Le Sage
Gil Blas ; Le Diable boiteux.
I
Ces deux ouvrages, qui ont vécu et qui vivent encore dans l’imagination des hommes, cette nouvelle édition (qui sait ?) va peut-être les tuer… Alphonse Lemerre n’a rien négligé pourtant pour éterniser la popularité de ces deux romans d’une popularité vieillie. Le texte en est très soigné. De très belles eaux-fortes de Pille, plus pittoresques et plus espagnoles que le livre même, l’ornent et font mieux que de l’interpréter : elles lui donnent plus de caractère qu’il n’en a.
L’éditeur de Le Sage32 a trouvé là une réputation bien établie, un écrivain réputé pour un des premiers dans l’ordre du roman ; une de ces célébrités faites par le siècle qu’elle amusa et acceptées sans bénéfice d’inventaire par le nôtre, qu’elle n’amuse plus ; un homme enfin qui passe toujours presque pour une des gloires de la Littérature française. Il a pris Le Sage sur le pied où le xviiie siècle, le préjugé et la tradition littéraire, l’ont mis. Il a dit au public : « Puisque vous le trouvez un grand romancier, le voilà ! Régalez-vous des beautés de l’oiseau ! Les critiques le jugeront, et c’est une occasion que je leur offre de dire un dernier mot, s’ils en ont un à dire, sur cet homme grandement classé et déjà classique. Pour ma part, je ne fais que mon simple métier d’éditeur en éditant Le Sage et en donnant à la Critique une belle occasion de faire le sien. »
Et elle le fera ; et ce sera probablement inutile qu’elle le fasse ; mais, n’importe ! il sera fait… La Critique sait trop bien la force des choses acquises et acceptées par l’opinion pour croire les arracher, en deux temps, à l’opinion, et les reprendre. Ce qui est acquis demeure acquis, en France surtout, en ce pays frivole et routinier, — et routinier justement parce qu’il est frivole, parce que revenir sur un jugement, c’est réfléchir, et qu’on ne revient pas quand on a si lestement et si étourdiment passé. Dans un pays où le Mot est tout, les clichés sont indestructibles. Le Sage a le sien. En France, il n’y a guères qu’en politique et en religion que la tradition est méprisée. Mais, quand elle serait une erreur, elle est très puissante et très honorée en littérature, et elle y devient très vite un petit ciment presque romain de solidité… À l’heure qu’il est, où nous sommes respectueux pour si peu de choses et de gens, il n’est peut-être pas un lettré en France qui, en parlant de Le Sage, n’ôte respectueusement son chapeau : « Ah ! Le Sage, — dit-il, — l’illustre, l’immortel auteur de Gil Blas ! » Confirmée, assurée par toutes les rhétoriques, par tous les Le Batteux battant aux champs, la gloire de Le Sage est une des mieux et des plus placidement assises des faciles gloires du xviiie siècle. Ce sage conteur, qui s’appelle providentiellement Le Sage, ne ressemble guères, par exemple, à cet autre conteur à tous crins qui, dans ses romans et dans ses contes, est toujours le philosophe Diderot, ce diable au corps de Diderot ! Il n’a, lui, ni ces idées, ni ce mouvement, ni cette flamme ! C’est un conteur plus tranquille, plus désintéressé des passions du temps, plus bourgeois et plus honnête, mais d’une très petite honnêteté. Moraliste tout rond, dont on ignore les principes et que les rhétoriques, plaisantes cautions de son génie, appellent un grand moraliste et un grand écrivain, et ne craignent pas de mettre entre La Bruyère et Beaumarchais, il ne doit rien pourtant aux violentes passions de son époque, si bonne pour lui. On dirait qu’il a vécu en dehors d’elles. Même les opinions de cette époque, sans monter plus haut, les partageait-il ?… À si peu de distance de lui, nous ne le savons pas.
Ses romans furent probablement l’unique préoccupation de sa vie. Ses romans, qui sont moins pour l’esprit des amusements que des amusettes, semblent, dit le subtil et pénétrant Joubert, avoir été « composés au café, par un joueur de dominos, entre deux parties »
. Seulement, Joubert ne l’aurait pas prévu, cet heureux joueur de dominos s’est établi dans la renommée mieux qu’on ne s’établit au café, où l’on s’attable, mais où l’on ne reste pas, et il est resté à la même place dans une renommée tout de suite faite, et conservée par les générations qui ont suivi et qui se transmettent héréditairement les admirations enseignées et les réputations apprises… Et tout le monde est, plus ou moins, victime de cela ! Un critique très fin, Anatole France, qui a écrit une notice sur Le Sage pour le compte de Lemerre, est entré lui-même dans le flot qui coule, ou plutôt qui stagne, de cette éducation littéraire ; il n’a pas voulu le remonter, et il a souscrit à la gloire de Le Sage tout en racontant sa vie : jusqu’aux coups d’épée que cet innocent a fait donner ; car, chose étonnante ! on s’est battu pour Le Sage comme pour une honnête femme ou une coquine. Pour qui donc ne se bat-on pas ?… Un jour,
deux marquis se flanquèrent en son honneur un coup d’épée. Anatole France ornemente avec coquetterie, de cette anecdote, sa notice. Ainsi, le croirez-vous, races futures ? comme disait Malherbe, on se sera battu, au xviiie
siècle, pour la plume de Le Sage, comme pour les violons de Gluck ou de Piccini, auxquels cette plume, sans éclat et sans vibration, ressemble si peu ! Assurément, France est trop un homme d’après Balzac pour ne pas savoir ce que la plume de Le Sage vaut, pour ne pas trouver absolument dénuées de passion, de couleur et d’observation profonde, les aventures de Gil Blas ou du Diable boiteux, ces lanternes magiques sans magie ! Mais il s’est gardé de le dire. « Les gens d’esprit font les livres qu’ils lisent »
, a dit Montesquieu. Malheureusement, les imbéciles aussi. Et Anatole France s’est rangé (discrètement, j’en conviens,) à l’opinion du plus grand nombre, qui n’est jamais les hommes d’esprit, sur les mérites de Le Sage, lesquels n’ont — que je sache — jamais été l’objet de la moindre contestation…
Alors même que la Littérature, jalouse de la Politique, a voulu, Mort-Dieu ! faire, comme elle, sa révolution, en cette époque romantique de 1830, on ne toucha pas au classique Le Sage… On touchait à tout, cependant, avec une charmante insolence. En ce temps-là, les réputations les plus majestueuses ont été remises brutalement au crible, mais on ne secoua même pas celle de Le Sage… On ne fit pas contre lui ce qu’on osa faire contre Racine, — et il demeura incontesté et tranquille à sa place dans la littérature française, comme sur son socle dans la galerie du Théâtre-Français. Il est vrai qu’il n’avait point cette supériorité dont on eût pu faire, en ce temps-là, jaillir une théorie ; et c’est ainsi que sa gloire profita jusque des facultés qu’il n’avait pas. Jeu curieux de la destinée ! Ceux-là — les artistes fiers — qui travaillent pour la gloire ne l’ont presque jamais, du moins immédiatement. Il faut qu’ils attendent ! Le Sage, qui, toute sa vie, ne travailla que pour l’argent, n’eut pas l’argent, mais il eut la gloire. Il ne fut pas payé de la monnaie qu’il avait visée et que peut-être il estimait le plus. Il eut davantage. Mais connaissez-vous un bénéfice plus impertinent que celui-là ?…
II
Il était né riche, à ce qu’il paraît, mais, dit la notice, il devint pauvre de bonne heure. Un tuteur infidèle lui mangea tout son bien, et il fut obligé de travailler pour vivre. Bonne occasion pour développer des facultés énergiques, quand on en a, et il en avait ; il était breton. Mais preuve aussi que ce ne fut point la Vocation, ce Destin du génie, qui le poussa, de ses mains inspiratrices, dans la littérature. Il avait été bien élevé. Il était ce qu’on appelait, en ce temps, un bon humaniste. De Vannes, où il avait fait ses études, il vint à Paris, et quoique Anatole France ait de la fatuité pour lui et prétende que sa jeunesse et sa figure y plurent à quelques femmes, qu’il ne compromet pas, du reste, en les nommant, Le Sage prosaïsa bientôt sa vie dans le mariage et s’empêtra d’une femme qu’il épousa par amour. Il avait vingt-sept ans. Avocat, sans causes, au Parlement, et père de quatre enfants, eu proie à ces tortionnantes délices paternelles qu’on savoure quand on n’a pas le sou, doué d’une intelligence plus apte à s’assimiler qu’à produire, il suivit le conseil de son protecteur, l’abbé de Lyonne, d’étudier la langue espagnole pour traduire des livres espagnols, et il se trempa dans l’Espagne des livres, au lieu de se tremper dans l’Espagne de la réalité.
C’est cette connaissance de l’Espagne par les livres, laquelle ne peut donner que des reflets, qui, dans les siens, nous donna une Espagne énervée et à réverbérations indécises, et non pas cette énergique Espagne, fragment resté d’un Moyen Âge sublime, partout — excepté là — effacé ! Le pauvre Le Sage ne se douta jamais de cette magnifique Espagne-là. Elle eût effrayé et déconcerté sa nature tempérée, à ce français du xviiie siècle ! Aussi, dans Le Diable boiteux, publié avant Gil Blas, et dont l’idée et les premiers chapitres appartiennent à Luis Velez de Guevara, Le Sage peignit-il (si cela peut s’appeler peindre ?) une espèce d’Espagne à la française et à teintes adoucies. La couleur locale, de nécessité dans le roman comme dans la vie elle-même, n’était pas encore inventée. Elle aurait été une blessure pour la délicatesse du goût français. Elle aurait fait saigner cette ophtalmie… De peur de l’exposer à cela, Le Sage imita ces traducteurs (il en était un) qui francisaient, comme ils disaient, l’œuvre par trop étrangère, pour la faire mieux comprendre dans leur pays. Voilà — nous verrons les autres tout à l’heure ! — une des explications des succès de Le Sage. Il nous avait mis une visière verte pour regarder l’Espagne ensoleillée, qui nous aurait aveuglés de son âpre beauté. Il n’avait pas révolté le goût de sa nature par le spectacle d’une Espagne vraie, abrupte, profonde, et d’un éclat presque cruel. Il avait versé de l’eau dans ce vin de feu… Il avait glissé sur les mœurs de ce peuple si fièrement sérieux et si sombrement grave, avec la petite rose de la gaîté française à la bouche. Il avait cherché la comédie dans le pays qui y prête le moins, dans le pays le plus grandiose, quand il n’est pas le plus tragique ! et il avait promené partout une ironie légère, native de France, et cette observation superficielle qu’il est facile à tout le monde de reconnaître, et qui n’est pas une découverte parce qu’elle s’arrête toujours misérablement à la peau !
Telles les qualités françaises et incorrigiblement françaises qui, dans le grand art du roman qu’il abordait, sont des défauts immenses, et qui firent immédiatement réussir Le Sage. Aux ignorants des choses espagnoles, à ceux-là qui n’avaient pas étudié les mœurs de l’Espagne chez elle, Le Diable boiteux et Gil Blas apportèrent la sensation d’une société nouvelle, et le terrible piment espagnol qui aurait emporté la bouche et qui pouvait se mêler à cette sensation, Le Sage eut la prudence de s’en abstenir. Il n’y avait là que de l’à-peu-près historique, mais cela suffit aux imaginations débiles, des mœurs à fleur d’épiderme, mais sur lesquelles on n’était pas blasé. Seulement, ce ne fut pas uniquement cette nouveauté d’impression offerte à l’esprit français avec toutes les précautions exigées pour ne pas effaroucher cet esprit qui veut se retrouver partout, ce n’est point uniquement cette sensation qui fit le succès instantané du Diable boiteux, et, plus tard, le succès du Gil Blas, plus grand encore… Ce fut aussi, — et ne vous y trompez pas ! — ce fut surtout le genre même du roman auquel on donnait pour théâtre l’Espagne, de ce roman qui s’appelle le roman « d’aventures », et auquel on pourrait donner pour théâtre tous les pays, parce que son infériorité est au niveau de l’esprit de tous les pays !… Quand on est très grand, on échappe, par sa grandeur même. Il faut que les imaginations s’apprivoisent à votre grandeur. Mais, quand on est petit, on est à la portée de ceux qui ne sont pas plus grands que vous, et qui, en vous trouvant, se retrouvent… C’est l’histoire du petit Le Sage… Au fond, il n’était qu’un artiste médiocre, de piètre conception et de plus piètre exécution encore. Il ne jeta sur rien des regards profonds. Sa langue est la langue correcte et limpide du siècle de Louis XIV, mais descendue de trente-six crans ! Calme et pure, nulle part cette langue ne s’élève ni ne bouillonne. Ce n’est guères que la langue de l’abbé Prévost, le verre d’eau claire qui ne se change point en vin et pour lequel il n’y a pas de noces de Cana. Pour Le Sage, trop compté, par l’opinion badaude, parmi les grands romanciers, il ne s’agit, dans le roman, ni du développement dramatique des passions, ni de l’originalité des caractères, ni, à force d’observation, de l’invention dans la réalité humaine, ni de l’expression idéale des sentiments, ni de la beauté littéraire du langage. Que reste-t-il donc ? Il reste l’aventure, — les petits événements qui se succèdent, s’entrelacent, et qui tiennent la curiosité en haleine.
Il s’agit pour Le Sage d’intéresser cette curiosité vulgaire, et il est lui-même d’un esprit assez vulgaire pour l’intéresser… Cette vulgarité foncière de l’esprit, on ne s’imagine pas comme c’est un bonheur, pour le succès, que de l’avoir, mais quand elle est mêlée avec quelques souples facultés d’emploi. Si puissante qu’elle soit, la vulgarité toute seule ne réussirait pas tout à fait. C’est cette vulgarité qui a fait la réussite de ceux-là qui ont, dans le roman, le plus
monstrueusement réussi : l’abbé Prévost, par exemple, au siècle dernier, et, de nos jours, Alexandre Dumas et Dickens, — Dickens, pour le succès, l’Alexandre Dumas de l’Angleterre. Le Sage mérite d’être placé parmi ces monstrueux du succès. Il est un des premiers parmi ces amuseurs : car je ne consentirai jamais à les nommer des romanciers, ceux qui précipitent l’art jusqu’aux foules, et le dégradent en le faisant populaire. Anatole France, qui est peut-être, plus qu’il ne croit, un démocrate littéraire de ce temps maudit, nous parle avec plaisir de l’effet que produisit Le Diable boiteux sur « le petit laquais de Boileau »
. Cela charme France ! Boileau, qu’il appelle « un vieux critique »
qui ne comprenait rien aux talents de la belle jeunesse, jeta le livre par la fenêtre et menaça son valet de le mettre à la porte. Je suis assez de l’avis de cette vieille bête (pour France) de Boileau. Je ne reproche point à Henri Monnier d’avoir fait Le Roman chez la portière, le meilleur coup que la Critique ait jamais porté à Alexandre Dumas, étant, moi, de ceux-là qui se défient des génies capables d’enthousiasmer les laquais !
Gil Blas en est un, d’ailleurs, un laquais ! Fripon en plus, proxénète, et, qu’on me passe ce vilain mot moderne si applicable au monde moderne ! une canaille parfaite du plus abject accomplissement, et la société dans laquelle il fait ses pirouettes d’aventurier, en passant par tous les métiers, est aussi abjecte que lui ! Le Sage a déshonoré la noble Espagne, sous prétexte de peindre la vile nature humaine. Mais quand on peint ce tas d’ordures, ce ne doit pas être avec le sourire d’une ironie sceptique qui ressemble à de l’indulgence ; ce n’est pas à l’huile qu’on doit peindre : c’est au vitriol ! Encore là, du reste, une des causes du succès de Le Sage, que l’abjection de ses sujets et de ses héros. En cela, il est l’égal de l’abbé Prévost, son rival d’abjection et de gloire. Au degré de corruption et d’abaissement où était, au xviiie siècle, tombée la société française, on ne pouvait plus amuser cette société basse que par des peintures aussi basses qu’elle…
III
Misérable occupation, pour gagner sa vie, d’un homme médiocre qui n’a pas relevé par le talent ce qu’il a fait ! Le Sage fut l’amuseur de son siècle, mais rien de plus. Lui qui ne fut jamais capable de créer un type (il n’y en a pas un seul dans ses ouvrages : Sangrado et Turcaret ne sont que des noms heureux), Le Sage a créé, sans le vouloir, quelque chose de plus mince et de plus odieux que ses œuvres. Il a créé cette chose moderne, le roman d’aventures, — qui va des Trois Mousquetaires à Rocambole ; — cette chose qui n’est pas littéraire, qui file, s’interrompt et refile, au bas des journaux, sans autre raison que de toucher, comme un postillon, ses quelque sous à chaque relais. Le Sage a été le M. Jourdain inconscient de toutes ces proses, qu’il a faites sans le savoir. On pond toujours plus bas que soi. Le Sage a pondu le roman feuilleton. C’est pis, cela, que Gil Blas et Le Diable boiteux ! On ne se doute pas des bâtards qu’on va mettre au monde pendant qu’on les fait… Le Sage ne se doutait pas qu’il sortirait de lui quelque chose comme Ponson du Terrail, qui est aux excréments actuels du feuilleton ce que lui-même, Le Sage, pouvait être à Ponson du Terrail… Or, ce genre qu’il a créé — le roman de feuilleton et d’aventures — est devenu la tyrannie et l’oppression de ceux-là même qui le méprisent le plus. Le feuilleton, dans nos mœurs littéraires, est le vestibule forcé du livre. On n’arrive au public et au livre que par le feuilleton. Un homme, un inconnu, devra publier quelque chef-d’œuvre d’ordonnance, d’unité, de concentration, d’analyse, qu’il faudra, pour qu’il parvienne au libraire et au public, qu’il passe par cette filière et ce laminoir du feuilleton. Balzac, ce colossal, a été obligé de se courber sous cette fourche caudine, et le feuilleton a quelquefois eu l’insolence de ne pas trouver amusants (c’est le mot dont on se sert) les chefs-d’œuvre que Balzac, l’Antonio de ce nouveau Shylock, donnait à couper dans la chair vive de son génie. Le feuilleton, c’est le fait-Paris qui vient souffleter l’idée, le sentiment, l’observation, au nom de l’amusement des imbéciles qui ne comprennent ni l’observation, ni le sentiment, ni l’idée, et qui ne se passionnent puérilement que pour l’inattendu des circonstances et le hasard bête des événements.
C’est, en effet, évidemment pour eux que Le Sage a écrit. Ils lui trouvèrent du talent, un talent charmant. Quel honneur ! Mais ils ne firent pas sa fortune. Il aurait certainement été plus heureux avec les imbéciles d’aujourd’hui… Ils lui eussent payé cher ses lignes… S’il avait vécu dans cette glorieuse et adorable époque, il aurait peut-être gagné autant d’argent qu’Alexandre Dumas, le Roi du Feuilleton, à liste civile, — par parenthèse, le seul descendant de l’auteur de Gil Blas qui ait, je crois, dit un jour du mal de son père, pour faire croire probablement qu’il n’en était pas le fils… « Il faut égorger ceux qu’on pille »
, disait Rivarol. L’imitation dans un genre de littérature est le vol honnête des besoigneux de l’esprit, qui cachent, sous le mépris qu’ils affectent pour ceux qu’ils imitent, les mains qu’ils mettent dans leurs poches. Paul Féval, la grande victime du roman feuilleton, lequel a cent fois plus d’esprit et de fécondité que Le Sage, a du moins plus de franchise qu’Alexandre Dumas. Il se reconnaît très bien de la dynastie de l’auteur de Gil Blas, et il a même écrit un livre bravement intitulé : Madame Gil Blas… Le Sage, il est vrai, à moins que la perspective de l’argent du xixe
siècle ne l’eût
stimulé, n’aurait jamais eu la verve de Féval ni la plume incomparablement multiple du gigantesque Dumas, ce Briarée du roman, dont les cent mains n’étaient pas toutes dans ses manches…
Mais il aurait vécu. De nos jours, Le Sage ne serait pas mort chétivement à Boulogne-sur-Mer, chez le chanoine, son fils, gueux comme un rat d’église qui quitte le désert de son église, où il meurt de faim, pour la desserte d’un chanoine ! Malheureusement, il ne faisait pas gras chez celui-là, et c’est là qu’il mourut à plus de quatre-vingts ans, indifférent aux politesses de son siècle, n’entendant plus le bruit de sa renommée. Il était devenu sourd comme un pot…
IV
Son théâtre, car il avait commencé sa vie littéraire par le théâtre, avait fait, comme, depuis, ses romans, sa réputation. Mais ni Turcaret, qu’on prit longtemps pour un chef-d’œuvre, ni Crispin rival de son maître, ne tirent plus rouler carrosse au pauvre Le Sage que le Gil Blas et Le Diable boiteux. Turcaret, dont il ne reste plus que le nom, qui, à lui seul, vaut toute la pièce, a été claqué presque aussi haut que Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro. Mais quelle différence entre Le Sage et Beaumarchais ! Leurs pièces, à tous les deux, représentent des sociétés finies ; mais Beaumarchais a donné l’immortalité de l’esprit à sa peinture.
Turcaret, aussi mort que les traitants du xviiie siècle, n’a pas été conservé, lui, par l’esprit de Le Sage, comme le poisson dans sa glace. Rien, en effet, de plus glacé que cette comédie momifiée. La passion dans l’esprit n’était pas le fait de Le Sage. Quant au Crispin rival de son maître, un laquais encore, inventé par cet homme qui aime les laquais et qui est cher aux laquais ! c’est le dernier Crispin du théâtre et du monde ; car, dans le monde, s’il y a encore des laquais, il n’y a plus de Crispins rivaux de leurs maîtres, mais des maîtres rivaux de leurs laquais !! Comme, après Gil Blas et Le Diable boiteux qui ne mirent pas le rond du moindre besant dans l’écusson de la gloire de Le Sage, qui ne fut que de gueules, il crut avoir pris un ton trop élevé et le baissa dans d’autres romans de pacotille : Le Bachelier de Salamanque, Estevanille Gonzalès, La Valise trouvée, de même, du Théâtre-Français et de Turcaret et de Crispin rival de son maître, il descendit et s’aplatit jusqu’au Théâtre de la Foire. C’était, pour son talent, s’en aller en eau de boudin. Mais l’autre (celui qu’on mange) lui manqua toujours…
Triste chose, n’est-ce pas ? dont ne le vengea pas sa gloire : il continua de porter, toute sa vie, des manuscrits…
Chez ses voisins les libraires.Je crois, dit-il, qu’ils sont bons,Mais les moindres ducatonsFeraient bien mieux mes affaires !
Ce vieux coq du roman d’aventures pensait comme le coq de la fable. La gloire était une perle trop fine pour son bec… On voit maintenant un peu mieux sur quoi cette gloire était fondée. On sait ce qu’elle pèse et quel est son aloi, et si cette gloire qu’il attrapa, au lieu de monnaie, ne l’a pas deux fois attrapé !