(1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « (Chroniqueurs parisiens III) Henri Rochefort »
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(1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « (Chroniqueurs parisiens III) Henri Rochefort »

(Chroniqueurs parisiens III) Henri Rochefort

Il est rare qu’en étudiant une œuvre, même celle d’un auteur dramatique ou d’un romancier, on puisse séparer nettement l’homme de l’écrivain et toucher à celui-ci sans effleurer au moins celui-là. À plus forte raison s’il s’agit d’un journaliste. Mais si ce journaliste s’appelle Henri Rochefort, la chose devient tout à fait impossible. Essayez de ne considérer que l’écrivain : la définition de son tour d’esprit tiendra en quelques lignes, et qui ne vaudront presque pas la peine d’être écrites. Mais prenez-le tout entier, et vous vous trouverez en face d’un cas moral des plus intéressants et des plus irritants à la fois, par l’impossibilité où l’on est d’y voir clair jusqu’au fond.

Trop de scrupule et de timidité ne serait point ici de mise. M. Rochefort appartient au public. Il appartient même à l’histoire, et beaucoup plus qu’un grand nombre de ministres, dont vous avez, je pense, oublié les noms. Voilà vingt ans que la place publique entend son sifflet ou son ricanement. L’empire est tombé au son de cette crécelle et, depuis, elle n’a pas cessé de grincer un seul jour. Sur le drame ou la comédie des vingt dernières années, cette face pâle de mime n’a cessé de pencher sa grimace immuable, et qui paraît automatique, comme ces masques que l’on peint au-dessus des rideaux de théâtre, et qui semblent railler tout ce qui s’agite sur les planches.

Elle est singulière, cette tête si connue : longue, maigre jadis, au front proéminent, aux pommettes saillantes, aux yeux enfoncés, aux lèvres serrées, au nez un peu court et comme arrêté d’un coup de ciseau qui a trop mordu : tête tourmentée et bizarre, pleine de protubérances et de méplats, surmontée d’un toupet comme on en voit flamboyer sous le lustre des cirques, et où il y a, en effet, du Méphisto et du clown, et peut-être aussi du chevalier de la triste figure. Qu’y a-t-il sous ce front ? Quelle est la vraie pensée qui vit dans ces yeux ? Je ne crois pas qu’il soit très facile de le savoir ; mais je le chercherai librement, n’apportant ici ni prévention ni haine, mais une curiosité qui, parce qu’elle est très éveillée, ne demanderait qu’à se tourner, s’il se pouvait, en sympathie.

Considérez, je vous prie, d’un côté le genre d’esprit de M. Rochefort et ce que nous savons forcément de ses habitudes et de ses goûts, ce qui dans sa vie privée est au grand jour  et d’autre part ses opinions et son rôle politique : vous reconnaîtrez que, lorsque je parle d’un problème à résoudre, je ne l’invente point pas amour du mystérieux.

I

La forme d’esprit de M. Rochefort se rencontre peut-être aussi chez d’autres ; mais il n’est pas d’écrivain, je pense, ni qui ait poussé plus loin cet esprit-là, ni qui s’y soit tenu plus étroitement.

Remarquez comme, dans la littérature de notre temps, tous nos sentiments, toutes nos façons d’être, toutes nos attitudes intellectuelles et morales se sont tendues et exaspérées. Le sentiment de la nature s’est tourné en une adoration sensuelle et mystique ; le goût du pittoresque en une poursuite inquiète d’impressions ténues et insaisissables ; le goût de la réalité en une recherche morose de ce qu’elle a de brutal et de triste ; la tendresse est devenue hystérie et la mélancolie pessimisme. Tout a pris des airs de maladie nerveuse. L’art de la raillerie s’est développé avec le même excès. Il me semble que la plaisanterie de M. Rochefort est à celle de Voltaire ou de Beaumarchais ce que le pittoresque de Michelet est à celui de Buffon, ou l’impressionnisme d’Edmond de Goncourt à celui de Bernardin de Saint Pierre.

L’esprit de l’auteur de la Lanterne, c’est l’ironie ininterrompue, méthodique et universelle. Cette ironie sans trêve, sans passion et sans choix, c’est proprement la « blague ». M. Rochefort est pour moi un des maîtres incontestés du genre.

S’il fallait définir ses procédés, on en trouverait, je crois, deux principaux. C’est, dans le détail, le coq-à-l’âne, sous quelque forme que ce soit, le rapprochement imprévu de deux idées étonnées de se trouver ensemble. Par exemple, la phrase célèbre : « La France contient, dit l’Almanach impérial, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. » Pour les grands morceaux, c’est le développement à toute outrance, patiemment poursuivi et poussé jusque dans ses conséquences les plus lointaines et les plus grotesques, de quelque détail ridicule que lui fournit le train des choses. Et presque toujours ce développement se fait sous la forme dramatique (dialogue ou discours), qui ajoute au comique en faisant vivre et parler l’absurde, en le supposant réalisé. Voici, pour me faire entendre et pour me divertir, un exemple que je prends parmi des milliers d’autres à cause de sa brièveté :

Les catholiques exaltés sont en train de s’annexer M. Viennet. Après avoir vécu excommunié comme franc-maçon, il paraîtrait qu’à sa dernière heure il a abjuré la franchise et la maçonnerie pour mourir dans les bras de la religion à laquelle nous devons le cardinal Dubois et la seconde expédition romaine…

Cette habitude qu’a le clergé de venir se fourrer jusque dans la table de nuit des mourants pourrait être utilisée par les gouvernements qui, comme le nôtre, ont le plus puissant besoin d’adhésions. Je m’étonne qu’on n’ait pas encore songé à envoyer au chevet des moribonds hostiles à l’ordre de choses actuel des conseillers d’État chargés de les convertir à la vraie politique, c’est-à-dire aux joies pures du pouvoir absolu.

Quand le malade, en proie au râle suprême et déjà noyé dans les brouillards de la dernière heure, aurait écouté sans trop de résistance ces questions insidieuses :

— L’affaire du Mexique n’est-elle pas la plus grande pensée du règne ?

N’est-il pas prouvé que l’idée de rester neuf années sous les drapeaux remplit d’allégresse tous les Français âgés de vingt et un ans ?

Avouez en outre qu’en dehors de la famille Bonaparte il n’y a plus pour la France que honte et misère ;

Le Moniteur publierait, pour le jour de l’enterrement, en tête de sa partie non officielle, cette note triomphante :

« Le fameux X…, qui après avoir donné, au coup d’État, sa démission de professeur de rhétorique au collège de Senlis, a été transporté à Lambessa aux frais de notre généreux gouvernement ; le fameux X…, pressé par l’évidence, a avoué, à son lit de mort, qu’il n’avait jamais été plus libre que sous ce règne, et qu’il expirait dans les bras de la Constitution, à laquelle il jurait obéissance dans ce monde et dans l’autre. »

Appliqué aux derniers moments de l’honorable M. Viennet, ce système eût peut-être réussi, et nous ne serions pas obligés de déplorer aujourd’hui qu’il n’ait pas craint de paraître devant Dieu, sans s’être préalablement muni des sacrements de l’impérialisme.

Une page isolée dit peu de chose. Mais songez que c’est tout le temps comme cela  tout le temps, M. Rochefort déploie, à développer l’absurde, de remarquables qualités d’ordre et de méthode et une très réelle puissance d’imagination. Il y a, dans son œuvre de pamphlétaire et de chroniqueur, des inventions bouffonnes d’une immense drôlerie.

Mais, quand on prolonge un peu sa lecture, cette vision toujours et invinciblement grotesque des choses, sans une détente, sans un répit, devient enfin presque pénible, vous secoue d’un petit rire intérieur qui fait mal aux nerfs. Il y a, dans cette gaieté mécanique, une tension féroce, la rage froide d’une éternelle déformation à la Daumier. Et l’on sent très clairement que l’âme secrète de cette raillerie n’est point, comme celle d’autres grands railleurs, l’amour du vrai, du juste ou du bien. Cette raillerie n’a qu’une mesure : c’est, à propos de tout, qu’il s’agisse d’un ridicule ou qu’il s’agisse d’une infamie, le même ricanement méthodique, prolongé par les mêmes procédés de développement. Cette raillerie jouit d’elle-même et de sa propre virtuosité. Comme elle est toujours également outrée, on la soupçonne volontiers d’indifférence au vrai et au faux, au juste et à l’injuste. Et son universalité fait tort à sa violence : partout forcenée, elle ne paraît sérieuse nulle part. Cette blague se résout en une sorte de rhétorique spéciale qui est la forme, moitié naturelle, moitié acquise, de l’esprit de M. Rochefort. En somme, il s’amuse et nous amuse, ne lui demandez rien au-delà. Cet esprit est, comme on l’a dit souvent, celui d’un vaudevilliste de premier ordre, rien de moins. Mais peut-être rien de plus.

II

Prenez maintenant sa vie publique, ses opinions, son rôle. Vous pouvez voir que ce n’est pas précisément un rôle de vaudevilliste. Vers la fin de l’empire, ce fut merveille. Il combattit les petits hommes avec de petits écrits qui firent grand tapage. La convenance était parfaite de l’instrument avec la tâche. Il eut alors ce rare bonheur, et qu’il n’a guère retrouvé depuis, de faire une œuvre bonne et juste tout en obéissant à son démon intérieur, d’avoir raison en ayant de l’esprit, et le genre d’esprit dont il est capable. Il n’était alors que républicain parce qu’il suffisait d’être républicain, sans préciser, pour être de l’extrême opposition. Le 4 Septembre porte au pouvoir ce marquis démocrate, cet homme de trop de nerfs qui, parmi les acclamations de la rue, soulevé sur les flots de la foule, pâlit et se trouve mal comme sur les flots d’une mer. Dès lors, partout où sera l’émeute et l’insurrection, même la plus évidemment injuste et folle, même la plus sanglante, vous retrouverez cet insurgé délicat, qui n’aime pas l’odeur du peuple et à qui le peuple fait peur. Il est des absurdes émeutes d’octobre ; il est de la Commune, jusqu’au bout. On le déporte. Échappé de Nouméa, il reprend son œuvre de destruction avec plus d’acharnement encore, je ne dis pas avec plus de sérieux. Toute puissance établie, quelle qu’elle soit, l’a pour ennemi implacable. Personne n’a jamais traité les hommes qui ont été au pouvoir avec une plus radicale, ni plus violente, ni plus aveugle injustice. Et tout mouvement de la rue, toute grève en province, même tachée de sang, est sûre de l’avoir pour elle, sans examen. Les pires instincts de la foule, je veux dire ceux qui lui font le plus de mal à elle-même, l’envie, la défiance, la haine, l’appétit de jouir à son tour, il n’a jamais manqué une occasion de les exciter, de les exaspérer, de les pousser à la curée. Toute âme un peu douce, un peu tendre, un peu soucieuse de l’équité, un peu pitoyable à ce peuple dont on n’a guère le droit d’exciter les appétits quand on n’a rien à lui donner, sera effrayée et scandalisée de l’œuvre de M. Rochefort. De toutes les pages qu’il a écrites depuis seize ans, il en est bien peu que je voudrais avoir sur la conscience.

III

C’est peut-être que je n’ai pas l’âme croyante. Mais un révolutionnaire doit l’avoir. Pour professer les opinions de M. Rochefort, il faut être bien sûr de son fait ; et cette furie négatrice ne saurait guère aller, semble-t-il, sans un très grand sérieux. Quand on est à ce point convaincu de l’injustice, de l’absurdité, de la monstruosité de l’état social, on ne doit guère trouver que cela prête à rire ; du moins on ne doit pas rire toujours. Car il ne s’agit pas ici de bagatelles. Les opinions que paraît avoir M. Rochefort sont de celles qui s’accordent le moins avec la gaieté des coq-à-l’âne et la plaisanterie de Duvert et Lauzanne. Je comprendrais plutôt ici l’éloquence tendue, travaillée, mais bien sincèrement haineuse, et sérieuse après tout, d’un Jules Vallès. Mais le badinage de M. Rochefort offense ma simplicité d’esprit. Chose surprenante, Nouméa même, la solitude, la souffrance, les épreuves de toutes sortes n’ont pu donner à ses haines ni à ses convictions une forme sérieuse. Il est revenu des antipodes aussi badin qu’il y était allé.

Je me dis malgré moi : — Un homme qui souffre de la grande misère du peuple et de toutes les horribles iniquités sociales et qui fait profession de ne point s’y résigner, j’ai beau faire, je ne puis me le représenter sous les espèces d’un boulevardier qui fait des mots. Les apôtres de la primitive Église pratiquaient peu le calembour, et je conçois mal Spartacus vaudevilliste. Quand un homme passe son temps à attiser les haines des souffrants, à provoquer la révolution sociale, à faire tout, sous prétexte que le monde va mal, pour qu’il aille plus mal encore, il faut qu’il soit bien persuadé de la justice de son œuvre, et cette foi ne suppose pas un très grand fond de gaieté ni surtout une humeur de plaisantin. Si cet homme écrit, j’imagine que ce sera comme M. Élisée Reclus ou le prince Kropotkine  avec fougue, avec éloquence, avec gravité  peut-être pas sans déclamation, mais à coup sûr sans « fumisterie ». Non, décidément, il y a pour moi je ne sais quelle incompatibilité entre l’esprit de M. Rochefort et l’esprit de la cause qu’il défend. La phrase de Giboyer sur Déodat « tirant la canne et le bâton devant l’arche » et « appliquant la facétie à la défense des choses saintes », si vous supposez un moment qu’il s’agit de l’arche de la Révolution, croyez-vous cette phrase conviendrait si mal à M. Rochefort ?

Ajoutez que la vie de ce grand railleur (comme son style) paraît se moquer fortement de ses opinions. Certes je comprends que les actions des hommes ne soient pas toujours gouvernées par une logique rigoureuse, et même je ne désire pas qu’elles le soient : la variété du monde y perdrait. Je ne me fâche point que Sénèque écrive, à la cour de Néron, sur le mépris des richesses. Ce n’est là qu’un exercice littéraire qui ne tire point à conséquence. Mais ce serait, je pense, faire à M. Rochefort la plus cruelle injure que de prendre son œuvre de journaliste pour une série d’exercices littéraires, car ces exercices ont fait et feront peut-être encore couler du sang. Il faut donc bien qu’il ait la foi : s’il ne l’avait pas, il serait trop à plaindre. Mais alors il me semble qu’un certain degré d’outrance dans certaines doctrines impose absolument à celui qui les professe une vie qui ne les contredise point. Une âme simple et qui connaîtrait seulement le rôle politique de M. Rochefort se le figurerait volontiers vivant à peu près de la même façon que M. Élisée Reclus ou que le comte Tolstoï. Or je n’entre point ici dans la vie privée du joyeux pamphlétaire, et je ne me sers que de ce qui traîne dans tous les journaux : mais tout le monde sait que ce Parisien accompli est grand parieur aux courses, grand collectionneur de tableaux, et qu’il mène enfin la vie que nous voudrions tous mener. Je ne m’en indigne point et, rassurez-vous, je vous fais grâce ici d’un développement facile. Ce que j’admire, par exemple, c’est la bonté, la crédulité, la stupidité de ce peuple qui a si longtemps pris et qui prend peut-être encore M. Rochefort pour un de ses prophètes. C’est bien fait, après tout, et cette stupidité excuse presque les artistes en démagogie. Et puis, qui sait si le prolétariat n’est pas fier d’avoir un chef qui est marquis, qui possède des objets d’art et qui s’amuse ? Ainsi les serfs, comme dit quelque part M. Renan, jouissaient de la puissance et de la richesse de leur seigneur et étaient heureux en lui. Rien ne change, même quand tout paraît le plus changé. Pourtant on m’assure que les électeurs même de Paris commencent à s’aviser de la contradiction qui m’occupe. Naturellement ils en sont plus choqués que moi, qui ne la considère que comme un problème moral fort intéressant. M. Rochefort disait un jour : « Je ferai descendre des faubourgs, quand je voudrai, deux cent mille hommes. » Ce n’est peut-être pas lui qui les ferait descendre aujourd’hui.

IV

Voilà donc une vie et un rôle, des opinions et un esprit passablement contradictoires. Cette contradiction, comment la résoudre ? La question de la sincérité de M. Rochefort se pose forcément, on ne saurait l’éviter. La réponse qui s’offre tout d’abord, c’est que peut-être il joue la comédie, par intérêt et par plaisir. Mais je ne m’y arrêterai pas, pour deux raisons. Premièrement, je n’ose pas pousser l’indiscrétion jusque-là. M. Rochefort n’est pas de mine à se laisser demander trop directement des comptes. Il a gardé, dans la société contemporaine, quelque chose de la fière allure de ces aventuriers d’autrefois qui, vivant dans des sociétés moins munies de police et de gendarmes, payaient de beaucoup de courage le droit de faire à leur guise et de n’être point jugés tout haut. Si M. Rochefort joue la comédie, il veut bien qu’on s’en aperçoive, mais il ne souffre point qu’on le dise. Ce révolutionnaire tintamarresque a des balafres sur la peau et, je pense, quelques balles dans le corps. Ce secret irritant de sa sincérité ou de sa feintise, il le garde derrière son épée de gentilhomme.

Puis, résoudre la difficulté en affirmant sa duplicité volontaire, ce serait un peu trop simple et grossier. Il est tant de sincérités mitigées et de mensonges à demi sincères ! Savons-nous nous-mêmes exactement ce que nous sommes ? Les circonstances et l’habitude nous pétrissent et nous façonnent plus qu’on ne peut l’imaginer. Nous croyons toujours un peu ce que nous aurions intérêt ou plaisir à croire. Nous sommes dupes de notre rôle, dupes de ce que nous faisons pour duper les autres. Le masque que nous avons choisi finit par coller à notre peau, devient notre vrai visage. Le mensonge comme la sincérité comporte une foule de nuances. Qui n’a senti cela ? Souvent, les impressions littéraires et autres qu’il m’est arrivé de traduire ici, je ne sais pas trop si je les ai écrites parce que je les éprouvais, ou si je les ai éprouvées parce que je les avais écrites…

Il se pourrait que le cas de M. Rochefort fût moins un cas moral qu’un cas littéraire ; que l’intransigeance croissante de son rôle public correspondit moins au développement d’une conviction qu’à celui d’un certain tour d’esprit, et que ce développement n’eût été déterminé que par des événements extérieurs. Notez que le genre de plaisanterie qui lui est naturel implique, même quand il est inoffensif, une attitude d’insurrection, et qu’il contient en puissance, si j’ose dire, tout un infini de révolte. Cet esprit a besoin d’être dans l’opposition extrême pour trouver tout son emploi, pour jeter tout son éclat, pour valoir tout son prix, pour sortir et se déployer tout entier. Or, ce point de l’extrême opposition s’étant toujours déplacé et reculé depuis vingt ans, M. Rochefort a suivi, simplement. Il est constamment allé là où il pouvait avoir tout son esprit. Ce n’est pas lui qui a changé, mais le terrain où il lui était permis d’être tout lui-même. Il n’est pas l’homme d’une foi, mais l’homme d’un tempérament et d’une situation toujours relative et mobile. Que dis-je ? il est l’homme de la Lanterne. Il est condamné à faire la Lanterne toute sa vie. Or la lanterne d’aujourd’hui ne peut plus être celle d’il y a dix-huit ans. C’est à présent le falot qui conduit dans la nuit les bandes de Germinal et où les émeutiers allument leurs torches. Qu’importe ? Le lanternier n’en peut mais : il faut qu’il fasse jusqu’au bout sa tâche de lanternier. Songez donc : si on allait lui prendre sa place ? S’il trouvait plus insurgé que lui ? Il serait perdu d’honneur, j’entends d’honneur littéraire. Sa lanterne le mène plus qu’il ne la porte, et tout ça, c’est de la littérature.

Mais ce n’est pas nécessairement de la comédie. Il y a de grandes chances pour que M. Rochefort soit à peu près persuadé de ce qu’il écrit. Il a souffert pour sa cause ; et si peut-être il n’avait pas la foi avant son exil, il a bien pu l’avoir après : on ne veut point avoir souffert pour un simple jeu d’esprit. Puis, les idées dont il s’est fait le champion violent et facétieux supposent en même temps certaines croyances et certaines haines. Peut-être n’a-t-il point les croyances dans leur plénitude ; mais les haines, je pense qu’il les ressent avec une complète sincérité. Si je ne garantis point qu’il aime le peuple à la façon des apôtres mystiques de la révolution sociale, je suis sûr qu’il déteste du meilleur de son âme les représentants officiels de l’égoïsme bourgeois et de l’hypocrisie parlementaire. M. Rochefort croit pour le moins à ses négations. Et vraiment, quand je disais tout à l’heure qu’il n’y avait rien autre chose dans son fait que le développement d’un tempérament littéraire, je me trouvais affirmer, par un détour, sa sincérité. On doit être fort tenté de croire aux idées qui vous donnent le plus d’esprit. Et lorsqu’on a soutenu ces idées tous les jours pendant vingt ans, on a encore plus tôt fait d’y croire, ne fût-ce qu’aux heures où l’on écrit. Le contraire serait trop malaisé, exigerait une trop difficile surveillance de soi, un dédoublement trop laborieux. Dans le cas de M. Rochefort il est beaucoup plus simple d’avoir la foi  sauf à l’exagérer quand on la proclame, et à l’oublier le reste du temps.

V

Quelqu’un me dit : « Quand ce serait une comédie (et ce n’en est pas une), ce pourrait être une comédie fort excusable, pour des raisons qui nous échappent. Qui donc connaît le fond des choses ? Le personnage que nous jouons, par nécessité ou par goût, ce que nous livrons de nous-mêmes au public, c’est rarement nous tout entiers, et, comme dit Balzac, « nous mourons tous inconnus. » Tel qui, dans son journal, sème l’outrage et la révolte ; tel qui, moitié par tempérament, moitié sous la pression des circonstances, a fait de la démagogie sa carrière, est l’homme le plus doux, le meilleur ami, le père de famille le plus tendre et plus dévoué. Il aime, pour lui-même et pour les siens, la vie large et facile, et son humeur généreuse lui a mis sur les bras des charges de toutes sortes. Et c’est pour y suffire qu’il encourage les grèves et les émeutes et que, sur son journal lu dans les faubourgs, sa plume de fin lettré fait parfois, comme sur un tablier de boucher, des éclaboussures de sang. Le jour où il serait moins injuste et moins enragé, tout ce qui vit de lui en pâtirait. Les pires violences de son rôle public s’expliquent par ses vertus privées. C’est parce qu’il a bon cœur chez lui qu’il souffle la haine dans l’âme obscure des foules. Peut-être a-t-il des moments où il est las de ce rôle d’insulteur et d’énergumène, où il voudrait bien se reposer, où lui-même ne croit plus guère à ses haines, où l’envie le prend d’être équitable, ou simplement indifférent — comme tout le monde, d’être tout bonnement de l’opinion des honnêtes gens et des femmes aimables chez qui il fréquente. Mais l’indifférence ou l’équité, c’est le tirage de son journal qui baisse, c’est sa popularité qui décroît, c’est sa signature qui se déprécie. Or il a besoin d’argent, de beaucoup d’argent  et non pas seulement pour lui. Il a des devoirs onéreux à remplir. Donc à la tâche ! La démagogie est une galère dont il est le forçat. Il reprend sa plume, il insulte par habitude, il calomnie sans y trouver le moindre plaisir  parce qu’il faut vivre. Horrible métier, bien digne de compassion ! Mais aussi comment voulez-vous que ceux qui l’exercent ne finissent pas par s’y laisser prendre ? Si peut-être ils ont quelquefois des doutes et soupçonnent le mal qu’ils font, cette impression doit passer vite ; les extrêmes conséquences des paroles mauvaises qu’ils écrivent sont si lointaines et si aléatoires ! Et ce qui les rassure encore plus, c’est que justement ils font cela comme un métier, et qui n’est pas toujours divertissant : comment ce qui est parfois si ennuyeux pourrait-il être coupable ? Ils font du journalisme démagogique avec la sécurité de conscience d’un employé qui va tous les jours à son ministère.

Mais je ne prétends pas que toutes ces réflexions se puissent appliquer à M. Rochefort.

VI

Quel que soit d’ailleurs le degré de sa sincérité, j’imagine que (sauf les heures inévitables de lassitude et de dégoût) il doit plutôt éprouver de singuliers plaisirs à soutenir son personnage. Et ces plaisirs doivent être d’une espèce assez rare et délicate pour qu’il soit fort éloigné d’y renoncer jamais.

Je ne sais si ce qu’on m’a dit est vrai, que M. Rochefort est au fond très fier de sa noblesse, et de remonter à Louis le Gros, et qu’un jour, comme on lui rappelait que sa famille avait été alliée aux Talleyrand, il laissa entendre que tout l’honneur était pour eux. S’il en est ainsi, il ne pouvait mieux faire que de quitter son titre : c’était le meilleur moyen pour qu’on l’en fît continuellement souvenir. On le lui rappelle tous les jours, et l’on croit être très malin ; mais il en est ravi, et jamais marquis n’a tant joui de son marquisat.

Il jouit aussi de son esprit, et plus que personne. Nous lui reprochions tout à l’heure, assez ingénument, de n’être jamais grave en exprimant des opinions qui supposent pourtant beaucoup de sérieux. Mais voudriez-vous que ce gentilhomme fût révolutionnaire à la façon d’un pilier de club, d’un ouvrier mécanicien grisé de mauvaises brochures socialistes ? Vous pensez bien qu’il n’y a dans son cas ni naïveté ni mysticisme. Il n’est point révolté comme ce pauvre diable d’Étienne Lantier dans Germinal, mais plutôt à la manière des seigneurs-bandits qui se soulevaient jadis contre le pouvoir royal, par orgueil, par humeur mutine et batailleuse. Au reste il n’a point de doctrine. A-t-il jamais dit expressément qu’il fût socialiste, communiste, collectiviste ou autre chose ? Dès lors tombent quelques-unes des accusations dont on pourrait le charger. Il s’adresse moins aux appétits des malheureux qu’à leurs instincts de révolte, et cela par goût naturel. Mais il ne les trompe pas, il ne leur promet rien. Il agite pour agiter. Il sait qu’il n’a rien à mettre à la place de ce qu’il veut renverser, et il s’en moque bien ! Il voit très clairement la niaiserie ou la méchanceté de quelques-uns de ses collaborateurs en révolution ; mais il jouit de son encanaillement, de son déclassement intellectuel et moral, qui du reste a fait presque toute sa renommée. Il a la joie de sentir qu’il domine, qu’il dirige, qu’il a dans sa main des milliers de misérables qui croient en lui et qui pourtant lui sont aussi étrangers que possible et qu’il n’aime pas. La profondeur de leur crédulité doit lui paraître d’un comique inépuisable et quelque peu effrayant. Il jouit de ce qui nous scandalise, du paradoxe de sa double vie. Il jouit de cette volontaire perversion de sentiments qui lui fait, comme on a dit, outrager ce qu’au fond il estime et exalter ce qu’il méprise. Ou bien peut-être jouit-il de mépriser ceux avec qui il combat tout en haïssant ceux qu’il attaque. Tout cela fait quelque chose d’un tant soit peu méphistophélique  Mais, pour ne rien omettre, je me figure qu’il y a encore autre chose chez M. Rochefort, un sentiment ou un instinct plus sérieux. Il se dit apparemment qu’étant toujours, sans examen, sans nul souci de l’équité, l’ennemi des puissances établies, il a des chances d’avoir raison une fois sur deux. C’est une belle proportion : qui donc est sûr d’avoir raison plus souvent que cela ? Puis il songe que, si dans un ou plusieurs siècles, la forme actuelle de la société se trouve radicalement changée, à cette distance tous les révoltés d’aujourd’hui, pêle-mêle, passeront pour des précurseurs et sembleront avoir travaillé pour l’avènement de la justice… Décidément le rôle de révolutionnaire artiste comporte des plaisirs si distingués qu’on est presque excusable d’y sacrifier un peu de sa conscience.

Je crains, en finissant, d’avoir encore embrouillé par trop d’explications ce que j’espérais éclaircir. Mais, si ces explications vous semblent contradictoires, vous êtes libre de choisir entre elles. Ou bien, si vous êtes philosophe, vous les prendrez toutes à la fois, précisément parce qu’elles sont contradictoires. Enfin, si cela vous va mieux, vous pourrez dire qu’il n’y avait rien à expliquer. M. Rochefort est peut-être beaucoup plus simple que je ne l’ai vu, soit en bien, soit en mal. Ce qui trompe, ce qui fait qu’on lui prête des complications de pensée et de caractère, c’est la bizarrerie de sa silhouette et le pittoresque de sa destinée. Mais au fond, rien de plus uni, de plus cohérent que l’âme d’un sectaire ou d’un forban. M. Rochefort a, je crois, l’une de ces deux âmes avec l’esprit d’un boulevardier. Voilà tout.