La critique scientifique — Évolution de la critiquebz
La critique littéraire qui a débuté aux temps modernes et en France par les examens de Corneille et de Racine, par Boileau et Perrault, apparut comme un genre distinct dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans ce pays, avec La Harpe et les Salons de Diderot, en Angleterre avec Addison, en Allemagne avec Lessing. Elle fut l’examen des écrits classiques ou contemporains, selon le goût de celui qui entreprenait d’en parler, et encore selon le goût d’une coterie et selon certaines traditions. En assumant publiquement son rôle, le critique prenait pour admis que son verdict représentait non seulement son opinion personnelle, mais celle de nombreux lecteurs, et quand il manifestait son approbation ou sa désapprobation à l’endroit de l’œuvre dont il discutait, il avait soin de s’en rapporter aux règles, c’est-à-dire, en définitive, aux appréciations plus générales de critiques antérieurs, et en dernier lieu, à Aristote. Ecrire sur un livre revenait donc à dire : ce livre plaît ou déplaît à son juge, comme il plaît ou déplaît à beaucoup de gens qui partagent habituellement son avis, comme il aurait plu ou déplu à certains auteurs respectables, en vertu d’une hypothèse confirmée par tel ou tel passage de leurs écrits.
Ce genre de critique littéraire dont il fallait déterminer exactement l’objet, est le seul qu’on ait pratiqué au siècle passé et au commencement du nôtre. Il n’est pas d’essayiste qui ne s’y soit adonné. Les articles bibliographiques des journaux et des revues, les comptes rendus des expositions de peinture et des concerts sont faits sur ce modèle que réalisent encore les polémiques qui ont marqué l’avènement du romantisme et du réalisme, les feuilletons des lundistes, ceux notamment où M. Sarcey corrobore ses vues personnelles sur le théâtre, des opinions de la bourgeoisie parisienne et d’axiomes d’origine indécise. Malgré quelques différences dans les dehors, il faut encore ranger dans cette catégorie, la plupart des portraits d’écrivains, les articles savants et partiaux de M. Brunetière, la majeure partie des histoires de l’art d’écrire qui, comme l’œuvre principale de M. D. Nisard, sont plus doctrinaires qu’historiques. Cette sorte de critique passe pour un genre littéraire pratiqué par des auteurs qui sont seulement des littérateurs. Elle suppose chez celui qui l’exerce, de la lecture, de la mémoire, un esprit ouvert aux impressions artistiques, des penchants décidés mais ordinaires, une certaine modération d’âme qui rend ses appréciations conformes à celles du public et qui fait qu’il les adopte. Car la critique littéraire consiste h exprimer des opinions, et celles-ci ne valent qu’autant qu’elles sont partagées.
A côté et au dedans de ce genre traditionnel, se sont produits certains travaux sur les œuvres d’art qui ne peuvent être assimilés aux précédents que par une erreur de langage. En même temps que reparaissait en France, à la Restauration et depuis, la science et la muse de l’histoire, divers professeurs de la Sorbonne, Cousin notamment pour le XVIIe siècle et Villemain, pour les classiques, joignirent à leurs jugements critiques, des considérations sur la biographie et l’esprit des auteurs qu’ils étudiaient, sur les mœurs de leur temps. La question touchant le plaisir ou le déplaisir que causait ou méritait de causer telle œuvre, demeurait posée ; mais on s’astreignait à savoir, en outre, quelle était la personne c’est-à-dire l’intelligence qui l’avait produite, et encore quel était l’ensemble des circonstances historiques c’est-à-dire sociales, dont sa production avait été entourée ; pour ces deux sortes de renseignements le critique avait à se doubler d’un historien ou d’un biographe et devait pénétrer dans le domaine des sciences morales. Les recherches qu’on inaugurait ainsi furent départagées presque aussitôt entre Sainte-Beuve et M. Taine : l’un fut un critique biographe, ne voyant en chaque écrivain que ce qu’il a d’individuel, comme le fait encore M. Edmond Schererca : l’autre est un critique historique ou plus exactement sociologique, qui étudie dans l’homme de lettres l’époque dont il est le représentant, comme l’ont tenté depuis M. Mézièrescb et M. Deschanelcc.
La méthode que pratiqua Sainte-Beuve et le but qu’il poursuivit sont indiqués suffisamment dans un article sur Chateaubriand jugé par un ami intime, dans le tome III des Nouveaux Lundis. Sainte-Beuve explique qu’il ne peut juger une œuvre « indépendamment de la connaissance de l’homme même qui l’a écrite ». Il regrette — en juillet 1862 — « que la science du moraliste » encore mal organisée, soit à l’état pour ainsi dire anecdotique ; la critique reste donc un art qui demande chez celui qui l’exercice de dons innés. Ceux-ci concédés, il faut, pour connaître un auteur, qu’on se renseigne sur sa patrie immédiate, sur sa race, sur ses parents, de façon à dériver ses facultés de celles de ses ascendants. Quand cela est possible, il faut faire la contre-épreuve des indications recueillies de la sorte, en examinant le caractère des frères, des sœurs, des descendants de l’écrivain qu’on examine. Puis viennent les recherches sur son enfance, sur son éducation et enfin sur les groupes littéraires dont il a d’abord fait partie. Ici Sainte-Beuve revient à son ambiguïté du début, et dit tout d’une haleine : « Chaque ouvrage d’un auteur, vu, examiné de la sorte, à son point, après qu’on l’a replacé dans son cadre, et entouré de toutes les circonstances qui font vu naître, acquiert tout son sens, son sens historique, son sens littéraire… Être en histoire littéraire et en critique, un disciple de Bacon, me paraît le besoin du temps et une excellente condition première pour juger et goûter ensuite avec plus de sûreté. » Sainte-Beuve développe plus loin l’idée exprimée dans ce second membre de phrase, et conseille, pour apprécier un auteur, de le comparer à ses antagonistes et à ses disciples, de distinguer les diverses manières de son talent, de déterminer ses opinions sur certains sujets d’ordre général, enfin de résumer sa nature morale dans une formule exacte et concise.
On aura distingué les deux ordres de recherches que Sainte-Beuve confond et prescrit. D’une part il veut juger l’auteur et faire cette sorte de critique proprement dite dont nous avons défini plus haut la nature. Mais il veut aussi le connaître, sans parvenir à voir que cette connaissance n’affecte en rien le plaisir esthétique que peuvent donner ses livres. Pour les juger, il s’attache à déterminer la plupart des facteurs qui ont pu influer sur le développement intellectuel de leurs auteurs, c’est-à-dire le milieu physique, les antécédents héréditaires, l’éducation. Il est inutile de montrer ici que dans l’état actuel de la science, ces influences, marquées pour les masses auxquelles est applicable la loi des moyennes, exercent une action extrêmement irrégulière et peu discernable sur la formation des écrivains et qu’au surplus elles n’augmentent ni ne diminuent en rien la valeur de ce qu’ils ont pu produirecd.
M. Taine a porté dans la critique un esprit autrement clair et fort ; muni de solides études scientifiques, aussi apte aux hautes généralisations qu’à la patiente recherche des détails, animé de l’audace des novateurs, il a fait faire à la critique des progrès considérables et l’a constituée sous forme de science. Il renonce tout d’abord, tacitement mais en pratique, à blâmer ou à louer les œuvres et les écrivains dont il parle. Le fait qu’il s’en occupe lui paraît suffire à indiquer qu’il les regarde comme doués de mérite ou comme significatifs, et, cette attitude attentive ou admirative une fois prise, il s’attache à résoudre les deux problèmes qu’il envisage à propos de livres et d’artistes : celui du rapport de l’auteur avec son œuvre, et celui du rapport des auteurs avec l’ensemble social dont ils font partie, questions délicates et fécondes que M. Taine a le mérite d’avoir aperçues le premier et qui sont débattues dans ses œuvres les plus considérables, L’Histoire de la littérature anglaise, et La Philosophie de l’art.
Dans la préface du premier de ces ouvrages, M. Taine explique que sa méthode est une sorte de dialectique qui consiste à remonter de l’œuvre littéraire à l’homme physique qui l’a produite, de cet homme physique à l’homme intérieur, à son âme ; puis aux causes même de cette constitution psychologique. Ces causes paraissent à M. Taine résider dans l’ensemble des circonstances physiques et sociales dont l’écrivain est entouré, et qu’il groupe sous ces trois chefs : la race, le milieu physique et social, le moment. Il pose ainsi « une loi de dépendance mutuelle » entre une société donnée et sa littérature. Envisageant l’histoire comme un problème de psychologie et émettant cette vue profonde que de tous les documents historiques, le plus significatif est le livre, et de tous les livres le plus significatif encore, celui qui a la plus haute valeur littéraire, M. Taine aboutit à cette conclusion de sa préface qui résume la pratique de son système : « J’entreprends d’écrire l’histoire d’une littérature et d’y chercher la psychologie d’un peuple. » C’est là sa théorie générale ; il en reprend un point particulier dans la première partie de la Philosophie de l’art, où il traite de l’influence qu’exerce sur l’artiste le milieu historique et social dans lequel il se trouve placé, abstraction faite de sa race, de son habitat. M. Taine expose ici comment la part que prend l’artiste à toute la situation de ses contemporains, son imitation des traits marquants de leur état d’âme, sa soumission aux conseils qu’il reçoit et à l’accueil qui est fait à ses œuvres, détruiront dans son esprit les tendances peu conformes au caractère général de l’époque ou l’empêcheront tout au moins de les manifester. Ce système et le précédent, M. Taine s’efforce de le prouver en l’appliquant. C’est ainsi qu’il essaie de dériver le génie particulier des écrivains anglais des propriétés originelles de l’esprit de la race anglo-normande, que la sculpture grecque, la peinture hollandaise et flamande lui paraissent refléter exactement les pays et les époques auxquels elles appartiennent.
Dans d’autres œuvres, moins importantes, les Essais de critique et d’histoire, le Tite-Live,
le La Fontaine, l’Idéalisme anglais, M. Taine continue et perfectionne la sorte de critique biographique que pratiquait Sainte-Beuve et s’efforce d’appliquer aux individus isolés sa théorie de l’influence de la race et des milieux. Partant du principe que les choses morales ont, comme les choses physiques, des dépendances et des conditions, il esquisse la vie de chacun des écrivains qu’il veut étudier, montre le pays où il est né, le lieu où il a vécu, puis, analysant son œuvre et en dégageant les principaux caractères, il exprime fame qu’ils révèlent, en une formule à plusieurs termes. Saint-Simon est ainsi un gentilhomme féodal contraint à la vie des
cours, ambitieux, passionné, artiste par tempérament et écrivain par nécessité ; Tite-Live, un orateur forcé par les circonstances à écrire l’histoire ; Balzac un homme d’affaires, un Parisien, un tempérament expansif, un esprit à la fois savant, philosophique et visionnaire. Tous ces travaux marquent une tendance croissante à considérer l’étude des œuvres littéraires comme un département des sciences morales. M. Taine veut démontrer un point de méthode historique, prouver que toute une série de documents, négligés jusqu’ici, sont à consulter pour connaître les hommes du passé ou de ce temps. Pour cela il accumule les faits, associe les anecdotes et les citations, les récits historiques et les caractères littéraires, expose et raconte, généralise et conclut, tente en un mot une démonstration au lieu de prononcer des jugements, de défendre ou d’attaquer une esthétique. Il analyse et commente au lieu de louer ; il résume au lieu de blâmer. Il considère l’œuvre d’art non en soi, mais comme le signe de l’homme ou du peuple qu’il veut connaîtrece. Après avoir paraphrasé ses beautés, retracé sans appréciation et sans restriction le plaisir ou l’émotion qu’elle peut procurer, il l’envisage comme un moyen de connaître l’âme de son auteur, puis l’âme de ceux dont cet homme a été le contemporain et le compatriote. Il déduit d’une littérature quelque chose de plus profond même que l’histoire, la connaissance des états d’âmes intimes et successifs de tout un peuple : c’est par là que son œuvre inaugure et fait date.
M. Taine est allé le plus loin dans le sens de la critique scientifique pure. Depuis, la publication de l’Histoire de la littérature anglaise, il ne s’est guère produit dans le domaine de cette méthode de tentatives dignes de mention. M. Paul Bourget a publié des Essais de Psychologie d’une valeur littéraire que l’on s’est empressé justement de reconnaître ; mais il ne paraît pas que ces essais contiennent des vues scientifiques originales, ni que l’auteur tienne à défendre les thèses qu’il énonce. Les écrivains y sont analysés à la façon de M. Taine par grands traits vagues, et M. Bourget ne s’attarde pas à justifier l’assertion principale de ses préfaces, celle que les auteurs d’une époque déterminent les caractères de l’époque artistique suivante.
Les chroniques de M. Lemaîtrecf et de M. France abondent en dissertations charmantes et futiles. Les articles de M. Geffroycg sont de pure appréciation et les essais de M. Sarrazinch, quel que soit leur mérite, ne poussent pas à fond l’analyse. M. de Voguéci est essentiellement un moraliste dans ses belles études sur les écrivains russes. La critique d’art n’a revêtu un caractère scientifique intéressant que chez M. Taine. La critique musicale, abstraction faite de certains travaux d’esthétique pure, et la critique dramatique ne présentent rien de notable. À l’étranger de même, il est inutile de tenir compte soit des travaux de Brandèscj qui suit Sainte-Beuve, soit de la critique anglaise qui est théologique avec M. Matthew Arnoldsck, historique et rhétorique avec M. Patercl, esthétique chez Vernon Leecm et Symondscn, idéaliste avec M. Ruskin. Seul, M. Posnett, dans un livre tout récent : Comparative literature, envisage dans un esprit nouveau le problème de la morphologie artistique, et s’attache à démêler, dans une énumération malheureusement superficielle, quelle influence ont exercée sur la forme littéraire, sur l’individuation des personnages par exemple et la description de la nature, les différentes formes de la vie sociale, le clan, la communauté urbaine, la nation, le cosmopolitisme.
L’histoire du développement graduel de l’esthopsychologie s’arrête donc ici. Les premiers travaux de cette science ont consisté à déterminer les caractères des œuvres d’art, sans les apprécier, et à en déduire l’existence d’une certaine constitution psychologique chez leurs auteurs et chez ceux dont, pour certaines raisons, ces auteurs pouvaient être considérés comme les types. C’est dire que l’esthopsychologie est une science qui permet de remonter de certaines manifestations particulières des intelligences à ces intelligences mêmes et au groupe d’intelligences qu’elles représentent. Les manifestations qu’elle analyse : livres, partitions, tableaux, statues, monuments, ont en commun le caractère d’être « esthétiques », de tendre à être belles et à émouvoir. Mais elle les analyse non pour déterminer dans quelle mesure ces manifestations atteignent cette beauté, mais pour connaître la façon dont elles la réalisent, dont, elles sont originales, individuelles, telles enfin qu’on puisse en extraire un ensemble de particularités esthétiques permettant de conclure à l’existence, chez leurs auteurs et ses similaires, d’une série parallèle de particularités psychologiques. En termes plus brefs, l’esthopsychologie n’a pas pour but de fixer le mérite des œuvres d’art et des moyens généraux par lesquels elles sont produites ; c’est là la tâche de l’esthétique pure et de la critique littéraire. Elle n’a pas pour objet d’envisager l’œuvre d’art dans son essence, son but, son évolution, en elle-même ; mais uniquement au point de vue des relations qui unissent ses particularités à certaines particularités psychologiques et sociales, comme révélatrice de certaines âmes ; l’esthopsychologie est la science de l’œuvre d’art en tant que signe.
Si elle est obligée de partir de certaines considérations d’esthétique, c’est à titre de données préalables, et comme la physique pure se sert des lois de la mécanique. D’autre part, ayant à déterminer d’une façon précise et individuelle, la nature de l’esprit d’artiste qu’elle veut connaître, elle est obligée de recourir aux notions générales sur l’intelligence humaine que donne la psychologie ; et s’appliquant à démêler les groupes naturels d’hommes auxquels un artiste peut servir de type, elle est contrainte de s’adresser à la sociologie et à l’ethnologie. C’est entre ces trois sciences, l’esthétique, la psychologie et la sociologie, qu’il convient de fixer provisoirement le ressort propre de la critique scientifique. L’objet des pages suivantes sera d’explorer en détail ce domaine, des départements où l’investigation a été poussée fort avant à ceux ou elle n’a pas encore commencé ; puis de définir les relations actives et passives de la nouvelle science avec ses ainées. Comme elle en est à ses débuts, qu’elle n’a ni entrepris la totalité de sa tâche, ni abordé toutes ses parties, ce qui nous reste à dire est plutôt un programme qu’un exposé.