(1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXIVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (5e partie) » pp. 65-128
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(1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXIVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (5e partie) » pp. 65-128

LXXIVe entretien.
Critique de l’Histoire des Girondins (5e partie)

I

Continuons encore pendant quelques pages cette critique sincère de l’Histoire des Girondins. On verra que je ne suis ni infatué de son succès ni complaisant envers moi-même. J’ai recherché la vérité partout.

Parmi les documents vivants les plus précieux à consulter sur les hommes célèbres, parmi les terroristes et parmi les victimes, était un vieillard de beaucoup d’esprit et de beaucoup de vertu, qui, dans sa plus verte jeunesse, avait été lié avec Danton d’une amitié confiante et intime, amitié d’entraînement d’un adolescent pour un grand acteur dans un grand drame, mais sans aucune complicité dans aucun crime. Cet excellent homme s’appelait Georges Duval ; il avait autrefois joué un rôle d’aimable comparse dans les folies de jeunesse de Danton, de Camille Desmoulins et de leurs affidés ; à leur mort il avait continué son rôle de témoin désintéressé dans les grandes scènes de la Convention ou de l’échafaud, sans exciter aucun ombrage : sa légèreté et sa gaieté le préservaient des soupçons des terroristes, comme le myrte couvrait le poignard d’Harmodius et d’Aristogiton. C’est avec la pointe de ce poignard qu’il devait graver en leur présence les cultes, les crimes, les vertus de l’époque qui ne lui cachait rien ; il prenait des notes en silence sur les événements, il venait de compulser ces notes et d’en publier le contenu dans huit ou dix volumes sur les terroristes et sur les thermidoriens, ces complices et ces vengeurs à la fois de Robespierre. Depuis il s’était loué aux théâtres secondaires, pour vivre en s’amusant du rire du public. Puis sa vieillesse, pleine de sève et d’imagination, l’avait mûri d’années sans l’énerver d’esprit. Il s’était retiré, avec sa pieuse fille, dans un petit et obscur appartement de la rue des morts à Paris, la rue Mazarine ; il y vivait de misère et de souvenirs dans cette résignation courageuse et gaie que la religion donne à ceux qui, comme lui, n’ont rien qui les rattache à la terre, excepté l’ordre de Dieu, qui ne les relève pas encore de leur consigne d’honnêtes gens. J’avais acheté et j’avais lu avec un vif intérêt ses ouvrages sur l’intimité de la révolution. J’appris par hasard que l’auteur existait encore, aussi vivant à quatre-vingt-quatre ans qu’il avait pu l’être à trente ans. La misère laborieuse conserve les hommes de ce tempérament maigre et actif ; on ne le sent lourd qu’en l’étreignant. Ces hommes sont forcés d’être toujours debout pour gagner leur vie ; tant qu’on est debout on est ferme : tel était Georges Duval. J’allai le voir dans sa cellule comme un disciple en histoire va consulter, sur la ressemblance, l’oracle du temps qui a vu à la fois les portraits et les personnages. Je trouvai le plus aimable petit vieillard que la tradition oubliée dans un coin de Paris eût pu préserver pour être au besoin consulté par les hommes d’un autre âge. Il me reçut en homme ravi que ses anecdotes connues pussent être élevées par un écrivain alors en vogue tel que moi à la dignité de la grande histoire. Je me liai avec lui d’une intimité amicale et respectueuse. Tous les dimanches il acceptait à dîner entre petits couverts chez moi. Il était d’une sobriété exemplaire, moitié par hygiène, moitié par nécessité. Toute sa fortune, comme celle du moineau de Paris sous le rebord de son toit, consistait dans une modique pension d’homme de lettres ; miette tombée de la table des heureux favoris du ministère de l’intérieur. Cela lui suffisait, il était resté gai comme l’insouciance, pourvu que la conscience fût en repos, et qu’il contemplât comme le philosophe Vico les grandes et les petites oscillations de ce pendule alternatif des révolutions des empires, mouvement toujours, progrès quelquefois, vicissitude éternelle qui va du bien au mieux, du mieux au mal, du mal au pire, de la vie à la mort, de la vieillesse des sociétés à la mort des peuples, et qui se confie à Dieu du sort des nations ; il était content.

Un été que je revins à Paris pour une session des chambres, j’allais le voir. Il était mort sans bruit ; le concierge nouveau ne connaissait pas même son nom, il ne savait pas de qui je voulais parler. « Ce petit vieillard si bon et si gai, me dit-il, oui, on s’entretient encore de lui dans le quartier ; on l’a porté au cimetière du Mont-Parnasse ; ses livres de prières ont été son seul héritage. » Ainsi passe la mémoire d’un siècle, un à un et sans bruit ; puis l’histoire vient, qui nous raconte emphatiquement ses fables, et le monde croit que la terre était peuplée de géants, quand ces prétendus géants, bons ou mauvais, n’étaient que des hommes comme nous : major e longinquo  ! Combien je regrette ce chroniqueur sincère des hommes de 1793, ce pauvre Georges Duval, qui devait voir en homme d’esprit ce que les autres n’ont vu qu’avec stupeur !

Voici le portrait du fameux, du féroce démagogue Marat. Je le dois à Georges Duval, qui, bien jeune alors, lui portait les épreuves de l’Ami du peuple à corriger, et qui l’étudiait à son insu dans l’abandon de sa vie intime.

II

Le portrait de Marat à cette époque est le portrait de la Némésis populaire.

« Sa vie était un dialogue furieux et continu avec la foule. Il semblait regarder toutes ses impressions comme des inspirations, et les recueillait à la hâte comme des hallucinations de la sibylle ou les pensées sacrées des prophètes. La femme avec laquelle il vivait le considérait comme un bienfaiteur méconnu du monde, dont elle recevait la première les confidences. Marat, brutal et injurieux pour tout le monde, adoucissait son accent et attendrissait son regard pour cette femme. Elle se nommait Albertine. Il n’y a pas d’homme si malheureux ou si odieux sur la terre à qui le sort n’ait ainsi attaché une femme dans son œuvre, dans son supplice, dans son crime ou dans sa vertu.

« Marat avait, comme Robespierre et comme Rousseau, une foi surnaturelle dans ses principes. Il se respectait lui-même dans ses chimères comme un instrument de Dieu. Il avait écrit un livre en faveur du dogme de l’immortalité de l’âme. Sa bibliothèque se composait d’une cinquantaine de volumes philosophiques, épars sur une planche de sapin clouée contre le mur nu de sa chambre. On y remarquait Montesquieu et Raynal, souvent feuilletés. L’Évangile était toujours ouvert sur sa table. “La Révolution”, disait-il à ceux qui s’en étonnaient, “est tout entière dans l’Évangile. Nulle part la cause du peuple n’a été plus énergiquement plaidée, nulle part plus de malédictions n’ont été infligées aux riches et aux puissants de ce monde. Jésus-Christ, répétait-il souvent en s’inclinant avec respect à ce nom, Jésus-Christ est notre maître à tous ! ”

« Quelques rares amis visitaient Marat dans sa morne solitude : c’étaient Armonville, le septembriseur d’Amiens ; Pons de Verdun, poète adulateur de toutes les puissances ; Vincent, Legendre, quelquefois Danton ; car Danton, qui avait longtemps protégé Marat, commençait à le craindre. Robespierre le méprisait comme un caprice honteux du peuple. Il en était jaloux, mais il ne s’abaissait pas à mendier si bas sa popularité. Quand Marat et lui se coudoyaient à la Convention, ils échangeaient des regards pleins d’injure et de mépris mutuels : “Lâche hypocrite ! ” murmurait Marat. — “Vil scélérat ! ” balbutiait Robespierre. Mais tous deux unissaient leur haine contre les Girondins.

III

« Le costume débraillé de Marat, à cette époque, contrastait également avec le costume décent de Robespierre. Une veste de couleur sombre rapiécée, les manches retroussées comme celles d’un ouvrier qui quitte son ouvrage ; une culotte de velours tachée d’encre, des bas de laine bleue, des souliers attachés sur le cou-de-pied par des ficelles ; une chemise sale et ouverte sur la poitrine, des cheveux collés aux tempes et noués par derrière avec une lanière de cuir, un chapeau rond à larges bords retombant sur les épaules : tel était l’accoutrement de Marat à la Convention. Sa tête, d’une grosseur disproportionnée à l’extrême petitesse de sa taille, son cou penché sur l’épaule gauche, l’agitation continuelle de ses muscles, le sourire sardonique de ses lèvres, l’insolence provoquante de son regard, l’audace de ses apostrophes, le signalaient à l’œil. L’humilité de son extérieur n’était que l’affiche de ses opinions. Le sentiment de son importance grandissait en lui avec le pressentiment de sa puissance. Il menaçait tout le monde, même ses anciens amis. Il raillait Danton sur son luxe et sur ses goûts voluptueux. “Danton”, disait-il à Legendre, “va-t-il toujours disant que je suis un brouillon qui gâte tout ? J’ai demandé autrefois pour lui la dictature, je l’en croyais capable. Il s’est amolli dans les délices. Les dépouilles de la Belgique et l’orgueil de ses missions l’ont enivré. Il est trop grand seigneur aujourd’hui pour s’abaisser jusqu’à moi. Camille Desmoulins, Chabot, Fabre d’Églantine et ses flatteurs me dédaignent. Le peuple et moi nous les surveillons.” »

IV

La création du tribunal révolutionnaire, à la voix de Danton, était faite pour intimider les faibles et pour donner à tous l’héroïsme de la peur.

Je trouve ici dans les Girondins une approbation entachée de quelques erreurs de logique, consignées en axiomes dans la Déclaration des droits de l’homme à l’usage de la Convention. Je dois à un examen plus attentif des questions sociales, à l’âge, à l’expérience, des sentiments plus justes sur la société politique, qu’elle soit républicaine ou monarchique. Je me dois à moi-même de ne pas laisser à la jeunesse qui nous suit la faible autorité de mon nom sur ces axiomes, dont l’adoption trompe et ruine le peuple. Voici ces axiomes de Jean-Jacques Rousseau, préconisés par Robespierre et adoptés sur parole par la Convention. Robespierre ici cependant est, en théorie, bien moins utopiste que Jean-Jacques Rousseau.

V

« Article 1er. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme et le développement de toutes ses facultés.

« Art. 2. Les principaux droits de l’homme sont de pourvoir à la conservation de son existence et de sa liberté.

« Art. 3. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales. L’égalité des droits est établie par la nature. La société, loin d’y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l’abus de la force, qui la rend illusoire.

« Art. 4. La liberté est le pouvoir qui appartient à chaque homme d’exercer à son gré toutes ses facultés ; elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde.

« Art. 5. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société ; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

« Art. 7. La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir de la portion de bien qui lui est garantie par la loi.

« Art. 8. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter la propriété d’autrui.

« Art. 11. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

« Art. 12. Les secours nécessaires à l’indigence sont une dette du riche envers le pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

« Art. 13. Les citoyens dont le revenu n’excède pas ce qui est nécessaire à leur subsistance sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement selon l’étendue de leur fortune.

« Art. 14. La société doit favoriser de tout son pouvoir le progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

« Art. 16. Le peuple est souverain ; le gouvernement est son ouvrage et sa propriété ; les fonctionnaires publics sont ses commis. Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

« Art. 18. La loi est égale pour tous.

« Art. 19. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents.

« Art. 20. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.

« Art. 21. Pour que ces droits ne soient pas illusoires et l’égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et pourvoir à ce que tous les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence et celle de leurs familles.

« Art. 25. La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen : il y a oppression contre le corps social quand un seul de ses membres est opprimé.

« Art. 34. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entraider selon leur pouvoir, comme les citoyens d’un même État.

« Art. 35. Celui qui opprime une seule nation est ennemi de toutes.

« Art. 37. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers, qui est la nature. »

VI

« Cette déclaration était plutôt un recueil de maximes qu’un code de gouvernement ; elle révélait cependant la pensée du mouvement qui s’accomplissait. Ce qui rend la Révolution si grande au milieu même de ses orages, de ses anarchies et de ses crimes, c’est qu’elle était une doctrine. Ses dogmes étaient si sains que, si l’on avait effacé de ce code l’impression de la main sanglante qui les avait signés, on aurait pu les croire rédigés par le génie de Socrate ou même par la charité de Fénelon. C’est par cette raison que les théories pures de la Révolution, dépopularisées par les douleurs et les crimes dont leur enfantement a travaillé la France, revivent et revivront de plus en plus dans les aspirations des hommes. Elles ont été souillées, mais elles sont divines. Effacez le sang, il reste la vérité. »

VII

La jeunesse qui lira ces axiomes, dont la plus grande partie est véritablement évangélique, doit en effacer avec précaution trois choses destructives de toutes vraies notions sociales :

1º Les droits naturels et imprescriptibles, qui ne sont en réalité ni naturels ni imprescriptibles, attendu que les droits sociaux ne peuvent exister avant la société qui les confère et qui les garantit.

2º Le droit de liberté naturelle, que l’homme doit se mesurer et se conférer à lui-même, droit destructif de toute autorité sociale qui peut seule mesurer, définir et protéger la liberté de chacun en proportion compatible avec la liberté et la sûreté de tous.

3º L’égalité est établie par la nature : absurdité contredite à chaque fait par la nature, qui n’a fait que des inégalités de force, tandis que la société seule établit ces égalités de droit qui sont la moralité de ses lois spiritualistes.

4º La résistance à l’oppression par l’individu mécontent de son sort ou de son gouvernement : résistance arbitraire, individuelle, anarchique, qui n’est que le plagiat de l’axiome : L’insurrection est le plus saint des devoirs ; c’est-à-dire l’anarchie sanctifiée.

5º Il y a oppression quand un seul des membres de l’association est opprimé. Qui sera juge de l’oppression d’un seul, et quelle société subsisterait un seul jour, s’il suffisait qu’un seul se sentît ou se crût arbitrairement opprimé ?

6º Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain.

L’insurrection de toutes les nations contre toutes les formes d’autorité établies dans d’autres nations serait donc le droit commun du globe, selon la Convention ; et, dans ce cas, la guerre internationale, universelle, incessante, serait donc le fait social universel sur le globe ! L’humanité ne serait qu’un massacre en permanence pour racheter le genre humain.

Un corps politique, la Convention, qui statuait un tel droit public, n’était donc qu’une assemblée d’utopistes métaphysiciens, qui donnait pour base à la politique des sophismes au lieu de réalités pratiques.

VIII

Je me reproche d’avoir ici beaucoup trop loué les tendances philosophiques de la Convention. Je n’avais pas assez sondé alors moi-même le creux vide de ces axiomes ; plein de Platon et de Fénelon à cette époque, je n’avais pas assez lu Aristote et Montesquieu, ces maîtres du vrai en politique.

Quant au devoir de la société d’assister obligatoirement tous ses membres, la taxe des pauvres et l’impôt sur le revenu, pour égaliser le tribut aux forces contribuables, je suis toujours dans l’opinion qu’aucune société bien ordonnée ne peut subsister sans âme, que l’âme sociale doit se manifester par des actes moraux, et que la moralité de la société est dans l’assistance mutuelle de ceux qui la composent. Le riche, étant plus fort, doit plus que le pauvre, qui est plus faible. Seulement la Convention, dans cet esprit, exagérait jusqu’à l’absurde sa charité sociale, car elle établissait dans ces axiomes l’impôt progressif au lieu de l’impôt proportionnel aux facultés de l’imposé. Or l’impôt proportionnel est l’équité entre le riche et le pauvre ; l’impôt progressif, au contraire, est la destruction de la richesse et du travail. Tout le monde pauvre, voilà son résultat logique. C’est de l’économie politique de Tarquin fauchant les plantes qui dominent les autres plantes. La plante humaine, avertie de cette coupe réglée, ne poussera plus pour chercher le soleil ; c’est là le résultat de l’impôt progressif. La mort pour prime au travail et à l’économie, voilà la théorie de la Convention. Il est loisible à un rhéteur de débiter de pareilles doctrines, il n’est pas permis à une nation d’être sophiste. Le sophisme en chiffre ne la tue pas moins que le sophisme en morale.

Bien que j’aie, dans le livre trente-neuvième des Girondins, trop caressé peut-être quelques tendances erronées de la Convention, on verra cependant que ces sophismes d’égalité impossible des biens et des fonctions me révoltaient déjà, comme des démentis donnés par l’utopie à la nature. Lisez.

IX

« Ce partage égal des lumières, des facultés et des dons de la nature est évidemment la tendance légitime du cœur humain. Les révélateurs, les poètes et les sages ont roulé éternellement cette pensée dans leur âme, et l’ont perpétuellement montrée dans leur ciel, dans leurs rêves ou dans leurs lois, comme la perspective de l’humanité. C’est donc un instinct de la justice dans l’homme, par conséquent un plan divin que Dieu fait entrevoir à ses créatures. Tout ce qui contrarie ce plan, c’est-à-dire tout ce qui tend à constituer des inégalités de lumières, de rang, de condition, de fortune parmi les hommes, est impie. Tout ce qui tend à niveler graduellement ces inégalités, qui sont souvent des injustices, et à répartir le plus équitablement l’héritage commun entre tous les hommes, est divin. Toute politique peut être jugée à ce signe, comme tout arbre est jugé à ses fruits. L’idéal n’est que la vérité à distance.

« Mais plus un idéal est sublime, plus il est difficile à réaliser en institutions sur la terre. La difficulté jusqu’ici a été de concilier avec l’égalité des biens les inégalités de vertus, de facultés et de travail, qui différencient les hommes entre eux. Entre l’homme actif et l’homme inerte, l’égalité de biens devient une injustice ; car l’un crée et l’autre dépense. Pour que cette communauté des biens soit juste, il faut supposer à tous les hommes la même conscience, la même application au travail, la même vertu. Cette supposition est une chimère. Or quel ordre social pourrait reposer solidement sur un pareil mensonge ? De deux choses l’une : ou bien il faudrait que la société, partout présente et partout infaillible, pût contraindre chaque individu au même travail et à la même vertu. Mais alors que devient la liberté ? La société n’est plus qu’un universel esclavage.

« Ou bien il faudrait que la société distribuât de ses propres mains, tous les jours, à chacun selon ses œuvres, la part exactement proportionnée à l’œuvre et au service de chacun dans l’association générale. Mais alors quel sera le juge ?

« La sagesse humaine imparfaite a trouvé plus facile, plus sage et plus juste de dire à l’homme : “Sois toi-même ton propre juge ; rétribue-toi toi-même par ta richesse ou par ta misère.” La société a institué la propriété, proclamé la liberté du travail et légalisé la concurrence.

« Mais la propriété instituée ne nourrit pas celui qui ne possède rien. Mais la liberté du travail ne donne pas les mêmes éléments de travail à celui qui n’a que ses bras et à celui qui possède des milliers d’arpents sur la surface du sol. Mais la concurrence n’est que le code de l’égoïsme et la guerre à mort entre celui qui travaille et celui qui fait travailler, entre celui qui achète et celui qui vend, entre celui qui nage dans le superflu et celui qui a faim ! Iniquité de toutes parts ! Incorrigibles inégalités de la nature et de la loi ! La sagesse du législateur paraît être de les pallier une à une, siècle par siècle, loi par loi. Celui qui veut tout corriger d’un coup brise tout. Le possible est la condition de la misérable sagesse humaine. Sans prétendre résoudre par une seule solution des iniquités complexes, corriger sans cesse, améliorer toujours, c’est la justice d’êtres imparfaits comme nous. Dans les desseins de Dieu, le temps paraît être un élément de la vérité elle-même ; demander la vérité définitive à un seul jour, c’est demander à la nature des choses plus qu’elle ne peut donner. L’impatience crée des illusions et des ruines au lieu de vérités. Les déceptions sont des vérités cueillies avant le temps. »

X

Les Girondins succombent à l’effort de ramener en arrière une Révolution emportée aux derniers excès. Danton les suit dans la tombe. On n’a vu encore qu’une révolution, arrêtée dans sa fougue et refoulée en arrière par sa propre prudence, rentrer dans l’ordre et dans le juste sous la parole de ses chefs : c’est la révolution de 1848, plus calomniée pour sa modération par ceux qu’elle a sauvés que la Convention pour ses crimes. Pourquoi cette révolution est-elle restée pure d’excès ? C’est que les hommes qui en prirent la direction d’une main ferme et téméraire n’avaient donné à la démagogie aucun de ces gages et de ces complicités qui lient les hommes d’État aux excès de la multitude ; c’est surtout parce que la leçon terrible de 1793 a frappé l’esprit du peuple, et que la presse et la tribune libres avaient depuis trente années formé ce peuple par un certain apprentissage de la liberté. Le peuple de 1793 sortait ignorant et furieux de la servitude ; le peuple de 1848 sortait instruit et modéré de la liberté. Il fut ému, mais admirable ; il sentit ses propres périls, il eut peur de lui-même, et il aida ses chefs à le refréner. L’histoire, quand le temps d’être juste sera venu pour elle, rendra à la France l’hommage unique qui lui est dû pour ces cinq mois pendant lesquels elle se gouverna sans gouvernement légal, par sa propre sagesse et par la seule autorité de la raison publique.

Les Girondins avaient trempé dans le sang de Louis XVI, Danton dans les turbulences de la démagogie. Ils avaient été complices des terroristes, tout en les détestant. Ils n’avaient plus rien à disputer que leurs têtes. Ils avaient livré celles d’autres victimes. À quel titre pouvaient-ils invoquer l’inviolabilité de leurs jours ? Ils périssent tristement, mais justement. Leur mort fut le talion de leurs jours. Il fallait périr innocent. On m’a accusé d’avoir fait des héros : qu’on lise donc avant d’accuser ! Est-ce une apothéose, que ces pages :

XI

« Telle fut la catastrophe méritée du parti girondin ; il mourut comme il était né, d’une sédition légalisée par la victoire. La journée du 2 juin, qu’on appelle encore le 31 mai, parce que la lutte dura trois jours, fut le 10 août de la Gironde. Ce parti tomba de faiblesse et d’indécision, comme le roi qu’il avait renversé. La république qu’il avait fondée s’écroula sur lui après huit mois seulement d’existence. On honora ce groupe de républicains pour ses intentions, on l’admira pour ses talents, on le plaignit pour ses malheurs, on le regretta à cause de ses successeurs, et parce que ses chefs en tombant ouvrirent une longue marche à l’échafaud. On se demande, après la disparition de ce parti, quelle était son idée et s’il en avait une. L’histoire se demande à son tour si le triomphe de la Gironde au 31 mai aurait sauvé la république ; s’il y avait dans ces hommes de paroles, dans leurs conceptions, dans leur union, dans leurs caractères et dans leur génie politique, les éléments d’un gouvernement à la fois dictatorial et populaire, capable de comprimer les convulsions de la France au dedans, de faire triompher la nation au dehors, et de procurer l’avènement d’une république régulière en la préservant des rois et des démagogues. L’histoire n’hésite pas à répondre : Non, les Girondins n’avaient en eux aucune de ces conditions. La pensée, l’unité, la politique, la résolution, tout leur manquait. Ils avaient fait la Révolution sans la vouloir ; ils la gouvernaient sans la comprendre. La Révolution devait se révolter contre eux et leur échapper.

« Il faut deux choses à des hommes d’État pour diriger les grands mouvements d’opinion auxquels ils participent : l’intelligence complète de ces mouvements, et la passion dont ces mouvements sont l’expression dans un peuple. Les Girondins n’avaient complètement ni l’une ni l’autre. À l’Assemblée législative, ils avaient pactisé longtemps avec la monarchie, mal acceptée par eux, et n’avaient pas compris qu’un peuple ne se transforme et ne se régénère presque jamais sous la main et sous le nom du pouvoir auquel il échappe. La république, timidement tramée par quelques-uns d’entre eux, avait été plutôt accueillie comme une nécessité fatale qu’embrassée comme un système par les autres. Dès le lendemain de sa proclamation, ils avaient redouté le fruit de leur enfantement, comme une mère qui serait accouchée d’un monstre. Au lieu de travailler à fortifier la république naissante, ils n’avaient montré de sollicitude que pour l’affaiblir. La constitution qu’ils lui proposaient ressemblait à un regret plutôt qu’à une espérance. Ils lui contestaient un à un tous ses organes de vie et de force. L’aristocratie se révélait, sous une autre forme, dans toutes leurs institutions bourgeoises. Le principe populaire s’y sentait d’avance étouffé. Ils se défiaient du peuple ; le peuple à son tour se défiait d’eux. La tête craignait le bras, le bras craignait la tête. Le corps social ne pouvait que s’agiter ou languir.

XII

« Aussi les Girondins, depuis leur avènement, avaient-ils marché de défis en concessions et de résistances en défaites. Le 10 août leur avait arraché le trône, dont ils rêvaient encore la conservation dans le décret même où Vergniaud proclamait la déchéance du roi. Danton leur avait surpris les proscriptions de septembre. Ils n’avaient su ni les prévenir par un déploiement de forces, ni couvrir les victimes de leurs corps, ni punir ce crime sur les assassins. Robespierre leur avait arraché la tête de Louis XVI, cédée lâchement en échange de leurs propres têtes. Marat leur avait arraché son impunité et son triomphe après son accusation au 10 mars. Les Jacobins leur avaient arraché le ministère dans la personne de Roland. Enfin Pache, Hébert, Chaumette et la commune leur arrachaient maintenant leur abdication et ne leur laissaient que la vie. Faibles au dedans, ils avaient été malheureux au dehors. Dumouriez, leur homme de guerre, avait trahi la république, et jeté sur eux, par cette trahison, le soupçon de complicité. Les armées, sans chefs, sans discipline, sans recrutement, reculaient de défaite en défaite. Les places fortes du Nord tombaient ou ne se défendaient qu’avec leurs murailles. Le royalisme conquérait l’Ouest ; le fédéralisme disloquait le Midi ; l’anarchie paralysait le centre ; les factions tyrannisaient la capitale. La Convention, riche d’orateurs, mais sans chefs politiques, flottait entre leurs mains en admirant leurs discours, mais en se jouant de leurs actes. Ils détestaient les Jacobins, et ils les laissaient régner. Ils abhorraient le tribunal révolutionnaire, et ils le laissaient frapper au hasard, en attendant qu’il les frappât eux-mêmes. Ils redoutaient le déchirement de la république, et leurs correspondances désespérées ne cessaient de pousser leurs départements au suicide par le fédéralisme.

« Encore quelques mois d’un pareil gouvernement, et la France, à demi conquise par l’étranger, reconquise par la contre-révolution, dévorée par l’anarchie, déchirée de ses propres mains, aurait cessé d’exister et comme république et comme nation. Tout périssait entre les mains de ces hommes de paroles. Il fallait ou se résigner à périr avec eux, ou fortifier le gouvernement. La violence s’en empara. Elle prit, comme elle l’avait fait au 10 août, cette dictature que personne n’osait prendre encore dans la Convention. L’insurrection de la commune, fomentée et dirigée par des passions perverses, fut présentée aux yeux des patriotes comme l’insurrection du salut public. Le peuple, voyant clairement qu’il allait périr, porta illégalement sa propre main au gouvernail, et l’arracha aux mains impuissantes qui le laissaient dévier. Le peuple crut user en cela de son droit suprême, du droit d’exister. On l’accusa de s’être arrogé l’initiative sur les départements et d’avoir substitué la volonté de Paris à la volonté de la France. “Que pouvaient, disent les patriotes du 31 mai, les départements à la distance où ils étaient des événements ? Avant qu’on les eût consultés, avant qu’ils eussent répondu, avant que leur force d’opinion et leur force armée fussent arrivées à Paris, les coalisés pouvaient être à ses portes, les Vendéens aux portes d’Orléans, la république étouffée dans son berceau.” Dans les périls extrêmes, la proximité est un droit. C’est à la partie du peuple la plus rapprochée du danger public d’y pourvoir la première. En pareil cas, la mesure du pouvoir est la portée du bras. Une ville exerce alors la dictature de sa situation, sauf à la faire ratifier ensuite. Paris l’avait exercée maintes fois avant et depuis 1789. La France ne lui reprochait ni le 14 juillet, ni le Jeu de Paume, ni même le 10 août, où Paris avait conquis pour elle, sans la consulter et sans l’attendre, la Révolution et la république.

XIII

« D’ailleurs, quelles que soient les théories d’égalité abstraite entre les villes d’un empire, ces théories cèdent malheureusement la place au fait dans des circonstances d’exception ; et ce fait a son droit, car il a sa justice quand il a sa nécessité. Sans doute les villes où siègent les gouvernements ne sont que des membres du corps national ; mais ce membre, c’est la tête ! La capitale d’une nation exerce sur les membres une puissance d’initiative, d’entraînement et de résolution, en rapport avec les sens plus énergiques dont la tête est le siège dans la nation comme dans l’individu. La polémique rigoureuse peut contester avec raison ce droit, l’histoire ne peut le nier. Dans les temps réguliers, le gouvernement est partout en proportion égale. Dans les temps extrêmes, le gouvernement est, non de droit, mais de fait, partout où on le saisit. L’initiative est la maîtresse des choses quand elle est dans le sens des choses. Le 31 mai était illégal ; qui le justifie ? Mais le 10 août était-il légal ? C’était le titre des Girondins cependant. Quel parti pouvait légitimement alors invoquer la loi ? Aucun. Tous l’avaient violée. La loi n’était, dans cette usurpation réciproque et continue, ni dans la Montagne, ni dans la Gironde, ni dans la commune, ni à Paris, ni à Bordeaux. La loi n’était plus, ou plutôt la loi, c’était la Révolution elle-même ! Un peuple égaré par son patriotisme crut la promulguer au milieu du tumulte et de la sédition de ces trois journées. C’était le désordre, mais à ses yeux c’était la loi pourtant ; car cette violence lui paraissait la mesure qui pouvait seule sauver la patrie et la Révolution. Le 10 août, lui disait-on, pouvait seul sauver la liberté, le 31 mai sauver la nation. »

XIV

Toutes les circonstances les plus minutieuses de la vie de Charlotte Corday, cette Judith chaste de la patrie, sont de la plus consciencieuse exactitude. Je n’ai négligé ni soins ni peines pour les obtenir. Je dois presque tout à un homme de cœur et de talent, son voisin, M. de la Sicotière, qui a fait, d’après nature et d’après les traditions encore vivantes, le portrait de son immortelle compatriote. Je dois beaucoup aussi au spirituel Georges Duval, témoin des événements et peintre des figures.

Mon jugement définitif sur cette héroïque et cependant sinistre figure peut-il être taxé de complicité avec le poignard ? Le voici ; lisez :

« Telles furent la vie et la mort de Charlotte Corday. En présence du meurtre, l’histoire n’ose glorifier ; en présence de l’héroïsme, l’histoire n’ose flétrir. L’appréciation d’un tel acte place l’âme dans cette redoutable alternative de méconnaître la vertu ou de louer l’assassinat. Comme ce peintre qui, désespérant de rendre l’expression complexe d’un sentiment mixte, jeta un voile sur la figure de son modèle et laissa un problème au spectateur, il faut jeter ce mystère à débattre éternellement dans l’abîme de la conscience humaine. Il y a des choses que l’homme ne doit pas juger, et qui montent, sans intermédiaire et sans appel, au tribunal direct de Dieu. Il y a des actes humains tellement mêlés de faiblesse et de force, d’intention pure et de moyens coupables, d’erreur et de vérité, de meurtre et de martyre, qu’on ne peut les qualifier d’un seul mot, et qu’on ne sait s’il faut les appeler crime ou vertu. Le dévouement coupable de Charlotte Corday est du nombre de ces actes que l’admiration et l’horreur laisseraient éternellement dans le doute, si la morale ne les réprouvait pas. Quant à nous, si nous avions à trouver pour cette sublime libératrice de son pays et pour cette généreuse meurtrière de la tyrannie un nom qui renfermât à la fois l’enthousiasme de notre émotion pour elle et la sévérité de notre jugement sur son acte, nous créerions un mot qui réunît les deux extrêmes de l’admiration et de l’horreur dans la langue des hommes, et nous l’appellerions l’ange de l’assassinat. »

XV

Si on m’a accusé, avec une sorte de justice, d’avoir jugé historiquement la reine avec une sévérité regrettable mais consciencieuse au commencement de son règne, qu’on lise comment je la réhabilite sur son échafaud. Là elle n’est plus reine ; elle est veuve, elle est mère, elle est martyre, elle est sainte par le supplice si héroïquement et si pieusement accepté. Peut-être encore aurais-je dû insister davantage sur cette sanctification par l’échafaud ? Je regrette de ne l’avoir pas fait assez. Je me souvins trop de ses influences féminines sur son mari, au moment où il ne fallait se souvenir que de ses larmes et de son sang. Cependant qu’on lise et qu’on juge, en me tenant compte de mes regrets :

XVI

« La reine, après avoir écrit et prié, dormit d’un sommeil calme quelques heures. À son réveil, la fille de madame Bault l’habilla et la coiffa avec plus de décence et plus de respect pour son extérieur que les autres jours. Marie-Antoinette dépouilla la robe noire qu’elle avait portée depuis la mort de son mari, elle revêtit une robe blanche en signe d’innocence pour la terre et de joie pour le ciel. Un fichu blanc recouvrait ses épaules, un bonnet blanc ses cheveux. Seulement un ruban noir qui pressait ce bonnet sur les tempes rappelait au monde son deuil, à elle-même son veuvage, au peuple son immolation.

« Les fenêtres et les parapets, les toits et les arbres étaient surchargés de spectateurs. Une nuée de femmes, ameutées contre l’Autrichienne, se pressait autour des grilles et jusque dans les cours. Un brouillard d’automne blafard et froid flottait sur la Seine, et laissait çà et là glisser quelques rayons de soleil sur les toits du Louvre et sur la tour du palais. À onze heures les gendarmes et les exécuteurs entrèrent dans la salle des condamnés. La reine embrassa la fille du concierge, se coupa elle-même les cheveux, se laissa lier les mains sans murmure, et sortit d’un pas ferme de la Conciergerie. Aucune faiblesse féminine, aucune défaillance de cœur, aucun frisson du corps, aucune pâleur des traits. La nature obéissait à la volonté et lui prêtait toute sa vie pour mourir en reine.

« En débouchant de l’escalier sur la cour, elle aperçut la charrette des condamnés, vers laquelle les gendarmes dirigeaient sa marche. Elle s’arrêta comme pour rebrousser chemin, et fit un geste d’étonnement et d’horreur. Elle avait cru que le peuple donnerait au moins de la décence à sa haine, et qu’elle serait conduite à l’échafaud, comme le roi, dans une voiture fermée. Ce mouvement comprimé, elle baissa la tête en signe d’acceptation et monta sur la charrette. L’abbé Lothringer s’y plaça derrière elle, malgré son refus.

« Le cortège sortit de la Conciergerie au milieu des cris de : “Vive la république ! Place à l’Autrichienne ! Place à la veuve Capet ! À bas la tyrannie ! ” Le comédien Grammont, aide de camp de Ronsin, donnait l’exemple et le signal de ces cris au peuple, en brandissant son sabre nu, et en fendant la foule du poitrail de son cheval. Les mains liées de la reine la privaient d’appui contre les cahots des pavés. Elle cherchait péniblement à reprendre l’équilibre et à garder la dignité de son attitude. “Ce ne sont pas là tes coussins de Trianon ! ” lui criaient d’infâmes créatures. Les voix, les yeux, les rires, les gestes du peuple, la submergèrent d’humiliation. Ses joues passaient continuellement du pourpre à la pâleur, et révélaient les bouillonnements et le reflux de son sang. Malgré le soin qu’elle avait pris de sa toilette, le délabrement de sa robe, le linge grossier, l’étoffe commune, les plis froissés, déshonoraient son rang. Les boucles de ses cheveux s’échappaient de son bonnet et fouettaient ses tempes au souffle du vent. Ses yeux, rouges et gonflés, quoique secs, révélaient les longues inondations d’une douleur épuisée de larmes. Elle se mordait par moments la lèvre inférieure avec les dents, comme quelqu’un qui comprime le cri d’une souffrance aiguë.

XVII

« Quand elle eut traversé le pont au Change et les quartiers tumultueux de Paris, le silence et la contenance sérieuse de la foule indiquèrent une autre région du peuple. Si ce n’était pas la pitié, c’était au moins la consternation. Son visage reprit le calme et l’uniformité d’expression que les outrages de la multitude avaient troublés au premier moment. Elle parcourut ainsi lentement toute la longueur de la rue Saint-Honoré. Le prêtre placé à côté d’elle sur la banquette s’efforçait d’appeler son attention par des paroles qu’elle semblait repousser de son oreille. Ses regards se promenaient, avec toute leur intelligence, sur les façades des maisons, sur les inscriptions républicaines, sur les costumes et sur la physionomie de cette capitale, si transformée pour elle depuis quinze mois de captivité. Elle regarde surtout les fenêtres des étages supérieurs, où flottaient des banderoles aux trois couleurs, enseignes de patriotisme.

« Le peuple croyait et des témoins ont écrit que son attention légère et puérile était attachée à cette décoration extérieure de républicanisme. Sa pensée était ailleurs. Ses yeux cherchaient un signe de salut parmi ces signes de sa perte. Elle approchait de la maison qui lui avait été désignée dans son cachot. Elle interrogeait du regard la fenêtre d’où devait descendre sur sa tête l’absolution d’un prêtre déguisé. Un geste inexplicable à la multitude le lui fit reconnaître. Elle ferma les yeux, baissa le front, se recueillit sous la main invisible qui la bénissait, et, ne pouvant pas se servir de ses mains liées, elle fit le signe de la croix sur sa poitrine par trois mouvements de sa tête. Les spectateurs crurent qu’elle priait seule, et respectèrent son recueillement. Une joie intérieure et une consolation secrète brillèrent depuis ce moment sur son visage.

XVIII

« En débouchant sur la place de la Révolution, les chefs du cortège firent approcher la charrette le plus près possible du pont tournant et la firent arrêter un moment devant l’entrée du jardin des Tuileries. Marie-Antoinette tourna la tête du côté de son ancien palais, et regarda quelques instants ce théâtre odieux et cher de sa grandeur et de sa chute. Quelques larmes tombèrent sur ses genoux. Tout son passé lui apparaissait à l’heure de la mort. En quelques tours de roue, elle fut au pied de la guillotine. Le prêtre et l’exécuteur l’aidèrent à descendre en la soutenant par les coudes. Elle monta avec majesté les degrés de l’estrade. En arrivant sur l’échafaud, elle marcha par inadvertance sur le pied de l’exécuteur. “Pardonnez-moi”, dit-elle au bourreau du son de voix dont elle eût parlé à un de ses courtisans. Elle s’agenouilla un instant et fit une prière à demi-voix, puis, se relevant : “Adieu encore une fois, mes enfants, dit-elle en regardant les tours du Temple, je vais rejoindre votre père.” Elle n’essaya pas, comme Louis XVI, de se justifier devant le peuple ni de l’attendrir sur sa mémoire. Ses traits ne portaient pas, comme ceux de son mari, l’empreinte de la béatitude anticipée du juste et du martyr, mais celle du dédain des hommes et de la juste impatience de sortir de la vie. Elle ne s’élançait pas au ciel, elle fuyait du pied la terre, et elle lui laissait en partant son indignation et le remords.

« Le bourreau, plus tremblant qu’elle, fut saisi d’un frisson qui fit hésiter sa main en détachant la hache. La tête de la reine tomba. Le valet du supplice la prit par les cheveux et fit le tour de l’échafaud en l’élevant dans sa main droite et en la montrant au peuple. Un long cri de : “Vive la république ! ” salua ce visage décoloré et déjà endormi.

« La Révolution se crut vengée, elle n’était que flétrie. Ce sang de femme retombait sur sa gloire sans cimenter sa liberté. Paris eut cependant moins d’émotion de ce meurtre que du meurtre du roi. L’opinion affecta l’indifférence sur une des plus odieuses exécutions qui consternèrent la république. Ce supplice d’une reine et d’une étrangère au milieu du peuple qui l’avait adoptée n’eut pas même la compensation des fins tragiques : le remords et l’attendrissement d’une nation.

XIX

« Ainsi mourut cette reine, trop confiante peut-être dans la prospérité, mais sublime dans l’infortune, intrépide sur l’échafaud ; idole de cour mutilée par le peuple, longtemps l’amour, puis l’imprudent conseil de la royauté, puis l’adversaire de la Révolution. Cette Révolution, elle ne put ni la prévoir, ni la comprendre, ni l’accepter ; elle ne sut que l’irriter. Le peuple lui voua injustement toute la haine dont il poursuivait l’ancien régime. Il appela de son nom tous les scandales et toutes les trahisons des cours. Toute-puissante par sa beauté et par son esprit sur son mari, elle l’enveloppa de son impopularité et l’entraîna par son amour à sa perte. Sa politique vacillante, suivant les impressions du moment, tour à tour timide comme la défaite, téméraire comme le succès, ne sut ni reculer ni avancer à propos. Favorite charmante et dangereuse d’une monarchie vieillie, plutôt que reine d’une monarchie nouvelle, elle n’eut ni le prestige de l’ancienne royauté : le respect ; ni le prestige du nouveau règne : la popularité. Elle ne sut que charmer, égarer et mourir. Le peu de solidité de son esprit l’excuse, l’enivrement de sa beauté et de sa jeunesse l’innocente, la grandeur de son courage l’ennoblit. On ne peut la juger, sur un échafaud, ou plutôt la plaindre, c’est la juger. Elle est du nombre de ces mémoires qui désarment la postérité, qu’on évoque avec pitié, et qu’on ne juge, comme on doit juger les femmes, qu’avec des larmes. L’histoire, à quelque opinion qu’elle appartienne, en versera d’éternelles sur cet échafaud. Seule contre tous, innocente par son sexe, sacrée par son titre de mère, une reine inoffensive désormais est immolée sur une terre étrangère par un peuple qui ne sait pardonner ni à la jeunesse, ni à la beauté, ni au vertige de l’adoration ! Appelée par ce peuple pour occuper un trône, ce peuple ne lui donne pas même un tombeau ; car nous lisons sur le registre des inhumations banales de la Madeleine : Pour la bière de la veuve Capet, sept francs.

« Voilà le total d’une vie de reine et de ces richesses consacrées pendant tout un règne à la splendeur, aux plaisirs et aux générosités d’une femme qui avait possédé Versailles, Saint-Cloud et Trianon. Quand la Providence veut parler aux hommes avec la rude éloquence des vicissitudes royales, elle dit en un signe plus que Sénèque ou Bossuet dans d’éloquents discours, et elle écrit un vil chiffre sur le registre d’un fossoyeur. »

Que peut-on accuser dans ce jugement ? Ni la justice, ni la pitié, ni même le pathétique. Et voilà cependant ce dont les royalistes me font un crime ! De ce crime je n’efface rien, c’est l’histoire attendrie par le cœur du juge.

XX

Je dois beaucoup de ce récit à cet abbé Lambert, ami des Girondins, et introduit librement par eux dans la prison de la Conciergerie. M. de Cassagnac m’a attribué à tort l’invention de ces circonstances funèbres. On a vu au commencement de ce commentaire combien le critique a été trompé, et combien sont réelles et attestées mes enquêtes personnelles auprès du curé de Bessancourt. C’est lui qui suivit ces victimes du tribunal au cachot, du cachot à la mort. Cet abbé Lothringer, que la reine refusa obstinément d’entendre parce qu’il était à ses yeux schismatique, ne fut, selon l’abbé Lambert et selon d’autres documents de l’époque, qu’un intrigant sacré et intéressé, cherchant des prétextes de célébrité dans son obsession autour des victimes, et exploitant, sous la Restauration, les rapports mensongers qu’il prétendait avoir eus avec la reine. Le curé de Bessancourt n’en parlait qu’avec dédain. Ce vieillard pieux n’aurait pas menti pour déshonorer la mémoire d’un confrère dont il avait partagé la faute contre l’Église, mais dont les dispositions posthumes et intéressées ne lui inspiraient ni foi ni estime. Les écrivains royalistes du temps de la Restauration ont tort de s’attacher au témoignage de ce prêtre aventurier, mouche du coche des prisons et du char de la guillotine, bourdonnant ses services aux oreilles des rois rentrés aux Tuileries.

XXI

La mort du duc d’Orléans ne le justifie pas, mais l’explique.

L’abbé Lambert, dont j’ai parlé en répondant à M. de Cassagnac, homme délicat et sensible, souffrait intérieurement de la maladresse de son confrère, de la grossièreté des soldats, de l’humiliation du condamné. Il aborda le prince avec une contenance respectueuse et attendrie. « Égalité », lui dit-il, « je viens ici t’offrir les sacrements, ou du moins les consolations d’un ministre du ciel. Veux-tu les recevoir d’un homme qui te rend justice et qui te porte une sincère commisération ? — Qui es-tu, toi ? lui répondit en adoucissant sa physionomie le duc d’Orléans. — Je suis, reprit le prêtre, le vicaire général de l’évêque de Paris. Si tu ne désires pas mon ministère comme prêtre, puis-je te rendre comme homme quelques services auprès de ta femme et de ta famille ? — Non, répliqua le duc d’Orléans, je te remercie ; mais je ne veux d’autre œil que le mien dans ma conscience, et je n’ai besoin que de moi seul pour mourir en bon citoyen. » Il se fit servir à déjeuner, mangea et but avec appétit, mais non jusqu’à l’ivresse. Un membre du tribunal étant venu lui demander s’il avait des révélations à faire dans l’intérêt de la république : « Si j’avais su quelque chose contre la sûreté de la patrie, répondit-il, je n’aurais pas attendu jusqu’à cette heure pour le dire. Au surplus, je n’emporte aucun ressentiment contre le tribunal, pas même contre la Convention et les patriotes : ce ne sont pas eux qui veulent ma mort ; elle vient de plus haut… » Et il se tut.

XXII

« À trois heures on vint le prendre pour l’échafaud. Les détenus de la Conciergerie, presque tous ennemis du rôle et du nom du duc d’Orléans dans la Révolution, se pressaient en foule dans les préaux, dans les corridors, dans les guichets, pour le voir passer. Il était escorté de six gendarmes le sabre nu. À sa démarche, à son attitude, au port de son front, à l’énergie de son pas sur les dalles, on l’eût pris pour un soldat marchant au feu plutôt que pour un condamné qu’on mène au supplice. L’abbé Lothringer monta avec lui et trois autres condamnés sur la charrette. Des escadrons de gendarmerie à cheval formaient le cortège. Le char roulait lentement. Tous les regards cherchaient le prince, les uns comme une vengeance, les autres comme une expiation. Il n’eut jamais autant que ce jour suprême la noblesse et la dignité de son rang. Il était redevenu prince par le sentiment de mourir en citoyen. Il portait fièrement la tête ; il promenait, avec toute sa liberté d’esprit, des regards indifférents sur la multitude. Il détournait l’oreille des exhortations du prêtre, qui ne cessait de l’obséder. Un embarras de rue ou un raffinement de cruauté fit arrêter un moment la charrette sur la place du Palais-Royal, devant la cour de sa demeure. “Pourquoi donc s’arrête-t-on là ? demanda-t-il. — C’est pour te faire contempler ton palais, lui répondit l’ecclésiastique. Tu le vois, la route s’abrège, le but approche, songe à ta conscience et confesse-toi.” Le prince, sans répondre, regarda longtemps les fenêtres de cette demeure où il avait fomenté tous les germes de la Révolution, savouré tous les désordres de sa jeunesse et cultivé tous les attachements de la famille. L’inscription de Propriété nationale, gravée sur la porte du Palais-Royal à la place de ses armoiries, lui fit comprendre que la république avait partagé ses dépouilles avant sa mort, et que ce toit et ces jardins n’abriteraient plus même ses enfants. Cette image de l’indigence et de la proscription de sa race le frappa plus que la hache du bourreau. Sa tête se pencha sur sa poitrine comme si elle eût été déjà détachée du tronc, et il regarda d’un autre côté.

« Il continua ainsi, abattu et muet, jusqu’à l’entrée de la place de la Révolution par la rue Royale. L’aspect de la foule qui couvrait la place et le roulement des tambours à son approche lui firent relever la tête, de peur qu’on ne prît sa tristesse pour de la faiblesse. Le prêtre continuait à le presser plus vivement d’accepter les secours de son ministère. “Incline-toi devant Dieu et accuse tes fautes. — Eh ! le puis-je au milieu de cette foule et de ce bruit ? Est-ce là le lieu du repentir ou du courage ? répondit le prince. — Eh bien, répliqua le prêtre, confesse-moi celle de tes fautes qui pèse le plus sur ta vie : Dieu te tiendra compte de l’intention et de l’impossibilité, et je te pardonnerai en son nom.” »

XXIII

« Soit obsession et lassitude, soit inspiration tardive de l’échafaud, dont chaque tour de roue le rapprochait, le prince s’inclina devant le ministre de Dieu, et murmura quelques mots qui se perdirent dans le bruit de la foule et dans le mystère du sacrement. Il reçut, dans l’attitude du respect et du recueillement, le pardon du ciel, à quelques pas de l’échafaud d’où Louis XVI avait envoyé le sien à ses ennemis. Le prince était vêtu avec élégance et avec cette imitation du costume étranger qu’il avait affectée dès sa jeunesse. Descendu de la charrette et monté sur le plancher de la guillotine, les valets du bourreau voulurent tirer ses bottes étroites et collées à ses jambes. “Non, non, leur dit-il avec sang-froid, vous les tirerez plus aisément après ; dépêchons-nous, dépêchons-nous ! ” » Il regarda sans pâlir le tranchant du fer. Il mourut avec une sécurité qui ressemblait à une révélation de l’avenir. Était-ce le stoïcisme du caractère ? ou la conviction du républicain ? ou l’arrière-pensée du père ambitieux pour ses fils, qui prévoit qu’une nation inconstante lui rendra un trône pour quelques gouttes de sang ? Tout est resté inexplicable de ce prince. Sa mémoire elle-même est un problème qui fait craindre à l’historien de manquer de justice ou de réprobation en la jugeant. L’époque où nous écrivons nous-même n’est pas propice à ce jugement. Son fils règne sur la France. L’indulgence pour la mémoire du père pourrait ressembler à une flatterie du succès, la sévérité à un ressentiment d’une théorie. Ainsi la crainte de paraître servile ou la crainte de paraître hostile risquent également de rendre injuste l’écrivain qui penserait uniquement à ce jour. Mais la justice que l’on doit à la mort et la vérité qu’on doit à l’histoire passent avant ces retours que l’écrivain peut faire sur son propre temps. Il doit braver, pour rester équitable, le soupçon d’inimitié comme le soupçon d’adulation. La mémoire des morts n’est pas une monnaie de trafic entre les mains des vivants.

« Comme républicain, ce prince a été, selon nous, calomnié. Tous les partis se sont, pour ainsi dire, accordé mutuellement son nom pour en faire l’objet d’une injure et d’une exécration communes : les royalistes, parce qu’il fut un des plus grands moteurs de la Révolution ; les républicains, parce que sa mort fut une des plus odieuses ingratitudes de la république ; le peuple, parce qu’il était prince ; les aristocrates, parce qu’il s’était fait peuple ; les factieux, parce qu’il refusa de prêter son nom à leurs conspirations alternatives contre la patrie ; tous, parce qu’il voulut imiter cette gloire suspecte qu’on appelle l’héroïsme de Brutus. Aux yeux des hommes impartiaux, s’il vota la mort du roi par conviction et par républicanisme, cette conviction répugnait au sentiment et ressemblait à un attentat contre la nature. Mais la haine avait assez de vérités cruelles à verser sur son nom pour s’épargner les calomnies et les rumeurs. À mesure que la Révolution se dépouille de ses obscurités et que chaque parti lègue en mourant ses confidences à l’histoire, la mémoire du duc d’Orléans se dépouille des trames, des complicités, des trahisons, des crimes et de l’importance qu’on lui a prêtés. La Révolution ne lui doit ni tant de reconnaissance ni tant de haine. Il fut un instrument tour à tour employé et brisé par elle. Il n’en fut ni l’auteur, ni le maître, ni le Judas, ni le Cromwell.

XXIV

« La Révolution n’était pas une conjuration, elle était une doctrine ; elle ne se vendit pas à un homme, elle se dévoua à une idée. La voir tout entière dans le duc d’Orléans, c’est trop grandir l’homme ou c’est trop rabaisser l’événement. À l’exception des premières agitations populaires de Paris, on n’aperçoit clairement ni son nom, ni sa main, ni son or dans aucune des journées décisives. Il rêva peut-être un moment une couronne votée d’acclamation par la faveur publique. Il jouit peut-être avec une satisfaction coupable de l’abaissement et des terreurs d’une reine et d’une cour qui l’avaient humilié. Il ne tarda pas à comprendre que la Révolution ne couronnerait personne, et qu’elle entraînerait avec le trône tous ses prétendants et tous les survivants de la royauté. Il se repentit alors ; les infortunes de Louis XVI l’attendrirent. Il voulut de bonne foi se réconcilier avec le roi et soutenir la constitution. Le roi l’accueillait, mais les insultes des courtisans et les antipathies de la cour le repoussèrent. Il prit les opinions extrêmes pour un asile. Il s’y jeta par désespoir. Il n’y trouva que les ombrages et les injures des chefs populaires, qui ne lui pardonnaient pas son nom. Danton l’abandonna ; Robespierre affecta de le craindre ; Marat le dénonça ; Camille Desmoulins le montra du doigt aux terroristes. Les Girondins l’accusèrent, les Montagnards le livrèrent à l’échafaud.

« Il subit toutes ces phases de sa fortune avec le stoïcisme d’un prince qui ne demande à sa patrie que le titre de citoyen, et à la république que l’honneur de mourir pour elle. Il mourut sans adresser un reproche à cette cause, et comme si l’ingratitude des républiques était la couronne civique de leurs fondateurs. Il s’était dès lors désintéressé de son rang et donné tout entier au peuple ou comme serviteur, ou comme victime. Malheureusement pour sa mémoire, il se donna aussi comme juge dans un procès où la nature le récusait. Le peuple, en le frappant, l’en punit moins sévèrement que la postérité.

« Si quelqu’un suivit en aveugle, mais avec invariabilité et constance, la marche de la Révolution, jusqu’au terme et sans demander où elle conduisait, ce fut le duc d’Orléans. Il fut l’Œdipe de la famille des Bourbons. Homme faible, parent coupable, irréprochable patriote, suicide de sa renommée, il réalisa en lui ce mot de Danton : “Périsse notre mémoire, et que la république soit sauvée ! ” Lâche s’il fit ce sacrifice à sa popularité, cruel s’il le fit à son opinion, odieux s’il le fit à son ambition, il a emporté le secret de sa conduite politique devant Dieu. Dans le doute de ses motifs, l’histoire elle-même peut douter.

« Il y a dans les mouvements d’une révolution une grandeur qui se communique aux caractères, et qui grandit quelquefois les âmes les plus vulgaires à la proportion des événements auxquels elles participent. Les hommes légers au commencement de l’action deviennent peu à peu sérieux, dévoués, tragiques comme la pensée qui les enveloppe et les élève dans son tourbillon. Le duc d’Orléans fut peut-être un de ces hommes. Sa vie, désordonnée au commencement, tragique à la fin, commença comme un scandale, se poursuivit comme une trame, et finit comme un acte de résignation. Ainsi que Brutus, son modèle et son erreur, il restera éternellement problématique aux yeux de la postérité. Mais elle en tirera cette grande leçon : c’est que, quand l’opinion et la nature se combattent dans le cœur d’un citoyen, c’est la nature qu’il faut écouter ; car l’opinion se trompe souvent, et la nature est infaillible. D’ailleurs les fautes que l’on commet contre l’opinion, le cœur humain les pardonne et quelquefois les admire ; mais les fautes que l’on commet contre la nature, Dieu les réprouve, et les hommes ne les pardonnent jamais. »

XXV

Ce qu’il y a de remarquable dans ce jugement sur le duc d’Orléans, c’est que son fils, alors roi, Louis-Philippe, ne protesta pas contre mon arrêt historique. Quelques jours après l’apparition des Girondins, ce prince, que je ne voyais pas, mais avec qui j’avais quelques rapports indirects, me fit dire par M. Vatout, son confident et son bibliothécaire, qu’il avait lu les Girondins, et qu’il me remerciait de la justice rendue à son père. Louis-Philippe prouva dans une autre occasion plus solennelle qu’il n’acceptait rien des opinions et des actes de son père ; qu’il croyait à des vertus domestiques et même publiques en lui, particulièrement à la chaleur de ses sentiments paternels et à son dévouement stoïque à la république, mais qu’il n’acceptait ni la responsabilité de ses faiblesses devant la terreur, ni l’hérédité de son vote lâche et dénaturé contre son roi et son parent.

Le ciel m’est témoin que dans mon jugement d’historien sur le duc d’Orléans (Égalité), jugement que quelques âmes inflexibles ont trouvé trop doux, je ne fus influencé en rien par le désir de complaire au roi Louis-Philippe, qui régnait alors sur la France, et dont j’aurais pu ou briguer la faveur ou redouter la vengeance. Non, ces bassesses n’approchent même pas de mes pensées ; mais je fus et je suis resté influencé en effet et incliné vers l’indulgence par cet esprit de famille qu’on respire dans son enfance, et par ces traditions domestiques qui forment le premier pli de la mémoire dans les enfants attentifs aux récits de leur mère. Ma mère, élevée dans le palais même de Saint-Cloud et dans la familiarité des enfants du prince, du même âge qu’elle, avait des occasions quotidiennes de voir le duc d’Orléans (avant que la Révolution l’eût encore entraîné et souillé dans ses excès), et de le voir entre la princesse sa femme et ses enfants, dans ces intimités caressantes qui donnent la grâce de la nature aux heureux pères d’une nombreuse famille, dans les palais comme dans les chaumières. Elle avait conservé, indépendamment de la reconnaissance, un vif sentiment de l’amabilité, de l’élégance et de la bonté familière de ce malheureux prince ; et, tout en déplorant, comme royaliste, les entraînements et les complicités presque parricides de Philippe-Égalité, elle ne pouvait s’empêcher de nous le peindre sous les traits d’un jeune père de famille accompli dans son intérieur, et d’attribuer à sa faiblesse, plus qu’à sa nature, les égarements et les crimes qui flétrirent plus tard son nom. Ces impressions, recueillies par un enfant de la bouche d’une mère, revivaient à mon insu dans l’homme fait et dans l’historien ; elles mirent quelque pitié et peut-être quelque justice sous ma plume. L’indulgence, en parlant des hommes faibles, est aussi une justice. Voilà ce que Louis-Philippe reconnut en moi dans le portrait de son père et dans mon jugement sur lui, voilà le sentiment dont il me fit remercier par son confident.

Sa fin fut tour à tour hideuse et stoïque. Voilà comment me la dépeignait un des rares témoins de ses derniers moments :

XXVI

« Deux prêtres, l’abbé Lambert et l’abbé Lothringer, les mêmes qui avaient entretenu les Girondins pendant la dernière nuit, attendaient au coin du feu, dans le grand cachot, en causant avec les porte-clefs et les gendarmes, l’heure où les accusés redescendraient du tribunal. Ils virent entrer le duc d’Orléans, non plus avec cette impassibilité extérieure que tout homme de courage commande à sa contenance devant le regard de ses ennemis, mais dans le désordre d’un homme indigné de l’injustice des hommes, et qui s’épanche, à l’abri des cachots, devant lui-même et devant Dieu. Sa démarche était rapide, ses gestes saccadés et brefs, son visage enflammé par la colère. D’involontaires exclamations sortaient inachevées de ses lèvres ; il levait les yeux au ciel et se promenait à grands pas autour du cachot. “Les scélérats ! ” s’écriait-il en s’arrêtant quelquefois comme devant une pensée soudaine et comme devant une apparition, “les scélérats ! je leur ai tout donné, rang, fortune, ambition, honneur, renommée de ma maison dans l’avenir, répugnance même de la nature et de la conscience à condamner leurs ennemis !… et voilà la récompense qu’ils me gardaient !… Ah ! si j’avais agi, comme ils le disent, par ambition, que je serais malheureux maintenant ! mais c’était par une ambition plus haute qu’un trône, par l’ambition de la liberté de mon pays et de la félicité de mes semblables ! Eh bien, vive la république !… ce cri sortira de mon cachot comme il est sorti de mon palais.” Puis il s’attendrissait sur ses enfants emprisonnés ou proscrits. Il les appelait comme s’il eût été seul. Il parlait tout haut et frappait du pied les dalles, des mains les murs de son cachot. »

Lamartine.