(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 34, que la réputation d’un systême de philosophie peut être détruite, que celle d’un poëme ne sçauroit l’être » pp. 489-511
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 34, que la réputation d’un systême de philosophie peut être détruite, que celle d’un poëme ne sçauroit l’être » pp. 489-511

Section 34, que la réputation d’un systême de philosophie peut être détruite, que celle d’un poëme ne sçauroit l’être

Il ne s’ensuit pas de ce qu’on a dégradé la physique de l’école et le systême de Ptolomée, qu’on puisse dégrader l’Iliade d’Homere et l’éneïde de Virgile. Les opinions dont l’étenduë et la durée sont fondées sur le sentiment propre, et pour ainsi dire, sur l’expérience intérieure de ceux qui les ont adoptées dans tous les temps, ne sont pas sujettes à être détruites comme ces opinions de philosophie dont l’étenduë et la durée viennent de la facilité que les hommes ont euë à les recevoir sur la foi d’autres hommes, et qu’ils n’ont épousées que par confiance aux lumieres d’autrui. Comme les premiers auteurs d’une opinion de philosophie ont pû se tromper, ils ont pû successivement abuser de generation en generation tous leurs sectateurs. Il peut donc arriver que les neveux rejettent enfin comme une erreur des dogmes philosophiques, que leurs ancêtres auront regardez long-temps comme la verité, et qu’eux-mêmes ils avoient cru tels sur la parole de leurs maîtres.

Les hommes dont la curiosité s’étend bien plus loin que les lumieres, veulent toujours sçavoir à quoi s’en tenir sur la cause de plusieurs effets naturels, et cependant ils ne sont point capables la plûpart d’examiner ni de connoître par eux-mêmes la verité dans ces matieres, en supposant même que cette verité se rencontrât à portée de leur vûë. D’un autre côté il se trouve toujours parmi eux des raisonneurs assez vains pour croire qu’ils ont découvert ces veritez physiques, et d’autres assez faux pour assurer qu’ils en ont une connoissance distincte par principes, quoiqu’ils sçachent eux-mêmes que leurs lumieres ne sont que des tenebres. Les uns et les autres s’érigent en hommes capables d’enseigner. Qu’arrive-t-il ? Les curieux reçoivent comme une verité ce que les personnes en faveur desquelles ils sont prévenus par des motifs differens leur enseignent comme la verité, sans connoître et même sans examiner le mérite et la solidité des preuves dont elles appuïent leurs dogmes philosophiques. Les disciples sont persuadez que ces personnes connoissent la verité mieux que les autres, et qu’elles ne veulent pas les tromper. Les premiers sectateurs en font d’autres qui font ensuite des disciples, qui croïent souvent être fermement convaincus d’une verité dont ils n’ont pas compris une seule preuve. C’est ainsi qu’une infinité de fausses opinions sur les influences des astres, sur le flux et reflux de la mer, sur le présage des cométes, sur les causes des maladies, sur l’organisation du corps humain, et sur plusieurs autres questions de physique se sont établies. C’est ainsi que le systême de physique qui s’enseignoit dans les écoles sous le titre de la physique d’Aristote, étoit devenu le systême generalement reçu.

Le grand nombre de ceux qui ont suivi et défendu une opinion sur la physique établie par voïe d’autorité ou de confiance aux lumieres d’autrui, ni le nombre des siecles durant lesquels cette opinion a regné, ne prouve donc rien en sa faveur. Ceux qui l’ont adoptée l’ont reçuë sans l’examiner, ou s’ils l’ont examinée, leurs efforts n’auront peut-être pas été aussi heureux que pourront l’être un jour les efforts de ceux qui feront le même examen dans la suite, et qui profiteront des nouvelles découvertes, et même des fautes des premiers.

Il s’ensuit donc que dans les questions de physique et des autres sciences naturelles, les neveux font bien de ne s’en pas tenir aux sentimens de leurs ancêtres. Ainsi un homme sage peut très-bien se soulever contre des principes de chymie, de botanique, de physique, de médecine et d’astronomie, qui durant plusieurs siecles auront été regardez comme des veritez incontestables.

Il lui est permis, sur tout lorsqu’il peut alléguer quelque expérience favorable à son sentiment, de combattre ces principes avec aussi peu de pudeur que s’il attaquoit un systême de quatre jours, un de ces systêmes qui n’est encore cru que par son auteur et par les amis de l’auteur, qui même cessent de le croire dès le moment qu’ils sont brouillez avec lui. Un homme ne sçauroit établir si bien une opinion par voïe de raisonnement et de conjecture, qu’un autre homme plus pénetrant ou plus heureux, ne puisse la renverser. Voilà pourquoi la prévention du genre humain, en faveur d’un systême de philosophie, ne prouve pas même qu’il doive continuer d’avoir cours durant les trente années suivantes. Les hommes peuvent être désabusez par la verité, comme ils peuvent passer d’une ancienne erreur dans une nouvelle erreur plus capable de les décevoir que la premiere.

Rien ne seroit donc plus déraisonnable que de s’appuïer du suffrage des siecles et des nations pour prouver la solidité d’un systême de philosophie, et pour soutenir que la vogue où il est durera toujours, mais il est sensé de s’appuïer du suffrage des siecles et des nations pour prouver l’excellence d’un poëme, et pour soutenir qu’il sera toujours admiré. Un systême faux peut, comme je viens de l’exposer, surprendre le monde, il peut avoir cours durant plusieurs siecles. Il n’en est pas ainsi d’un mauvais poëme.

La réputation d’un poëme s’établit par le plaisir qu’il fait à tous ceux qui le lisent. Elle s’établit par voïe de sentiment. Ainsi comme l’opinion que ce poëme est un ouvrage excellent, ne sçauroit prendre racine ni s’étendre qu’à l’aide de la conviction intérieure et émanée de la propre expérience de ceux qui la reçoivent, on peut alleguer le temps qu’elle a duré pour une preuve qui montre que cette opinion est établie sur la verité même. On est même bien fondé à soutenir que les generations à venir seront touchées en lisant un poëme qui a touché toutes les generations passées qui ont pû le lire en sa langue originale. Il n’entre qu’une supposition dans ce raisonnement, c’est que les hommes de tous les temps et de tous les païs soient semblables par le coeur.

Les hommes ne sont pas donc autant exposez à être duppez en matiere de poësie qu’en matiere de philosophie, et une tragédie ne sçauroit, comme un systême, faire fortune sans un mérite véritable. Aussi voïons-nous que les hommes qui ne s’accordent pas sur les choses dont la verité s’examine par voïe de raisonnement, sont d’accord sur les choses qui se jugent par voïe de sentiment. Personne ne reclame contre ces décisions. Que la transfiguration de Raphaël est un tableau merveilleux, et que Polyeucte est une tragédie excellente.

Mais des philosophes s’opposent tous les jours aux philosophes qui soutiennent que la recherche de la verité est un ouvrage qui enseigne la verité.

Si tous les philosophes rendent justice au mérite personnel de Monsieur Descartes, ils sont en récompense partagez sur la bonté de son systême de philosophie. D’ailleurs, comme nous l’avons déja dit, c’est souvent sur la foi d’autrui que les hommes adoptent le systême qu’ils enseignent ensuite, et la voix publique qui s’explique en sa faveur, n’est ainsi composée que d’échos répetans ce qu’ils ont entendu. Le petit nombre qui dit son sentiment propre, ne dit encore que ce qu’il a pû voir à travers ses préjugez, dont le pouvoir est aussi grand contre la raison qu’il est foible contre les sens. Ceux qui parlent d’un poëme, disent ce qu’ils ont eux-mêmes senti en le lisant. Chacun porte un suffrage qu’il a formé sur sa propre expérience. Il l’a formé sur ce qu’il a senti en lisant, et l’on ne s’abuse point sur les veritez qui tombent sous le sentiment, comme on se trompe sur les veritez où l’on ne sçauroit aller que par voïe du raisonnement.

Non-seulement nous ne nous égarons pas en décidant des choses dont on peut juger par sentiment, mais il n’est pas encore possible que les autres nous fassent égarer dans ces matieres. Le sentiment se souleve contre celui qui voudroit nous faire croire qu’un poëme que nous avons trouvé insipide nous auroit interessé, mais le sentiment ne dit mot, pour user de cette expression, contre celui qui nous donne un mauvais raisonnement de métaphisique pour bon. Ce n’est que par effort d’esprit et par des refléxions dont les uns sont incapables par défaut de lumieres, et les autres par paresse, que nous en pouvons connoître la fausseté et en démêler l’erreur. Nous sçavons sans méditer, nous sentons le contraire de tout ce que nous dit celui qui veut nous persuader qu’un ouvrage qui nous plaît infiniment, choque toutes les regles établies pour rendre un ouvrage capable de plaire.

Si nous ne sommes point assez instruits pour répondre à ses raisonnemens, du moins une répugnance interieure nous empêche d’y ajouter aucune foi.

Les hommes naissent convaincus que tout argument qui tend à leur persuader par voïe de raisonnement le contraire de ce qu’ils sentent, ne sçauroit être qu’un sophisme.

Ainsi le poëme qui a plû à tous les siecles et à tous les peuples passez est réellement digne de plaire, nonobstant les défauts qu’on y peut remarquer, et par consequent il doit plaire toujours à ceux qui l’entendront dans sa langue.

La prévention, repliquera-t-on, est presque aussi capable de nous séduire en faveur d’un ouvrage en vers, qu’en faveur d’un systême. Par exemple, quand nous voïons ceux qui nous élevent, ceux qui nous instruisent durant l’enfance, admirer l’éneïde, leur admiration laisse en nous un préjugé qui nous la fait trouver encore meilleure qu’elle ne l’est réellement. Ils nous engagent par le crédit qu’ils ont sur nous à penser comme eux. Leurs sentimens deviennent les nôtres, et c’est à de pareils préjugez que Virgile et les auteurs qu’on nomme communément classiques, doivent la plus grande partie de leur réputation.

Les critiques peuvent donc donner atteinte à cette réputation en sappant le fondement des préjugez qui nous exagerent le mérite de l’éneïde de Virgile, et qui nous font paroître ses églogues si supérieures à d’autres, qui dans la verité ne leur cedent de gueres.

On appuïera ce raisonnement d’une dissertation méthodique sur la force des préjugez dont les hommes sont imbus durant l’enfance. C’est un lieu commun très-connu de tout le monde.

Je répons que des préjugez tels que ceux dont il est ici question, ne subsisteroient pas long-temps dans l’esprit de ceux qui en auroient été imbus, s’ils n’étoient pas fondez sur la verité. Leur propre expérience, leur propre sentiment, les en auroit bien-tôt désabusez. Supposé que durant l’enfance et dans un temps où nous ne connoissions pas encore les autres poëmes, on nous eut inspiré pour l’éneïde une veneration qu’elle ne méritât point, nous sortirions de ce préjugé dès que nous viendrions à lire les autres poëmes, et à les comparer avec l’éneïde. En vain nous auroit-on repeté cent et cent fois durant l’enfance que l’éneïde charme tous ses lecteurs, nous ne le croirions plus si elle ne nous plaisoit que médiocrement, quand nous sommes devenus capables de l’entendre sans secours.

C’est ainsi que tous les disciples d’un professeur de l’université qui auroit enseigné que les déclamations que nous avons sous le nom de Quintilien valent mieux que les oraisons de Ciceron, secoueroient ce préjugé dès qu’ils seroient capables d’entendre ces deux ouvrages.

Les fausses opinions de philosophie que nous avons remportées du college peuvent subsister toujours, parce qu’il n’y a qu’une méditation que nous ne sommes pas souvent capables de faire, qui nous en puisse désabuser. Mais il suffiroit de lire les poëtes dont on nous auroit exageré le mérite pour nous défaire de notre préjugé, à moins que nous ne fussions fanatiques. Or, non-seulement nous admirons autant l’éneïde quand nous sommes des hommes faits, que nous l’admirions durant l’enfance, et quand l’autorité de ceux qui nous enseignoient pouvoit en imposer à une raison qui n’étoit pas encore formée ; mais notre admiration pour ce poëte va en augmentant à mesure que notre goût se perfectionne et que nos lumieres s’étendent.

D’ailleurs, il est facile de prouver historiquement et par les faits que Virgile et les autres poëtes excellens de l’antiquité ne doivent point aux colleges ni aux préjugez leurs premiers admirateurs.

Cette opinion ne peut être avancée que par un homme qui ne veut point porter ses vûës hors de son temps et hors de son païs. Les premiers admirateurs de Virgile furent ses compatriotes et ses contemporains. C’étoient des femmes, c’étoient des gens du monde moins lettrez, peut-être que ceux qui bâtissent à leur mode l’histoire de la réputation des grands poëtes, au lieu de la chercher dans les écrits qui en parlent. Quand l’éneïde parut, elle étoit plûtôt un livre de ruelle, s’il est encore permis d’user de cette expression, qu’un livre de college. La langue dans laquelle l’éneïde étoit écrite, étoit la langue vulgaire. Les femmes comme les hommes, les ignorans comme les sçavans la lurent, et ils en jugerent par l’impression qu’elle faisoit sur eux. Le nom de Virgile n’imposoit point alors, et son livre étoit exposé à tous les affronts qu’un livre nouveau peut essuïer.

Enfin les contemporains de Virgile jugerent de l’éneïde comme nos peres ont jugé des satyres de Despreaux et des fables de La Fontaine dans la nouveauté de ces ouvrages. Ainsi ce fut l’impression que l’éneïde faisoit sur tout le monde, ce furent les larmes que les femmes verserent à sa lecture qui la firent approuver comme un poëme excellent.

Cette approbation s’étoit déja changée en admiration dès le temps de Quintilien, qui écrivoit environ quatre-vingt-dix ans après Virgile. Juvenal, contemporain de Quintilien, nous apprend que de son temps on faisoit déja lire aux enfans dans les écoles, Horace et Virgile.

Cette admiration a toujours été en augmentant.

Cinq cens ans après Virgile et dans un siecle où le latin étoit encore la langue vulgaire, on parloit de ce poëte avec autant de veneration que les personnes les plus prévenuës de son mérite en peuvent parler aujourd’hui.

Les institutes de Justinien, le plus respecté des livres prophanes, nous apprennent que les romains entendoient parler de Virgile toutes les fois qu’ils disoient le poëte absolument et par excellence, comme les grecs entendoient parler d’Homere toutes les fois qu’ils usoient de la même expression.

Virgile ne doit donc pas sa reputation aux traducteurs ni aux commentateurs. Il étoit admiré avant que d’avoir eu besoin d’être traduit, et c’est aussi au succès de ses vers qu’il doit ses premiers commentateurs. Quand Macrobe et Servius le commenterent ou l’expliquerent dans le quatriéme siecle, suivant l’opinion la plus probable, ils ne pouvoient gueres lui donner de plus grands éloges que ceux qu’il recevoit du public. Ces éloges auroient été démentis par tout le monde, puisque le latin étoit encore la langue vulgaire de ceux pour qui Servius et Macrobe écrivoient.

On peut dire la même chose d’Eustatius, d’Asconius Pedianus, de Donat, d’Acron et des autres commentateurs anciens qui ont publié leurs commentaires quand on parloit encore la langue de l’auteur grec ou latin, l’objet de leurs veilles.

Enfin tous les peuples nouveaux qui se sont formez en Europe après la destruction de l’empire romain par les barbares, ont pris leur estime pour Virgile de la même maniere que les contemporains de ce poëte l’avoient prise.

Ces peuples si differens les uns des autres par la langue, par la religion et par les moeurs, se sont réunis dans le sentiment de veneration pour Virgile, dès qu’ils ont commencé à se polir, dès qu’ils ont été capables de l’entendre.

Ils n’ont pas trouvé l’éneïde un poëme excellent, parce qu’on leur eut dit au college qu’il le falloit admirer. Ils n’en avoient pas encore : mais parce qu’ils ont trouvé ce poëme excellent dans la lecture, ils ont tous été d’avis de faire de son étude une partie de l’éducation sçavante de leurs enfans.

Dès que les peuples septentrionnaux ont eu des établissemens sur le territoire de l’empire romain, dès qu’ils ont sçu le latin, ils ont pris pour Virgile le même goût que les compatriotes de cet aimable poëte avoient toujours eu pour lui. Je me contenterai d’en alléguer un exemple. Theodoric premier roi des visigots établis dans les Gaules, et contemporain de l’empereur Valentinien III avoit voulu que son fils Theodoric II s’appliquât à l’étude de Virgile. Ce dernier Theodoric dit en parlant au célebre Avitus, qui fut proclamé empereur l’année quatre cent cinquante-cinq de l’ère chrétienne, et qui le pressoit de s’accommoder avec les romains. Je vous ai trop d’obligation pour vous rien refuser.

Vous avez instruit ma jeunesse : n’est-ce pas vous qui m’avez expliqué Virgile quand mon pere voulut que je m’appliquasse à l’étude de ce poëte ? par vumque ediscere jussit… etc.

Sidonius qui raconte ce fait étoit le gendre d’Avitus.

Il en est de même des autres poëtes célebres de l’antiquité. Ils ont composé dans la langue vulgaire de leur païs, et leurs premiers approbateurs ont donné un suffrage qui n’étoit pas sujet à erreur.

Depuis l’établissement des nouveaux peuples qui habitent aujourd’hui l’Europe, aucune nation n’a préferé aux ouvrages de ces poëtes anciens, les poëmes composez en sa propre langue.

Toutes les personnes qui entendent les poësies des anciens, tombent d’accord dans le nord comme dans le midi de l’Europe, dans les païs catholiques comme dans les protestans, qu’ils en sont plus touchez et plus épris que des poësies composées dans leur langue naturelle.

Voudroit-on supposer que tous les habiles gens qui vivent ou qui ont vécu depuis que ces nations se sont polies aïent conspiré de mentir au désavantage de leurs concitoïens, dont la plûpart morts dès long-temps ne leur étoient connus que par leurs ouvrages, et cela pour faire honneur à des auteurs grecs et romains, qui n’étoient pas en état de leur sçavoir gré de cette prévarication. Les personnes dont je parle ne sçauroient s’être trompées de bonne foi, puisque c’étoit de leur propre sentiment qu’elles rendoient compte.

Le nombre de ceux qui ont parlé autrement est si petit, qu’il ne mérite pas d’exception. Or, s’il peut y avoir quelque question sur le mérite et sur l’excellence d’un poëme, elle doit être décidée par l’impression qu’il a faite sur tous les hommes qui l’ont lû durant vingt siecles.

L’esprit philosophique qui n’est autre chose que la raison fortifiée par la refléxion et par l’expérience, et dont le nom seul auroit été nouveau pour les anciens, est excellent pour composer des livres qui enseignent à ne point faire de fautes en écrivant, il est excellent pour mettre en évidence celles qu’aura faites un auteur, mais il apprend mal à juger d’un poëme en general. Les beautez qui en font le plus grand mérite, se sentent mieux qu’elles ne se connoissent par la regle et par le compas. Quintilien n’avoit pas calculé les bévûës ni discuté en détail les fautes réelles et les fautes rélatives des écrivains, dont il a porté un jugement adopté par les siecles et par les nations. C’est par l’impression qu’ils font sur les lecteurs que ce grand homme les définit, et le public qui en juge par la même voïe a toujours été de son avis.

Enfin dans les choses qui sont du ressort du sentiment, comme le mérite d’un poëme, l’émotion de tous les hommes qui l’ont lû et qui le lisent, et leur veneration pour l’ouvrage, sont ce qu’est une démonstration en geométrie.

Or c’est sur la foi de cette démonstration que les peuples se sont entêtez de Virgile et de quelques autres poëtes. Ainsi les hommes ne changeront point d’opinion sur ce point-là, que les ressorts de la machine humaine ne soient changez.

Les poëmes de nos auteurs ne leur paroîtront des ouvrages d’un mérite médiocre, que lorsque les organes de cette machine seront assez altérez pour faire trouver le sucre amer, et le jus d’absinte doux. Ces hommes répondront aux critiques sans entrer en discussion de leurs remarques, qu’ils reconnoissent déja des fautes dans les poemes qu’ils admirent, et qu’ils ne changeront pas de sentiment, parce qu’ils y verront quelques fautes de plus. Ils répondront que les compatriotes de ces grands poëtes devoient connoître dans leurs ouvrages bien des fautes que nous ne sommes plus capables aujourd’hui de remarquer. Ces ouvrages étoient écrits en langue vulgaire, et ces compatriotes sçavoient une infinité de choses dont la memoire s’est perduë, et qui devoient donner lieu à plusieurs critiques bien fondées. Cependant ils ont admiré ces écrivains illustres autant que nous. Que nos critiques se bornent donc à écrire contre ceux des commentateurs qui voudroient ériger en beautez ces fautes, dont il est toujours un grand nombre dans les meilleurs ouvrages. Les anciens ne doivent pas être plus responsables des puérilitez de ces commentateurs, qu’une belle femme doit être responsable des extravagances que la passion feroit faire à des adorateurs qu’elle ne connoîtroit pas.

Le public est en possession de laisser discuter aux sçavans les raisonnemens qui concluent contre son expérience, et de s’en tenir à ce qu’il sçait certainement par voïe de sentiment. Son propre sentiment, confirmé par celui des autres, le persuade suffisamment que tous ces raisonnemens doivent être faux, et il demeure tranquillement dans sa persuasion en attendant que quelqu’un se donne la peine d’en faire voir l’erreur méthodiquement. Un médecin, homme d’esprit et grand dialecticien fait un livre pour établir que dans notre païs et sous notre climat, les légumes et les poissons sont un aliment aussi sain que la chair des animaux. Il pose méthodiquement ses principes. Ses raisonnemens sont bien tournez, et ils paroissent concluans. Cependant ils ne persuadent personne. Ses contemporains, sans se mettre en peine de démêler la source de son erreur, le condamnent sur leur propre expérience, qui leur apprend sensiblement que dans notre païs la chair des animaux est une nourriture plus aisée et plus saine que les poissons et les légumes. Les hommes sçavent bien qu’il est plus facile d’éblouir leur esprit que d’en imposer à leur sentiment.

Défendre un sentiment établi, c’est faire un livre dont le sujet n’excite gueres la curiosité des contemporains. Si l’auteur écrit mal, personne n’en parle.

S’il écrit bien, on dit qu’il a exposé assez sensément ce qu’on sçavoit déja.

Attaquer le sentiment établi, c’est se faire d’abord un auteur distingué. Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que les gens de lettres ont tâché de s’acquerir, en contredisant les opinions reçûës, la réputation d’hommes qui avoient des vûës supérieures, et qui étoient nez pour donner le ton à leur siecle, et non pour le recevoir de lui. Ainsi toutes les opinions établies dans la litterature ont déja été attaquées plusieurs fois. Il n’y a point d’auteurs célebres que quelque critique n’ait entrepris de dégrader, et nous avons vû même soûtenir que Virgile n’avoit point fait l’éneïde, et que Tacite n’avoit point écrit l’histoire et les annales qui sont sous son nom. Tout ce qu’on peut dire contre la réputation des bons ouvrages de l’antiquité a été écrit, ou du moins il a été dit. Mais ils demeurent toujours entre les mains des hommes. Ils ne sont pas plus exposez à être dégradez qu’à périr, comme une partie à péri dans les dévastations des barbares. L’impression en a trop multiplié les exemplaires, et quand l’Europe seroit bouleversée au point qu’il n’y en restât plus, les biblioteques qui sont dans les colonies des europeans établies en Amerique et dans le fond de l’Asie, conserveroient à la posterité ces monumens précieux.

Je reviens aux critiques. Quand nous remarquons des défauts dans un livre reconnu generalement pour un livre excellent, il ne faut donc pas penser que nous soïons les premiers dont les yeux aïent été ouverts. Peut-être les idées qui nous viennent alors, sont-elles déja venuës à bien d’autres, qui dans un premier mouvement auroient voulu pouvoir les publier le jour même, pour désabuser incessamment le monde de ses vieilles erreurs. Un peu de refléxions leur a fait differer d’attaquer encore si-tôt le sentiment general qui leur paroissoit une pure prévention, et un peu de méditation leur a fait comprendre qu’ils ne s’étoient cru plus clairs-voïant que les autres, que parce qu’ils n’étoient pas encore assez éclairez. Ils ont conçu que le monde avoit raison de penser comme il pensoit depuis plusieurs siecles, que si la réputation des anciens pouvoit être affoiblie, il y avoit déja long-temps que le flambeau du temps l’auroit, pour ainsi dire, obscurcie ; en un mot que leur zele étoit un zele inconsideré.

Un jeune homme qui entre dans un emploi considerable, débute par blâmer l’administration de son prédecesseur.

Il ne sçauroit comprendre que les gens sages l’aïent loüé, et il se promet d’empêcher le mal et de procurer le bien mieux que lui. Les mauvais succès de ses tentatives pour reformer les abus et pour établir l’ordre qu’il avoit imaginé dans son cabinet, les lumieres que donne l’expérience et qu’elle seule peut donner, lui font bien-tôt connoître que son prédecesseur s’étoit bien conduit, et que le monde avoit raison de le loüer. De même nos premieres méditations nous révoltent quelquefois contre les opinions que nous trouvons établies dans la république des lettres, mais des refléxions plus sensées sur la maniere dont ces opinions se sont établies, des lumieres plus étenduës et plus distinctes sur ce que les hommes sont capables de faire, notre expérience enfin nous ramene nous-mêmes à ces opinions.

Un peintre françois de vingt ans, qui arrive à Rome pour étudier, ne voit pas d’abord dans les ouvrages de Raphaël un mérite digne de leur réputation.

Il est quelquefois assez leger pour dire son sentiment, mais un an après, et lorsqu’un peu de refléxion l’a ramené lui-même à l’opinion generale, il est bien fâché de l’avoir dit. C’est parce qu’on n’est pas assez éclairé qu’on s’écarte quelquefois de l’opinion commune dans ces choses, dont le mérite peut être connu par tous les hommes.