(1856) Cours familier de littérature. I « Digression » pp. 98-160
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(1856) Cours familier de littérature. I « Digression » pp. 98-160

Digression

I

Au moment où nous reprenions la plume pour achever avec vous cette définition de la littérature, un grand deuil littéraire vient tout à coup attrister la France et l’Europe. Mme Émile de Girardin vient de s’éteindre dans toute la flamme de son esprit. Le plan de ce cours familier, et pour ainsi dire dialogué de littérature, ne nous astreint pas tellement à l’ordre chronologique du génie, qu’il nous soit interdit de faire de temps en temps des retours sur notre propre siècle, de parler des œuvres remarquables qui s’y produisent, des écrivains d’élite dont les talents le décorent, ni surtout d’y déplorer la perte de ceux que nous y avons le plus aimés. La littérature telle que nous la comprenons n’a pas seulement des goûts, elle a du cœur ; et quand le cœur a fait une partie du talent d’un écrivain, ce n’est pas à la gloire seulement, c’est à la tendresse de mener son deuil.

L’amitié que nous avons portée depuis tant d’années à Mme de Girardin a été toujours d’un caractère si fraternel et si littéraire, que les charmes de sa figure n’ont été pour rien dans notre attrait pour sa personne, et que, en la pleurant avec amertume comme amie, nous sommes sûrs de notre impartialité comme écrivain.

II

Sans doute il est impossible de séparer complètement dans une telle femme la grâce du génie, et la beauté des traits de la beauté de l’intelligence : comment séparer ce que Dieu a si bien uni sur une physionomie éloquente ? Ce ne serait pas même rendre justice à la nature ; elle fond d’un seul jet l’âme et le corps, et elle ne permet pas qu’on les sépare, sans mutiler l’impression qu’elle veut produire en nous par les chefs-d’œuvre de sa création.

Cette impression que Mme de Girardin (alors Mlle Delphine Gay) fit sur moi la première fois qu’elle m’apparut, après en avoir beaucoup entendu parler, fut si vive, que le lieu, le jour, le site, la personne, sont restés comme un tableau dans ma mémoire, et que je pourrais dicter aujourd’hui encore à un peintre, le ciel, le paysage, les traits, les couleurs, le regard, sans qu’il manquât un éclair dans les yeux, une inflexion aux lèvres, une rougeur ou une pâleur aux joues, une ondulation aux cheveux, un nuage au ciel, une feuille même au paysage. Ce sont là les véritables portraits dans lesquels une femme se transfigure réellement sur la toile vivante de notre imagination ; portraits dont les couleurs ne noircissent ou ne s’éraillent jamais, parce que la mémoire vit et les renouvelle sans cesse.

III

Le hasard semblait avoir préparé pour moi une scène digne de l’apparition. C’était en 1825 ; j’habitais l’Italie. Je revenais, par un ciel de printemps, de Rome à Florence ; j’avais passé la nuit dans la ville pastorale de Terni, ville répandue au milieu des eaux et des arbres dans la vallée sonore, assourdie des cascades et rafraîchie de l’écume du Vellino.

IV

On nous dit à l’auberge, à notre réveil, que deux dames françaises, une mère et sa fille, arrivées aussi la veille, mais plus tard que nous, venaient de monter en voiture pour aller visiter les cascades de Terni. De nos fenêtres nous entendions la chute de cette cascade d’un fleuve, comme un tonnerre continu au fond de la vallée ; l’aubergiste ajouta que la plus jeune et la plus belle des deux voyageuses était, d’après le récit de leur courrier, la plus célèbre improvisatrice de la France.

Le nom de mademoiselle Delphine Gay me vint sur les lèvres ; je fis appeler le courrier, qui préférait le vin de Montefiascone à toutes les eaux de Terni, et qui buvait dans une salle basse en compagnie d’une fiasque et d’un ami. Le courrier me connaissait parce que j’avais signé souvent son passeport pour les villes d’Italie ; il me dit que ses voyageuses s’appelaient madame Gay et mademoiselle Delphine Gay, sa fille ; que ces dames avaient regretté de ne pas me rencontrer à Florence ; qu’elles avaient des lettres de recommandation pour moi, et qu’elles espéraient me rencontrer à Rome ; puis, montant aussitôt sur son cheval tout sellé à la porte de l’auberge, il galopa sur la route des Cascades pour aller prévenir les deux Françaises que j’étais à Terni, et que j’allais bientôt les rejoindre à la chute du Vellino.

On me préparait déjà en effet une calèche légère du pays, pour gravir la pente escarpée du plateau boisé d’où le fleuve se précipite.

Il y a environ deux petites heures de chemin de la ville de Terni au sommet du plateau. La route, en quittant Terni, s’enfonce en serpentant sous des voûtes d’arbres aquatiques, tout dégouttants de l’éternelle rosée de la chute. Ce chemin traverse, sur des ponts romains à demi écroulés et verdis de mousse humide, trois ou quatre branches du fleuve. Les vagues fuient encore avec la rapidité et le sifflement de la flèche, toutes frémissantes de l’impulsion qu’elles ont reçue en tombant de si haut ; elles rejettent à droite et à gauche, sur les prairies, les larges flocons d’écume qui les blanchissent encore, pour aller s’enfoncer en tournoyant sur elles-mêmes dans la sombre vallée de Narni, où elles se rassemblent sous les arches brisées du pont d’Auguste.

V

Après qu’on a traversé ainsi les prairies qui bordent le fleuve, on s’élève insensiblement pendant une heure, par un chemin en corniche, sur les flancs mouillés, suants et ombreux de la montagne. À mesure qu’on monte, le mugissement du Vellino devient plus imposant. L’ombre accroît la terreur. Le flanc de la montagne tourné au couchant ne voit le soleil que plus tard ; cette pente ruisselle, à ces heures de la matinée, de fraîcheur et de rosée ; ce n’est qu’aux extrémités des coudes et des caps élevés, formés par les sinuosités de la rampe, qu’on aperçoit à sa gauche les vagues éclairées du fleuve roulant dans la vallée à travers les brumes roses, les scintillations et les éblouissements du soleil levant. Vapeurs des eaux, verdure des prairies, noirceurs des sapins, pâleur des peupliers, aspérités marbrées des rochers, rubans bleuâtres des langues de la cascade qui s’entrecoupent, groupes d’îles enfouies sous l’ombre portée des caroubiers, splendeur du ciel qui contraste en haut avec les ténèbres d’en bas, rayons de soleil qui semblent jaillir de la gueule du fleuve avec ses nappes, bruit croissant de l’air, vent des eaux et tremblement souterrain du sol à mesure qu’on s’élève, tels sont les préludes du spectacle auquel on vient assister d’en haut.

On ne peut s’empêcher de se rappeler, en approchant, les noms de tous les grands poètes et de tous les grands peintres qui sont venus avant nous frissonner d’horreur et d’admiration à ce même site, depuis Horace et Claude Lorrain, jusqu’à lord Byron. Terni est le pèlerinage du génie ; le poète y laisse en ex-voto des vers sublimes, et il en rapporte une impression des puissances et des grâces de la nature, qui gronde aussi éternellement dans son âme que le Vellino gronde dans son abîme. J’avoue que j’étais ivre seulement de bruit avant d’avoir aperçu le précipice.

VI

La calèche s’arrêta au sommet du plateau dans un chemin creux, auprès de deux ou trois pauvres chaumières ; les enfants et les chèvres de ces chaumières jouaient au soleil au bord d’un fleuve encaissé et profond, qui coupait la prairie avec un calme et un silence perfides : c’était le Vellino.

On eût dit que la terreur du précipice qu’il allait franchir l’étonnait lui-même, le suspendait et le faisait presque refluer en arrière, tant son onde verdâtre, huileuse et profonde paraissait s’attacher aux parois de son lit, et se voiler d’arbres et de roseaux penchés sur son cours.

Le bruit seul des eaux croulantes nous conduisit de bouquets d’arbres en bouquets d’arbres, qui nous cachaient la chute et la vallée, jusqu’à un promontoire avancé sur le vide, comme un cap démesurément élevé sur l’Océan.

VII

À l’extrémité de ce cap coupé à pic, une étroite pelouse bordée d’un parapet de pierres sèches pour retenir ceux que le vertige emporterait avec le fleuve, comme le tourbillon emporte la feuille, servait d’amphithéâtre à cet écroulement éternel des eaux.

Nous n’essayerons pas de le décrire. Il n’y a pas de langue humaine à la mesure de ces sensations produites par ces jeux de la toute-puissance divine : la masse d’un fleuve à qui son lit manque tout à coup ; la profondeur incommensurable de l’abîme qui l’engloutit ; la pulvérisation en écume par la seule résistance de l’air qu’il écrase en tombant ; la nappe transformée à vue en vapeurs qui se dispersent au vent de leur propre volatilisation, et qui fuient aux quatre coins du ciel comme une volée d’oiseaux gigantesques, ou qui se cramponnent aux flancs perpendiculaires de la montagne, comme des Titans précipités cherchant à se retenir aux corniches du firmament ; les transparences vertes ou azurées des langues d’eau que la rapidité, l’impulsion et le poids du fleuve arqué en pont sur l’abîme, au moment où elles rencontrent tout à coup le vide, semblent cristalliser ; la lumière du soleil levant qui les transperce, et qui s’y fond en mille éclaboussures avec tous les éblouissements du prisme ; le choc en bas, le bruit en haut, l’orage éternel, la transe sublime qui serre le cœur, et qui ne trouve pas même un cri pour répondre à ce foudroiement de l’esprit. Cette scène n’a pas de mots, mais elle a des évanouissements, des vertiges, des tourbillons, des frissons et des pâleurs pour langage ; l’homme précipité avec le fleuve est pulvérisé avant lui, en tombant en idée dans cet enfer des eaux ! (Expression de lord Byron à la même place.)

VIII

Et si l’on ajoute à ce spectacle de la cascade de Terni ce grand jour, cette sérénité d’un ciel d’Italie, ces teintes marbrées du rocher, cette atmosphère cristalline, cette douce tiédeur de l’air tournoyant, qui vous baigne voluptueusement de l’haleine des eaux, choses qui manquent toujours aux cascades des Alpes et même du Niagara ; si l’on considère qu’au lieu de se passer dans les gouffres ténébreux de précipices qui bornent la vue et qui l’attristent, la scène se passe en plein espace, en pleine lumière, en face d’un horizon sans bornes, d’un firmament limpide d’où le Créateur semble assister, derrière le cristal infini du ciel, à ce jeu des éléments en fureur, on n’aura plus seulement la sensation d’une catastrophe des eaux, mais celle d’une fête de la nature, à laquelle Dieu permet à l’homme d’assister en l’adorant.

IX

Tels étaient la scène et l’amphithéâtre où je rencontrai pour la première fois celle qui fut plus tard madame Émile de Girardin.

Je m’avançai, sans être aperçu, un peu au-dessus de la petite pelouse où elle s’appuyait sur le parapet de rochers pour contempler la chute. J’eus ainsi le loisir, après avoir lentement mesuré la cascade, de reporter mes regards sur la belle jeune fille qui s’enivrait du tonnerre, du vertige et du suicide des eaux. Un peintre n’aurait pas choisi pour la peindre une attitude, une expression et un jour plus conforme à sa grandiose beauté.

Elle était à demi assise sur un tronc d’arbre que les enfants des chaumières voisines avaient roulé là pour les étrangers ; son bras, admirable de forme et de blancheur, était accoudé sur le parapet. Il soutenait sa tête pensive ; sa main gauche, comme alanguie par l’excès des sensations, tenait un petit bouquet de pervenche et de fleurs des eaux noué par un fil, que les enfants lui avaient sans doute cueilli, et qui traînait, au bout de ses doigts distraits, dans l’herbe humide.

Sa taille élevée et souple se devinait dans la nonchalance de sa pose ; ses cheveux abondants, soyeux, d’un blond sévère, ondoyaient au souffle tempétueux des eaux, comme ceux des Sibylles que l’extase dénoue ; son sein gonflé d’impression soulevait fortement sa robe ; ses yeux, de la même teinte que ses cheveux, se noyaient dans l’espace. Soit gouttes de vapeur condensée sur ses longs cils noirs, soit larmes de l’esprit montées aux yeux par l’excès de l’émotion d’artiste, quelques gouttes de cette pluie de l’âme brillaient et tombaient aux bords de ses paupières sur la cascade sans qu’elle les sentît couler, en sorte que le Vellino roulait à la mer, avec ses ondes, une goutte chaude et virginale du cœur d’une jeune fille de Paris : larmes sans amertume qui baignent les joues, mais qui ne sont pas des pleurs !

X

Son profil légèrement aquilin était semblable à celui des femmes des Abruzzes ; elle les rappelait aussi par l’énergie de sa structure et par la gracieuse cambrure du cou. Ce profil se dessinait en lumière sur le bleu du ciel et sur le vert des eaux ; la fierté y luttait dans un admirable équilibre avec la sensibilité ; le front était mâle, la bouche féminine ; cette bouche portait, sur des lèvres très-mobiles, l’impression de la mélancolie. Les joues pâlies par l’émotion du spectacle, et un peu déprimées par la précocité de la pensée, avaient la jeunesse mais non la plénitude du printemps : c’est le caractère de cette figure, qui attachait le plus le regard en attendrissant l’intérêt pour elle. Plus fraîche, elle aurait été trop éblouissante. La teinte du marbre sied seule aux belles statues vivantes comme aux statues mortes. Il faut sentir l’âme, la passion ou la douleur à travers la peau. L’âme, la passion, la piété, l’enthousiasme et la douleur sont pâles.

XI

Elle se leva enfin au bruit de mes pas.

Je saluai la mère, qui me présenta à sa fille. Le son de sa voix complétait son charme : c’était le timbre de l’inspiration. Son entretien avait la soudaineté, l’émotion, l’accent des poètes, avec la bienséance de la jeune fille ; elle n’avait, à mon goût, qu’une imperfection, elle riait trop ; hélas !… beau défaut de la jeunesse qui ignore la destinée ; à cela près, elle était accomplie. Sa tête et le port de sa tête rappelaient trait pour trait en femme celle de l’Apollon du Belvédère en homme ; on voyait que sa mère, en la portant dans ses flancs, avait trop regardé les dieux de marbre.

La Sibylle a un temple admirable situé au-dessus de la cascade de Tivoli ; s’il y avait eu un de ces temples au-dessus de la chute de Terni, on n’aurait pas pu y rêver une Sibylle plus inspirée que cette jeune fille.

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XII

Nous revînmes ensemble à Terni ; nous nous y séparâmes le soir, elle pour aller à Rome, moi pour retourner à Florence. Elle m’avait laissé une gracieuse et sublime impression. C’était de la poésie, mais point d’amour, comme on a voulu plus tard interpréter en passion mon attachement pour elle. Je l’ai aimée jusqu’au tombeau sans jamais songer qu’elle était femme : je l’avais vue déesse à Terni !

Cette première impression me resta toujours ; elle était pour moi sur un piédestal, isolée dans son génie ; je la regardais d’en bas, il faut regarder d’en haut ce qu’on aime.

Cette charmante apparition de Terni avait alors à peu près dix-huit ans ; elle était fille de madame Sophie Gay, femme supérieure très-méconnue.

Madame Sophie Gay était contemporaine de ces quatre ou cinq femmes de beauté mémorable et de célébrité historique qui apparurent à Paris après le 9 thermidor, comme des fleurs éblouissantes prodiguées toutes à la fois, la même année, par la nature pour recouvrir le sol ensanglanté par l’échafaud. Madame Tallien, madame de Beauharnais, madame Récamier, madame Gay, étaient de belles idoles grecques qui firent un moment, sous le Directoire, rêver Athènes au peuple de Paris. Elles furent le nœud entre la liberté épurée de sang et la gloire militaire pure encore de despotisme ; un sourire fugitif, mais ravissant, de la France entre deux larmes.

XIII

Madame Gay, aussi étincelante au moins d’esprit que sa fille, bonne, tendre, généreuse, héroïque de passion et de courage, fidèle à ses amis jusque sous la hache, cœur d’honnête homme dans la poitrine d’une femme d’un temps corrompu, n’avait qu’un défaut. Ce défaut était un excès de nature qui lui faisait négliger quelquefois cette hypocrisie de délicatesse qu’on appelle bienséance. Elle avait conservé la franchise tragique d’idées, d’attitude et d’accent de cet interrègne de la société appelé la Terreur en France. Elle semblait défier la bienséance comme elle avait défié l’échafaud. Ce temps de cataclysme où elle avait vécu seyait à son caractère ; elle était Romaine plus que Française.

Son âme, chargée de premiers mouvements, était pleine d’explosion ; dans les éruptions de son cœur elle brisait tout, elle faisait scène, elle choquait les scrupules ; elle scandalisait les pusillanimités de salon : c’était son seul tort ; mais ce tort était racheté par tant de vigueur de sentiment et par tant d’élégance de conversation, qu’on lui pardonnait tout, et qu’on finissait par aimer en elle jusqu’à ses défauts.

XIV

Elle adorait sa fille, en qui elle se voyait renaître. Frappée des dispositions précoces de cette enfant pour la poésie, elle l’avait cultivée comme on cultive une dernière espérance de célébrité domestique, quand on a soi-même le goût de la gloire et qu’on vieillit sans l’avoir pleinement savourée.

Cette gloire posthume et désintéressée, goûtée dans la personne de son enfant, est peut-être la plus touchante de toutes les faiblesses. La vanité s’y confond avec la tendresse, la maternité y sanctifie la vanité.

Madame Gay s’était faite elle-même le piédestal de sa fille ; on la raillait de son empressement à la produire et à faire admirer ses perfections : mais qu’y a-t-il de plus innocent et de plus désintéressé que de vouloir faire éclater aux yeux du monde le prodige qu’une mère a trouvé dans le berceau de son propre enfant ?

Les autres filles de madame Gay, aussi charmantes et aussi spirituelles que la dernière, étaient déjà mariées ; elles n’animaient plus de leur présence son foyer désert ; tout revivait pour elle dans sa Delphine. On connaît la prédilection des mères pour les derniers venus à la vie. Ils semblent avoir plus besoin que les autres du cœur maternel ; les Benjamins sont une vieille histoire, ils sont aussi vrais dans la civilisation qu’au désert.

De plus, madame Gay, après avoir possédé une opulente fortune, était tombée dans une médiocrité d’existence qu’elle ne soutenait que par le travail littéraire, souvent si mal rémunéré ; elle craignait la pauvreté après elle pour cette enfant : elle pouvait penser que le double talent de la mère et de la fille, et leur double travail, apporteraient un peu plus d’aisance à la maison, que sa fille se ferait avec ses vers une propre dot de sa gloire. Dieu lisait tout cela comme je l’ai lu moi-même dans le cœur de cette excellente mère, mais le monde cherche à voir les vertus même du mauvais côté.

XV

Cependant l’enfant se développait dans la société des femmes et des hommes les plus illustres, amis de sa mère, et entre autres de M. de Chateaubriand et de madame de Staël ; elle dépassait en charmes et en talent tout ce que le cœur d’une mère avait rêvé. On lui avait appris à sentir et à parler en vers ; elle avait l’image dans les yeux, l’harmonie dans l’oreille, la passion en pressentiment dans le cœur, l’éclat dans l’esprit ; ses strophes peignaient, chantaient, pleuraient, brillaient comme les gazouillements poétiques de l’oiseau qui s’essaye au bord du nid à demi-voix, et dont on écoute en avril les notes futures. On lui enseignait à réciter ces vers aux amis lettrés de la maison avec cette voix, ce regard, ce geste qui transforment la poésie en magie sur les lèvres d’une belle jeune fille, et qui confondent l’admiration avec l’amour.

Ces vers, retenus de mémoire ou colportés de salons en salons par les amis, avaient fait une célébrité avant l’âge au nom de Delphine. Bientôt cette gloire domestique ne suffit plus à la mère.

XVI

La restauration des Bourbons s’était accomplie : la poésie, cette élasticité comprimée des âmes, était revenue avec la liberté. Madame Gay, liée d’antécédents et d’opinion avec les royalistes, conduisit sa fille dans les salons de cour de madame la duchesse de Duras et de quelques autres femmes supérieures du temps ; les salons, longtemps fermés ou muets sous l’Empire, se vengeaient de leur silence par un culte passionné pour les talents qui promettaient un nouveau siècle de Louis XIV aux Bourbons.

Le roi lui-même était un lettré et un poète. La Restauration était la température où fleurissaient les talents naissants. Madame de Staël et M. de Chateaubriand leur donnaient le diapason, l’un de la liberté aristocratique, l’autre de l’enthousiasme dynastique. Ces deux enthousiasmes se confondaient dans ces réunions presque académiques, où l’esprit était la première dignité des hommes et des femmes.

La jeune Delphine y fut accueillie, comme l’Aurore du Guide, par toutes les grâces du jour.

Elle y respira à longs traits partout l’enthousiasme qu’elle y répandait elle-même. Une des meilleures preuves de l’incorruptibilité de sa belle nature, c’est qu’elle en fut heureuse, mais point enivrée. Sa modestie la défendit contre les vertiges de l’adulation ; sa mère avait tant d’orgueil maternel pour elle, que la jeune fille n’était occupée elle-même qu’à rabattre l’exagération de cette idolâtrie. D’ailleurs, une des qualités précoces et dominantes de son esprit était le bon sens ; ce sens exquis chez elle lui disait assez qu’il fallait attribuer à sa jeunesse et à sa beauté la plus grande partie des hommages que le monde rendait à ses promesses de talents. Elle exprima admirablement ce sentiment dans une poésie sur le bonheur d’être belle.

XVII

Ce fut dans ces heureuses années qu’elle composa la plupart de ses poèmes, recueillis depuis sous l’humble titre d’essais poétiques. Nous n’en citons rien ici ; à quoi bon citer ce qui est dans la mémoire de tout le monde ? On ne peut faire à cette poésie qu’un reproche, c’est d’avoir respiré un peu trop l’air des salons : l’air des salons est trop artificiel et trop tempéré pour donner à la poésie cette trempe énergique, nécessaire à l’imagination comme au caractère du talent. L’esprit, ce génie trop familier des salons, y corrompt le véritable génie, qui vit de grand air. Cet air des salons donne à la poésie des finesses au lieu de grandeur. Les grands accents ont besoin de grands espaces, de grands mouvements de l’âme, de grandes passions ; une jeune fille, élevée dans cette cage dorée des hôtels de Paris, ne peut élever sa voix qu’à la portée de la société étroite et raffinée qui l’entoure : si Sapho eût été une jeune fille de bonne compagnie dans la cour de quelque roi des Perses, nous n’aurions pas ces dix vers, ces dix charbons de feux, allumés dans son cœur, et qui brûlent depuis tant de siècles les yeux qui les lisent.

XVIII

Mais les vers de jeunesse de madame de Girardin ont tout ce que l’atmosphère dans laquelle elle vivait comporte ; c’est de la poésie à demi-voix, à chastes images, à intentions fines, à grâces décentes, à pudeurs voilées de style. Le seul défaut de ses vers, nous le répétons, c’est l’excès d’esprit ; l’esprit, ce grand corrupteur du génie, est le fléau de la France. « Ô sainte bêtise ! s’écriait un grand juge des poètes de son temps, que tu es préférable dans ta naïveté à ces raffinements de la pensée, qui ne valent pas à eux tous un cri de la nature ! »

Mais le goût naturel et exquis de la jeune fille la défendait contre l’abus. De temps en temps elle avait des retours de nature contre le pli trop artificiel que la société donnait à son talent.

Cet excès d’esprit ne nuisait en rien à la tendresse de son cœur. Elle aspirait à un époux digne d’elle surtout, parce que l’amour est un dévouement. Je me souviens de l’avoir vue un matin d’une nuit sans sommeil, pendant laquelle elle avait veillé à côté du berceau d’un enfant malade de la comtesse O’Donnel, sa sœur. Tout le cœur d’une mère se lisait dans sa physionomie fiévreuse et dans ses traits pâlis. Ce fut l’occasion de quelques vers que je lui adressai le lendemain.

Ces vers commencent par des strophes dans lesquelles j’exprimais l’étonnement du voyageur qui, voyant briller de loin les cimes neigeuses et escarpées des Alpes, est tout surpris de voir en approchant que ces sommets, en apparence froids et inhabitables, cachent dans leurs flancs des vallées tièdes et délicieuses, où croissent les plus doux fruits de la nature.

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Il y trouve, ravi, des solitudes vertes,
Dont l’agneau broute en paix le tapis velouté,
Des vergers pleins de dons, des chaumières ouvertes
            À l’hospitalité ;

Des coteaux de velours, d’ombrageuses vallées,
Et des lacs étoilés des feux du firmament,
Dont les barques sortant des anses reculées
            Rident le flot dormant.

Il entend les doux bruits de voix qui se répondent,
De murmures confus qui montent des hameaux,
De cloches de troupeaux, de chants qui se confondent
            Avec les chants d’oiseaux.

Marchant sur les tapis d’herbe en fleur et de mousses :
« Ah ! dit-il, que ces lieux me gardent à jamais !
La nature a caché ses grâces les plus douces
            Sous ses plus hauts sommets. »

Ainsi les noms qu’au ciel la renommée élève
De leur éclat lointain semblent nous consumer,
Jalouse de ses dons, la gloire leur enlève
            Tout ce qui fait aimer !

Ainsi, quand je te vis, jeune et belle victime
Qu’un génie éclatant choisit pour ton malheur,
Je cherchai sur ton front le rayon qui t’anime,
            Et je fermai mon cœur.

Mais un jour, c’était l’heure où le soin du ménage
Retient la jeune fille à son foyer pieux,
Où l’on n’a pas encor composé son visage
            Pour l’œil des curieux.

Les meubles dispersés dans l’asile nocturne,
La lampe qui fumait, oubliée au soleil,
Étalaient ce désordre, emblème taciturne
            D’une nuit sans sommeil.

Des harpes et des vers, souvenirs d’une fête,
Des livres échappés à des doigts assoupis,
Et des festons de fleurs détachés de la tête,
            Y jonchaient les tapis.

La veille avait flétri de ta blanche parure
Les plis qu’autour du sein le nœud pressait encor ;
Tes cheveux dénoués jusques à la ceinture
            S’épandaient en flots d’or.

Ton visage était pâle, un frisson de pensées
De ton front incliné lentement s’effaçait ;
Comme sous un fardeau trop lourd, ta main glacée
            Sur tes genoux glissait.

Au bord de tes yeux bleus tremblaient deux larmes pures :
La pervenche à ses fleurs ainsi voit s’étancher
Deux perles de la nuit, que les feuilles obscures
            Empêchent de sécher.

Sur tes lèvres collé ton doigt disait : Silence !
Car l’enfant de ta sœur dormait dans son berceau,
Et ton pied suspendu le berçait en silence
            Sous son mobile arceau.

La mort avait jeté son ombre passagère
Sur cette jeune couche, et dans ton œil troublé,
Dans ton sein virginal, tout le cœur d’une mère
            D’avance avait parlé.

Et tu pleurais de joie, et tu tremblais de crainte ;
Et quand un seul soupir trahissait le réveil,
Tu chantais au berceau l’enfantine complainte
            Qui le force au sommeil.

Ah ! Qu’un autre te voie, enfant de l’harmonie,
Trouvant que sur les cœurs un empire est trop peu,
Lancer d’un seul regard l’amour et le génie,
            La lumière et le feu !

Pour moi, quand ma mémoire évoque ton image,
Je te vois l’œil éteint par la veille et les pleurs,
Sans couronne et sans lyre, et penchant ton visage
            Sur un lit de douleurs.

Je t’entends murmurer ces simples cris de l’âme
Que l’amour maternel apprend à ressentir,
Et ces chants du berceau que la plus humble femme
            Sait le mieux retentir.

Et je dis dans mon cœur : « Écartez cette lyre !
De la gloire à ce cœur le calice est amer :
Le génie est une âme, on l’oublie ; on l’admire,
            Elle saurait aimer. »

XIX

Sa double célébrité de beauté et de génie croissait avec les saisons : dès qu’elle paraissait dans les théâtres, dans les fêtes, dans les académies, un murmure d’admiration courait dans la foule, tous les yeux se tournaient vers elle pour la contempler. Les jeunes hommes exaltaient ses charmes, les vieillards la plaignaient d’une célébrité funeste au bonheur. On se demandait avec inquiétude comment une femme, habituée à vivre d’encens dans un monde qui n’était jusque-là qu’un temple pour elle, pourrait se contenter d’un seul cœur et d’une place obscure dans le foyer d’un mari.

Mille bruits couraient sur son mariage ; aucuns n’étaient vrais. La gloire attire les yeux, mais fait peur au sentiment ; à moins d’être très-inférieur et d’accepter humblement son infériorité, ou à moins d’être très-supérieur et de ne craindre aucune éclipse, on redoute d’épouser ces grandes artistes qui introduisent la publicité dont elles rayonnent dans le ménage, qui ne veut que le demi-jour. On la trouvait trop grande pour la maison d’un époux ordinaire ; on rêvait pour elle on ne sait quel sort plus grand que nature. On ne la connaissait pas. Elle ne voulait qu’un cœur ; elle savait se proportionner aux plus humbles conditions de la vie commune, pourvu que l’amour, cette poésie du cœur, ne manquât pas à sa destinée.

XX

Quoi qu’il en soit, à l’insu de sa mère et d’elle-même, quelques admiratrices de sa beauté, parmi des femmes de cour et quelques courtisans affairés d’importance, conçurent, dit-on, à cette époque l’idée intéressée de lui faire épouser clandestinement le comte d’Artois, qui fut depuis Charles X.

Ce prince avait eu occasion de voir et d’entendre la jeune fille dans les salons des Tuileries, chez une des femmes de la cour logée au palais ; il avait exprimé pour elle une admiration qu’on pouvait prendre pour de l’amour.

On savait qu’il ne voulait pas se remarier d’un mariage authentique, par des délicatesses de famille et de dynastie ; mais on pensait que sensible encore, comme il l’avait toujours été, aux charmes d’une société de femmes, et trop pieux pour avoir une favorite, il serait heureux de trouver, dans un mariage consacré par la religion et avoué par l’usage des cours, une compagne des jours de sa maturité.

L’admiration qu’il avait témoignée pour la belle inspirée devant ses courtisans fut prise par eux pour une inclination naissante. Ils s’étudièrent à la nourrir. Il s’agissait de contrebalancer par un empire de femme, exercé sur le cœur de l’héritier de la couronne, l’empire occulte exercé par une autre femme sur le cœur du roi.

Des intelligences dans les affections des princes sont des influences dans leurs conseils ; la politique, sous les apparences de l’amour, assiège même l’oreiller des rois. Une Diane de Poitiers légitime, ou une madame de Maintenon jeune et séduisante, parurent une nécessité de situation au parti royaliste. Ce parti ne pouvait pas choisir une personne plus accomplie pour l’un ou l’autre de ces rôles : Diane de Poitiers n’était pas plus belle, madame de Maintenon pas plus supérieure ; mais la jeune fille à qui on destinait leur rôle avait l’innocence qui manquait à l’une, la franchise qui manquait à l’autre.

XXI

On s’étudia, dans cette idée, à multiplier pour le comte d’Artois les rencontres avec la jeune personne qu’il paraissait regarder avec une prédilection toute paternelle. Moins Delphine était confidente de ce plan de cour, plus la séduction était vraisemblable : la plus sûre des coquetteries, c’est l’innocence.

Tout semblait conspirer au succès du plan des courtisans, lorsque enfin le comte d’Artois, ému en apparence de tant de charmes, parut n’éprouver d’autre embarras que celui de déclarer sa tendresse. Ils vinrent en aide à sa timidité ; ils lui parlèrent d’un mariage qui concilierait, dans une demi-publicité, sa religion, sa délicatesse de père et de roi futur ; ils lui désignèrent la personne pour laquelle des yeux intelligents avaient deviné son attrait ; ils lui en firent un éloge qu’ils supposaient déjà gravé en traits plus profonds dans son cœur.

Le comte d’Artois les écouta sans surprise, accoutumé qu’il était par eux à ces sortes de provocations à un mariage d’inclination et de félicité domestique. Mais, comme toujours, ces complaisants s’étaient trompés : le comte d’Artois avait juré au lit de mort de madame de Polastron, son dernier attachement, que nulle autre femme ne la remplacerait jamais dans son cœur, et qu’il allait donner ce cœur à Dieu seul. Il resta religieusement fidèle à ce serment. Il évita même de revoir trop souvent la belle personne pour laquelle on lui avait prêté d’autres sentiments que ceux de l’admiration. Delphine ne connut jamais cette conspiration de cour, fondée sur ses charmes. Elle était trop fière pour consentir à servir d’amorce, même au cœur d’un roi.

XXII

Je revins, peu de temps après cette conjuration de cour, à Paris. J’y revis Delphine et sa mère. Rien ne ressemblait plus alors au poétique encadrement de l’apparition de Terni ; la scène avait changé, mais non la personne ; les années l’avaient embellie encore. La mère et la fille logeaient à cette époque dans un petit entresol humide et bas de la rue Gaillon, carrefour de rues qui vont des Tuileries au boulevard, pleines de bruit, de mouvement et de boue. Tout attestait dans cette résidence la médiocrité de fortune de la pauvre mère.

Deux chambres basses où l’on montait par un escalier de bois, des meubles rares et éraillés, restes de l’antique opulence, quelques livres sur des tablettes suspendues à côté de la cheminée, une table où les vers de la fille et les romans de la mère, corrigés pour l’impression, révélaient assez les travaux assidus des deux femmes ; au fond de l’appartement, un petit cabinet de travail où Delphine se retirait du bruit pour écouter l’inspiration, voilà tout. Ce boudoir ouvrait sur une terrasse de douze pas de circuit, sur laquelle deux ou trois pots de fleurs souffrantes de leur asphyxie recevaient à midi un rayon de soleil entre deux toits, et où les moineaux d’une écurie voisine piétinaient dans l’eau de pluie. Ah ! qu’il y avait loin de là aux arcs-en-ciel flottants dans l’atmosphère rose de la cascade du Vellino, et aux collines tapissées de lauriers de cette Tempé de l’Italie !

XXIII

Eh bien ! malgré cette médiocrité d’existence de ces deux femmes, les plus beaux noms de France et d’Europe se pressaient dans cet entresol. On y rencontrait depuis madame Récamier jusqu’aux Montmorency et aux Chateaubriand. C’est la vertu de Paris de courir à la beauté, à la gloire, à l’agrément, plus qu’à la richesse et à la puissance. L’air y est cordial, c’est le cœur seul qui y règle l’étiquette. On ne pouvait s’empêcher de penser, en contemplant et en écoutant Delphine, à cette Vittoria Colonna, qui fut la noble et chaste Aspasie de Rome moderne, la passion platonique de Michel-Ange, le modèle des Vierges de Raphaël, pendant qu’elle était, par ses propres poésies, la rivale heureuse de Pétrarque !

Je fus reçu avec accueil par la mère et la fille, comme un ami qu’on aurait éprouvé vingt ans. Nous nous étions vus dans une heure d’émotion où les minutes comptent pour des années. Avoir jeté ensemble en face d’une sublime nature le cri de l’enthousiasme, c’est se connaître et s’aimer comme si on avait passé la vie à s’étudier. Il y a des amitiés foudroyantes qui fondent les âmes d’un seul éclair ; telle était la nôtre depuis Terni.

Je venais assidûment les visiter dans la matinée.

Depuis quelques semaines j’y voyais souvent debout, derrière le fauteuil de Delphine, un jeune homme de petite taille et de charmante figure, qui semblait à peine sortir de l’adolescence. Il parlait peu, on ne le nommait pas ; il paraissait vivre dans une intime familiarité avec les deux dames, comme un frère ou un parent arrivé de quelque voyage lointain, et qui reprenait naturellement sa place dans la maison.

Ce jeune homme avait les yeux sans cesse attachés sur Delphine ; il lui parlait bas ; elle détournait négligemment son beau visage pour lui répondre, ou pour lui sourire par-dessus le dossier de sa chaise.

Je demandai à sa mère quel était ce jeune inconnu, dont la physionomie forte et fine inspirait une attention et une curiosité involontaires. La mère me répondit que c’était M. Émile de Girardin ; elle me raconta son histoire ; elle me consulta sur de vagues idées de mariage. Je lui dis que le jeune homme avait une de ces physionomies qui percent les ténèbres et qui domptent les hasards, et que dans le pays de l’intelligence la plus riche dot était la jeunesse, l’amour et le talent.

Peu de temps après, j’étais retourné à mon poste, à l’étranger ; j’appris, hors de France, que la charmante apparition de la cascade était devenue madame Émile de Girardin.

XXIV

En feuilletant les pages de ses poésies, on lit celles de son cœur. Beaucoup de ces pages pourraient être signées par les premiers noms de la poésie française. Son invocation à la Croix, au début du neuvième chant de son épopée de Madeleine, a l’accent racinien.

Ô martyre divin, supplice rédempteur,
Sceptre du Tout-Puissant, Arbre dominateur
Dont Dieu même jeta la racine féconde ;
Étendard glorieux qui gouverne le monde,
Symbole consolant, Croix sainte ! Noble don,
Garant universel du céleste pardon !
Ton signe révéré, gage de délivrance,
Prodigue à tous les maux des trésors d’espérance :
La crainte et le bonheur t’invoquent tour à tour.
Le soir, du pèlerin tu guides le retour……
Le crime, en ses remords, vient t’arroser de pleurs,
Et la vierge au front pur te couronne de fleurs.
Tu consoles les rois quand leur trône succombe,
Et du pauvre oublié tu protèges la tombe !
Ah ! Puissent tes bienfaits s’étendre jusqu’à moi !
……………………………………………………
Fais que dans mes récits, déguisant leur faiblesse,
La parole de Dieu conserve sa noblesse !
Pour raconter la mort qui sauva l’univers,
Fais que l’Esprit divin se révèle en mes vers,
Et que, douant ma voix de force et d’harmonie,
L’ardente piété me serve de génie !

Les premiers vers de la Vision sont du même accent : La jeune fille, au cœur héroïque, est visitée en songe par l’apparition de Jeanne d’Arc.

Sous les verts peupliers qui bordent nos prairies,
Hier j’avais porté mes vagues rêveries ;
J’écoutais l’onde fuir à travers les roseaux,
Et debout, effeuillant le saule du rivage,
J’attachais mes regards sur le cristal des eaux,
Qui, du ciel étoilé réfléchissant l’image,
La nuit sur le vallon répandait sa fraîcheur ;
Et les vapeurs du lac dont j’étais entourée,
D’un nuage céleste égalant la blancheur,
Semblaient unir la terre à la voûte azurée.

Mais soudain quel prestige a troublé mes esprits !…
Le lac s’est éclairé d’une flamme inconnue ;
Tremblante, je m’approche, et mes regards surpris
Dans l’eau qui la répète ont vu s’ouvrir la nue !
Sur un nuage d’or une femme apparaît…
Son sein était couvert d’une robe éclatante ;
Du bandeau virginal sa tête se parait,
Et son bras agitait la bannière flottante.
Sur son front, dégagé du panache vainqueur,
Des lauriers lumineux formaient une auréole.
Alors un saint effroi venant saisir mon cœur,
À genoux j’écoutai sa divine parole.
« Lève-toi, me dit-elle, et reconnais en moi
« La vierge des combats, le sauveur de son roi ;
« Celle qui déserta sa tranquille chaumière
« Pour suivre de l’honneur le périlleux chemin ;
« Celle qui délivra la France prisonnière,
            « Et qui porte encor dans sa main
             « Et sa houlette et sa bannière. »
……………………………………………………
Elle dit, et bientôt, du nuage voilée,
L’héroïne s’enfuit sur la route étoilée.
Je restai seule, en proie à mes nouveaux transports ;
Un céleste pouvoir secondait mes efforts ;
Le Seigneur m’inspirait ; sa divine lumière
Embrasait de ses feux mon âme tout entière,
Et déjà l’avenir était changé pour moi.
Mes yeux entrevoyaient la gloire sans effroi ;
D’un orgueil inconnu je me sentais saisie.
« Guide-moi, m’écriai-je, ô toi qui m’as choisie,
Protège de mon cœur la pure ambition !
Je jure d’accomplir ta sainte mission ;
Elle aura tous mes vœux, cette France adorée !
À chanter ses destins ma vie est consacrée ;
Dussé-je être pour elle immolée à mon tour,
Fière d’un si beau sort, dussé-je voir un jour
Contre mes vers pieux s’armer la calomnie ;
Dût, comme tes hauts faits, ma gloire être punie,
Je chanterais encor sur mon brûlant tombeau !
Oui, de la vérité rallumant le flambeau,
J’enflammerai les cœurs de mon noble délire ;
On verra l’imposteur trembler devant ma lyre ;
L’opprimé, qu’oubliait la justice des lois,
Viendra me réclamer pour défendre ses droits ;
Le héros, me cherchant au jour de sa victoire,
Si je ne l’ai chanté doutera de sa gloire ;
Les autels retiendront mes cantiques sacrés,
Et fiers, après ma mort, de mes chants inspirés,
Les Français, me pleurant comme une sœur chérie,
M’appelleront un jour Muse de la patrie ! »

Il est difficile à une femme de chanter, en vers plus sobres, plus nerveux et plus virils, l’Exegi monumentum de son sexe.

XXV

Le retour dans la patrie, après le voyage en Italie où je l’avais rencontrée, n’est pas exprimé avec moins de simplicité et de grandeur :

……………………………………………………
Que j’aime ces vallons où serpente l’Isère !
Pourtant je les ai vus ces rivages si beaux,
Où le Tibre immortel coule entre des tombeaux !
J’admirai de ses bords la superbe misère ;
Mais les flots sablonneux de ce fleuve agité,
De nos fleuves riants n’ont pas la pureté.
Ce torrent qu’à ses pieds l’Apennin voit descendre,
Et que Rome adora dans ses temps fabuleux,
       Semble, dans son cours orgueilleux,
Des empires détruits rouler toujours la cendre.
……………………………………………………

Voilà le poète ; la femme reparaît à la fin du chant :

J’ai besoin, pour chanter, du ciel de la patrie :
C’est là qu’il faut aimer, c’est là qu’il faut mourir.
Hélas ! si le malheur finit mes jours loin d’elle,
Qu’on ne m’accuse pas d’une mort infidèle :
Jure de ramener dans notre humble vallon
Et ma harpe muette et ma cendre exilée !
Ah ! sous les peupliers de notre sombre allée,
        Une croix, des fleurs et mon nom
     Charmeraient plus mon ombre consolée
        Qu’un magnifique mausolée
        Sous les marbres du Panthéon.

XXVI

La tragédie de Judith, celle de Cléopâtre, élevèrent son style poétique au-dessus de l’élégie, à la hauteur de la scène antique. Des vers tels que ceux-ci dans sa Cléopâtre ont le grandiose d’une scène de Racine. L’âge et l’étude avaient affermi sa main. Qu’on en juge par le tableau de l’Égypte que fait Cléopâtre à sa confidente Iras, dans l’ennui de l’attente d’Antoine.

Cléopâtre.

Iras doute des dieux, mais non de sa puissance.
Il reviendra par mer. Un messager romain
A dû le rencontrer dès hier en chemin.
Deux vaisseaux de César l’attendent dans la rade.
Peut-être il a voulu passer par l’Heptastade,
Afin de recevoir les envoyés au port…
Mais que lui veut César ? Dieux ! S’ils étaient d’accord !
Pour chasser de ses mers l’héritier de Pompée,
Et reprendre sur lui la Sicile usurpée,
Il a besoin d’Antoine… il presse son retour.
Rome, qui me connaît, a peur de son amour…
J’ai hâte de le voir… Oh ! Comme l’heure est lente !
Et que cette chaleur sans air est accablante !
Pas un nuage frais dans ce ciel toujours pur,
Pas une larme d’eau dans l’implacable azur !
Ce ciel n’a point d’hiver, de printemps, ni d’automne ;
Rien ne vient altérer sa splendeur monotone…
Toujours ce soleil rouge à l’horizon désert,
Comme un grand œil sanglant sur vous toujours ouvert.
De ce constant éclat l’esprit rêveur s’ennuie ;
Et moi, pour voir tomber une goutte de pluie,
Iras, je donnerais ces perles, ce bandeau…
Ah ! la vie en Égypte est un pesant fardeau.
Va, ce riche pays, à tant de droits célèbre,
Est pour moi, jeune reine, un royaume funèbre…
On vante ses palais, ses monuments si beaux ;
Mais les plus merveilleux ne sont que des tombeaux.
Si l’on marche, l’on sent, sous la terre endormies,
Des générations d’immobiles momies.
On dirait un pays de meurtre et de remords :
Le travail des vivants, c’est d’embaumer les morts.
Partout dans la chaudière un corps qui se consume ;
Partout l’âcre parfum du naphte et du bitume ;
Partout l’orgueil humain, follement excité,
Luttant dans sa misère avec l’éternité…
Des peuples disparus qu’importent ces vestiges ?
Art monstrueux, je hais tes vains et faux prodiges.
Tout dans ce pays, tout est odieux pour moi ;
Tout, jusqu’à ses beautés, m’inspire de l’effroi ;
Jusqu’à son fleuve illustre, énigme dans sa course,
Dont, depuis trois mille ans, on cherche en vain la source.
Son bonheur même a l’air d’une calamité ;
Car le sombre secret de sa fertilité
N’est pas le don du sol, l’heureux bienfait d’un astre :
Cette fécondité naît encor d’un désastre.
Il faut, pour qu’il obtienne un éclat passager,
Que son fleuve orgueilleux daigne le ravager.
Il perdrait tout, sa gloire et sa fortune étrange,
Si ce fleuve, un seul jour, lui refusait sa fange.
Oh ! C’est triste pour moi d’avoir devant les yeux
Toujours ce fleuve morne aux flots silencieux,
Et, regardant monter cette onde sans rivages,
De mettre mon espoir en d’éternels ravages.

XXVII

Le monologue d’Antoine après la bataille d’Actium a des accents de Corneille.

Actium !… Actium ! Depuis ce jour je pleure…
Implacable destin !… rends-moi, rends-moi cette heure.
Ce moment ne peut-il jamais être effacé ?…
Ne pouvons-nous jamais rien reprendre au passé ?…
Je donnerais ma vie et mes trente ans de gloire
Pour arracher ce jour aux pages de l’histoire !
La gloire, c’était là mon rêve le plus beau,
La gloire qui fait vivre au-delà du tombeau.
Être pour l’avenir un immortel exemple,
Avoir dans son pays une colonne, un temple,
C’était là mon orgueil… et j’étais parvenu
À gravir dans la gloire un sommet inconnu.
Tout jeune, je faisais admirer mon courage ;
Comme un vaillant aiglon, j’aspirais à l’orage…
Ma mère (il m’en souvient, j’étais encore enfant)
Me contait les exploits d’Hercule triomphant…
Au superbe récit de cette noble vie,
Mes yeux brillaient d’orgueil, d’espérance et d’envie ;
Et ma mère joyeuse, en me tendant les bras,
Disait : « C’est ton aïeul, et tu l’égaleras. »
Et moi, j’entrevoyais une sublime tâche !…
Qui t’aurait dit alors que tu couvais un lâche,
Et que ce fils, objet d’un orgueilleux amour,
Dans un combat fameux devait s’enfuir un jour ?…
Il est heureux pour toi de dormir dans la tombe !…
Mais pour grandir Octave, il faut bien que je tombe !…
Ma lâcheté d’un jour fait sa valeur à lui ;
Et s’il a triomphé, c’est parce que j’ai fui.
Ô Cicéron ! Jamais ta haineuse invective
Ne descendit si bas que l’opprobre où j’arrive.
Tu m’accusais d’orgueil, de rêve ambitieux,
D’infâmes cruautés, de vols audacieux,
D’attentats qui souillaient la majesté romaine.
Jouis !… J’ai dépassé les désirs de ta haine !
Triomphe dans ma honte, implacable orateur :
C’est moi qui me suis fait mon propre accusateur !…
……………………………………………………

XXVIII

La force dans la tragédie, une finesse féminine dans la comédie, se révélaient à chacun de ses nouveaux ouvrages. Mais son véritable triomphe était la conversation. Son génie était un de ces génies qu’il faut lire sur la physionomie, dans les yeux et dans le son de voix de l’auteur. Leur meilleur ouvrage, c’est eux-mêmes. Il n’y a pas d’édition de leur esprit qui vaille une soirée passée au coin de leur feu. Hélas ! Nous ne nous y assoirons plus ! De tous ces familiers, ou aimables ou célèbres, que nous y avons aimés, admirés ou entrevus, elle était le lien : le lien brisé, le faisceau s’est dispersé.

XXIX

Il se passa de longues années avant que j’eusse l’occasion de la revoir ; elle avait rempli ces années de bonheur, de vers et de célébrité : des volumes de poésie, des romans de caractère, des articles de critique de mœurs qui rappelaient Addison ou Sterne ; des tragédies bibliques, où le souvenir d’Esther et d’Athalie lui avait rendu quelque retentissement lointain de la déclamation de Racine ; des comédies, où la main d’une femme adoucissait l’inoffensive malice de l’intention ; enfin des Lettres parisiennes, son chef-d’œuvre en prose, véritables pages du Spectateur anglais, retrouvées avec toute leur originalité sur un autre sol : tout cela avait consacré en quelques années le nom du poète et de l’écrivain. Sa jeunesse avait mûri sans rien perdre de sa fraîcheur ; et de plus, par une exception que méritait son caractère, en acquérant beaucoup d’éclat, elle n’avait pas perdu une amitié.

Telle on la retrouve après la révolution de 1830.

Cette révolution troubla sa vie comme elle avait troublé le monde. La jeune femme poète sentit dans son bonheur obscur le contrecoup de la chute des rois. Tout se tient dans ce triste monde ; le nid d’hirondelle est entraîné dans la chute des palais.

M. de Girardin avait créé un grand organe politique, la Presse, puissance d’opinion qui comptait avec les puissances de fait. Mais en même temps qu’il est une puissance, un journal est un tourbillon autour duquel se groupent et s’entrechoquent les ambitions, les passions, les haines et les envies de tout un siècle. La plus affreuse mêlée de sang sur un champ de bataille n’approche pas de cette hideuse mêlée d’encre qui tache les combattants des partis divers dans ces ateliers de la politique. Les noms s’y pulvérisent dans le choc des idées ou des systèmes. Le nom même d’une femme peut être, comme ceux de madame de Staël ou de madame Roland, entraîné sous l’engrenage, et profané jusqu’à l’insulte ou jusqu’à l’échafaud.

Madame de Girardin seule fut préservée de ces éclaboussures des passions par la douce impartialité de son cœur ; elle ne se mêla jamais au combat, pour rester toujours chère aux vainqueurs, secourable aux vaincus. Les hommes les plus opposés à la politique de son journal recherchaient le charme de son salon. C’était un de ces territoires qu’on neutralise pendant la guerre entre deux armées, pour traiter de la paix et de l’amitié future après les hostilités.

Quant à elle, elle se réfugia de plus en plus dans les lettres, pour mieux constater son alibi dans les blessures que les différents partis se faisaient à deux pas d’elle ; aussi ne la rendit-on jamais responsable des amertumes que la plume des écrivains politiques répand dans le cœur des hommes du parti contraire. Elle savait quelquefois s’irriter, jamais haïr.

XXX

Cet asile, qu’elle s’était réservé dans son talent poétique, profitait tous les jours davantage à ce talent. Quelque temps avant la révolution de 1848, elle s’éloigna de Paris au premier murmure de la tempête qui couvait dans les âmes. Elle vint passer une fin d’été dans ma solitude au milieu des bruyères de Saint-Point. Elle écrivait alors avec une verve virile sa belle tragédie de Cléopâtre, dont le style a la solidité et le poli du marbre. Je n’oublierai jamais l’inspiration de son visage et l’émotion de sa voix quand elle nous lisait, le jour, ce qu’elle avait composé la nuit. C’était ordinairement le matin, à l’ombre d’un toit de mousse qui couvre un pan du verger en pente, d’où le regard plane sur une vallée de Tempé, en face de sombres montagnes ; rien n’y troublait le silence, si ce n’est le sourd murmure du ruisseau sous les saules, des bourdonnements d’abeilles dans les sainfoins, et quelques gazouillements de linottes importunes sur les arbres. Ses beaux vers faisaient taire en nous tous ces bruits du dehors ; les insectes cessaient de bourdonner près de la ruche ; son visage, encadré de chèvrefeuille et de vigne vierge, respirait plus de poésie encore que ses vers. Ce furent ses derniers jours de calme ; ce furent aussi les miens. Quelques mois après, nous étions en pleine rue, opérant cette grande évocation de la raison publique, et ce grand sauvetage d’une nation après ce grand naufrage d’un gouvernement.

XXXI

Madame de Girardin était trop Romaine de cœur pour ne pas accepter la république, au moins comme une nécessité de l’occasion ou comme une épreuve du courage. La république seule avait un retentissement d’antiquité. La république à ses yeux, c’était la poésie des événements.

Madame de Girardin n’était d’aucun parti préconçu en politique. Ses instincts non raisonnés, si elle n’avait écouté que l’instinct, l’auraient plutôt reportée de regrets et d’affection vers la Restauration. On est toujours du gouvernement où l’on fut belle.

Elle avait été belle, heureuse, aimée, encensée, sous le gouvernement de ses beaux jours ; elle ne s’était jamais attachée au gouvernement de Juillet. Ce régime avait péri de prosaïsme ; elle sentait l’impossibilité de couronner alors Henri V, mais la possibilité de couronner le peuple s’il avait voulu de la couronne. Le fond de l’opinion de madame de Girardin, c’était le beau ; elle était du parti du beau en toute chose. Rien ne pouvait être plus beau à ses yeux qu’un gouvernement de Périclès en France, gouvernement tenté sans crime après la chute spontanée d’un trône qui n’avait ni tradition ni principe. Ce gouvernement de Périclès défendu par l’unanimité de la nation, conseillé par les talents de toutes les opinions réconciliées dans l’amour de la patrie commune, et présidé fortement par un des meilleurs citoyens, régulateur temporaire de la république, lui souriait. Aussi s’intéressait-elle à cette république naissante, sortant d’une ruine qu’elle n’avait pas faite, pour sauver la nation et l’Europe. Les factions trompèrent ses espérances. La nation n’eut pas la patience qui fonde et qui laisse s’user les difficultés ; elle ne donna pas le temps aux choses qui ne s’enracinent que par un peu de temps.

Mais madame de Girardin montra un courage mâle dans les péripéties de cette révolution. Son mari, qui avait impunément attaqué le premier gouvernement de la république, fut emprisonné par le second. L’épouse fut sublime d’angoisse, de tendresse, d’imploration, de menaces, d’éloquence, en revendiquant ou la liberté de son mari, ou le cachot avec lui. Tout céda facilement à ses larmes ; il y avait erreur et brusquerie, mais non sévice, dans le gouvernement du jour. Les dernières convulsions de la république expirante ne trouvèrent madame de Girardin ni moins résolue ni moins constante. Les secousses avaient ébranlé sa vie, mais non son âme ; elle était à la hauteur de tout, même de l’exil. Madame Roland n’aurait pas mieux su mourir pour son honneur d’épouse ou pour son honneur de poète.

XXXII

À dater de ce jour, elle ferma son cœur aux illusions et sa porte au monde ; elle ne vit plus qu’un petit nombre d’amis de toutes les fortunes. Elle ne travailla plus pour la gloire, mais pour la nécessité. Elle fut fière de se passer de la fortune en se suffisant par son travail.

De grands succès sur la scène récompensèrent son courage ; elle en préparait dans le silence de plus importants et de plus durables. Son esprit observateur et pénétrant ourdissait un de ces grands drames de caractère, qu’elle avait la force de nouer et de dénouer d’une main sûre. Elle étudiait pour cela Balzac, ce Molière intarissable du roman. Son salon, autrefois si peuplé, n’était plus que l’atelier d’un grand artiste.

On l’y trouvait presque toujours seule, la plume à la main, le visage trop pâli ou trop coloré par le feu de la composition. Elle quittait tout pour causer, avec une liberté et une promptitude d’esprit qui faisaient de sa conversation le plus délicieux de ses talents. Toujours rieuse, jamais acerbe, elle ne permettait pas à son esprit de railler jusqu’au sang. Elle avait le cœur brusque, mais bon ; cette brusquerie de son cœur donnait plus de franchise à ses amitiés ; on était plus sûr de sa sincérité en éprouvant ses douces colères. Elle était incapable de flatter, même ses amis.

Ceux d’entre eux qui l’ont vue comme moi dans ces derniers temps, étaient frappés du caractère solennel, majestueux et serein qu’avait contracté sa beauté plus mûre. Elle ressemblait à la Niobé, cette mère des douleurs du paganisme. Elle pleurait les enfants qu’elle n’avait pas eus. Une maternité d’adoption trompait ses regrets. Elle aurait été une grande mère pour un fils, elle aurait eu le lait des lions ; car le trait dominant de son caractère, c’était l’héroïsme.

XXXIII

Rien n’annonçait une décadence dans la vie énergique dont elle paraissait déborder. Ses cheveux étaient aussi touffus et aussi blonds, ses bras aussi beaux, ses traits aussi fins, le regard aussi resplendissant de lumière et d’âme. Le ver était dans le cœur. Elle était allée respirer l’air des bois à Saint-Germain.

Tout à coup on apprit qu’elle se mourait.

Ramenée de Saint-Germain à Paris pour y mourir, où elle avait chanté et aimé, elle parut reprendre haleine un moment sur cette pente du tombeau. La porte de sa maison sur l’avenue des Champs-Élysées s’entrouvrit à un battant pour quelques amis. Je fus du nombre ; j’y courus.

La dernière fois, on me fit entrer dans une petite salle basse du rez-de-chaussée. Elle s’y était réfugiée pour éviter le bruit des ouvriers, qui renouvelaient ses appartements et son jardin. J’y trouvai un jeune écrivain, d’âme sensible et de main magistrale, qui ne rougit ni d’aimer ni d’admirer, Paulin de Limayrac ; une femme qui a perdu son sexe dans la mêlée du génie comme les héroïnes du Tasse, madame Sand. Ils étaient seuls avec elle dans la demi-ombre d’une chambre de malade ; ils parlaient bas ; leurs deux physionomies exprimaient ce sentiment complexe de l’amitié qui veut rassurer, et de la compassion qui souffre et qui doute. J’admirai ce hasard qui réunissait ainsi, dans un espace de quatre pas carrés, quatre âmes de nature diverse presque inconnues les unes aux autres, mais dont chacune avait un empire au dehors sur une région de l’intelligence humaine.

Ces royautés d’esprit, cachées sous les plus humbles costumes, semblaient, devant cette mourante, oublier leurs talents et ne sentir que leur âme. C’est le beau moment des fortes natures. Quand la vie disparaît, toutes les petites passions disparaissent avec elle ; il ne reste que de grandes pensées sous des noms d’hommes ou de femmes, qui secouent la poussière du monde et qui contemplent leur néant en face de Dieu. Auprès du lit d’un mourant il n’y a plus de siècle, il n’y a plus que l’éternité.

XXXIV

Malgré le froid de la saison, une grande porte vitrée était ouverte sur une petite cour fermée de tous côtés par de hautes murailles. Au milieu de cette petite cour, une fontaine en marbre distillait mélancoliquement un filet d’eau sonore ; une pluie fine, semblable à un brouillard liquéfié, tombait froide et sans bruit sur les dalles de la cour. Cette pluie ajoutait au frisson de l’âme le frisson du ciel.

La malade était étendue à demi sur un canapé placé en plein air sur le seuil de la porte-fenêtre, entre la chambre basse et la petite cour, afin que la fraîcheur de l’atmosphère et le bruit de l’eau l’aidassent à respirer plus largement l’air qui manquait à sa poitrine.

Je la trouvai peu changée ; elle avait maigri pendant son séjour à Saint-Germain, mais une coloration plus vive de ses joues, un éclat plus vif de ses yeux, un repos plus visible de ses traits, un timbre plus naturel de sa voix, me remplissaient de l’illusion d’une convalescence. La conversation fut souriante, légère, affectueuse, telle qu’il convient auprès d’un malade qui reprend à la vie, et à laquelle il ne faut donner que ces mouvements doux de l’esprit et du cœur, qui bercent l’âme comme dans ce second berceau de la mort.

Elle y prit part avec cette même élasticité de sentiments et de conversation qui couvrait d’intérêt ou de gaieté même, un fond de tristesse. Nous abrégeâmes la visite, dans la crainte de la fatiguer ; nous nous retirâmes un à un, sans bruit, comme des amis discrets qui emportent une bonne espérance, et qui craindraient de la perdre en se la confiant. Ce fut notre dernier serrement de cœur et notre dernier serrement de mains. Nous apprîmes avec stupeur, le lendemain, qu’elle avait expiré sans faiblesse et sans larmes, entre les regrets qu’elle laissait sur la terre et les espérances qu’elle avait depuis longtemps placées au ciel.

XXXV

Quand le bruit de cette mort se répandit dans Paris, on crut sentir que le niveau d’intelligence, de sentiment et de gloire du siècle avait baissé en une nuit d’une grande âme. Ceux qui ne la connaissaient que de nom la pleurèrent ; ceux qui l’aimaient ne se consoleront jamais.

Ses obsèques furent le triomphe de la douleur publique. Les salons mornes, où tout le siècle avait passé sous le charme de son entretien et surtout de sa bonté, les cours, le jardin, l’avenue même des Champs-Élysées, n’étaient pas assez vastes pour contenir l’immense concours d’hommes de cœur et d’hommes de nom qui se rencontraient, sans s’être concertés, au pied de ce cercueil. Chacun y apportait un tribut, un souvenir, un charme, une piété, presque une reconnaissance ; pas un seul une amertume.

Elle n’avait offensé qu’un seul homme dans sa vie, et c’était pour défendre son mari. Il faut effacer ces vers de ses œuvres, car la plus petite vengeance ne monte pas au ciel avec nous. Mais la sainte colère de l’amour est-elle une vengeance ou une vertu dans un cœur d’épouse ? N’importe, effacez-les. Ce tronçon brisé d’armes politiques ne sied pas sur une tombe de poète, encore moins sur une tombe de femme. Plaire, aimer, pardonner, ce fut toute sa vie : que ce soit aussi toute sa mémoire !

XXXVI

Dans une lettre jointe à son testament, et qui m’est communiquée par sa sœur, il y a une prière et un reproche sorti du tombeau, auquel j’aurais été plus sensible si je l’avais mérité. « Priez, dit-elle à son exécuteur testamentaire, M. de Lamartine d’achever mon poème de la Madeleine, auquel il manque des chants, et qui est celui de mes ouvrages poétiques auquel j’attache le plus de ma mémoire. J’attends cela de son souvenir pour moi. J’ai beaucoup espéré autrefois de l’amitié de M. de Lamartine. Je l’ai trouvé toujours gracieux et bon avec moi, mais jamais complètement dévoué. Cette froideur a été mon premier désillusionnement dans la vie. Quand je serai morte, il ne me refusera pas d’exaucer le dernier vœu de mon cœur. »

Hélas ! La prière arrive trop tard pour être exaucée ; la sève des beaux vers tarit avec le printemps, comme celle des roses. Le poème commencé par une main, achevé par l’autre, ne serait plus qu’un lugubre concert à deux voix, dont l’une est morte et dont l’autre est éteinte. Ce poème religieux s’achèvera par elle dans le ciel. Je n’y toucherais que pour le décorer sur la terre.

Et quant au tendre reproche qu’elle m’adresse du fond de son cercueil sur la froideur et sur la déception de mon amitié pour elle, ce reproche serait pour moi un cruel remords, si ce n’était un malentendu de nos deux existences. Dans la jeunesse, nos cœurs remplis d’autres sentiments ne pouvaient se rencontrer que dans ces inclinations d’esprit un peu tièdes qui ont la température des convenances et non la chaleur des grandes affections. Plus tard, la politique domestique de sa maison, qui n’était pas toujours la mienne, commanda quelques réserves réciproques dans notre intimité. Je la vis rarement, et comme on voit en trêve une amie d’une autre faction entre deux combats. Le respect de ma propre cause me défendait une trop grande assiduité dans son salon. Son nom se confondait avec le nom d’un homme d’idées éminent, souvent bienveillant pour moi, quelquefois hostile à mes amis.

Mais jamais mon amitié réelle, constante et tendre ne souffrit de cette réserve ; et quand nous nous retrouverons dans la sphère des sentiments sans ombre et des amitiés éternelles, elle reconnaîtra qu’elle n’a laissé à personne, en quittant cette boue, une plus vive image de ses perfections dans le souvenir, une plus pure estime de son caractère dans l’esprit, un vide plus senti dans le cœur, une larme plus chaude et plus intarissable dans les yeux.

Mais reprenons l’entretien littéraire que cette larme a trop interrompu.

Lamartine.

Épilogue du IIe entretien

Je prie ceux de mes honorables abonnés qui me permettent de voir en eux une famille d’amis, et qui m’adressent des lettres d’affection si nombreuses et si émues, de recevoir ici l’expression collective de ma reconnaissance. Je recueille leurs lettres comme des monuments de consolation dans le travail. J’y répondrai individuellement, aussitôt qu’un peu de loisir me permettra de dérober à ces heures de labeur quelques heures de plaisir. En attendant, qu’ils sachent que je les lis, et que je m’écrie souvent en les lisant, et en sentant palpiter leur âme à travers la page : il y a des cœurs en France ! J’en voudrais avoir mille pour l’aimer comme elle mérite d’être aimée par ceux qu’elle aime !

Al. de Lamartine.