(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Fanny. Étude, par M. Ernest Feydeau » pp. 163-178
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Fanny. Étude, par M. Ernest Feydeau » pp. 163-178

Fanny. Étude, par M. Ernest Feydeau3

C’est un petit livre fort imprévu que celui que vient de lancer, sous ce simple titre, notre ami et collaborateur M. Ernest Feydeau ; c’est un livre qui est de nature à faire beaucoup causer et discuter, à irriter, à passionner bien des lecteurs et des lectrices : ce livre a tout d’abord une qualité que n’ont pas tant d’autres ouvrages qu’on estime et qu’on loue, que l’on commence et qu’on n’achève pas, ou qu’on n’achève qu’avec froideur ; il palpite et il vit. Pour nous, si nous nous risquons à en parler, c’est que nous ne nous guérirons jamais de cette vieille habitude d’aller à ce qui est vivant, de nous arrêter à chaque vaillant début d’un talent neuf et vigoureux, et de lui payer publiquement ce premier et bien légitime hommage, — l’attention, — dussions-nous mêler aux éloges quelques remarques critiques et quelques observations morales.

Fanny s’intitule une étude : c’est plus qu’une nouvelle, c’est presque un poème par la forme, par la coupe, par le nombre, par un certain souffle qui y règne d’un bout à l’autre et qui se marque singulièrement dans les paragraphes ou plutôt dans les couplets du commencement. Lisez à haute voix ces premières pages si fermes, si fortement scandées. « La maison est plantée de travers, sur une butte de sable, etc. » — « Si je me suis volontairement exilé dans cette affreuse solitude, etc. », vous avez la sensation d’une ouverture en musique. Tous les tons lugubres ou les motifs captivants, qui se retrouveront dans la suite du récit, y sont rassemblés.

Je n’en sais rien, mais je croirais aisément que Fanny a dû être conçue et écrite par manière de gageure comme Adolphe, c’est-à-dire « pour convaincre deux ou trois amis incrédules de la possibilité de donner une sorte d’intérêt à un roman dont les personnages se réduiraient à deux, et dont la situation serait toujours la même ». C’est ce que dit Benjamin Constant dans la préface d’Adolphe, et c’est aussi ce qu’a pu faire M. Feydeau. Antiquaire par la science et l’imagination, auteur d’un travail où, avec une rare vigueur d’analyse, il a restitué et rendu présentes les royales cités, les immenses nécropoles de l’Égypte, M. Feydeau, à quelqu’un de ses amis romanciers ou dramaturges qui insistait sur la disparité des genres, aura dit : « Et pourquoi n’appliquerais-je pas la même faculté d’analyse et de plastique à l’étude, à la reconstitution d’un sentiment unique, d’une situation simple, et n’en tirerais-je pas des effets d’art ? » et il se sera mis résolument à l’œuvre. Seulement reconnaissons les différences du procédé et des habitudes de vie. À la suite de la gageure et pour la tenir, Benjamin Constant est passé du salon dans son cabinet et a pris la plume, qui a couru sur le papier en nuances fines et subtiles. Il a fait un livre d’une teinte grise, livre le plus dénué de poésie et de couleur, mais d’une observation générale des plus vraies et tristement éternelle. M. Feydeau est entré dans l’atelier, s’est posé devant une toile et, palette en main, s’est mis à peindre ses deux personnages et leur intérieur, et à leur donner tout l’éclat, tout le relief imaginable. Ou, si l’on veut, il est entré dans le laboratoire, dans une salle d’anatomie ; il s’est mis à la table de dissection, et sous une lampe à la Rembrandt, armé du scalpel, il a procédé à la préparation de son sujet, étudiant à fond et nous étalant sans pitié, dans son hypertrophie ou avec son polype, le viscère du cœur.

Il n’y a dans Fanny que deux personnages en présence, et un troisième toujours présent en idée et qu’on ne voit en face qu’une seule fois : Roger qui a vingt-quatre ans, Fanny qui en a trente-cinq, et le mari de Fanny qui en a quarante. La situation est de celles sur lesquelles vivent tous les romans. Roger jeune, aimable, élégant et gracieux, un peu faible, a été distingué et aimé par Fanny, qui, en femme du monde habile et aussi expérimentée que tendre, a pris sur elle toutes les difficultés de la situation et ne lui en veut laisser que les douceurs. Le récit nous est fait par Roger lui-même, non le héros (il n’y a plus de héros de roman ni d’héroïne, depuis longtemps ils sont morts), mais le sujet et le patient, le malade et la victime du poison de jalousie. Si l’on voulait, à toute force, tirer une leçon du livre, rien ne serait plus aisé : les moralistes chrétiens ont parlé souvent en termes généraux, mais avec une grande vérité, des misères de la passion et de l’enfer des jalousies ; on en a ici un exemple à nu, on a un damné qui sort de son gouffre et de son cercle dantesque pour nous faire sa confession atroce et d’une énergie truculente. Mais n’allons pas au-delà de la pensée de l’auteur, ne lui prêtons pas : malgré les deux épigraphes qu’il a mises en tête de son livre et dont je voudrais effacer la première38, il n’a songé sans doute qu’à nous offrir une application hardie d’analyse, en un cas splendide.

Ce qu’il y a de particulier dans le cas présenté par M. Feydeau, c’est la transposition de la jalousie. D’ordinaire elle est dans celui qui a le droit de se croire trompé, dans le mari : ici elle est dans l’amant. Elle naît en lui à une certaine heure, devient l’idée fixe, châtiment ou revanche, — une folie, une frénésie avec de courtes intermittences, et chaque fois elle reprend avec plus de violence et de fièvre, jusqu’à ce que tout l’être moral et physique y périsse anéanti et consumé.

La naissance, le progrès, les divers temps de ce mal de jalousie chez Roger, ses soupçons tantôt irrités, tantôt assoupis, et que le moindre mot réveille, son horreur du partage, l’exaspération où il s’emporte à cette seule idée, tous ces degrés d’inquiétude et de torture jusqu’à la fatale et horrible scène où il a voulu n’en croire que ses yeux et être le témoin de sa honte, sont décrits avec un grand talent, avec un talent qui ne se refuse aucune rudesse métallique d’expression, qui ne craint pas d’étreindre, de violenter les pensées et les choses, mais qui (n’en déplaise à ceux qui n’admettent qu’une manière d’écrire, une fois trouvée) a certainement sa forme à lui et son style.

Tout est décrit et montré dans Fanny, tout est vu et rendu visible ; mais il n’y a point (à part celle de la cabane désolée) de description proprement dite : j’en sais gré à M. Feydeau qui, ainsi que ses autres travaux l’attestent, à la faculté visuelle très développée, qui a la mémoire visuelle. Ce qu’il a vu une fois, il l’emporte à jamais peint et gravé au dedans. C’est bien à lui de n’en avoir pas abusé et d’avoir fait un livre court, sans digression pittoresque, avec unité d’action.

Mais à cela près, le livre flamboie et reluit : c’est l’œuvre d’un artiste ardent. Un poète de l’ordre spiritualiste et mystique, et qui avait la clef du monde intérieur, s’est plu à dire : « Chez moi, toutes choses plutôt ressenties que senties », donnant à entendre que la sensation ne lui revenait qu’épurée dans le miroir de la réflexion et du souvenir. Ici, au contraire, dans cette école de laquelle M Feydeau relève, dont il est comme un rejeton extrême et puissant, tout est direct, tout est de sensation et d’impression immédiate. On dirait d’un instrument plus perfectionné ; le rayon avec ses jeux et ses reflets y est saisi et fixé tout vif ; à chaque instant le soleil est pris sur le fait.

J’ai voulu refaire à ce sujet une lecture d’Adolphe. Nous autres critiques, placés entre la tradition et l’innovation, c’est notre plaisir de rappeler sans cesse le passé à propos du présent, de les comparer, de faire valoir l’œuvre ancienne en même temps que d’accueillir la nouvelle (car je ne parle pas de ceux qui sont toujours prêts à immoler systématiquement l’une à l’autre). Tandis que l’artiste jeune et tout moderne nage à torrent dans le présent, y abonde, s’y abreuve et s’y éblouit, nous vivons de ces rapprochements qui reposent, et nous jouissons des mille idées qu’ils font naître. La comparaison entre Adolphe et Fanny ne saurait s’établir que sur la forme et pour le cadre, pour le nombre et le chiffre des acteurs : le fond de la situations d’ailleurs, est des plus dissemblables. Adolphe ne sait ni aimer, ni renoncer à celle qui n’a d’autre tort envers lui que de trop l’aimer elle-même. S’il la désole, c’est de sa langueur ; s’il la tue, c’est de son accablant et incurable ennui. Aussi personnel que Roger, il l’est sans aucune ardeur. Que n’en vient-il à être jaloux ? Ellénore serait sauvée. Mais après avoir encore une fois savouré ces tristes délices de la lecture d’Adolphe, avoir goûté cette finesse consommée d’expérience sociale, cette vérité aride et terne, si bien dissoute et démêlée, et avoir reconnu, par-dessus tout, le cachet d’élégance et de distinction achevée empreint dans l’ensemble, je n’ai pu m’empêcher d’admirer la différence des temps, des sociétés, des écoles diverses. Tout chef-d’œuvre qu’il est, le livre d’Adolphe a quelques-uns des défauts de l’école métaphysique et sentimentale, alors régnante. L’auteur est trop délié, il subtilise. Il fera dire, par exemple, à Adolphe, racontant et définissant ses rapports avec son père, ce père qui était timide même avec son fils :

Je ne savais pas alors ce que c’était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître.

C’est spirituel, mais il est bon de ne pas trop ouvrir la fenêtre et de fermer à demi la paupière si l’on veut être plus sûr de discerner ces replis de pensées, ce fil ténu et léger, dans le demi-jour du dedans.

Après avoir raconté qu’il a vu mourir sous ses yeux une vieille amie, une femme âgée et d’un esprit supérieur, avec qui il avait souvent épuisé, en conversant, toutes les réflexions morales et anticipé l’expérience de la vie :

Cet événement, continue Adolphe, m’avait rempli d’un sentiment d’incertitude sur la destinée, et d’une rêverie vague qui ne m’abandonnait pas… Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit affaiblie précisément à mesure que les années se sont accumulées sur moi. Serait-ce parce qu’il y a dans l’espérance quelque chose de douteux, et que, lorsqu’elle se retire de la carrière de l’homme, cette carrière prend un caractère plus sévère, mais plus positif ? Serait-ce que la vie semble d’autant plus réelle que toutes les illusions disparaissent, comme la cime des rochers se dessine mieux dans l’horizon lorsque les nuages se dissipent ?

Tout cela est subtil et alambiqué. Il m’est impossible de bien saisir la différence qu’il semble mettre dans cette alternative : Serait-ce parce qu’il y a dans l’espérance… Serait-ce Que la vie…, et d’y voir une explication.

Dans toutes les parties d’Adolphe qui ne sont pas essentielles, on trouverait de ces espèces de défauts, et même des défauts de style. — « Mon père, dit Adolphe parlant de certaines liaisons, les regardait comme des amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. » — La note perpétuelle d’Adolphe est une note sourde, intérieure : « Je m’agitais intérieurement. — Je me débattais intérieurement. » Je définis Adolphe un roman tout psychologique, à la Jouffroy. C’est bien, après tout, le roman extrême et d’arrière-saison, concevable chez une nation qui a eu Bérénice. Il y a, par endroits, des intentions et comme des velléités de retour au sentiment pur et à la poésie. Ainsi le début du chapitre IV : « Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre, etc… » et toute l’apostrophe qui suit. Mais la musique, la lumière et le parfum manquent à cette invocation ; il n’y a rien de ravissant, rien d’harmonieux dans les images ni dans les syllabes. On attend ce charme qu’il nomme, on ne le sent pas. Il s’y est glissé un souffle de sécheresse, — L’analyse très déliée (véritable supériorité du livre) est courante et continue. Les scènes proprement dites y sont peu dessinées, même les scènes de société, car il n’est pas question de paysage ni du sentiment de la nature. Dans les premières scènes d’aveu, d’épanchement entre Ellénore et Adolphe, celui-ci, voulant exprimer la douceur de leurs entretiens, nous dit : « Je lui faisais répéter les plus petits détails, et cette histoire de quelques semaines (les semaines d’absence qui avaient précédé) nous semblait être celle d’une vie entière. L’amour supplée aux longs souvenirs par une sorte de magie. » Mais il ne nous indique aucun de ces détails qui lui ont paru si charmants, ou il ne les indique que d’une façon très générale ; il aime mieux s’écrier : « L’amour n’est qu’un point lumineux, et néanmoins il semble s’emparer du temps, etc. » — Un jour il écrit à Ellénore, pour lui donner idée de ce qu’il souffre pendant les heures qu’il vit séparé d’elle : « … J’erre au hasard courbé sous le fardeau d’une existence que je ne sais comment supporter. La société m’importune, la solitude m’accable… Je me précipite sur cette terre qui devrait s’entrouvrir pour m’engloutir à jamais… Je me traîne vers cette colline d’où l’on aperçoit votre maison, je reste là les yeux fixés sur cette retraite que je n’habiterai jamais avec vous. » Et cette maison, cette retraite tant convoitée, tant regardée, et qui lui paraît offrir de si enviables perspectives de bonheur, il n’en retrace pour lui ni pour nous aucun trait distinct et reconnaissable, il ne nous la montre pas.

Dans Fanny, c’est tout le contraire, je l’ai dit ; on voit tout. L’auteur n’est pas un pur analyste, c’est un voyant. Fanny est une histoire intérieure racontée et comme modelée par un homme qui a la qualité de peintre et de coloriste extérieur. Aussi je ne répondrais pas qu’il n’y ait par endroits trop de lumière, et que cette lumière ne porte sur des points où l’on aimerait mieux qu’il y eût des teintes nageantes et mi voilées. Mais s’il y a quelque abus d’un côté, de l’autre dans Adolphe il y a aussi trop d’impuissance à peindre, à saisir et à fixer le rapport réel des sensations aux sentiments. Jamais dans Adolphe nous ne voyons nettement, pleinement, le jour, le lieu, l’heure, l’instant inoubliable, l’instant nonpareil et ce qui le grave. Le psychologue est resté en chemin, et, parti du dedans, il n’a pas rejoint le monde du dehors, ce qui est le domaine propre et le règne de nos cinq sens de nature. En ce moment, et pour motiver ma remarque, j’ai surtout en idée, comme contraste, un dîner et un souper.

Après la première déclaration d’Adolphe à Ellénore, celle-ci a refusé de le recevoir dans l’absence du comte de P…, et, pour être plus forte contre elle-même, elle est partie brusquement pour la campagne. Puis, quelques jours après, le comte, de retour, rencontre Adolphe et l’invite à souper avec Ellénore : ils vont se revoir pour la première fois :

Il était assez tard lorsque j’entrai chez M. de P…, j’aperçus Ellénore assise au fond de la chambre, je n’osais avancer, il me semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. J’allai me cacher dans un coin du salon, derrière un groupe d’hommes qui causaient. De là je contemplais Ellénore : elle me parut légèrement changée, elle était plus pâle que de coutume. Le comte me découvrit dans l’espèce de retraite où je m’étais réfugié ; il vint à moi, me prit par la main, et me conduisit vers Ellénore. Je vous présente, lui dit-il en riant, l’un des hommes que votre départ inattendu a le plus étonnés. — Ellénore parlait à une femme placée à côté d’elle. Lorsqu’elle me vit, ses paroles s’arrêtèrent sur ses lèvres : elle demeura tout interdite : je l’étais beaucoup moi-même.

On pouvait nous entendre : j’adressai à Ellénore des questions indifférentes. Nous reprîmes tous deux une apparence de calme. On annonça qu’on avait servi ; j’offris à Ellénore mon bras, qu’elle ne put refuser. Si vous ne me promettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demain chez vous à onze heures, je pars à l’instant, j’abandonne mon pays, ma famille et mon père, je romps tous mes liens, j’abjure tous mes devoirs, et je vais, n’importe où, finir au plus tôt une vie que vous vous plaisez à empoisonner. — Adolphe ! me répondit-elle… et elle hésitait. Je fis un mouvement pour m’éloigner. Je ne sais ce que mes traits exprimèrent, mais je n’avais jamais éprouvé de contraction si violente.

Ellénore me regarda. Une terreur mêlée d’affection se peignit sur sa figure. Je vous recevrai demain, me dit-elle, mais je vous conjure… — Beaucoup de personnes nous suivaient ; elle ne put achever sa phrase ; je pressai sa main de mon bras ; nous nous mîmes à table.

J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Ellénore, mais le maître de la maison l’avait autrement décidé : je fus placé à peu près vis-à-vis d’elle. Au commencement du souper, elle était rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondait avec douceur, mais elle retombait bientôt dans la distraction. Une de ses amies, frappée de son silence et de son abattement, lui demanda si elle était malade. — Je n’ai pas été bien dans ces derniers temps, répondit-elle, et même à présent je suis fort ébranlée. — J’aspirais à produire dans l’esprit d’Ellénore une impression agréable ; je voulais, en me montrant aimable et spirituel, la disposer en ma faveur, et la préparer à l’entrevue qu’elle m’avait accordée. J’essayai donc de mille manières de fixer son attention : je ramenai la conversation sur des sujets que je savais l’intéresser ; nos voisins s’y mêlèrent : j’étais inspiré par sa présence ; je parvins à me faire écouter d’elle ; je la vis bientôt sourire : j’en ressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant de reconnaissance, qu’elle ne put s’empêcher d’en être touchée. Sa tristesse et sa distraction se dissipèrent : elle ne résista plus au charme secret que répandait dans son âme la vue du bonheur que je lui devais ; et quand nous sortîmes de table, nos cœurs étaient d’intelligence comme si nous n’avions jamais été séparés. Vous voyez, lui dis-je en lui donnant la main pour rentrer dans le salon, que vous disposez de toute mon existence ; que vous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à la tourmenter ?

Voilà une des jolies scènes d’Adolphe et des plus vives, voilà un souper d’autrefois. L’esprit, du moins, avec son jeu délicat, y fait les frais de ce qui y manque.

Dans Fanny, Roger s’est avisé un matin de s’apercevoir que celle dont il a traversé la vie est mariée, et de désirer rencontrer ce rival qu’il ne connaissait pas ; car il n’était pas présenté chez elle. Elle n’a vu dans ce désir de sa part qu’une facilité de plus pour l’avenir :

Nous convînmes que j’accepterais enfin les invitations de l’une de ses amies qui donnait à dîner toutes les semaines. — Il n’y a jamais beaucoup de monde, dit-elle, tu pourras aisément te lier avec nous.

Et Roger que ce nous négligemment jeté a déjà mordu au cœur, et que bouleverse la seule attente, se met à décrire le conflit fiévreux de sentiments contraires, de terreurs, d’espoirs confus et d’amertumes qui lui bouillonnaient dans le cerveau :

Mais ce n’était rien auprès de ce que je devais éprouver à cette table trop étroite où, sous les nappes de clarté qui s’échappaient des globes des lampes, nul convive ne pouvait dérober à personne les pensées qui plissaient son front. Je ne vis rien d’abord et répondis au hasard aux questions que l’on m’adressait. Je mangeais machinalement, du bout des lèvres, m’efforçant d’être attentif et poli, mais plus hagard qu’un assassin qui se sent sur le point d’être découvert. Effaré par le grincement des verres, par le cliquetis de l’argenterie, par le frottement des porcelaines ; ébloui par la réverbération des touches de lumière sur les cloches bombées qui couvraient les plats ; ahuri par le va-et-vient des valets empressés qui servaient chacun, sans mot dire, glissant sans bruit sur les tapis, comme des ombres noires gantées de blanc ; suffoqué par la chaude atmosphère de la salle empreinte (imprégnée ?) de fumets pénétrants auxquels se mêlaient l’odeur des vins et le goût des fleurs, je ne regardais pas Fanny, je ne l’écoutais même pas parler. Sa présence à mon côté m’était devenue insupportable ; c’était comme un poids qui m’étouffait. Et je ne le regardais non plus, lui, que j’étais venu chercher de si loin, avec le désir et la terreur de le connaître. Aveuglé par des visions funèbres, je ne pouvais pas le voir quoiqu’il fût assis en face de moi.

Tout à coup je ressaisis ma lucidité en sentant un pied de femme (on se contentait d’une main dans Adolphe) se glisser sur le mien… ; c’était elle qui me prévenait de ma préoccupation trop visible. Je lui adressai un regard pour la remercier, et me renversant alors sur le dossier de ma chaise, je contemplai longuement celui qui ne se doutait pas de l’intérêt puissant qu’allait faire naître en moi l’étude de sa personne.

Suit un portrait en pied, ou du moins en buste, où le rival est peint dans sa majesté virile et sa forte placidité, avec tous les avantages qui peuvent inquiéter et humilier un être susceptible et faible, et encore plus nerveux que tendre :

Lorsque le dîner fut fini et que les convives eurent été s’asseoir dans le grand salon autour des tables de whist, lentement je me rapprochai de Fanny qui se chauffait les pieds devant le feu. M’accotant au rebord de la cheminée, j’entremêlais de choses banales prononcées à voix haute les paroles de tendresse que je lui adressais tout bas. De ma place, je voyais le dos des joueurs inclinés vers les tables où brillaient doucement, enfermées sous les abat-jour, les bougies enfoncées dans de lourds flambeaux d’argent ; j’entendais le bruit des jetons de nacre et le murmure des mots couverts que les partenaires échangeaient entre eux. Je comptais que nous pourrions ainsi deviser de nous tout à notre aise, avec un peu d’habileté, la maîtresse de la maison s’étant assise, au fond de la pièce, devant le piano dont elle effleurait les touches du bout des doigts. Et c’était un charme nouveau ajouté à tant d’autres que celui des accords assoupis tremblant dans l’air, en même temps que les mélodies secrètes de l’amour, plus mélodieuses encore, chantaient en nous. Mais se détachant soudain du groupe des joueurs derrière lequel jusqu’alors il s’était tenu debout, mon rival s’avança vers nous d’un air affable, et le plus naturellement du monde, nous demanda de quoi nous parlions. Avec une politesse exquise qui excluait toute forme familière et nous tenait à distance l’un de l’autre comme il l’entendait, mais avec une tranquillité d’accent et une manière courtoise, il se mit immédiatement à conduire le discours, et je ne pus m’empêcher de le suivre. À travers les doux éclats de la musique, les tendresses des vibrations assourdies dont il ne se souciait guère, il me parla de chasse, de théâtre, de chevaux, que sais-je ! ne daignant même pas pénétrer jusqu’au cœur les sujets oiseux que j’avais imprudemment choisis, mais qu’il me condamnait maintenant à poursuivre, comme s’ils eussent été les seuls qu’il jugeât dignes de moi. Je lui fis deux ou trois réponses assez fines, et il applaudit du regard en m’honorant d’un demi-salut. Ainsi j’étais pour lui un assez futile instrument dont il caressait les cordes, en se jouant, du bout des doigts…

Telle est (et encore adoucie par ce que j’en ai supprimé) une des scènes de Fanny, un des tableaux d’intérieur, comme l’auteur les entend et les exécute, fermes, solides, peints en pleine pâte, diraient les gens du métier, et éclairés en toute lumière.

La différence des manières saute aux yeux. Ce n’est pas que du temps d’Adolphe on ne fût aussi sensualiste, aussi sensible aux choses réelles et palpables, aussi sujet aux choses de la bile et du sang, qu’on peut l’être aujourd’hui ; l’Adolphe véritable, si je me l’imagine bien, ne s’en faisait pas faute. Mais on avait l’habitude et la prétention du sentimentalisme en écrivant. Le bon goût, le bon ton était d’atténuer, de vaporiser et d’éteindre. Aujourd’hui la vie qu’on mène, la vie positive actuelle s’accuse en plein dans l’expression, et même au-delà. On ne la travestit pas, on n’en prend pas la peine ; la curiosité n’est qu’à la bien rendre ; mais on la dépasse, on l’outrepasse quelquefois, à force de la vouloir exprimer.

Fanny excitera et a déjà excité bien des discussions (j’en ai entendu quelques-unes) ; elle fait naître et soulève plus d’une objection.

Les plus délicats, et qui entrent d’ailleurs dans la donnée du livre, se demandent : Est-ce bien une preuve d’amour que cette jalousie tardive et soudaine qui vient un matin à Roger ? Si c’est de l’amour, pourquoi pas plus tôt ? N’est-ce pas une preuve qu’il aime déjà moins, que cette prédominance et cette exaspération croissante de l’orgueil ? N’est-ce pas aussi un prétexte qu’il se donne à son insu, et parce qu’il aura découvert un matin chez cette belle personne de dix ou onze ans plus âgée que lui une première pâleur fanée, un premier pli à la tempe, une première ride ?

Un des moralistes qui ont le mieux observé et noté la passion, La Rochefoucauld a dit : « La jalousie naît avec l’amour, mais elle ne meurt pas toujours avec lui. » Pourquoi donc alors cette jalousie, qui peut très bien s’irriter et s’ulcérer dans les derniers temps par amour-propre, n’est-elle pas née en Roger du premier jour qu’il a aimé Fanny ? Et d’où ce retard que rien n’explique, à moins qu’on ne dise qu’il était assez insouciant jusque-là ?

L’histoire est-elle vraie ? est-elle une histoire vécue, ou simplement imaginée ? C’est une autre question qu’on ne peut s’empêcher de se poser d’abord après avoir lu Fanny, et qui tient surtout à la manière réelle, poignante et saignante, dont toutes choses y sont présentées. — À cette question, les réponses ne sont pas unanimes. Les uns disent que de telles histoires se prennent sur le vif et ne s’inventent pas. Quelques autres prétendent que le cas de Roger est trop singulier et trop poussé à bout pour être tout à fait vrai, que l’impitoyable rigueur logique avec laquelle procède sa passion est plus logique que la vérité même, ou du moins que la vraisemblance en pareil cas ; que cette impression se prononce surtout en avançant, et qu’on y croit sentir un parti pris ; que ce n’est que quand on invente que l’on est tenté ainsi d’exagérer, et que tout s’expliquerait pour la critique s’il n’y avait de tout à fait observés que les trois quarts de l’histoire de Roger, le reste étant inventé et composé.

Il y en a qui, se croyant personnellement intéressés dans ces sortes de récits, en veulent à l’auteur et déclarent que c’est être cruel, que c’est être parfaitement désagréable, de forcer ainsi d’honnêtes gens (c’est-à-dire eux-mêmes) à se poser nettement, désormais, dans leurs intrigues et ce qu’on nomme les bonnes fortunes, une question d’amour-propre et un point d’honneur qu’ils aimaient autant sous-entendre et éluder.

De plus sérieux contradicteurs, et plus désintéressés, soutiennent qu’il est pénible, à travers ce déploiement continu de force et de talent, d’être constamment obligé (soi, lecteur) d’avoir en perspective ce qui est l’idée fixe de ce malheureux et maniaque Roger, c’est-à-dire l’image toute matérielle d’un partage physique ; que c’est une fin peu digne d’un art aussi vivant et aussi expressif, que c’est un but peu en proportion avec une monodie aussi déchirante. Ils ajoutent qu’à mesure qu’on avance dans la lecture, sans pouvoir s’en détacher, on subit la sensation d’une sécheresse brûlante, et qu’on garde, en fermant le livre, une impression trop forte, trop fiévreuse, une impression d’écrasement.

Mais ce qui est bien certain, c’est que ce livre ne fait pas d’indifférents, qu’il prend son monde et le remue. Pour moi, je me contenterai d’en dire qu’il révèle avant tout une étoffe, un tempérament, une force ; que la main de l’ouvrier y surpasse la matière ; que la monture y vaut encore mieux que le brillant : en d’autres termes, qu’il y a plus de talent qu’il n’en faut. Tout annonce dans ce petit livre une nature trop puissante pour le cadre, et qui le remplit jusqu’à le distendre. Il y a surabondance de force. L’auteur sera plus à l’aise dans un champ plus vaste. Plein de passion et d’ardeur, dévoué, dans une existence partagée, au noble culte de l’art, il saura se donner cette plus large carrière ; il la médite et l’embrasse déjà. On ne croyait avoir en lui qu’un antiquaire pittoresque, et c’est un romancier de plus.