(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Charles Monselet »
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(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Charles Monselet »

Charles Monselet9

I

Il y a en ce moment, dans un coin encore obscur de la littérature contemporaine, un groupe d’esprits d’une haute suffisance, qui se croient, avant tout, des inventeurs, et qui s’inscrivent en faux contre la Critique au nom de leurs œuvres présentes ou futures. Et lorsque je dis : la Critique, n’entendez pas telle ou telle critique injuste, improbe, malavisée ; non ! mais la Critique, quelle qu’elle soit.

Selon ces fiers esprits, qui, comme Niobé, ont l’orgueil de leur progéniture, même avant de l’avoir mise au monde, la Critique est toujours une œuvre stérile pour le moins, lorsque ce n’est pis encore : une envieuse occupation d’impuissant. L’impuissance, en effet, voilà le grand et sanglant reproche. Depuis qu’un poète, d’un vrai génie, sans doute, mais dont la grandeur a été mesurée, a laissé tomber contre la Critique, peut-être pour se venger de l’exactitude de sa mesure, le mot courroucé d’impuissance, bien des gens l’ont ramassé par terre, où ils auraient dû le laisser, et ils s’en sont fait une arme contre elle. Ces inventeurs, sans réflexion, n’ont pas vu ou n’ont pas voulu voir que, dans toute critique digne de ce nom, se trouvait précisément l’emploi des deux facultés à l’aide desquelles l’esprit invente : l’observation qui cherche et l’intuition qui devine. Ils n’ont pas vu ou voulu voir que l’invention qui trouve, mais qui ne crée pas (qu’est-ce que l’homme crée ?), pouvait subsister et respirer tout aussi bien sous une forme didactique ou logique que sous la forme d’un roman, d’un poème ou d’un drame. Ils n’en ont pas cherché si long ! « J’aimerais mieux — écrivait dernièrement à un critique de profession un de ces esprits systématiquement gendarmés contre la Critique — faire un petit roman payé mille francs que de la Critique à dix mille francs par an dans vos journaux  », et si cette phrase exprimait plus qu’un goût personnel, c’est-à-dire une insignifiance, c’était tout simplement une sottise ! En tant qu’il faille nous déshonorer tous en déshonorant la Critique, — car nous en faisons tous, quoi que nous fassions, — je préfère de beaucoup la brillante bêtise de Diderot, qui du moins a de la tournure : « Homère — a-t-il dit quelque part — a comme Achille son talon vulnérable, mais c’est toujours un lâche qui le trouve. » Certes ! Diderot en a menti, et sciemment encore ! Lui, l’ingrat ! qui doit à la Critique la plus belle portion de sa gloire, s’il avait pensé ce qu’il disait, il aurait dû se crever les yeux avec sa plume, comme Œdipe, après la découverte de son crime, avec l’agrafe de son manteau.

Certainement, je ne sais pas au juste et je n’affirmerais pas à quel point Charles Monselet appartient au groupe des inventeurs qui ont la sainte horreur de la Critique ; mais, sans déterminer nettement leurs affinités respectives, il est impossible de ne pas reconnaître, quand on le lit, cette tendance de toute une école à repousser et à insulter la Critique en vertu des plus considérables, des plus exorbitantes prétentions. Dans un des nombreux épisodes d’un ouvrage bâti d’épisodes (Monsieur de Cupidon). Monselet fait (est-ce à dessein ?) une confusion sans justice entre la Critique inflexible, qui a une conscience et qui est une magistrature, — la magistrature de la pensée, — dont il ne parle pas, et le pamphlet, la flèche empoisonnée, le coup de couteau dans le dos, du petit journal. Que Monselet, à propos du Sifflet d’argent (journal dont il nous conte l’histoire), nous montre jusqu’à quel point la Critique peut descendre sous des plumes cupides et honteuses, il est assurément dans son droit de moraliste et d’écrivain ; mais, à côté de ce tableau, qui a sa vérité relative, il doit indiquer que cette dégradation de la Critique n’est plus que de la piraterie littéraire. Et, quand il a fini son terrible réquisitoire en action, il ne doit pas conclure dogmatiquement par ce mot faux, qui ressemble au mot d’un niais d’honnête homme vertueux qui se trompe ou d’un misanthrope littéraire vexé qui se venge : « La Critique n’est point un chemin, mais une impasse  », car la Critique est un chemin qui mène au même but que tout emploi des facultés humaines, quand cet emploi accuse de la puissance ou de la profondeur dans les facultés. Le cul-de-sac où se tiennent, dans l’histoire littéraire, tous les grands critiques, depuis Aristote et Longin jusqu’à Johnson, Schlegel, Joubert et Macaulay, ressemble assez à une des niches de la Gloire. Pourquoi en sortirait-on ? on est arrivé. Et les plus grands inventeurs eux-mêmes qui aient vécu dans les temps modernes, c’est-à-dire à l’époque de la Critique par excellence : Goethe, Walter Scott, Chateaubriand, Balzac, n’ont pas dédaigné d’être des critiques ; et ils savaient qu’ils doublaient leur gloire en l’étant au même degré qu’ils avaient été des inventeurs !

Monselet nous a obligé à lui rappeler ces imposants exemples. Connu de nous seulement par ses ouvrages, Charles Monselet peut avoir sur lui des reflets ou des antipathies d’école. On est toujours un peu le caméléon de ses amitiés. Mais à de certaines largeurs, à de certains épanouissements qui sont en lui et qui révèlent la nature frémissante et généreuse de l’artiste, nous ne pouvons croire qu’il garde contre la Critique la dure opiniâtreté d’un parti pris. Semblable à tous les hommes qui ont l’ambition de leur talent, il a pu rencontrer, dans cette forêt de Bondy enchantée qu’on appelle la littérature, les trois charmantes fées dont tout écrivain, comme le chevalier du Tasse, doit vaincre les charmes : la Bêtise, l’Envie et la Fausse Amitié ; mais ce n’est pas là une raison pour élever son ressentiment jusqu’à la Critique elle-même, dans sa notion pure et absolue. Autrement on ne serait plus guères que l’Alceste ou le Timon de ses propres égratignures, et Monselet est fait évidemment, pour mieux que cela.

C’est un homme de talent et de connaissances à coup sûr, un de ces archers intellectuels qui ont plus d’une corde à leur arc et dont l’esprit, à tendances multiples, a trop de mouvement et de vie pour s’enfermer dans le cercle d’une spécialité, — comme nous disons dans le welche du xixe  siècle. Il a été tour à tour poète, historien, romancier, biographe ; mais qui sait ? malgré des travaux si variés et auxquels personne plus que nous n’est disposé à rendre justice, peut-être Monselet n’en est-il encore qu’à la période des esprits qui ont assez de sève pour fermenter longtemps et qui cherchent la voie définitive, que la Critique, si elle est sagace, doit les aider à découvrir. Nous le croyons et nous le désirons tout à la fois ; car, si nous avons des vérités cruelles à dire sur ses livres, la réserve en faveur de son talent sera maintenue et nous n’en blâmerons que les procédés et l’emploi. Or, quelles que soient les sévérités contre les œuvres, le dictame à mettre sur l’amour-propre d’un homme est toujours souverain quand le miel en est composé avec les fleurs de l’espérance et quand la Critique a le droit de dire : Son esprit vaut mieux que ses livres, et voilà pourquoi il peut et même il doit faire mieux.

II

Nous commencerons par le poète. Les Vignes du Seigneur 10 sont un recueil de poésies, et c’est pour ce livre, le dernier venu dans l’ordre des publications de Charles Monselet, que nous nous montrerons surtout sévère. Jamais, en effet, esprit littérairement plus distingué ne produisit, poétiquement parlant, d’œuvre plus médiocre. Si, en publiant Les Vignes du Seigneur, il a voulu montrer que lui aussi savait jouer avec le rhythme, qu’il en avait étudié les charnières et les jointures, et que la langue de la mesure lui était familière pour revêtir toute idée, si infime qu’elle pût être, il a certainement atteint son but : mais ce but vulgaire était-il digne d’un esprit comme le sien ?… Le but du poète (et non pas du faiseur de tours de souplesse en vers) est de faire sortir du fond de son âme des sentiments qui vont dans des âmes analogues à la sienne réveiller des milliers d’échos ! Monselet a-t-il pris cette peine ? Et s’il l’a prise, que lui a-t-elle rapporté ?…

Ce qui manque à ses Vignes du Seigneur, ce n’est ni la couleur, ni le mouvement, ni les surfaces ; mais c’est ce qui constitue toute poésie et même toute œuvre littéraire supérieure : l’accent naïf ou profond d’une personnalité à soi, d’une individualité inconnue et tout à coup révélée ! Il faut bien le dire, pour expliquer le peu de poésies qui surnagent sur la grande quantité de vers écrits par des plumes d’un talent à faire illusion, la poésie, en dehors des procédés matériels du rhythme, c’est la force de l’individualité rompant subitement la chaîne des traditions et le fil délié des réminiscences. Jugez tous les vrais poètes à cette lumière ! Avant Shakespeare, qui ressemble à Shakespeare ? Avant Byron, qui ressemble à Byron ? Avant Burns, cet adorable jaugeur de bière plus romantique que Byron lui-même, qui ressemble à Burns ?… Personne. L’âme, en poésie, est inattentive à toute voix qui ressemble à quelqu’un de connu ou qui rappelle quelque chose de senti déjà. Or, Charles Monselet ressemble beaucoup trop à Théophile Gautier.

On peut refuser de la sympathie à Théophile Gautier ; l’âme qu’on a peut fort bien ne pas retentir à la sienne, si la sienne toutefois n’est pas le caillou d’un camée ; mais la personnalité, sans laquelle il n’est pas de poète, qui songerait à la lui contester ? On a dit qu’il était encore plus linguiste que poète ; on lui a reproché d’intervertir les procédés de l’art plastique et de la langue littéraire ; on a dit… que n’a-t-on pas dit ? Mais on n’a pu rien contre le fait de sa haute individualité poétique, et c’est en vertu même de cette haute individualité qu’il a troublé les facultés d’un homme qui a le sentiment très animé de la poésie, mais qui ne l’a pas, ce sentiment, au point de devenir une puissance. Monselet n’a pas évidemment voulu nous donner un pastiche, et cependant il nous a fait de la poésie-Gautier, comme la librairie belge fait de la contrefaçon française. Tout est semblable à la poésie de Gautier dans la poésie de Monselet. Tout est semblable dans les détails et dans l’inspiration, — dans l’inspiration que Gautier lui-même ne sauve (pour parler comme lui) que par le modelé du détail ! Ouvrez au hasard ce charmant petit livre, à l’encre rouge, et voyez si à toute page vous ne trouvez pas cet amour sensuel de la forme, cette exagération violente du pittoresque, ce mépris du bourgeois qui appartient à Gautier comme le mépris du philistin appartient à Heine, ce mutisme religieux, cette sombre et voluptueuse étreinte des choses finies, cette conception brute et blême de l’amour sans idéal et de la mort sans immortalité, et enfin, pour parachever le tout, l’éternelle assomption des Clorindes du bal Mabille et de la Maison-d’Or, qui meurent, dit le poète (dans Les Vignes du Seigneur) :

L’estomac ruiné de champagne
Et le cœur abîmé d’amour !

Et dites si tout cela n’appartient pas, corps et biens, depuis des siècles, à l’auteur d’Émaux et Camées et de La Comédie de la mort ? La seule différence qu’il y ait entre l’imitateur et le modèle, c’est que Monselet a l’amour de la nature, que Gautier met presque un singulier orgueil à ne point avoir. Seulement, si Monselet ne peut l’avoir comme Gautier qui ne l’a pas, il l’a comme Victor Hugo. C’est par les vitraux de couleur à travers lesquels Hugo a toujours regardé la nature que Monselet la contemple. La seule pièce de ce recueil qui s’appelle Les Vignes du Seigneur, et qu’on pourrait appeler Les Reflets à plus juste titre, la seule pièce où l’auteur est enfin un peu lui-même, est un petit poème à la manière de quelques poètes anglais du siècle dernier, intitulé Le Musicien. Mais à part les vers qui s’y sont mis, comme dirait Rivarol, ce poème n’est, au fond, qu’un petit roman d’observation pénétrante et raffinée, d’un détail très pur et d’une émouvante simplicité. Or, si Monselet n’a pas les qualités essentielles du poète, il a (comme nous allons le voir tout à l’heure) beaucoup de celles du romancier et du conteur.

Non ! il n’est pas un poète ! — des vers charmants ici et là rattachant des souvenirs, en lambeaux, de poésies qui ont timbré les siennes, comme un cachet timbre la cire :

Haillons rattachés avec des saphirs,

ne suffisent pas pour faire cet être sui generis qui est le poète. Il y a partout, et même dans tout ce qu’on ne lit plus, des vers charmants. Monselet le sait bien, lui qui est un panier fleuri11 d’érudition littéraire. Il nous citerait beaucoup de vers charmants et perdus, qui n’ont pu parvenir à faire des poètes de ceux qui les avaient écrits. L’autre jour, en feuilletant un poème de mauvais goût, écrit par un carme, nommé le P. Pierre de Saint-Louis, de la province de Provence (1668), j’en ai rencontré de magnifiques, et que les plus grands poètes de ce temps de langue mûrie auraient été fiers designer :

Phares des tours du ciel, lampes inextinguibles,
Qui rendent, sans rien voir, toutes choses visibles !
Celui qui va le jour, celle qui va la nuit,
La mère du silence et le père du bruit !… etc.

Eh bien, en somme, Monselet n’est pas plus poète que le P. Pierre de Saint-Louis ! Sa vocation intellectuelle n’est pas de ce côté, malgré la fascination qui l’y entraîne. Qui peut dire qu’on ne sera pas poète un jour comme on peut être atteint par la foudre ?… Mais jusqu’à ce coup de foudre qui allume la poussière d’un homme et en fait un poète, et sur lequel il n’est permis à personne, si optimiste soit-on, de compter, que Monselet aille dans sa voie vraie, indiquée par la nature de ses facultés, et s’il fait des vers encore, que ce soit seulement pour ce public de cœur qui prend tout de nous avec ivresse, — nos rimes, nos cheveux et nos portraits !

III

Nous avons dit que Charles Monselet était un romancier. Le livre qu’il a publié sous ce titre, à faire sécher de jalousie Arsène Houssaye : Monsieur de Cupidon 12, n’est nullement le trumeau qu’on croirait sur le simple énoncé du titre, quoiqu’il porte aussi les influences d’un siècle auquel on ne saurait toucher impunément qu’avec un masque de verre, comme les chimistes touchent au poison. Monselet, qui a étudié le xviiie  siècle sans précaution, et qui était, il y a quelques jours encore, visage contre visage avec la face de satyre du chèvre-pieds littéraire Rétif de la Bretonne, l’auteur du Paysan perverti, a échappé si peu à l’influence du xviiie  siècle pour le déshabillé du détail et la crudité de l’expression, qu’il se donne, sans aucun embarras, dans la préface même de son livre, pour une espèce de continuateur de Louvet de Couvray, quoiqu’il vaille infiniment mieux de toutes manières que ce misérable écrivain, de fausse élégance et de faux monde, ce Girondin du vice, « tout laitage aigri et cantharides noyées  », comme disait Byron de Lewis. Louvet n’a jamais rien observé que ce qui fait baisser les yeux à un honnête homme, et le nom qu’il mérite ne peut s’écrire en littérature, tandis que Monselet, qui a sans doute pour Louvet l’indulgence d’un biographe de Rétif de la Bretonne, ne manque point d’observation réfléchie, et « la bonne humeur » dont il nous parle aussi dans sa préface et dont nous aurions souhaité qu’il eût voilé quelques éclats, est de cette bonne humeur à la façon des satiriques, qui ont une manière de rire à eux, comme rirent, de leur temps, Johnstone et Le Sage… Monselet s’est calomnié gratuitement en se comparant au plat et indécent auteur de Faublas. Mais le mal est moins la calomnie que l’idée qu’il a eue qu’en se comparant à Louvet il ne se calomniait pas… A force de regarder le xviiie  siècle, son regard moral s’est troublé. Nous serons plus juste que lui envers lui-même.

En effet, malgré les quelques mièvreries libertines de son Monsieur de Cupidon, le dessein de ce livre est sérieux, — ou, du moins, il révèle des facultés d’observation qui peuvent un jour faire la fortune intellectuelle de leur auteur. C’est un de ces romans comme le xviiie  siècle en a produit beaucoup, qui partent d’une donnée impossible pour arriver plus aisément à généraliser des études de mœurs et à multiplier des épisodes. Par ce côté, il est de la famille du Diable boiteux, de Le Sage, et du Chrysal, de Johnstone. Il n’a pas, il est vrai, cette spontanéité de malice du premier, qui faisait dire à un grand critique étranger : « Le trait frappe avant qu’on ait pu même soupçonner que l’arc a été tendu », ni la causticité mordante et l’ampleur d’événements du second. Mais, tel qu’il est, il a son accent, et, comme les deux modèles que nous venons de citer, c’est une critique sociale qui s’enveloppe, pour passer partout, dans le manteau flottant et bariolé de la Fantaisie. Comme Le Sage, comme Johnstone, ses devanciers et ses maîtres, il a toujours un de ses yeux embusqué sur les vices et les ridicules de son temps, et voilà surtout ce qui nous intéresse en lui ; car nous ne tenons pas infiniment à cette manière de battre et de couper le jeu de cartes du roman que le xviiie  siècle croyait ingénieuse et que ses plus grands esprits — comme Swift, par exemple, — ne dédaignèrent pas. Grâce à Walter Scott, grâce à notre illustre et glorieux Balzac, le roman, cette épopée des vieilles civilisations, a tellement varié et élevé ses formes au xixe  siècle, que les procédés du xviiie nous paraissent effroyablement surannés et presque toujours inférieurs.

Il faut cependant donner l’idée de celui de Monselet. Dans une introduction d’un ton leste et incisif, l’auteur de Monsieur de Cupidon nous fait la biographie assez mystérieuse d’un sien oncle fort original, qui avait connu toutes les célébrités de son époque, et qui mourut en lui laissant pour héritage tout un vaste système de métempsycose appliquée. Il pensait, ce grand homme ignoré, que le nombre des âmes créées était fixe, et que les divers personnages qui se succèdent dans ce carnaval de Venise du genre humain et de l’histoire étaient toujours remplis par les mêmes acteurs, lesquels, leur rôlet fini, allaient changer de costume dans la loge de leurs tombes, et en ressortaient, avec d’autres oripeaux et d’autres masques, pour recommencer sur nouveaux frais leur éternel personnage, avec ses modifications variées de temps et de lieu. C’est sous l’empire de ce système — qui, scientifiquement, vaut, certes ! bien le système de Jean Raynaud, — que Monsieur de Cupidon a été composé. Monsieur de Cupidon — comme dit la vieille petite nudité de ce nom — est, on s’en doute bien, cet Amour que le xviiie  siècle avait conçu et réalisé, dont la monographie est depuis longtemps trop connue pour que nous la recommencions, et qui, revenu après sa mort sous la forme d’un dandy moderne, traverse le monde et retrouve tous les personnages de sa vie antérieure, affublés comme lui de formes nouvelles :

Voici monsieur Dubois plaisamment fagoté !

Individualisé de la sorte par la fantaisie de l’auteur, cet Amour passa en zigzag dans le xixe  siècle, et il en oppose les particularités et les mœurs aux mœurs et aux particularités de la société d’autrefois. Telle est la donnée que Monselet a cru faire accepter à l’Imagination moderne, cette grande dégoûtée, mais, au demeurant, la meilleure fille du monde ; tel est le pivot sur lequel il s’amuse à faire tourner, et quelquefois avec beaucoup de souplesse de grâce, les divers épisodes d’une composition qui est au roman ce que la comédie à tiroirs est à la comédie de caractère.

Encore une fois, nous ne tenons pas grand état d’une pareille donnée, inspirée plus par les études et les préoccupations littéraires de l’auteur que par son propre génie ; mais ce que nous estimons infiniment, ce sont deux ou trois courants d’aperçus, d’observations et de pensées, qui se rencontrent, se croisent et se mêlent dans ce livre, taillé trop à facettes et à pans coupés, et que nous eussions voulu plus large et plus simple. Si ces facettes étaient des faces, si la lumière y papillotait moins parce qu’elle y serait moins brisée, nous aurions un peintre de mœurs et un satirique social de plus, d’une incontestable valeur. On ne le pressent pas seulement, mais on le sent dans une foule de pages de ce Monsieur de Cupidon. Pourquoi faut-il qu’il y soit chargé, accablé de choses qui, eu elles-mêmes, ont, si l’on veut, leur petit intérêt de curiosité et de bric-à-brac, mais qui offusquent le talent que Monselet pourrait montrer sans elles ?… Est-ce que Monselet manquerait de confiance en lui-même ? La Critique devrait alors lui en donner. Ses habitudes de bibliophile lui feraient-elles tort comme écrivain ? On dirait qu’il faut qu’il vide partout sa chiffonnière d’anecdotes, lui, le fourrageur de tous les bonheurs du jour du xviiie  siècle ! L’anecdote est le lierre de son esprit ; elle envahit opiniâtrément ses facultés primesautières de conteur, auxquelles il devrait — qu’il nous croie ! — s’abandonner davantage. L’écrivain qui a enlevé d’une main si sûre et si habile ce petit chef-d’œuvre de récit et de drame : Un beau brin de fille, n’a pas besoin de collationner de vieilles histoires pour nous intéresser et nous émouvoir.

Ainsi, — et c’est la conclusion de ce chapitre, — Monsieur de Cupidon n’est pas un livre que la Critique puisse classer parmi ceux qui restent. Mais, tel que nous l’avons, avec ses défauts, sa manière, sa préciosité (Monselet s’est aussi comparé à Voiture), avec la fausseté de beaucoup de rapprochements qui ont trompé un œil qu’on ne trompera plus quand il sera attentif, et enfin les souvenirs d’études, les grandes herbes qu’a poussées le xviiie  siècle au milieu de tout cela, Monsieur de Cupidon, ce livre dont on peut trop dire encore ce qu’un critique exquis (Joubert) disait de Gil Blas : « On sent qu’il a été écrit au café, entre deux parties de dominos », Monsieur de Cupidon nous fait croire à un autre livre de Monselet qui établirait et fixerait sa renommée. Qu’il ne soit plus désormais qu’un conteur, en son propre et privé nom, qui dit ce qu’il a vu, observé, inventé (mêmes choses !), et nous sommes persuadé qu’il arrivera à écrire un de ces livres dont la supériorité se chiffre plus haut ou plus bas, selon l’intensité du génie, mais qui, en définitive, sont des œuvres. Que surtout l’auteur de Monsieur de Cupidon ferme à la clef son xviiie  siècle, et qu’il se désinfecte des parfums aigris que tout homme qui a aimé ce siècle funeste emporte fatalement dans sa pensée comme la punition d’un goût dépravé. Déjà il en a souffert. Il nous a donné une notice, bibliographiquement assez complète, sur Rétif de la Bretonne13 ; mais, selon nous, l’idée de raconter, d’atténuer ou d’excuser la vie d’un pareil homme, ne pouvait venir qu’à un écrivain chez lequel le xviiie  siècle a fait fléchir un peu le sens moral. On n’écrit pas la vie de Messaline : on la flétrit ; et Rétif de la Bretonne est la Messaline mâle du xviiie  siècle. Monselet a mis, je le sais, de la pitié dans sa notice ; mais on ne gagne pas les œuvres de miséricorde avec l’Histoire. C’est bien assez que d’avoir à raconter les désordres du Génie, quand il commet des fautes et qu’il est désordonné, sans, de plus, se charger de dire les vices et les excès d’un homme de talent qui abusa de ses facultés, et dont le talent même ressemblait à la rage d’une maladie de débauche. A part encore la moralité, qui tient pourtant plus à l’intelligence que ne le croient des penseurs vulgaires, il faudrait que, dans un intérêt d’un autre ordre, Charles Monselet s’essuyât des marques laissées sur lui et sur la naïveté de son talent par ce siècle dans lequel il a cherché ses modèles, et avec lequel il a trop intimement vécu. Son avenir littéraire est à ce prix.