(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Avertissement sur la seconde édition. » pp. 23-54
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Avertissement sur la seconde édition. » pp. 23-54

Avertissement sur la seconde édition.

Q uand nous avons donné la premiere édition de cet Ouvrage, il étoit aisé de prévoir en partie sa destinée. Nous nous élevions contre une Cabale qui se croyoit triomphante ; nous combattions les usurpations du mauvais goût ; nous réduisions à leur juste valeur des mérites équivoques ; nous vengions le vrai mérite des atteintes de l’ignorance & de l’envie ; nous déclarions, en un mot, la guerre à la Philosophie, à la fausse Littérature, à la vanité, à la prévention, à tous les préjugés dominans ; nous rappellions les esprits à la Religion, à la raison, aux vrais principes, à la justice, à la vérité. C’en étoit assez pour que nous dussions nous attendre a trouver bien des Contradicteurs. Aussi, ne nous sommes-nous jamais dissimulé les suites d’une pareille entreprise. Nous n’ignorions pas combien les illusions accréditées sont promptes à se révolter contre la voix qui les combat ; nous connoissions trop de quoi l’esprit de parti est capable, lorsqu’il se voit contredit & humilié ; nous savions parfaitement ce qu’il sait dire, ce qu’il sait faire, ce qu’il sait inventer ; nous entendions d’avance ses clameurs, ses murmures, ses mensonges ; nous voyions ses mouvemens, ses intrigues, son acharnement. Tout cela avoit été prévu, & ne nous avoit point effrayés : nous avons tout éprouvé, & nous n’en sommes point ébranlés.

Il est vrai que si quelque chose étoit capable de flatter notre amour-propre & d’ajouter la bonté de notre cause, ce seroit la maniere dont on a attaqué nos jugemens, & les moyens employés pour les décrier. Nous nous attendions à des critiques au moins spécieuses ou piquantes : il n’est sorti des Journaux hétérodoxes & philosophiques, que des injures ou des puérilités. L’Avant-Coureur * s’est d’abord épuisé en grossiers anathêmes. Le Rédacteur du Mercure a voulu s’égayer à nos dépens, & n’a pas senti qu’on n’amusoit point par des niaiseries. L’Auteur d’un Pamphlet, intitulé, Addition à l’Ouvrage des Trois Siecles, s’est consumé en petites remarques plus petitement exprimées encore….

A la suite de ces attaques, il étoit dans l’ordre que l’humeur, l’invective & le sarcasme vinssent renforcer un Concerto de défenseurs, en effet trop foible, & suppléassent au défaut de raison. Les Libelles ont donc paru. Ce n’est pas ici le lieu d’en faire remarquer l’esprit, & d’y répondre. Nous nous contenterons d’en donner la liste, afin que les curieux puissent se les procurer, les lire, & décider.

Le premier qui ait osé se montrer, a pour titre, les Oreilles des Bandits de Corinthe, digne régal pour les oreilles de tous les Bandits du monde.

Les Oreilles ont été suivies d’une Lettre, supposée écrite par un pere à son fils, faisant l’Auteur & le Bel-esprit à Paris ; rapsodie où le Bon-homme qui sermone, auroit besoin, pour premier avis, de celui de ne pas si platement extravaguer. Ces deux Productions sont munies chacune, pour passe-port, d’une Lettre de M. de Voltaire ; la premiere à M. Clairault, sur les Cometes, la seconde à M. le Duc de R**.

Après la Lettre d’un Pere, en a paru une autre adressée à l’un des Quarante. Nous ignorons de quels Quarante celui à qui on l’adresse peut être Membre : il est du moins très-certain qu’une Société composée de quarante personnages qui goûteroient de semblables Epîtres, formeroit bien la plus mauvaise de toutes les Compagnies.

Enfin, il vient de paroître un Extrait d’un Ouvrage nouveau *, avec ce titre, des Dictionnaires de Calomnies, article 15. Ici le Patriarche de Ferney ne prend plus la peine de se cacher. M. de Voltaire y donne un libre essor à sa bile. Nous lui pardonnons de bon cœur ses calomnies mal-adroites ; mais nous ne lui pardonnons pas de nous avoir frustrés du plaisir de nous en amuser. Au lieu de ces sarcasmes ingénieux & piquans, qui autrefois accréditoient si fort ses mensonges, tout, dans ce prétendu Extrait, annonce une humeur âcre, lourde, entiérement appauvrie ; tout y porte un air confus, déconcerté, misérable, qui a fait rougir ses plus intrépides Partisans. Etoit-ce la peine de répondre ? & prouve-t-on ainsi qu’on est un Grand Homme outragé ?

Nous ne parlerons pas de quelques autres Pieces fugitives ; comme d’une Epître, où nous partageons, avec MM. Fréron, la Beaumelle & Clément, l’indignation des Défenseurs du goût moderne ; comme de certaines Epigrammes applaudies dans des Cercles où jamais on n’a ri, & qui n’étoient pas non plus propres à faire rire*. Toutes ces Productions éphémeres peuvent être regardées comme des enfans du dépit & les saillies d’un amour-propre irrité, à qui nous eussions souhaité plus de sel & d’agrément.

Telle est l’histoire des Ecrits ; passons à celle des faits.

 

Quand on a vu que la plume n’étoit point heureuse, on a eu recours à d’autres armes. Pour s’épargner les hasards d’une Réponse, il a paru plus sûr de travailler à faire arrêter le débit de l’Ouvrage. L’idée étoit noble, & demandoit un grand courage dans son exécution. Car enfin il s’agissoit de prouver au Gouvernement, qu’un Livre dont le but est de réprimer les abus de la Littérature & les scandales de la Philosophie, de rappeler aux loix de la raison & du goût ; qu’un Livre dont tout le crime est de rabaisser tous les Coryphées de la génération nouvelle, & d’attaquer sans ménagement les ennemis de l’ordre & de toute autorité, étoit une œuvre de ténebres, & méritoit l’indignation de l’autorité même. Il s’agissoit de prouver que les Trois Siecles, où l’on rend par-tout justice au vrai génie, où l’on tâche d’inspirer l’amour des regles, l’amour des devoirs, l’amour de la Patrie, l’amour de la Religion, devoit être soustrait aux mains des Lecteurs, pour y laisser de préférence l’Evangile du jour, le Bon Sens, le Systême de la Nature, le Systême Social, & tant d’autres systêmes qui ont déjà produit de si heureux effets parmi nous. D’un autre côté, on nous permettra de le dire, c’étoit demander pour soi-même le privilége exclusif de tout attaquer, de tout détruire, sans vouloir supporter la moindre réplique ; c’étoit s’exposer à la réponse de Pharasmane aux Romains.

Que font vos Légions ? Ces superbes Vainqueurs
Ne combattent-ils plus que par Ambassadeurs ?

N’importe. Rien n’arrête des ames philosophes. Elles ne se consument point en réflexions, lorsqu’il est question d’agir ; elles savent tout concilier, comme tout résoudre. On a dit : & dans l’instant une troupe choisie se charge de l’honnête ambassade…. C’est une chose bien étrange, que les Dépositaires du pouvoir n’aient pas été touchés d’un si beau zele, & n’aient pas daigné se rendre à la force de ses raisons !

 

Pour nous, pendant qu’on nous attaquoit ainsi, nous pouvions nous flatter d’avoir fait d’heureuses impressions. Les honnêtes gens applaudissoient à notre travail, & nous commencions à nous appercevoir que la contagion philosophique n’étoit ni aussi étendue, ni aussi incurable. Animés par ce succès, voyant que nos Adversaires nous critiquoient d’une si étrange maniere, nous avons pris le parti de nous critiquer nous-mêmes. Jaloux de donner à cet Ouvrage le degré de perfection & d’utilité dont il est susceptible, d’après nos propres réflexions, d’après celles de nos amis & de plusieurs personnes distinguées qui s’intéressent à la cause que nous défendons, nous n’avons épargné ni soins, ni recherches, pour le rendre digne des suffrages nationaux & étrangers. Un grand nombre d’Auteurs nous étoient échappés dans la premiere édition ; nous les avons insérés dans celle-ci : plusieurs articles demandoient plus d’étendue, nous les avons augmentés : quelques-uns nous ont paru trop foibles, nous les avons changés ou refondus : tous, ou presque tous, ont éprouvé des corrections plus ou moins considérables, selon que nous les avons jugées nécessaires.

Qu’on ne s’attende cependant point à trouver du changement dans la maniere dont nous nous exprimons sur les Auteurs ridicules ou sur les Ecrivains dangereux. Nous voudrions pouvoir déférer aux sentimens de quelques personnes estimables, qui ont trouvé trop de vivacité dans certaines de nos censures. En déférant à leurs avis, nous ne ferions que suivre les mouvemens de notre propre caractere. Mais qu’on réfléchisse, & l’on verra si la modération est bien propre à remédier aux abus contre lesquels nous nous élevons. Son langage est ordinairement si froid, ses effets sont si incertains ou si foibles, qu’un zele sage est souvent obligé de s’aiguiser & de s’animer, pour ne pas être infructueux. D’ailleurs, nous avons déjà prévenu & réfuté cette objection dans notre Préface.

 

Ce défaut de modération tient au reproche de partialité, hasardé certainement sans avoir examiné ce que c’est que partialité. En attendant que nous combattions ailleurs* cette accusation, nous demanderons ce qu’on a prétendu dire. Si sentir vivement les atteintes portées aux principes les plus indispensables & les plus respectés ; si s’exprimer avec chaleur & intérêt, dès qu’il s’agit de tous ces importans objets, c’est être partial ; nous souscrivons volontiers à cette inculpation. Mais comment s’est exercée cette partialité ? Toutes les fois qu’il s’est agi des différens Auteurs que nous censurons, n’avons-nous pas rendu justice aux talens, lors même que nous nous attachions le plus à en faire sentir les abus, & à prévenir les dangers qui pouvoient résulter d’une estime indiscrete ? Qu’avons-nous avancé de contraire à la justice & à la décence ? Lorsque le mal étoit sans conséquence, nous nous sommes bornés à l’indiquer ; lorsqu’il a paru nuisible, nous avons tâché de le mettre en évidence & de le proscrire avec vigueur. Parler froidement de ce qui nous a semblé médiocre ; ridiculiser l’extravagance & la prétention ; accabler d’indignation ou de mépris le délire, l’inconséquence & la perversité : telle a été constamment notre marche. Agir autrement, c’eût été affoiblir la seule digue qu’on pût opposer au torrent ; c’eût été nous associer à ces ames froides & stériles, qui voient le désordre, se contentent de le remarquer, ont trop de foiblesse pour le combattre, & en deviennent par-là en quelque sorte les complices.

 

On peut répondre à peu près de la même maniere à ceux qui se sont récriés sur nos fréquentes sorties contre la Philosophie & les attentats Philosophiques. Le moyen de ne pas revenir souvent à la charge, quand on rencontre par-tout l’ennemi ! Au sujet de M. de Voltaire, en particulier, combien de fois ne nous sommes-nous pas dit, avec une espece de dépit : Ecce iterum Crispinus ? Mais ne pouvoir faire un pas, sans avoir à combattre, à réfuter, à réparer un paradoxe, une erreur, une injustice, n’est-ce pas être forcé à une guerre continuelle ? Et est mihi sape vocandus.

Le reproche de partialité s’est également étendu sur ceux que nous avons loués. On eût desiré, par exemple, voir dans notre Ouvrage moins d’Auteurs Jésuites, & qu’on n’eût pas tant loué ceux qui se sont fait une réputation dans les Lettres. Mais, pour plaire à certains Esprits, devions nous manquer au Public & à l’équité ? Pourquoi nous blâmer d’avoir loué des hommes, qui, dans le tableau de notre Littérature, jouissent d’une célébrité avouée de tous les Connoisseurs & chez toutes les Nations cultivées ? Passer sous silence un si grand nombre d’Ecrivains, c’eût été déceler l’ignorance d’un Littérateur peu instruit : oublier le mérite des Membres de la Société supprimée, parce qu’elle est dans l’infortune, c’eût été montrer la lâcheté d’un Philosophe, & nous ne connûmes jamais les odieux ménagemens.

L’adulation n’est entrée pour rien dans nos louanges, ni la haine personnelle dans nos critiques. Lorsqu’il a été question de louer ou de blâmer, nous n’avons considéré ni la célébrité des Auteurs, ni le nombre de leurs partisans, ni celui de leurs adversaires. L’esprit de secte peut s’occuper de tout ces calculs, parce qu’il est obligé de ramper & de séduire, afin de s’étendre & de s’accréditer. Nous, au contraire, appuyés sur les autorités les plus incontestables, ayant pour garans les sentimens des bons Ecrivains de tous les siecles, nous avons loué dans les Ouvrages des Auteurs Jésuites, comme dans ceux des autres, ce qui nous a paru louable ; nous avons condamné de même ce qui nous a paru défectueux.

On n’est pas mieux fondé à nous accuser de trop de sévérité à l’égard des Ecrivains de Port-Royal. Nous les avons jugés, comme ils l’ont été & le seront par tous les Critiques impartiaux & éclairés ; & si nous ne les avons pas loués autant qu’on eût voulu, c’est qu’aucune considération ne peut nous porter ni à exagérer le mérite, ni à dissimuler les défauts.

A-t-on eu plus de raison de triompher sur quelques fausses dates ou sur de légeres omissions ? Nous le déclarous ici, au sujet de ces dernieres, la plupart ont été faites volontairement, les autres sont plus qu’excusables. Sommes-nous donc obligés de tout connoître & de parler de tout ? Le but de notre Ouvrage l’exigeoit-il ? Combien même d’Auteurs médiocres que nous eussions peut-être mieux fait de passer sous silence ! mais nous avions nos raisons pour en parler. Il est tels Ecrivains inconnus ou dignes d’oubli, dont l’article a pu fournir matiere à des réflexions, à des remarques utiles, à des anecdotes instructives ; dont l’exemple a pu servir de leçon ou de préservatif : alors nous les avons admis en faveur de l’instruction.

Qu’un Anonyme, qui ne trouve de Grands Hommes que dans les Bénédictins & dans Port-Royal, vienne, après cela, se plaindre* que nous n’ayons pas indiqué tous les Ouvrages de ceux dont nous parlons, & que nous ayons oublié certains Auteurs qu’il semble tendrement affectionner : nous répondrons au premier grief, que notre projet n’a jamais été & ne pouvoit être de faire une Bibliographie. Notre seul but a été de donner une idée des talens des Auteurs, & d’appuyer cette idée sur leurs Ouvrages les plus connus ou les plus caractéristiques. Quant au second, nous l’avouerons franchement, les Boissiere, les Bougure, les de Brice, les Bouillart, les Coustant, les Delfau, &c. qu’il qualifie d’illustres, peuvent lui être très-connus & très-chers ; mais ce n’est pas un titre pour nous les faire regarder comme de grands Ecrivains. Si c’est un Membre de l’Ordre de S. Benoît qui nous a fait ce reproche, il eût dû être satisfait de la maniere dont nous avons parlé de ses Confreres distingués dans les Lettres. Toutes les fois que l’occasion s’est présentée, nous nous sommes fait un devoir de rendre justice aux talens de cette Société Religieuse, si long-temps la dépositaire de la source des Sciences, & de reconnoître ses services, aujourd’hui si méconnus par nos petits Savans.

 

Nous ne réfuterons pas une infinité d’autres plaintes que l’intérêt d’opinion, l’intérêt personnel, l’intérêt de société, l’intérêt de fantaisie, l’intérêt de rivalité, l’intérêt d’irréligion, & tous les intérêts particuliers ont articulées contre nos jugemens. Ces plaintes n’ont pas passé les bornes des petits Cercles où elles pouvoient naître, & où elles devoient expirer. Nous insisterons seulement sur un reproche, celui de malignité. Quoiqu’il n’ait pris que parmi les bénignes admirateurs du Peuple philosophe, ou parmi certaines ames qui veulent passer pour bonnes, & qui ne sont que foibles & peut-être hypocrites, nous croyons devoir y faire une attention particuliere, afin de ne laisser aucun doute sur la droiture de nos sentimens.

A quels traits a-t-il été permis de reconnoître cette malignité qu’on nous impute ? Une telle accusation ne peut tomber avec justice que sur l’esprit caustique qui s’exerce à mortifier l’amour-propre, sans se proposer d’autre but que celui de mortifier : le nôtre a été constamment d’instruire & de corriger, s’il étoit possible ; tout ce que nous avons dit a été animé par ce désir, & dirigé vers cet objet. Depuis quand ne sera-t-il plus permis de s’élever contre les usurpations de la vanité, de confondre l’orgueil, de démasquer l’artifice, sans passer pour malin, parce qu’on aura employé les armes les plus efficaces, la plaisanterie ou l’essor d’une juste indignation ? En quoi avons-nous excédé les bornes ? Nous avions à parler à des sourds, il falloit nous faire entendre, & nous avons crié fort : nous avions à fixer des Esprits frivoles & inappliqués ; il falloit les servir selon leur goût, & nous avons plaisanté : nous avions des charlatans à dénoncer ; il falloit de la dextérité, de la vigueur, & nous avons tâché d’en montrer. Que peut-on trouver de répréhensible dans cette façon d’agir ?

Ce n’est pas tout ; qu’on compare notre prétendue malignité, ses intentions & son langage, avec les intentions & le langage de ceux qu’on nous accuse d’avoir immolés avec trop peu de ménagement. Si notre conduite peut être regardée comme maligne, quel nom donnera-t-on à ce qu’ils se sont permis dans tous les temps, & en particulier dans cette circonstance ? Non contens de s’être épuisés en injustices, en sarcasmes, en dérisions de toute espece contre les meilleurs Auteurs & tous ceux qui leur ont déplu ; au lieu de nous faire une guerre loyale & directe, ils ont sourdement employé contre nous les cabales, les intrigues, les manœuvres les plus avilissantes. Il n’est pas jusque dans leurs murmures publics, où l’envie de nous nuire ne les ait compromis avec l’évidence & le bon sens. Nous avons osé nous déclarer en faveur de la Religion, & ils se sont soulevés contre nous comme contre des sacriléges : nous avons cherché à rétablir la gloire des Lettres, & ils se sont récriés sur nos attentats : nous avons vengé les Grands Hommes, & ils nous ont appelés des* monstres : nous avons humilié les petits, & nous voilà qualifiés d’assassins : nous avons démasqué les ennemis de la Patrie, du véritable honneur de nos Concitoyens, & ils ont eu la mal-adresse de se déclarer les nôtres. Combien d’autres moyens pour décrier notre Ouvrage ! Ils ont semé des bruits artificieux pour nous ôter le* mérite des articles les moins foibles, en les attribuant tantôt à des Auteurs connus & estimables, mais qui ne pensent pas comme nous, & tantôt à des hommes obscurs qui auroient peut-être été bien embarrassés, s’ils eussent été seulement obligés de corriger nos fautes ou les épreuves de l’Ouvrage : rien n’a enfin été épargné pour prévenir & révolter les esprits. N’est-ce pas-là ce qu’on peut appeler vraiment malignité, quand on a assez de réserve pour ne pas donner leur vrai nom à de semblables procédés ?

 

Au milieu de tous ces mouvemens, quelles impressions éprouvoit cette Ame maligne qu’on nous attribue si gratuitement ? Elle étoit sincérement touchée de leur aveuglement & de leur phrénésie. Le seul plaisir qu’elle se soit permis, a été celui qu’on goûte à voir ses Adversaires se décrier eux-mêmes, justifier, par leurs excès, les censures portées contre leurs Ecrits ; & si elle eût aimé à se flatter, elle eût pensé, comme tous les honnêtes gens, que la preuve la plus certaine de la bonté de notre Ouvrage étoit l’acharnement qu’on témoignoit contre lui.

Après de tels assauts, pourrions-nous n’être pas aguerris contre tout ce qu’on osera dire & faire dans la suite ? Il est donc peu nécessaire d’avertir que tous les efforts de l’animosité ne seront pas capables de nous ébranler. Elle peut entasser Libelles sur Libelles ; le dépit peut emprunter toutes les formes, éclater ouvertement, parler à l’oreille, affecter le ton d’une fausse bénignité ; la haine & la vengeance peuvent tout imaginer & tout tenter, prêter toutes leurs bouches au mensonge ; elles ne fermeront jamais la nôtre à la vérité…. Nous ferons plus : en leur abandonnant les triomphes de la perfidie, nous nous réserverons ceux de la générosité, toutes les fois que nous en trouverons l’occasion. On nous a déjà offert de faire punir des Colporteurs de Libelles, & certains hommes qui font eux-mêmes des Libelles ambulans : nous ne voulons du crédit que pour nous défendre, & non pour opprimer. Pourquoi les punir, avons-nous dit ? Ne sont-ils pas assez malheureux d’être aveugles, lâches, fourbes, vindicatifs, atroces, & par conséquent les plus à plaindre de tous les hommes ?

 

Répondrons-nous encore à une derniere imputation insérée dans le Mercure, où l’Auteur du Phyrrhonisme de l’Histoire ne craint pas d’assurer* qu’il sait de très-bon lieu que nous avons été payés pour lui nuire ? Ignore-t-il donc que tout ce que l’amour du bien fait entreprendre, n’est jamais payé ; que c’est de la Cabale seule & de ses partisans, qu’on peut exiger une solde & attendre un salaire ? Si nous avions voulu qu’on payât notre travail, nous savions ce qu’il falloit faire & à qui il falloit s’adresser. Assez d’Ecrivains parmi les Philosophes nous ont tracé, par leur exemple, le chemin de la fortune & celui de la célébrité ; nous étions instruits de la route, il ne s’agissoit que de vouloir nous y engager. Si nous avions voulu être payés, voici ce que nous aurions fait. Nous nous serions attachés, comme eux, à flatter les passions, à favoriser la licence, à nous asservir à tous les goûts, à pallier les vices accrédités, à déprécier les vertus incommodes, à préconiser enfin tout ce qui eût pu nous appuyer & nous servir. Au lieu de cela, nous n’avons écouté que nos propres sentimens, consulté que les vrais intérêts de nos Concitoyens. Attaquer les préjugés des vivans, venger les morts, affronter l’enthousiasme & la folle crédulité d’un Public prévenu, sont-ce donc là des moyens d’être payé autrement que par l’ingratitude, les inimitiés, la persécution ? Nous en conviendrons cependant ; nous avons été payés ; mais par quel genre de récompense ? par le seul que nous nous soyons jamais proposé d’obtenir, l’accueil des honnêtes gens, les suffrages de la droiture & de la probité, l’humiliation de la Philosophie. Oui, malgré les hurlemens de l’orgueil & de la médiocrité ; malgré le persifflage des esprits frivoles & libertins ; malgré les froids raisonnemens des ames pusillanimes ; malgré l’indifférence de ces caracteres isolés qui ne prennent part à rien ; malgré les faux jugemens, les fausses critiques, les fausses imputations ; malgré son imperfection même, nous ne craindrons pas de l’avouer, nous avons vu notre Ouvrage accueilli & défendu par les personnes les plus respectables, estimé par les Littérateurs les plus distingués ; nous l’avons vu se répandre chez l’Etranger, mériter les éloges des plus sages Souverains, être réimprimé en plusieurs endroits, par un empressement général à se le procurer. Nous avons vu en même temps, par son moyen, d’heureuses révolutions s’opérer dans les esprits ; les Adorateurs du faux goût rendre hommage au véritable, & murmurer contre l’Ecole qui les avoit égarés ; des Sectateurs de l’impiété ouvrir les yeux sur la supercherie de leurs oracles, & détester leurs dogmes corrupteurs ; des Zélateurs de la Philosophie abjurer ses chimeres & convenir de ses dangers ; des Philosophies même rendre secrétement justice à notre zele, & nous faire de singulieres confidences sur les motifs de leurs engagemens dans la Secte qu’ils paroissoient favoriser.

Nous espérons & nous avons lieu d’espérer que ces heureux commencemens seront bientôt suivis par de nouveaux progrès. La Nation a déjà compris, &, sans nous, l’expérience eût suffi pour lui faire comprendre, que les inventions en Littérature sont moins des moyens de perfection & des signes de fécondité, que des causes de dépérissement & des preuves de foiblesse ; que la révolte contre les principes religieux est un symptome de vertige, & ne sauroit être le fruit du développement de la raison. Elle apprendra de plus en plus à se défier des lumieres qui égarent l’esprit & alterent le sentiment ; à réprouver une morale où tout s’évapore en maximes, & livre l’ame à ses passions ; à distinguer ceux qui l’aiment & la servent, de ceux qui la dégradent & la jouent. Elle en reviendra enfin à se persuader, comme toutes les Nations sages, que son bonheur & sa gloire ne consistent pas à renfermer dans son sein des Raisonneurs chimériques, des Littérateurs présomptueux, des Impies extravagans ; mais à respecter la Religion, à cultiver utilement les Lettres, à réprimer les abus du caprice & de la folle raison.