentalité m’est mal connue, c’est le réserviste Déroulède, expert en tirs, c’est un sportsman, Guy de Maupassant, doué d’ailleurs d’un sens très violent de la vie et d’une fameuse facilité littéraire, mais d’instruction superficielle, et c’est un marin, M. Julien Viaud, qui avoue à l’Académie ne jamais lire que les coupures de L’Argus de la Presse.
Au contraire, les écrivains nouveaux, issus pour la plupart des chartes ou des laboratoires, lecteurs de classiques, dépioteurs de philosophes, apparaissent, après ces valeureux illettrés, comme une théorie d’érudits.
… et j’ai lu tous les livres,
dit leur poète.
Or un lettré n’agite pas les mêmes idées, ne rencontre pas les mêmes images, ne profère pas les mêmes termes qu’un illettré. Son vocabulaire est divers et sa syntaxe variée. Sans user d’un seul mot que n’autorise Littré, d’une seule tournure que n’enseignent Noël et Chapsal, avec la seule langue, mais toute la langue, accréditée par nos écrivains, de Clément Marot à Flaubert, un peu l’enrichissant, quoique soucieux de ne la point dévier, selon les extensions des sciences, des trafics, des sports, etc., empruntant les tours légers ou solides de quelques syntaxes voisines (ce qui est encore de tradition française), même demeurant en deçà des licences conseillées, oh ! par Fénelon, — l’écrivain lettré de 1896 joue d’un clavier plus étendu que le collaborateur du Petit Journal, ou que M. François Coppée, lequel pourtant me faisait plaisir en imprimant si judicieusement ce matin :
« J’ai lu, maigre mon incompétence, les Écoles de cavalerie de M. le baron de Vaux, m’étant donné pour discipline de lire tous les livres techniques qui me tombent sous la main. On y glane toujours quelque chose, ne fût-ce qu’un mot qu’on ne connaissait pas. Qu’est-ce que l’homme de lettres ? Un ouvrier dont les mots sont les outils ; il ne saurait vraiment en avoir trop à sa disposition. Donnez-moi, je vous prie, tous les dictionnaires spéciaux, tous les manuels Roret. Elle est si riche, si expressive, si pittoresque, la langue des arts et métiers ! »
Qu’un artiste pourvu d’outils variés, comme dit Coppée, produise des travaux subtils, voilà qui est dans l’ordre. On feint de croire qu’il peine à raffiner pour effaroucher les gens simples. Il écrit pour lui et pour l’amateur de plain-pied. En une époque où, par la décadence des études d’adolescence et la désuétude de lire, cet amateur est rare, l’écrivain lui-même semble précieux. Mais son instrument complexe lui est naturel et familier. Il ne transpose pas, sauf, au contraire, les jours qu’en des buts pécuniaires il s’adonne au pot-au-feu des feuilletons. Mais, à défaut des clients qui découpent et collectionnent les rez-de-chaussée d’Henry Gréville, les jeunesses instruites, celle qui bouquine sous l’Odéon, celle de Nancy, celle de Marseille, sont avec les écrivains d’aujourd’hui, dont le suc un peu fort séduit leurs palais éduqués.
D’autre part, quelques sympathies entre littérateurs actuels et prédécesseurs sont typiques à noter, et achèveraient de souligner le caractère lettré de ce qu’on appelle l’école nouvelle, c’est-à-dire des jeunes gens d’orientation diverse, mais du même âge et de mêmes journaux.
Nombre de savants : Élisée Reclus et Jules Soury, Gaston Paris et Charles Seignobos sympathisent avec les jeunes. Sans doute ils les caressent un peu comme on tapote des enfants qui se sucent le pouce : c’est l’attitude forcée des aînés. Mais tout de même ils les comprennent, les aiment, les estiment. — Nous chérissons entre les poètes mûris un Heredia, épris de toutes histoires et de toutes écritures, entre les critiques un Céard, savant compréhensif, entre les romanciers un Hennique, artiste de souplesse, ennobli d’érudition.
Le fait avéré, on peut s’informer, sans indiscrétion, pourquoi la génération des écrivains de vingt-cinq à trente-cinq ans serait particulièrement nantie de littérature et de science. C’est un problème spécial d’histoire littéraire. Devant la médiocrité des emplois administratifs, d’anciens élèves d’Écoles, normale, même centrale et polytechnique, des archivistes, des agrégés de philosophie, pensèrent à gagner la vie littéraire. Tandis que les notoires qui les précédèrent étaient éclos dans l’atmosphère des journaux gais et des théâtres légers, eux apprirent il penser dans les gymnastiques supérieures de Hume, de Bossuet, de Schopenhauer, de Claude Bernard.
Dès lors le fossé se creusa profond et sombre entre la petite troupe des intellectuels et la masse mal fortifiée par la préparation d’un baccalauréat pénible, puis débilitée par les soucis d’affaires ou mondains.
Il se pourrait que l’antagonisme du rédacteur et du lecteur, loin de s’adoucir, se marquât davantage. Car nul symptôme dans la montée démocratique ne laisse prédire une renaissance du goût public.
Aujourd’hui, entre le régime de la communauté et celui de la franche séparation, nous vivons nécessairement une phase transitoire, où les articles commerciaux affectent encore des prétentions à l’art, où les clients affichent encore des attentions à la littérature. C’est un mauvais temps, un temps ambigu, à passer.
Un optimiste me répond : Vous êtes dupe d’une illusion, et d’une illusion vieille comme Horace. Parce que le public retarde, vous pensez qu’il ne suit plus. Et comme son retard le met de plain-pied avec les écrivains immédiatement antérieurs, dont vous êtes immédiatement jaloux, vous clamez qu’il ne suit plus et qu’il ne sait plus. La vérité est qu’il vous découvrira à son heure, soit dans quelque trente ans, aux prodromes de votre gâtisme ; vous trouverez alors que sa lenteur n’a été que sage défiance et vous vous laisserez voiturer vers les tièdes Académies.
Je riposte : C’est l’optimiste qui est dupe d’un mirage, et d’un mirage bien plus vieux qu’Horace, en décidant toujours de l’avenir par comparaison de l’autrefois. À des allures sociales nouvelles correspondront des goûts insoupçonnés. Un enseignement scientifique élémentaire, une éducation pratique et mondaine, un désintéressement croissant des choses inutiles, développeront dans la quasi-unanimité des lecteurs une asipidité dont nous n’avons encore, si j’ose dire, qu’un avant-goût ; et, par loi de contraste et de réaction, les infimes minorités artistiques se feront plus hermétiques, plus hautaines, plus absolument différentes.
* *
Alors pour qui écrira-t-on ?
Pour soi d’abord. « J’ai assez de quelques lecteurs, dit à peu près Montaigne, j’en ai assez de trois ou de deux, j’en ai assez d’un, j’en ai assez de pas un. » Il y a des natures sensibles et communicatives qui ne se résoudront pas à perdre le plaisir, même pris seul, de l’épanchement littéraire. Il arrive bien qu’on parle tout haut sans interlocuteur. Et l’illusion de la postérité est naïve mais licite.
Puis une élite demeurera, plus serrée peut-être. Mon vieux maître de rhétorique Eugène Réaume, l’éditeur d’Agrippa d’Aubigné, disait en ses matins de découragement : « Messieurs, il serait temps qu’on organisât une classe de Lettres spéciales — comme on fait pour les jeunes gens aptes aux études scientifiques, — un cours aussi fermé et aussi sérieux que les Mathématiques spéciales. » Les décadences générales coïncident toujours avec quelques exceptions de culture intensive. La poésie des Alexandrins n’était pas populaire ; elle a son prix cependant. Qui sait si les dialectes même de l’élite et de la foule n’iront pas décidément divergents, s’il n’y aura pas un français littéraire et un français vulgaire ? Le cas ne serait pas neuf, il advint dans l’Inde, et chez les Arabes, et même en Italie aux derniers siècles de l’Empire. Des latinistes consommés, comme M. Gœlzer ou M. Uri, pourraient traduire un texte en latin savant et en latin populaire sans presque un mot commun dans les deux thèmes. J’ignore si le phénomène se produira pour nos descendants. À vrai dire, je ne le crois guère. L’opposition des deux parlers, malgré une langue unique, n’en sera pas moins forte, apparemment.
Dans cette conjoncture, le devoir des écrivains, de quiconque tient une plume, comme dit M. Homais, ne devrait-il pas être d’empêcher, au moins de retarder le fâcheux divorce ?
Le devoir des écrivains est d’écrire de leur mieux, sans se soucier après eux du déluge. Ils ne sont pas assez niais pour imaginer qu’on aiguille à son gré l’évolution des organismes que sont une littérature, une langue, une nation. Aussi bien j’ignore comment ils s’y prendraient.
Oui, on donne une recette : « Ayez à gogo des sensations subtiles et obscures, mais rendez-les clairement. » Je la connais ! Sentez comme Arthur Rimbaud, parfait ! Mais, que diable, parlez comme Albert Wolff !
D’abord le clichage des sensations est un cas particulier en littérature. Après les faits ce sont les idées qu’on a le plus souvent à formuler. Et je ne vois pas les idées enchevêtrées d’un Ibsen (encore un que Tolstoï inclut dans les décadents) habillées d’un style plus aisé ! Il faut pratiquer l’idéologie, on ne peut y réussir sans entraînement. Pour les sensations même le précepte est vain. Pensez-vous que des comparaisons identiques, que de pareilles métaphores s’éveilleront devant un paysage pour un amateur de musées et de bibliothèques et pour le coulissier voisin ? La sensation du raffiné est étrangère à l’autre ; des mots différents ne l’aideraient en rien.
Inéluctablement, il trouvera que « ce n’est pas clair ».
* *
Oh ! Clarté, Clarté, que d’obscures sottises on débite en ton nom ! Qu’est donc la clarté, cette panacée dont nous serions si cruellement dépossédés ? C’est ici même qu’il faudrait voir clair, s’il vous plaît.
Or, j’aperçois tout de suite deux sortes de clartés.
« Trois et trois font six » est clair, encore que ce ne soit pas un axiome et que cette vérité mathématique se démontre. « La pluie mouille » est clair. Une image d’Épinal est claire. Toutes les banalités sont claires, en ce sens qu’elles ne provoquent pas d’étonnement, qu’elles transmettent une pensée sans exercer aucune pression sur le cerveau récepteur.
Mais le Sermon sur l’honneur du monde, le Misanthrope, le Ludus pro patria de Puvis, les thèmes du Tannhäuser sont clairs aussi. Pourtant ils veulent être compris. Ils sont clairs, c’est-à-dire harmonieux, d’intime cohérence, satisfaisants, mais seulement à qui a discerné leur sens, par une intuition rapide ou par une analyse réfléchie : sinon ils demeurent obscurs.
On peut donc distinguer une clarté immédiate et une clarté médiate. La première n’implique pas, la seconde implique une clarification mentale. Il est usuel de dénommer cette faculté de l’esprit clairvoyance ou lucidité.
À la rigueur, le premier mode est réductible au second. Les notions arithmétiques primaires, les truismes les plus rebattus furent un jour subtils et mal pénétrables. L’enfant s’en étonna. Puis ils reparurent si assidûment qu’il se familiarisa avec eux au point de les admettre immédiatement. (Cette commodité ne garantit d’ailleurs pas la justesse : il fut longtemps de clarté indiscutable que le soleil tournait autour de la terre.)
Dès lors, abstraction faite des puérilités (vraies ou fausses), tout aliment intellectuel, spécialement littéraire, apparaît obscur ou clair suivant la réaction de l’esprit en présence d’une œuvre.
La clarté peut presque se nombrer comme le rapport du sujet qui comprend à l’objet qui s’offre. Elle augmente avec la lucidité du sujet et l’évidence de l’objet. Elle décroît selon l’inclairvoyance de l’un et, si je puis dire, « l’inclairvisibilité » de l’autre. On peut concevoir qu’il y a compréhension quand ce rapport atteint l’unité, incompréhension quand il est inférieur.
Autant que du spectacle, la clarté dépend du spectateur. Lexicographiquement même, elle est « ce qui fait voir clair ». C’est à nous d’allumer notre lanterne.
Assurons-nous donc que rien n’est plus relatif, plus subjectif que la clarté.
Toutefois réservera-t-on pas l’épithète flatteuse de claires aux choses aisément et communément accessibles ?
Je ne le puis pas même accorder. Une œuvre perçue sans nulle attention ne sera jamais connue si intimement que celle pour laquelle nous aurons médité. Les banalités ne semblent claires que parce qu’on ne s’en approche plus. Mais rien ne serait plus confus à un regard rigoureux. Les ouvrages dont la profondeur ou la subtilité exigent que nous apportions partout et de près nos lumières sont les plus clairs, dès que nous les avons le plus éclairés. La lueur vient du dedans. Nous ne goûtons que l’effort de notre esprit. Il n’est de clair que ce que nous avons éclairci.
Le coup d’épaule — je ne dis pas le déhanchement — indispensable pour parvenir « à la hauteur » est d’ailleurs le plus fortifiant des mouvements.
Il ne faut toutefois pas se représenter le lecteur lucide comme un athlète qui ahane à des tours de force d’intellect. Il comprend sans peine apparente, seulement son cerveau travaille, librement et avec joie ; il ne s’endort pas à la tiède veilleuse des médiocrités quotidiennes.
Une création de l’esprit — drame de Marlowe, fugue de Bach, théorème de Fermat — n’est pas obscure si elle est intelligible (intelligible signifie, non pas « évident », mais « qui peut être compris », sans préjuger l’importance de l’initiation générale et de l’application spéciale nécessaires au « récepteur »).
Mais, par contre, nous appellerons obscur, malgré sa simplicité d’abord, tout ouvrage inassimilable, qui ne peut être « repensé », n’ayant pas été conçu avec logique, avec sûreté. Plus d’un écrit populaire est dans ce cas. Il peut être facile à qui lit des yeux, il n’est pas clair à qui pense.
La clarté, voyez-vous, c’est l’intelligence, les deux mots n’ont pas de sens différents. L’un et l’autre signifient la lumière, qu’on parle de l’artiste ou de son visiteur. Il y a des lumières rares, dons des chimies nouvelles et savantes, pour qui la rétine vulgaire est un mauvais photomètre. Elles n’en valent pas moins. Il y a des lumières fumeuses, issues pourtant de chandelles connues, salonnières et réputées ; mais l’œil instruit les jugera obscures. À chacun sa clarté. Et laissons dire.