Chapitre VIII,
les Perses d’Eschyle.
I. — Les Guerres médiques ressuscitent le théâtre grec.
Nous ne croyons pas avoir trop manqué aux règles de la proportion, en traversant les guerres médiques pour arriver aux Perses d’Eschyle. Ce long chemin est le seul qui mène au point de vue d’où l’on découvre sous leur vrai jour, non point seulement cette tragédie isolée, mais encore tout le théâtre d’Athènes. Les guerres médiques sont les Propylées de ce monument chargé de chefs-d’œuvre. Sans elles, comme nous l’avons dit, le Drame grec aurait été détruit sur ses fondations. Il renaquit et il vécut de leur héroïsme, de l’air d’enthousiasme qu’elles soufflèrent sur la Grèce, et qui fut son élément pendant tout un siècle. Ce ne fut point seulement son génie qu’elles fécondèrent, mais la substance même de ses œuvres. Pour la première fois depuis Troie, les races de l’Hellade s’étaient ralliées sur les mêmes champs de bataille ; pour la première fois aussi, leurs traditions dispersées se rassemblèrent dans l’unité d’un même art. Ce fut désormais un trésor commun où la Muse tragique vint puiser l’or et l’ivoire, le bronze et le marbre de ses créations. Plus de légendes strictement locales, de mythes enracinés sur un point du sol, de héros poliades internés dans les remparts d’une cité ou dans l’horizon d’une tribu. Toutes les fables éparses du monde hellénique viennent, d’Argos ou de Thèbes, de Delphes ou de Corinthe, se transfigurer sous le ciel d’Athènes, et s’élever à la vie de l’art. Le théâtre devient le rond-point sublime des mille sentiers de la Grèce.
Cette renaissance du théâtre, après les deux guerres, fut d’une fertilité prodigieuse. L’action dramatique reproduisit les exploits de l’action guerrière. C’est presque par centaines que se comptent les tragédies des trois poètes qui, tour à tour, régnèrent sur la scène. Les émules et les concurrents qui leur disputaient, et parfois leur enlevaient la couronne, n’étaient pas moins féconds en œuvres. Les tragédies encore vivantes de la délivrance suscitèrent des drames pleins de leur flamme et de leur esprit. Les hauts faits du présent réveillèrent les légendes épiques du passé. Chaque combattant de Marathon et de Salamine produisait un héros de plus sur la scène, le mort légendaire renaissait du vivant illustre. Si le théâtre athénien domina et inspira tous les autres, c’est qu’Athènes avait été l’âme de ces grandes luttes ; c’est que seule elle avait eu l’idée d’une Patrie commune se levant en masse contre les Barbares, et que cette patrie était née des efforts magnanimes qu’elle fit pour la concevoir. Ayant eu Miltiade, Thémistocle et Xantippe, Athènes méritait d’avoir Eschyle, Sophocle et Euripide. Ces trois grands poètes sont, à leur façon, fils de Salamine. Eschyle y combattit, Sophocle dansa autour de ses trophées, Euripide naquit le jour de la bataille.
II. — La tragédie des Perses. — Les Fidèles. — Atossa. — Les reines-mères de la Perse.
Ce fut sept ans après Salamine qu’Eschyle composa les Perses, la première de ses tragédies qui soit venue jusqu’à nous, la seule de tout le théâtre grec dont l’action soit contemporaine. C’est aussi celle où, plus que dans aucune autre, il a mis son âme. Le poète avait combattu les combats qu’il chante, il y avait brandi la lance et versé son sang. Il semble qu’on le voie assis sur une plinthe, un glaive à ses pieds, gravant son drame sur l’airain de sa cuirasse dégrafée. Les Perses, a-t-on dit, sont un hymne plutôt qu’un drame, une cantate déguisée en tragédie, qui n’en a que le costume et le masque. Mais l’hymne manié avec cette puissance, a son action comme la tragédie ; il suffisait à des âmes plus jeunes, à des esprits plus vibrants et plus résonnants que les nôtres. La corde de l’ode frappée par la main d’Eschyle, rend toutes les notes de terreur et de pitié, d’émotions et de gradations qui composent la lyre dramatique. Ce mode enthousiaste s’accordait d’ailleurs à l’état des âmes encore tout exaltées du triomphe. Si l’on juge des Perses par l’effet produit, quelle tragédie excita jamais de pareils transports ! Le goût moderne juge monotones ces plaintes redoublées, ces longs chants de deuil. Des voix lointaines lui répondent à travers les siècles, celles des spectateurs qui, au sortir du théâtre, couraient frapper sur les boucliers pendus aux portes des temples, en criant : « Patrie ! Patrie ! »
Athènes n’admettait pas ce que nous appelons l’actualité dans la tragédie. Elle réprouvait l’infortune et la gloire même transportées toutes vives sur la scène. — On a vu Phrynicos châtié pour y avoir porté la Prise de Milet. — Le lointain faisait partie de son idéal, l’antiquité était la perspective de son art. Dans un sujet comme celui des Perses, la Démocratie athénienne, justement soupçonneuse après Pisistrate, n’aurait pas supporté, du reste, les victoires du peuple personnifiées par des chefs, sur le piédestal de la scène. Elle répugnait à l’apothéose d’où pouvait surgir un tyran. Athènes récompensait dignement ses grands citoyens avec des éloges publics et des couronnes de feuillages, des inscriptions sur les stèles et des bustes sous les portiques. Mais Thémistocle ou Aristide exhaussés, de leur vivant, sur la hauteur du cothurne, divinisés par le chant tragique, absorbant en leur personne, par l’unité de l’action, les exploits de tous ! — la plage du Pirée n’aurait pas eu assez de coquilles pour l’Ostracisme qui aurait puni cette exorbitante ovation. Applaudis peut-être pendant la durée du drame, ils auraient été bannis sûrement après.
Cette règle dramatique sortant de la raison politique, était inviolable ; Eschyle tourna l’obstacle par un mouvement inspiré. Ne pouvant donner à sa tragédie le recul du temps, il lui donna l’éloignement du lieu ; il la transporta de Grèce en Asie, et retourna la victoire en la faisant apparaître sous la face du désastre au peuple vaincu. Le coup direct fut remplacé par le contre-coup. Transposition superbe qui n’affaiblit pas l’impression. Le reflet, dans son drame, est aussi éclatant que l’aurait été l’action immédiate, l’écho retentit autant que la voix. Le revers du triomphe, déployé du côté de l’ennemi sous l’aspect de la catastrophe, rehausse sa splendeur. C’est en acclamations d’allégresse que les lamentations des Perses se répercutent dans le théâtre d’Athènes. Le poète va remplir, à Suse, le casque de Pallas des larmes brûlantes du vaincu ; il le rapporte au vainqueur et le lui fait boire à longs traits.
La scène est donc à Suse, devant le palais des rois, en face du mausolée de Darius. L’imagination peut le restituer d’après les ruines de celui de Cyrus, qu’on voit encore à Pasargadès : — autour du sarcophage écroulé, cinq piliers énormes sur lesquels est sculptée la figure du Roi, divinisée par les quatre grandes ailes des Amschaspands célestes. Ormuzd plane sur sa tête et la couvre d’un geste de bénédiction.
Au pied du tombeau vénéré se range le Chœur des Fidèles, le grave Divan des vieillards chargés par le Roi de gouverner la Perse pendant son absence. Ils se nomment et s’annoncent eux-mêmes, comme les personnages de nos peintures primitives par les phylactères qui pendent de leurs bouches — « Ceux que vous voyez ici, ce sont les Fidèles. Nous sommes les gardiens de ces demeures remplies d’or : le roi Xerxès, notre seigneur, nous a confié la garde de son royaume, les autres Perses étant partis pour attaquer la terre de l’Hellade. » Ce sont bien, en effet, les custodes d’un empire vide ; une sensation lugubre d’isolement attriste leur chant : on les voit errer par la ville déserte, comme dans le lit d’un fleuve desséché. L’Asie a perdu sa fleur et sa force, la guerre a enlevé sa jeunesse dans un tourbillon. L’angoisse commence▶ à troubler les âmes de ces sages. Pas plus de nouvelles de l’armée bruyante partie l’autre année, que d’un torrent perdu dans les sables. Aucun courrier, aucun cavalier n’est encore venu réjouir la ville royale d’un cri de victoire. Le Chœur chante pour se rassurer, dans l’obscurité de son inquiétude ; il glorifie l’armée disparue. Le dénombrement d’Hérodote repasse dans ses strophes, à l’état lyrique : les troupes de pied et les cavaliers, les chars et les navires, les archers et les rameurs innombrables. Au-dessus de ces foules confuses surgissent quelques noms de chefs secouant, comme des panaches, de grandes épithètes : Mégabaze et Astapès « à l’aspect farouche », Artembarès, « roi des combats équestres », Imaios « le sagittaire infaillible », Sosthanès « l’agitateur des chevaux », Arcteus et Métrangathès « roulant en tête de leur mille quadriges ». — « Toute l’Asie, armée de l’épée, marche ainsi, sous le commandement redouté du Roi ». Ce Roi qui leur manque, les vieillards l’exaltent pour raffermir leur espoir, ils se le retracent sous la figure surhumaine des colosses postés aux avenues du palais : — Il est semblable à un dieu, « Fils de la Pluie d’or » : il a « l’œil sanglant du Dragon » ; des chefs inexpugnables lui servent d’appui. Monté sur son char syrien, il pousse devant lui des millions de bras et des milliers de rames. Déjà il a passé au cou de la mer un joug de nefs liées par des cordes et fixées par des clous d’airain. Qui donc résisterait à l’irrésistible ? — Mais ils ont beau louer et beau déifier, leur dithyrambe a peur, et l’hyperbole tremble sur leurs lèvres. Ils se rappellent la Divinité jalouse de la prospérité des mortels, ses pièges dont « aucun bond ne peut dégager l’homme pris aux rets inévitables ». — Anxiété poignante ! Qui l’emportera de la flèche rapide ou de la lance acérée ? — « En attendant, chaque lit pleure, dans Suse, l’époux absent, et les femmes perses se désolent, ayant perdu les héros, compagnons armés de leurs nuits. »
Ce grand chœur est le prélude de la symphonie funèbre qui va suivre ; tous les contrastes s’y heurtent, toutes les alternatives s’y balancent ; son rythme est celui de l’oscillation. Confiance ébranlée par le doute, rayonnements d’orgueil éclipsés par les ombres des calamités pressenties, questions encore sans réponse jetées au Destin qui galope, peut-être en ce moment, vers la ville, sous la chlamyde volante d’un courrier. C’est un tumulte d’impressions contraires, pareil à ces ouvertures de tragédies lyriques où des changements à vue de sonorité éclairent et assombrissent tour à tour l’orchestre orageux.
Voici venir la reine Atossa, saluée par les Fidèles, comme l’idole-mère, avec les formules pompeuses de l’adoration monarchique : — « L’Astre s’avance, éclatant comme l’œil des dieux, la Mère du Roi, notre Reine. Prosternons-nous !… » — L’étonnement méprisant que l’homme de l’Europe éprouve, lorsqu’il lit, dans une relation de voyage, les litanies de titres serviles prodiguées aux Shahs de la Perse moderne, les Grecs devaient le ressentir plus vivement encore en entendant ces adulations emphatiques. Eux les naturels et les simples, pour qui aucune grandeur n’excédait la stature humaine, et qui, dans l’âge même de leurs monarchies héroïques, voyaient les rois d’Homère traités par leurs guerriers comme des compagnons couronnés. Quand un homme de l’Iliade appelle Agamemnon « Pasteur des peuples », ou « Atride qui commande au loin », il a épuisé la louange, son encensoir est éteint.
Fille de Cyrus, veuve de Cambyse, femme de Darius et mère de Xerxès, Atossa, jusqu’au retour de son fils, représentait aux Grecs, dans le drame d’Eschyle, la Perse incarnée. Elle occupait une grande place dans leur ressentiment et dans leur mémoire. C’était elle qui avait envoyé l’armée de Darius lui chercher des servantes en Grèce. Quelle joie orgueilleuse pour Athènes de la voir paraître, déjà soucieuse, bientôt accablée ! Sans Marathon et sans Salamine, son souhait insolent eût été sans doute accompli. Dans ce même palais de Suse, un poète aurait pu montrer les nobles vierges des Panathénées, marchant derrière la vieille reine, en habits d’esclaves, le parasol ou le chasse-mouches à la main.
Ces Sultanes-Validés de la Perse antique régnaient absolument sur leurs fils. — « Atossa pouvait tout », dit quelque part Hérodote. — Elles les tenaient, non point seulement par le lien filial, mais par l’éducation corruptrice que Platon a signalée dans ses Lois, par les mystères et les traditions du règne précédent, par l’impunité assurée d’avance à leurs crimes. L’exécution d’une épouse ou d’une concubine était et est encore un accident ordinaire dans le régime des harems ; mais on ne touche pas à la mère absoute, quoi quelle fasse, de tout châtiment. Cruelles, pour la plupart, atrocement jalouses de toute rivalité intérieure, ces mères des rois iraniens remplissaient le sérail d’abominations. On dirait une dynastie de Furies. — Amestris, la veuve de Xerxès, vieille et craignant de mourir, fait enterrer vifs quatorze enfants de race noble, « afin de racheter son salut du Dieu qui règne sous la terre ». Hérodote raconte encore d’elle une horrible histoire. L’usage était que le jour de la naissance du roi, toute requête présentée pendant le festin dût être accordée. Elle demande qu’il lui livre une belle-sœur qu’elle haïssait, lui fait couper les narines, les oreilles, les lèvres, la langue, les mamelles qu’elle jette aux chiens, et renvoie à son mari ce reste sanglant qui palpite encore. — Parysatis, mère d’Ataxerxès Memnon, veut se venger de ceux qui ont pris part à la mort de son fils Cyrus, frère révolté contre son fils régnant, et tué dans la bataille qu’il lui a livrée. Artaxerxès a honoré et récompensé les hommes qui l’ont délivré du rebelle ; elle attend l’occasion et guette ses victimes. Mithridate a frappé le premier Cyrus ; elle l’accuse sur un propos de table, de haute trahison, et le fait condamner au supplice des auges, cet affreux chef-d’œuvre de l’art des tortures. Masabatès, l’eunuque favori du roi, se vantait d’avoir coupé la tête du jeune prince : elle propose à son fils une partie de dés, perd du premier coup mille dariques, demande sa revanche. L’enjeu sera cette fois un eunuque au choix. Elle gagne et réclame Masabatès. Tandis qu’Artaxerxès croit qu’elle le prend à son service comme un bon esclave, Parysatis appelle les bourreaux qui l’écorchent vif, fait crucifier son corps, et tendre sa peau sur des pieux. Le roi s’indigne et s’emporte, elle rit et répond : « Tu as bonne grâce de te fâcher de la sorte, pour un méchant eunuque décrépit, tandis que moi qui ai perdu mille dariques, je prends patience et me tais. » Plus tard, elle invite Statira, la femme de son fils, à souper. On sert un oiseau appelé Ryndacki, gibier exquis, presque fabuleux : il passait pour ne se nourrir que de rosée et de vent. Parysatis le découpe avec un couteau dont la lame est empoisonnée d’un côté, mange la portion saine, et présente à la reine la tranche imprégnée du venin. Statira meurt dans des convulsions. Artaxerxès fait écraser la tête des cuisiniers sous une pierre, il exile sa mère à Babylone ; mais elle est bientôt rappelée.
Telles étaient les reines-mères de la Perse. Le Sérail, comme la zone torride dont, au moral, il a le climat, a toujours engendré des monstres.
III. — Le songe d’Atossa. — Qu’est-ce qu’Athènes ? — Arrivée du Messager. — Récit du désastre. — Bulletin de Salamine.
La Reine sort du palais, aussi soucieuse que les vieillards qu’elle vient consulter. Le sort de son fils la tourmente, l’attente de son retour la consume. Il y a dans le Chant de Déborah, la Prophétesse d’Israël, une autre mère de roi qui s’inquiète de ne pas voir son fils revenir, et qui se penche à la croisée du harem, l’oreille tendue aux bruits du désert. — « Elle regarde par la fenêtre et gémit, — elle crie à travers le grillage : — Pourquoi son char tarde-il à venir ? — Pourquoi les roues de ses chariots roulent-elles si lentement ? — N’aurait-il pas trouvé du butin à faire et à partager ? — Une jeune fille, deux jeunes filles pour chaque capitaine. — Et des vêtements de couleur pour Sisera, — des vêtements à doubles broderies, pour orner l’entrée du triomphe. » — Tandis qu’elle berce, en chantant, son souci, une femme s’approche de Sisera endormi, prend une cheville de la tente, et l’enfonce d’un coup de marteau, dans son front, — « Entre ses pieds, il tombe, s’agenouille, s’étend. — Entre ses pieds, il s’agenouille, tombe : — où il s’agenouille, là il tombe mort. »
Un Songe effrayant a visité Atossa, et la pousse en sursaut hors du lit nuptial où Darius dormait jadis avec elle. Les Songes d’Eschyle étaient célèbres dans l’antiquité. Ceux qui nous restent sont d’une sublimité formidable. Vrais géants du royaume des Ombres, il semble que les portes d’ivoire et de corne de la fable grecque aient dû s’exhausser pour leur livrer passage : la Bible seule en a d’aussi grands. Nullement confus pourtant dans leur mystère fatidique, modelés sur le fait ou sur l’expiation qu’ils prédisent, avec les hauts reliefs du symbole : on dirait des marbres terribles voilés par la nuit. Tel le Songe qu’Atossa raconte, mêlé d’étrangeté orientale et de beauté hellénique : il donne l’idée d’une sculpture persépolitaine que l’art grec aurait retouchée. — Deux femmes richement vêtues, l’une de la tunique dorienne, l’autre de la robe persane, lui sont apparues, plus belles que les femmes qui vivent maintenant, au-dessus d’elles par la majesté de leur taille. La première venait de l’Asie et la seconde de l’Hellade ; sœurs d’une même race, mais sœurs ennemies. Elles semblaient se quereller et prêtes à se battre, — « Mon fils, voyant cela, s’efforçait de les apaiser. Il les attela toutes deux à son char, et il ploya leurs cous sous les mêmes courroies. L’une redressait orgueilleusement sa tête, fière du harnais comme d’une parure, et sa bouche se prêtait au frein. L’autre se cabrait indignée ; elle rompait les brides de ses mains, et ses bonds fracassaient le char. Elle cassa le joug par le milieu, arracha les rênes ; le char roula sous ses secousses, et mon fils tomba. Et son père Darius était là, qui s’apitoyait sur sa chute, et dès que Xerxès le vit, il déchira ses vêtements. »
Ce n’est pas tout : effrayée de ce rêve sinistre, Atossa s’est réfugiée au sanctuaire d’Ormuzd pour y sacrifier, et tandis qu’elle offrait au dieu le gâteau de farine, un aigle s’est abattu sur l’autel. Au même instant, un épervier s’est rué sur lui, et il lui déchirait la tête de ses ongles, et l’aigle se laissait faire, engourdi d’effroi. — Présage redoutable ; l’aigle figurait l’emblème et l’âme même de la Perse ; elle s’était personnifiée dans l’oiseau sublime qui seul pouvait fixer le soleil, regarder son Dieu face à face. Atossa se rassure pourtant : après tout, son fils n’est-il pas le maître ? au-dessus des revers comme des triomphes, la fortune ne peut rien sur lui. Elle proclame à sa manière le droit divin du despote indiscutable et irresponsable, — « Certes, sachez-le, mon fils, s’il réussit, sera le plus glorieux des héros ; vaincu, il n’aura nuls comptes à rendre. Et, s’il survit, il régnera comme auparavant sur cette terre. » — Trait profond et savamment aiguisé : sous la mère alarmée et qui allait attendrir, Eschyle laisse percer l’arrogance de la royauté asiatique ; il lui fait prononcer des mots odieux aux âmes et aux oreilles libres : la pitié s’éteint à peine excitée.
Quel est-il ce pays que son fils est allé soumettre ? Atossa ne s’en rend pas distinctement compte. Le Sérail est isolé comme le cloître ; la nuit de l’ignorance s’ajoute à l’ombre des treillages pour l’enténébrer. Le monde finit à ses hautes murailles où les archers veillent sur les plates-formes. Ce sombre Éden des voluptés du maître séquestre ses Èves, il ne donne sur aucune vue du dehors. Au-delà, l’Empire comprenant la terre du soleil ; plus loin des régions obscures, des peuples confus, de plus en plus étranges, de moins en moins visibles, qui se perdent dans l’Occident nébuleux. Darius demandait, après l’incendie de Sardes, ce que c’était qu’Athènes ; sa veuve peut donc faire la même question aux Fidèles. C’est alors qu’éclate ce dialogue où la louange de la cité de Pallas sort d’un tour si imprévu et si fier ; Atossa interroge et les réponses retentissent comme des coups de ciseau taillant une statue superbe. De vers en vers, trait par trait, une figure se forme et s’élance, révélant à la reine barbare la fière beauté d’une race libre.
— « En attendant, amis, où dit-on qu’Athènes est située ? » — « Bien loin d’ici, vers le couchant, sous les derniers feux du Soleil roi. » — « Et c’est la ville dont mon fils a si grand désir de faire la conquête ? » — « L’Hellade alors lui serait soumise tout entière. » — « Ont-ils donc une si grande armée ? » — « Une armée assez grande pour avoir fait aux Mèdes bien des maux. » — « Et que possèdent-ils encore avec cette armée, de grandes richesses ? » — « Une source d’argent tout ouverte, trésor de la terre. » — « Est-ce de l’arc et des flèches que leurs deux mains sont armées ? » — « Nullement, ils ont l’airain de la lance tendue, l’abri du bouclier. » — « Quel roi les gouverne ? Quel est le maître de cette armée ? » — « Ils ne sont esclaves ni sujets d’aucun homme vivant. » — « Comment donc font-ils pour soutenir le choc de leurs ennemis ? » — « Comme ils ont fait autrefois en détruisant la grande armée de Darius. » — « Tu donnes tristement à réfléchir aux mères de ceux qui sont partis. »
Quels transports devait soulever cette louange de la patrie arrachée à des voix serviles ! C’est dans le palais même du Grand Roi, au milieu de son sénat avili, en face des colosses monstrueux qui divinisent sa puissance, qu’Eschyle dresse l’image d’Athènes invincible et libre. Jamais l’orgueil d’un peuple ne fut plus magnifiquement encensé.
Il arrive enfin, le Messager si anxieusement attendu, et c’est comme si le spectre meurtri de l’armée rentrait dans l’Empire, et l’inondait du sang de ses vastes plaies. Toutes les nations frappées par la fortune ont connu, hélas ! cette clameur soudaine de la catastrophe. Au milieu des nuages grossis d’une immense angoisse, le tonnerre du désastre éclate, non par roulements intermittents, mais d’une explosion large et brusque d’où tombent pêle-mêle les calamités. Écrasements d’armées, redditions de villes, flottes englouties, frontières envahies. Ni répits ni trêve, ni reprise d’haleine : la foudre, en un coup, dit son dernier mot. C’est cette clameur de panique que pousse le Messager arrivant à Suse : — « Ô vous toutes, villes de l’Asie ! Ô Perse, port immense où s’amassaient les richesses ! Cette grande prospérité a péri d’un seul coup, et la fleur du royaume a été tranchée ! Malheur à moi de raconter le premier tant de maux ! Ô Perses ! l’armée entière des Barbares a péri ! » — A cette voix retentissante comme un fracas d’écroulement, le Chœur part d’un cri qui ne va plus s’arrêter. Consterné du choc, il n’interroge même pas d’abord le messager de malheur. Ce n’est que par les indications rapides mêlées à sa nouvelle haletante, qu’il apprend que la défaite est un désastre de mer, et « que les cadavres des siens roulent dans les flots de Salamine, parmi les agrès fracassés. » Alors il maudit Athènes qui « fait tant de femmes perses sans enfants et veuves » ; et la foule, assise sur les gradins du théâtre, devait acclamer cette imprécation ; car il n’est pas pour un peuple de flatterie pareille à l’anathème d’un ennemi vaincu.
Nous avons parlé des silences d’Eschyle et de leur sombre éloquence, ils suivaient ses grands foudroiements. Dans presque tous ses drames, sous l’éclat d’un malheur subit, le personnage frappé se changeait subitement en statue béante, retournée vers une ville en flammes ou des enfants massacrés. Atossa s’est tue jusqu’ici, stupéfiée dans une idée fixe. Au milieu de l’armée détruite, qu’on vient d’étaler sous ses yeux, sa pensée ne cherche qu’un homme. Est-il mort ? a-t-il survécu ? L’angoisse est trop forte pour qu’elle ose adresser au Messager une question directe ; elle glisse cet homme dans une foule sur laquelle elle l’interroge craintivement. D’un mot, il va l’en retirer mort ou vif. — « Malheureuse ! je reste sans voix, accablée. Cependant, il faut bien que les hommes subissent les maux envoyés par les Dieux. Dis-nous donc tout. Dis-nous ceux des chefs qui vivent encore et ceux que nous avons à pleurer. Qui, parmi ceux portant le sceptre, ont laissé leur armée sans commandement ? » — Le Messager la comprend : — « Xerxès vit et voit la lumière. » — L’égoïsme de la mère éclate en un cri de joie : — « C’est une lumière que tu apportes dans ma maison, avec cette parole ! un jour radieux dans une nuit noire ! »
Xerxès vit donc, mais que de chefs sombres sous les flots du détroit terrible ! Le Messager les compte un à un ; ils roulent, en quelque sorte, dans son énumération tumultueuse, traversés d’une lance, précipités de leur nef, heurtant de la tête l’âpre côte : Artembarès, Dadacès, Ténagon, Lilaïos, Amestris, Arsamès, Argestès, Arcteus, Artamès, Amphistreus, Sisamès, le mage Arabos, et Syennésis, « le premier par le courage », et Matallos de Chrysa, le maître de la cavalerie noire, « dont le sang a teint en pourpre sa barbe hérissée ». Cela rappelle ces « Passages de la Mer Rouge » des anciennes fresques, où l’on voit des têtes à couronnes, des visages crispés et grimaçants sous leurs casques, flotter par places, hors des vagues. — Mais un poète grec ne peut s’empêcher de faire sourire la guerre même. Homère est plein, dans l’Iliade, de comparaisons pastorales qui adoucissent ses carnages. Au fort des mêlées, une image agreste métamorphose subitement les armées aux prises, « en un essaim abondant de mouches qui bruissent autour de l’étable du berger, lorsque le lait coule dans les vases ». Elles rappellent encore au poète, quand elles s’entre-choquent dans la poussière, « les pailles à travers les aires sacrées où vannent les vanneurs ; tandis que la blonde Déméter séparant à leur souffle le grain d’avec sa dépouille, on voit tout alentour les paillers blanchir. » Ici ce n’est qu’un mot, une épithète mélodieuse, « Salamine, l’île nourricière des colombes » ; mais la scène de massacre en est un instant éclaircie. Un long roucoulement se mêle à ses râles ; le golfe sanglant reflète un vol de ramiers effrayés, qui s’égrène dans l’azur de l’air.
« Voilà ceux dont les noms me reviennent », — dit le Messager en terminant son appel funèbre, — « mais je ne t’ai dit que très peu de nos pertes qui sont innombrables. » Alors Atossa lui demande de raconter l’action plus au long. A ce moment, par une substitution invisible, mais qu’un changement d’acteur n’aurait pas rendue plus frappante, le Perse disparaît, ou, pour mieux dire, une transformation intérieure s’accomplit en lui. C’est l’âme joyeuse d’un guerrier grec qui passe dans son être, qui s’en empare et qui le possède, et qui lui fait chanter, sur un ton de fête, ce qu’il devrait balbutier avec des sanglots. Au lieu de l’échappé de la défaite qui se lamentait tout à l’heure, on croit entendre un héraut radieux, lancé par une armée victorieuse, qui tombe, comme du ciel, sur la place publique, et raconte sa délivrance au peuple resté dans la ville, en jetant au pied d’un autel des faisceaux de palmes. Le Choeur des Fidèles pourrait lui dire comme le roi de Moab au Balaam de la Bible : — « Que fais-tu donc ? Tu étais venu pour faire des imprécations contre mon ennemi, et voilà que tu le bénis ! » — Et le Messager pourrait lui répondre comme le prophète Édomite : « Puis-je dire autre chose que ce qu’un dieu me met sur la bouche ? » C’est bien un dieu, en effet, qui lui dicte ce bulletin lyrique, rapide comme la victoire qu’il décrit, clair comme le jour qui l’illumina.
Le Messager dit d’abord la ruse de l’esclave envoyé par Thémistocle à Xerxès, pour lui porter le faux avis de la fuite des Grecs, le roi affermi dans sa présomption, et donnant l’ordre à sa flotte de cerner les passes du détroit ; puis le repas du soir, les exercices nocturnes des équipages, et la tranquille évolution des navires perses étendant, le matin, leurs lignes, pour capturer dans une étreinte la flotte adversaire. C’est alors que se déploie, sous la lumière d’un chant rayonnant, la plus belle bataille navale de l’antiquité. — Le Jour se lève, poussant ses chevaux blancs dans le ciel, et son premier rayon fait jaillir par mille voix, de la flotte hellène, le Pœan sacré. Les rochers de l’île en sont ébranlés, et la trompette « qui embrase tout » excite la fureur. Les avirons battent la mer qui bouillonne, et les vaisseaux d’Athènes apparaissent, en bon ordre, gardant les espaces fixés, l’aile droite en avant, comme celle d’un aigle fondant sur une proie. Un chant immense part des trirèmes et monte jusqu’aux nues : — « Ô fils Hellènes, allez ! Délivrez la patrie, vos enfants, vos femmes, et les temples des dieux de vos pères, et les tombeaux de vos ancêtres ! Maintenant c’est le combat suprême ! » Les cris guerriers de la Perse roulent vers l’hymne grec comme pour l’étouffer, et les flottes, d’un élan, se jettent l’une sur l’autre.
« Au premier choc, le torrent de l’armée persique ne se rompit pas ; mais quand la cohue de nos nefs fut resserrée dans les passes étroites, au lieu de s’entr’aider, elles s’entretuèrent de leurs proues d’airain, et les rangées des rames pendaient brisées sur les flots. Les nefs grecques nous enveloppent par une manœuvre habile, et percent les nôtres qui tombent sur le flanc. La mer se couvre d’épaves et de corps morts, les côtes et les écueils regorgent de cadavres. L’armée des Barbares s’enfuit en désordre : à coup d’avirons brisés, de bancs de rameurs fracasses, les Perses sont écrasés comme des thons pris au filet, et la mer roule au loin des voix désespérées, des cris de détresse. Enfin l’œil de la Nuit noire se fermant, nous abrita sous son ombre. Je mettrais dix jours à te raconter la multitude de nos maux, que ces dix jours entiers ne suffiraient pus. Mais, sache-le, jamais, en un seul jour, tant d’hommes ne sont morts. »
Et il reprend, après les exclamations désolées d’Atossa, son rapport lugubre. Cette marée montante de douleurs ne cesse d’enfler et de croître, submergeant tout ce qui reste d’espoir. La destruction qui semblait arrivée à sa limite extrême, a toujours un degré de plus à franchir. Maintenant c’est l’épisode de Psytallie qu’il raconte, la petite île « hantée par Pan, et qu’il couronne de ses danses ». Xerxès, avant le combat, y avait débarqué l’élite de sa garde, chargée d’exterminer les naufragés de la flotte hellène qui l’aborderaient à la nage, au sortir de leurs vaisseaux chavirés. Le guet-apens s’est retourné, l’embuscade a fait volte-face.
« En effet, quand un dieu eut donné la victoire aux Grecs, le même jour, tout couverts d’airain, ils sautent de leurs vaisseaux, cernent l’île entière : plus d’issue pour fuir. Et les Perses tombaient sous une grêle de pierres, sous les flèches décochées par les nerfs des arcs. Enfin les assaillants, se ruant d’un seul bond, les taillent en pièces, les égorgent, jusqu’à ce que tous aient perdu la vie. Et Xerxès gémit, penché sur ce gouffre de maux ; car il s’était assis au bord de la mer, sur un haut promontoire, d’où il pouvait voir toute l’armée. Puis il déchira ses vêtements, poussa de grands cris, et il envoya l’ordre à l’armée de terre de se retirer, et lui-même soudainement prit la fuite. Tel est ce nouveau désastre que tu peux pleurer comme le premier. »
Ce n’est pas tout ; le linceul déroulé qu’on croyait cette fois à bout, se rallonge démesurément. Il ne passe plus maintenant hors de ses longs plis que la tête épargnée du Roi et quelques membres mutilés de l’armée détruite. Après la défaite, la retraite à travers les grands pays dévastés : un désert de faim et de soif dévore, groupe par groupe, les hordes éparses qui se traînent dans sa lugubre étendue. Quand on arrive au bord du Strymon, on trouve qu’un hiver précoce a, d’un jour à l’autre, gelé son courant. Ce pont de glace, construit par les vents, paraît d’abord un secours d’en haut.
« Alors, plus d’un qui auparavant niait qu’il y eut des dieux, pria et adora le Ciel et la Terre. Quand l’armée eut fini ses actions de grâces, elle traversa cette voie glacée ; et ceux des nôtres qui purent passer, avant que le dieu lançât ses rayons, eurent la vie sauve. Mais bientôt l’orbe ardent du soleil échauffa le milieu du fleuve et rompit ses blocs, et tous roulèrent les uns sur les autres, et les plus heureux furent ceux qui furent engloutis le plus vite. Ceux qui survécurent se sauvèrent à grand’peine à travers la Thrace ; mais bien peu sont revenus dans les foyers de la patrie. Que l’Empire gémisse, regrettant sa très chère jeunesse ! Voilà la vérité, mais je n’ai point dit tous les maux dont un Dieu a accablé les Perses. »
IV. — Évocation de Darius. — Le sacrilège du détroit. — Prédiction de L’Ombre.
Un seul remède à de si grands maux : frapper aux portes du tombeau, évoquer Darius, le roi tutélaire qui fit la Perse si grande et la maintint si puissante, l’avertir que l’Empire chancelle et rappeler au secours. Tandis qu’Atossa va préparer dans le palais les breuvages qui réveillent la mort, le Chœur reprend ses Thrènes désolées. Il pleure sur l’Asie dépeuplée, sur tant de héros « mangés par les Muets de la mer incorruptible ». Une strophe douce comme une fleur, se détache de son triste psaume, et tombe sur « les lits aux molles draperies, où les Persanes déplorent leurs noces récentes, et toutes les voluptés de la jeunesse à jamais perdues ». Le souci de l’État assombrit encore l’angoisse des Fidèles, la politique élève sa voix grave par-dessus leur chant pathétique. Blanchis sous les secrets de deux règnes, ils savent le défaut de ce vaste Empire taillé par le glaive, dans un bloc friable de nations conquises. Le prestige est le talisman qui maintient l’énorme édifice, s’il s’en retire, tout s’écroule. Les peuples vont se redresser, puisque le roi tombe ; la liberté des langues entraînent la chute de Babel. — « Les nations de la terre d’Asie n’obéiront plus longtemps à la loi des Perses ; elles ne payeront plus longtemps les tributs de la servitude. Elles ne se prosterneront plus sous la majesté souveraine ; la puissance royale a péri. — La langue des hommes ne sera plus enchaînée, le peuple détaché du lion pourra parler librement ; le joug de la force est brisé. »
La reine revient, chargée des libations funéraires. Elle apporte le lait d’une génisse sans tache, du miel, de l’eau puisée à une source vierge, « et cet enfant pur d’une mère agreste, joyeux délices de la vigne, et l’huile de la blonde olive, doux fruit de l’arbre qui ne se dépouille jamais de son feuillage ». Le Magisme oriental forçait la tombe avec d’autres charmes, c’était en la comblant d’hommes et d’animaux égorgés qu’il en faisait surgir ses fantômes. Eschyle, adoucissant cette fois son génie farouche, transporte en Perse les rites gracieux de la magie grecque. Il offre à l’âme du mort pour l’attirer sur la terre, ce qu’il faudrait pour faire accourir, dans un verger, un essaim d’abeilles.
En revanche, l’énergie barbare reparaît par traits véhéments, dans le chant de nécromancie que le Chœur entonne à la demande d’Atossa. Son texte est fruste et obscur, en certains endroits presque indéchiffrable. On y démêle, avec des mots orientaux, des formules d’incantation liturgique. Comme dans la double écriture d’un palimpseste, un rituel de mages transparaît sous la poésie grecque qui l’a recouvert. Cette étrangeté augmente sa puissance. Hymne violent et heurté, vraiment capable de fendre les pierres et de percer la surdité du sépulcre. Il assiège le palais funèbre, il le somme de lâcher son roi. La louange même s’y fait impérieuse, ardente, excessive ; elle enfume le tombeau d’encens, comme pour forcer le mort d’en sortir.
M’entend-il, le Roi égal aux Dieux ? M’entend-il pousser des sons discords, confus, lamentables ? Je crie vers lui mes douleurs. M’entend-il d’en bas ? — Ô Terre ! et toi, Conducteur des morts ! renvoie à la lumière ce Dieu de la Perse. Renvoie en haut celui dont notre terre n’a jamais contenu le semblable. — Cher homme ! cher tombeau ! Ô Hadès ! ramène-le en haut ! Hadès ! renvoie-nous Darius ! — Certes jamais celui-là ne perdit les hommes dans une guerre désastreuse. Les Perses l’appelaient le confident des Dieux, et il était conseillé par eux, puisqu’il conduisait heureusement l’armée. — Ô Seigneur antique ! ô Baal ! viens, montre-toi, apparais sur le faîte de ce mausolée, soulevant la sandale pourprée de ton pied, et dévoile la splendeur de ta tiare royale. Viens, ô notre père, magnanime Darius ! Hélas ! — Maître de notre maître, parais ! tu apprendras des afflictions inouïes. Une nuée sortie du Styx nous a enveloppés, et voilà que toute notre jeunesse a péri ! Viens, ô père ! ô Darius sauveur ! hélas ! — Malheur ! malheur ! Ô toi qui es mort ; tant pleuré ! Comment cela s’est-il pu ? pourquoi ce double désastre sur ta terre, ô Roi, sur ton royaume tout entier ? Nos trirèmes ont péri, nos vaisseaux ne sont plus ! »
Darius, réveillé par ces voix instantes, sort du sépulcre dans sa majesté royale et spectrale. Peut-être apparaissait-il enduit et masqué de cire, comme l’étaient, en Perse, les rois morts, et si Eschyle connaissait ce rite de leur sépulture. On peut se figurer la terreur produite par ce fantôme couronné, poussant du sceptre roidi dans sa main, la haute pierre de son mausolée, et se fixant droit sur le seuil.
« Ô Fidèles entre les fidèles, vieillards de la Perse, vous qui êtes du même âge que moi, de quel malheur le royaume est-il affligé ? Le sol a gémi, il a tremblé et il s’est ouvert. Je suis ému de crainte en voyant ma femme debout près de mon tombeau, et je reçois ses libations volontiers. Mais vous voilà, vous aussi, autour de cette tombe, pleurant et chantant les incantations qui font revenir les Mânes, et m’appelant avec des cris lugubres. Il n’est pas facile aux morts de revenir à la lumière, pour bien des causes, et surtout parce que les dieux d’en bas sont plus prompts à prendre qu’à rendre. Pourtant j’ai fait valoir sur eux mon autorité, et me voici. Je me suis hâté de peur qu’on ne me reproche d’avoir tardé trop longtemps. Maintenant dites quel est le désastre dont les Perses sont accablés ? »
Samuel aussi s’émeut dans la Bible, lorsque la sorcière d’Endor l’évoque dans sa caverne, au commandement de Saül — « Samuel dit à Saül : pourquoi m’as-tu troublé en me faisant monter hors de terre ? — Saül dit : Je suis très inquiet ; les Philistins me combattent, et Dieu s’est retiré de moi. Il ne m’a plus répondu, ni par des devins ni par des songes. Alors je t’ai appelé pour que tu me dises ce que je dois faire. »
Les Vieillards se sentent ressaisis vis-à-vis le spectre du tremblement qui les prenait en face du vivant. Ils croisent les bras, ils adorent, prosternés devant le suaire qui l’enveloppe, comme devant le rideau de pourpre qui le voilait, les jours d’audience, aux yeux de sa cour. — « Je crains de te regarder, je n’ose te parler, l’antique respect me retient. » — Darius les dispense du cérémonial, en roi d’outre-tombe qui sait ce que vaut la fumée des hommages terrestres. — « C’est à ta prière que je viens d’en bas ; parle donc, et brièvement ; laisse là le respect. » Mais les vieux serviteurs se replongent dans leur vénération et dans leur néant, ils n’osent regarder fixement ce soleil couché. — « Je crains de t’obéir, je crains de te parler. Ce que j’ai à dire ne doit pas être dit à ceux qu’on révère. » — Darius s’adresse à Atossa qui répond : — « Ô toi qui fus le plus heureux des hommes, tu apprendras tout en peu de mots. La puissance des Perses est détruite. J’ai dit. »
Alors le Spectre interroge, comme au retour d’un long voyage, un roi rentrant dans son royaume en détresse, et s’enquérant des causes du bouleversement. — « Est-ce la peste ou la guerre civile qui s’est abattue sur l’empire ? » — « Non, l’armée a été détruite près d’Athènes. » — « Lequel de mes fils conduisait l’armée ? » — « L’impétueux Xerxès. » — « Est-ce avec une armée de terre ou de mer qu’il a tenté sa folle entreprise ? » — « Avec les deux : l’armée avait une double face. » — « Et comment l’armée de terre a-t-elle passé la mer ? » — « Par un grand pont jeté sur le détroit de Hellé. » — « Il a fait cela, il a fermé le grand Bosphore ? » — « Un dieu sans doute l’a aidé » — « Hélas ! quelque puissant Démon est entré en lui et l’a rendu fou. »
Le grief nous paraît étrange, c’est à peine si nous pouvons le comprendre. Pour Eschyle, le secret du désastre était, en partie, dans ce pont hardi qui avait insolemment enchaîné un bras de la mer. La pure foi grecque, à cette époque, n’admettait pas les usurpations trop violentes de l’homme sur la nature ; elle traçait à ses empiétements des frontières qu’il était impie de franchir. Effleurer la surface de la terre en la cultivant, celle de l’onde en y naviguant ; choses permises, enseignées même par des dieux. Mais défigurer la face vénérable de la Mère commune par des mutilations sacrilèges, déformer les traits de sa géométrie éternelle, rompre l’équilibre des éléments et des choses, faire craquer leur balance en y portant le poids exagéré du travail humain ; là ◀commençait l’attentat, l’excès prévu par Némésis et sujet à ses châtiments. Le rêve réalisé de l’industrie moderne, perçant des isthmes, desséchant des mers, éventrant ou renversant des montagnes, n’aurait été pour un Grec qu’un abus monstrueux de la force humaine, défiant la revanche irritée du ciel. Les exemples ne manquaient pas en dehors de celui de Xerxès. — Nécos, roi d’Égypte, fit creuser un canal du Nil à la Mer Rouge : cent vingt mille manœuvres périrent à la tâche et n’y suffirent pas. Il s’arrêta sur la parole d’un oracle qui l’avertit qu’il travaillait pour un conquérant. — Les Cnidiens, menacés dans leur presqu’île par le satrape Harpage, voulurent couper l’isthme qui lui donnait accès par la terre ferme. Une épidémie frappa leurs ouvriers, les rochers mordus par la pioche se soulevaient en éclats et les aveuglaient. Ils envoyèrent consulter l’oracle de Delphes ; la Pythie répondit avec ironie : — « Ne fortifiez pas l’isthme, ne le creusez pas. — Zeus en eût fait une île, si tel avait été son dessein. » — Les Cnidiens interrompirent les travaux et laissèrent prendre leur ville par Harpage, préférant la ruine à l’impiété. — Quatre siècles plus tard, Pline l’Ancien s’étonnait encore de la témérité des mineurs dépeçant la terre pour en arracher l’or. — « Ainsi les hommes déchirent les fibres du globe, ils respirent sur les excavations pratiquées par eux-mêmes ; puis ils s’étonnent que, quelquefois, la terre s’ouvre spontanément ou tremble, comme si l’indignation ne suffisait pas pour exciter ces phénomènes dans le sein sacré de notre Mère. »
Les Eaux surtout, si transparentes pour l’homme antique, sous lesquelles il entrevoyait clairement des Êtres divins, aux traits vagues, aux voix bouillonnantes, épanchant leur vie nourricière à travers le monde, inspiraient une vénération religieuse. Les héros épiques ne les approchent qu’avec des prières. — Ulysse, échappé de son radeau englouti, nage deux jours contre les flots courroucés. Le troisième jour, il arrive à l’embouchure d’un grand fleuve : il l’invoque, lui conte son naufrage, se jette dans ses eaux comme dans les bras d’un hôte : — « Prends pitié, ô Roi ! car je me glorifie d’être ton suppliant. » Le fleuve s’arrête, « se fait tranquille », et le recueille sur le sable de son rivage. — Hésiode a des menaces terribles pour ceux qui souillent la chasteté des eaux vives. — « Ne traverse jamais à pied l’eau limpide des fleuves intarissables, avant d’avoir prié en regardant son beau cours, et d’avoir lavé tes mains dans cette belle eau claire. Celui qui traverse un fleuve avec des mains impures, les dieux le prennent en haine et lui préparent des calamités. » — Hérodote raconte qu’un Pharaon devint subitement aveugle pour avoir lancé une javeline sur le Nil dont les débordements noyaient ses jardins. Dans la guerre même, les stratèges, rencontrant un fleuve, s’efforçaient de le gagner à leur cause par des sacrifices. Ils le consultaient à l’aide des auspices, pour savoir s’il leur permettait de franchir son cours ; et si le fleuve refusait le passage, l’armée faisait un détour.
On comprend donc la stupéfaction de Darius apprenant le forfait de Xerxès. Le Détroit d’Hellé, un dieu maritime, outrageusement ployé sous le bat d’un pont, garrotté de cordes, foulé aux pieds d’une armée ; sa grande voix bruyante couverte par les hennissements de la cavalerie ! c’est à cette insulte que le vieux roi attribue la catastrophe de son fils. Il y revient avec une insistance indignée : — « La source ouverte des maux, c’est mon fils qui l’a déchaînée par sa jeunesse insolente : lui qui, chargeant de chaînes comme un esclave d’Hellespont sacré, voulut arrêter le divin Bosphore, changer la face du détroit, et, le captivant par des entraves forgées au marteau, ouvrir à une immense armée un chemin immense. Espérait-il donc, lui mortel, l’emporter sur tous les dieux, sur Poséidon ? » — Atossa accuse les courtisans de son fils ; ce sont eux qui l’ont poussé vers l’Hellade, en lui reprochant de rester oisif, sans agrandir par l’épée le domaine que son père lui avait conquis par l’épée. — Darius réprouve ces conseillers de malheur. Quelle honte que cette brèche faite à l’Asie construite en empire par ses prédécesseurs, et dont il avait couronné le faîte ! Il récapitule cette dynastie mémorable : Médos et son fils, le grand Cyrus et Cambyse. Le fantôme évoque ces fantômes, il prend à témoin les vieillards ses contemporains, qu’il n’a pas dégénéré de leur gloire. — « Et moi aussi j’obtins la destinée que je désirais, et je conduisis de grandes armées dans beaucoup de guerres. Mais jamais, moi régnant, la Perse ne subit un pareil échec… Certes, sachez bien ceci, ô mes égaux par l’âge, nous tous qui nous sommes transmis cet empire, jamais nous n’avons attiré sur lui de si grands malheurs. »
Le Chœur, remis de son trouble, s’enhardit à l’interroger : — « Ô roi Darius, quel augure tirer de tes paroles ? Jouirons-nous d’une fortune meilleure ? » — « Si vous ne portez jamais les armes dans le pays des Hellènes, car la terre même combat pour eux. » — C’est le vaincu de Marathon qui parle, et c’est aussi le monde infernal dont il rapporte l’oracle. La gloire d’Athènes a retenti au fond des Enfers, elle agite le peuple des morts.
Par degrés, l’Ombre se raffermit et reprend son âme. Elle était sortie du cercueil, lourde du sommeil éternel, engourdie par l’immobilité souterraine, lente à s’émouvoir des douleurs terrestres qui s’agitaient autour de sa tombe. L’air de la vie la ranime, il circule dans son être vide comme un sang subtil ; il y réveille non point seulement la mémoire, mais le don prophétique qui couve chez les Mânes. Tout à l’heure, Darius ignorait le présent, maintenant il prédit hautement l’avenir ; il n’avait pas vu Salamine et il voit Platée. Un rayon s’allume dans son œil éteint et perce l’horizon de l’année future. — Le Chœur se confie en l’armée nouvelle qui réparera la défaite ; il lui répond avec l’accent du Destin : — « Celle-là même qui est restée dans l’Hellade, ne reviendra plus. » — Le voilà maintenant, prophète comme Samuel : le sépulcre donne, comme le trépied, sur les exhalaisons de l’Esprit divin.
« Infatué par un vain espoir, Xerxès a laissé là une armée choisie. Elle est restée dans les plaines que baignent l’Asopos, doux breuvage de la Béotie. C’est là aussi que les Perses subiront le suprême désastre, prix de leur insolence et de leurs pensées impies. Car, en envahissant l’Hellade, ils n’ont pas craint de renverser les statues des dieux et de mettre le feu à leurs temples. Les autels ont été brisés et les sanctuaires arrachés de leurs bases. Ces crimes ont été payés, mais l’expiation réclame encore. Des flots de sang s’épaissiront sous la lance dorienne, dans les champs de Platée ; les monceaux de cadavres, jusqu’à la troisième génération, parleront, muets, aux yeux des hommes. Ils leur diront qu’étant mortels, il ne faut pas trop enfler son esprit. Quand l’insolence s’épanouit, elle fait germer l’épi de la ruine, et elle récolte une moisson de douleurs. Pour vous, songez à ces châtiments. Souvenez-vous d’Athènes et de l’Hellade, afin que nul ne méprise sa fortune présente, et, dans sa convoitise du bien étranger, ne perde sa propre richesse. Zeus vengeur sévit sur tout orgueil qui s’élève, car c’est un justicier inexorable. Quant à vous, avertissez Xerxès par vos sages conseils, afin qu’il cesse d’offenser les dieux par son audace insolente. Et toi, vieille et chère mère, retourne au palais, choisis pour ton fils de heaux vêtements, et va ensuite au-devant de lui. Il n’a plus autour de son corps que les lambeaux des habits aux riches couleurs qu’il portait, les ayant déchirés dans l’emportement de sa douleur. Console-le par de douces paroles, il ne voudra écouter que toi. Moi, je retourne dans mes ténèbres. Adieu, vieillards ! Même dans ce temps de calamité, donnez chaque jour votre âme à la joie, car les richesses sont inutiles aux morts. »
Le monde poétique n’a pas de plus grande apparition que celle du Darius d’Eschyle. Vénérable comme un patriarche, sévère comme un juge, tutélaire comme un Génie, il prend la hauteur pontificale d’un prophète, pour révéler l’avenir et ramener les hommes à la mesure réglée par les dieux. La moralité religieuse de la tragédie, c’est lui qui l’énonce. Du port de la tombe, il montre à ses peuples la mobilité des fortunes humaines, et quels naufrages elle entraîne, quand la crue de l’orgueil humain a dépassé le niveau permis. Grave leçon qu’Athènes doit écouter aussi bien que Suse : c’est aujourd’hui le tour de la Perse, demain peut-être ce sera le sien. L’impartiale Némésis plane sur tous et n’est d’aucun camp.
L’autorité du mort s’ajoute à la majesté du vieux roi. Quel porte-voix que l’ouverture d’un tombeau ! Mais si grand et sage qu’il paraisse, Darius reste pourtant une Ombre, un Revenant de la terre qui va le reprendre. On le sent détaché des choses, désintéressé de la vie. Les passions n’agitent plus sa résignation drapée dans les plis tranquilles du linceul. Sa voix a quelque chose de lent et de sourd, comme si elle parcourait un espace obscur avant d’arriver à ceux qui l’écoutent. Il parle aux Vieillards d’une rive à l’autre ; le fleuve de la vie qu’il a passé roule entre eux. Il y a de la cendre mêlée à ses paroles, l’amère poussière que recèlent, comme les fruits de la Mer Morte biblique, les grenades qui croissent dans les jardins de l’Hadès. L’illusion n’a plus de prise sur l’être illusoire. Aux premières plaintes d’Atossa, il lui a rappelé que « la destinée des hommes est de souffrir, et que des maux innombrables sortent pour eux de la terre et de la mer, quand ils ont longtemps vécu ». Si l’éclair prophétique qui découvre l’avenir humain, illumine son sépulcre ouvert, il n’en rapporte aucune lueur sur la vie future. C’est bien le spectre homérique, dissous dans les ténèbres, épars et flottant dans une forme vaine, hôte dépouillé « d’un lieu sans bonheur ». Comme l’Achille de l’Odyssée, Darius, honoré et puissant encore chez les morts, regrette les dons solides de l’existence. Dans son adieu mélancolique aux Fidèles, il leur conseille de cueillir les jours sans prendre souci de leurs lendemains. — Omnia fui nihil prodest : « J’ai été tout, rien ne sert », disait un César expirant. C’est à peu près le mot final de Darius : — « A quoi peut servir la richesse aux morts ? »
V. — Entrée de Xerxès. — Humiliation et confession du vaincu — Tragi-comédie des complaintes finales.
Xerxès survient, abattu et anéanti, l’âme en déroute comme son armée. Il apparaît accoutré des guenilles royales dont Darius parlait tout à l’heure, un carquois sans flèches pendant à l’épaule, plus lugubre encore que son père, étant un spectre vivant. Pour lui, nulle pitié et nulle émotion. Eschyle a montré Darius grand et sage, Atossa touchante, après tout, par son amour maternel ; à l’endroit de Xerxès, il est implacable. Il exhibe et il secoue, en quelque sorte, sous les yeux d’Athènes, le despote déchiré par la main du sort. Démailloté de la pourpre, Xerxès reparaît à nu ce qu’il est, un enfant débile et gâté. L’idole est tombée, sa tête d’or s’est ouverte, et il en sort, en guise des rats que cachait celle de la Bible, les vains repentirs et les lâches frayeurs d’une âme ramollie. Ce n’est pas un roi revenant d’une guerre malheureuse, fier envers la fortune adverse, et tenant haute son épée rompue ; c’est un fuyard éploré qui rend en larmes tout le sang qu’il a fait répandre. Il s’accuse sans dignité, il s’humilie sans noblesse. Il fait appel non pas aux armes, mais aux cris du peuple qu’il a perdu. — « Hélas ! Hélas ! Désastre imprévu ! Mes genoux fléchissent devant ces vieillards… Hélas ! Hélas ! mon armée !… Je suis né pour la ruine de ma race. Que ne suis-je mort avec mes guerriers morts !… Jetez des cris discordants, affreux, lamentables ! Un dieu s’est tourné contre moi, il a fauché la sombre mer et le fatal rivage ! » — On croit entendre les gémissements d’une eunuque en faute, criant sous les verges. Qu’est devenu ce formidable monarque que glorifiait le prologue, dont le char traîné par des millions d’hommes, fendait et labourait les nations ? On le voyait, alors, parmi les rayons et les foudres, sur le point culminant du monde : le voici qui remonte meurtri, d’un abîme d’où sortent les râles d’une armée broyée. Le Grand Roi se fait petit maintenant devant ses sujets, il se rend à leur merci, s’offre à leurs reproches ; il les exhorte à lui demander compte des légions qu’il a perdues, des flottes qu’il a submergées. Le Chœur se lève en même temps qu’il s’abaisse ; l’esclave prend au mot le maître qui se déclare responsable : on dirait qu’il domine son roi de la hauteur d’un tribunal soudainement dressé. C’est maintenant un juge sévère, qui recherche et qui interroge, — « Où as-tu laissé l’élite de tes amis, ceux qui se tenaient debout à ton côté ; Pharandacès, Susas, Pélagon, Datamas et Agdabatas, Psammis, Susicanès qui, pour te suivre, partit d’Echbatane ? » Et Xerxès répond, en se frappant la poitrine. — « Je les ai laissés morts, précipités de leurs vaisseaux tyriens, sur l’âpre plage de Salamine. » — La confession se poursuit, l’examen de la conscience royale se déroule ; l’armée morte défile devant le roi, survivant, et chaque chef rappelé semble lui jeter son sang au passage. — « Hélas ! Hélas ! qu’as-tu fait de Pharnuque et du vaillant Ariomardos ? Où sont le prince Sévacès et le noble Lilée ? Memphis, Tharybis, Masistrès, Artembarès et Hystechmas, dis-moi où ils sont ? » — Le pénitent s’écrie, dans un long sanglot : — « Hélas ! Hélas ! En face de l’antique et odieuse Athènes, abattus d’un seul coup, les malheureux ! Ils ont été jetés palpitants contre terre. » — C’est le Dies irae de la catastrophe ; le Livre est ouvert devant le coupable, le livre « où tout est contenu ». Chaque flot pousse un cri qui l’accuse, une mer qui rejette des cadavres, roule son flux et son reflux contre lui. — « Et l’œil fidèle qui comptait pour toi, myriade par myriade, les Perses innombrables, Alpistès, fils de Batanachos, fils de Sésamès ? Et Parthos, et le grand Oebarès, où les as-tu laissés ? » — Xerxès demande grâce ; il se débat sous l’interrogatoire qui le presse, comme sous l’étreinte d’une torture : — « Ah ! tu ravives mon remords en rappelant ces malheurs ! Mon coeur crie du fond de ma poitrine ! » — Mais le nécrologe continue, monotone et inexorable. Revers terrible, contraste tragique : les mêmes hommes que le Chœur voyait, au début du drame, marchant vers l’Occident dans l’attirail de la gloire, comme s’ils allaient à la conquête du soleil couchant, il les traîne maintenant sanglants et brisés devant leur roi désastreux. La revue triomphale s’est changée en revue funèbre. — « Et Xanthés le Marde, qui commandait à dix mille soldats, et le vaillant Ancharès, et Dièxis, et Arsamès, maîtres des cavaliers, et Cédathatès, et Lythymnès, et Tolmos insatiable de combats ? » — « Ensevelis ! ensevelis ! non sur des chars couverts de pavillons, mais sans cortège et sans honneurs funéraires ! » — C’est la Confession publique de l’Église primitive, anticipée dans une cour de la vieille Asie. On se rappelle Théodose pleurant aussi le massacre de ThessaIonique, devant les « Fidèles », le front couvert de cendre, et dépouillé des ornements impériaux.
Mais voilà que l’humiliation de Xerxès enhardit le Chœur, il perd le respect. Ce réveil de la langue du peuple déchaînée par la défaite, qu’il déplorait tout à l’heure, c’est lui qui en donne le premier signal. Il mesure son roi tombé, et il le méprise ; une ironie furtive perce sous ses répliques ; ses condoléances s’enveniment, on entend des ricanements étouffés sous sa barbe blanche : — « Tu vois ce qui me reste de mon appareil », — lui dit Xerxès en agitant ses haillons. Il répond froidement : — « Je vois, je vois. » — « Et ce carquois ? » — « C’est là ce que tu as sauvé, dis-tu ? » — « Oui, cette gaîne de mes flèches. » Les flèches n’y sont plus, mais Xerxès reçoit celle que le Chœur lui lance, et qu’on entend sourdement siffler. — « C’est peu sur tant de perles. » — Il reprend : — « Plus de défenseurs ! » — Cette fois le sarcasme ne se déguise plus et frappe à vif dans un mot cruel. — « L’Ionien ne manque donc pas de courage ? »
Ce passage marque une transition. À ce moment, par un changement de ton que je n’ai vu remarqué nulle part, la tragédie tourne subitement à la comédie ou tout au moins au drame satirique. Son Masque lugubre, tout en continuant de pleurer, retrousse les coins pendants de ses lèvres, et l’on voit l’ombre d’un rire se dessiner à travers ses larmes. On a toujours pris pour l’éclat d’un chant pathétique porté à son comble, l’épilogue où Xerxès excite le Chœur à se lamenter avec lui. Cette interprétation me semble à côté sinon au rebours du sens ; elle effleure la lettre du texte sans pénétrer son esprit. Pour moi, l’intention du poète est visible. Après avoir célébré solennellement le deuil des Barbares, tant qu’il était mené par les Fidèles et par Atossa, s’y être même associé avec une compassion généreuse, Eschyle le raille dans le roi honteux qui ne rapporte de sa défaite qu’une âme délabrée. Sa symphonie funèbre se termine par la strette comique d’un tintamarre oriental. Relisez attentivement ce finale ; vous y verrez une parodie évidente des jérémiades officielles de l’Asie servile, la dérision d’une musique d’esclaves prenant la note du thème dicté par le maître, et le répétant, phrase par phrase, comme un écho machinal. On sait la folie furieuse que l’Orient mettait dans la manifestation de ses deuils : vociférations à faire éclater la poitrine, vêtements déchirés, cheveux arrachés, mains tordues et bras mordus, visages égratignés par les ongles ou tailladés au couteau. Les Grecs, à qui l’outrance répugnait si fort en toute chose, se moquaient de ces démonstrations effrénées. Ce fut une risée dans leurs rangs, lorsqu’après le combat d’Érythrée, où Masistis, le chef de la cavalerie perse, fut tué par un Athénien, ils virent de loin l’armée de Mardonios faire à son cadavre une litière de chevelures d’hommes et de crinières de chevaux coupées ; lorsqu’ils entendirent s’élever du camp adversaire des clameurs dont la Béotie retentit. Eschyle ne pouvait donc prétendre émouvoir le public d’Athènes par la mise en scène de ces orgies de douleur. Il s’accordait, au contraire, à son dédain pour les rites barbares, en exhibant, comme un Ilote pris de vin, Xerxès ridiculement enivré de ses larmes, et voulant qu’autour de lui toute la Perse en fut ivre.
Xerxès retombe en enfance dans ce dénouement. Ce n’est plus un roi qui partage la désolation de son peuple, c’est le chef d’orchestre d’un Myriologue théâtral, qui bat la mesure de ses gémissements. — « Hélas ! Hélas ! » — s’écriaient les Vieillards. — « Plus qu’Hélas ! » reprend-il, « gémis plus encore ! » — « Hélas ! Hélas ! cette défaite ! » — « Crie ! réponds à mes cris ! » — Le crescendo ne lui semble pas assez fort, il l’excite et il l’exaspère ; il fouette ce torrent de larmes, comme il flagellait l’Hellespont, pour le faire écumer et gronder plus haut : — « Frappe, frappe-toi ! Gémis sur mes maux ! » — « Je pleure lamentablement. » — « Crie ! Réponds à mes cris ! » — « Je le fais, ô maître ! » — « Pousse de hautes lamentations ! » — « Hélas ! Hélas ! je multiplie les coups sur mon sein ! » — Comme un Chorège désigne à ses chanteurs l’air sur lequel ils doivent moduler leurs strophes, il indique à ses pleureurs la mélopée qu’il leur faut mettre en sanglots. — « Frappe la poitrine ! » crie l’hymne Mysien ! — « Douleur ! douleur ! »
Ce n’est pas tout, Xerxès règle leur pantomime : il prescrit les gestes, et il scande les convulsions, il commande les échevellements et les meurtrissures. Et tout s’exécute en cadence, comme au battement de mains d’un maître de cérémonies funéraires.
« Arrache les poils blancs de ta barbe ! » — « À pleine main ! à pleine main ! lamentablement ! » — « Déchire avec tes ongles les plis de tes vêtements ! » — « Douleur ! douleur ! » — « Arrache tes cheveux ! pleure sur l’armée ! » — « De toutes mes forces ! très lamentablement ! » — « Les hauts cris ! jette les hauts cris ! » — « Oui, les hauts cris. » — « Baigne tes yeux de larmes ! » — « Mes yeux ruissellent. » — « Lamentez-vous en marchant lentement ! » — « Hélas ! Hélas ! malheureuse Perse ! »
Dans la traduction, la scène paraît ce qu’elle est réellement d’abord, un exercice d’automates montés au délire, le mécanisme réglementé de l’épilepsie. Mais le texte la montre ensuite terriblement vivante et sincère, avec ses batteries de mots frénétiques, sans autre sens que leur son, ses consonnances haletantes, ses trilles de sanglots, ses onomatopées qui font rugir la douleur. On sent que le vertige gagne par degrés les Vieillards, que l’entraînement les emporte, et que si quelque fournaise expiatoire flamboyait devant le palais, ils s’y jetteraient, sur l’ordre de leur roi, aussi docilement qu’ils s’arrachent leur barbe et leurs cheveux blancs. Les Derviches hurleurs de l’lslam préludent, miile ans d’avance, à leurs vociférations extatiques, par la voix des Perses d’Eschyle ; Aux Οί, οί, ίη, ίη, ’Οτοτοτυτοι ! répétés de sa tragédie, répond, à travers dix siècles, l’écho sauvage des Tekiés de Péra et de Scutari ! Allah ! — Allah ! — Allah ! — Allah hou !
Mais le risible se mêle à l’horrible, et le poète grec, tout en élevant à la grandeur lyrique ces mômeries barbares, raille évidemment le roi méprisable qui s’étourdit avec leur vacarme. Après avoir dégradé Xerxès, bafoué sa démence, marqué sa lâcheté, exposé son âme, Eschyle finit par le noyer dans ses pleurs.