XVIII. Lacordaire20
I
Au moment où le révérend P. Lacordaire vient d’entrer à l’Académie, la Critique littéraire doit se trouver heureuse d’avoir un livre du nouvel académicien à examiner. C’est deux fois une nouveauté. Les livres ne sont pas très nombreux dans la vie du P. Lacordaire. Pour ma part, il m’est impossible d’admettre comme un livre, dans le sens véritablement littéraire du mot, les Conférences de Notre-Dame, improvisées, on nous l’a dit assez, en insistant sur ce mérite, et si remaniées depuis, à main et à tête reposées, en vue de la publication. Reste la Vie de saint Dominique, livre médiocre, d’une érudition incertaine, et dont la célébrité du révérend P. Lacordaire, comme orateur, fit seulement resplendir la médiocrité. Ajoutez-y deux ou trois livres de Mélanges, fort lâchés comme tous les mélanges, c’est là à peu près tout, et ce n’est pas bien gros. Vous le voyez, il fallait du renfort peut-être pour expliquer cette élection, désintéressée de tout, comme on le sait, excepté de littérature, et à laquelle jusque-là personne n’avait pensé, pas même le nouvel académicien !
En effet, l’illustration, très méritée du reste, du P. Lacordaire, n’est pas d’aujourd’hui ; et l’Académie, qui, comme toutes les douairières, a toujours aimé les très petits jeunes gens et qui les fait tout de suite académiciens à leurs premiers vers de comédie ou de tragédie, aurait pu, il y a vingt-cinq ans, avoir un jeune homme de plus dans son écrin de jeunes hommes, et un jeune homme qui lui aurait apporté une renommée éclatante. Elle dédaigna d’y songer. Le talent qu’elle aurait reconnu, en l’admettant dans son sein, était, il est vrai, un talent oratoire, mais l’Académie, qui donne des prix d’éloquence, ne répugne pas aux orateurs, quoi que le but de son institution ne soit pas le développement de l’art oratoire, mais bien de la littérature. Ne l’avait-on pas vue nommer des évêques pour une seule oraison funèbre et des avocats pour des plaidoiries, malheureusement plus nombreuses ? Il est vrai que les évêques sont de hauts dignitaires ecclésiastiques qui honorent, par l’élévation de leur rang, la compagnie dont ils font partie, et il est vrai aussi que le fondateur de l’Académie a voulu honorer les lettres en les mêlant à ce qu’il y a, socialement, de plus élevé. Quant aux avocats, lorsqu’ils ont eu leur règne dans un pays autrefois soldat et qui, grâce à Dieu ! l’est redevenu, ils devaient l’avoir aussi à l’Académie. Mais l’orateur que voici, le P. Lacordaire, n’était qu’un simple dominicain peu sympathique d’état et d’opinion à messieurs les philosophes éclectiques ou voltairiens qui avaient la bonté d’élire des évêques ou des rois du temps, des avocats ! D’un côté, lui, le P. Lacordaire, qui avait fait vœu d’humilité et qui tenait trop à son vœu pour se donner les soins mondains d’une candidature, pensait encore moins à l’Académie que l’Académie ne pensait à sa Révérence, quand tout à coup l’élection provoquée par MM. de Falloux, Cousin et Villemain, a eu lieu. Les titres littéraires du P. Lacordaire ont donc fait passer les philosophes sur le moine et même le moine sur les philosophes, car le P. Lacordaire n’a pas été nommé à l’Académie avec dispense de visite, comme aurait pu l’être Béranger. Parmi ces titres peu nombreux et encore plus nombreux qu’aperçus, il a glissé ce livre sur Marie-Madeleine, et s’il ne l’a pas publié pour les besoins de son élection, puisqu’il était nommé quand le livre a paru, on peut cependant très bien croire qu’il l’a publié pour la justifier ou pour en témoigner à qui de droit sa reconnaissance.
Malgré son sujet et son titre (une vie de Sainte !), le livre de Marie-Madeleine devra toucher l’Académie comme un hommage. Cette vie de Sainte, qui pouvait avoir le grand caractère ferme, austère, et surnaturellement édifiant des hagiographies, dignes de ce nom, n’a point cet effroyable et ennuyeux inconvénient. L’enseignement du prêtre qu’on pouvait craindre y est remplacé par la sentimentalité d’un philosophe, chrétien encore, mais d’un christianisme qui n’est point farouche, d’un christianisme humanisé ; et le moine, le moine qui inquiète toujours les yeux purs et délicats de la Philosophie, s’y est enfin suffisamment décrassé dans les idées modernes, pour qu’il n’en reste rien absolument sur l’académicien, reluisant neuf !
II
Mais ce que l’Académie prendra bien gaîment, je n’en doute pas, je le prends, moi, avec tristesse. Surprise agréable pour elle, le livre que voici sera sinon une déception pour qui connaît à fond le Père Lacordaire, au moins un malheur sur lequel on pouvait encore aujourd’hui ne pas compter. Religieusement, catholiquement, au point de vue de la doctrine et de la direction à imprimer aux esprits le livre du Père Lacordaire est un malheur d’autant plus grand que les âmes sur lesquelles il n’opérera pas, les âmes ennemies, en verront très bien la portée et s’empresseront de la signaler comme inévitable, puisqu’un prêtre la donne à son livre. Or, cette portée, ne vous y trompez pas ! c’est le sens du siècle même. C’est son inclinaison vers le terre-à-terre de toutes choses qui nous emporte en bas, hors du monde des choses saintes et divines, et que le devoir d’un prêtre de la religion surnaturelle de Jésus-Christ n’est pas, je crois, de précipiter.
Oui, voilà où va le livre d’aujourd’hui du P. Lacordaire ! Pendant que son auteur va à l’Académie, le livre du P. Lacordaire, sous une forme respectueuse et croyante, qui n’est qu’une force d’illusion de plus, va au naturalisme du temps, au rationalisme du temps, à l’humanisme du temps, enfin à ce prosaïsme du temps qui doit tuer les religions comme la poésie, car il tue les âmes ! Il y va par une voie chrétienne, je le sais, mais il n’y va pas moins que les livres qui y vont par une voie impie, que les livres de M. Renan, de M. Taine et de tous les philosophes du quart-d’heure, pour lesquels il n’y a plus dans le monde, sous une face ou sous une autre, que de l’humanité à étudier, rien de plus ! Qu’il aille moins loin que les livres de ces messieurs-là, ce n’est pas douteux ! Qu’il s’arrête à mi-chemin, je le vois bien, mais qu’importe ! Il n’en est pas moins dans la pente sur laquelle tout penche, d’un univers qui fut si droit et si magnifiquement assis ! Il y est, poussant dans cette pente les intelligences restées chrétiennes et faisant razzia d’elles, que manqueraient les livres des philosophes, s’ils étaient seuls, et les y poussant au profit du plus terrible entraînement qui ait jamais menacé le monde chrétien !
Cela paraît incroyable, n’est-ce pas ? venant d’un prêtre, d’un religieux, du P. Lacordaire, un grand talent parfois si lumineux ! Eh bien ! disons ce que c’est que le livre qu’il a intitulé Sainte Marie-Madeleine ; disons-le bien vite, ne fût-ce que pour être cru !
III
Le livre de Sainte Marie-Madeleine n’est pas une histoire à la manière des chroniqueurs et des légendaires, lesquels prennent simplement les faits et les rapportent, en les sentant et en les exprimant, chacun avec le genre d’âme et d’éloquence qu’il a. C’est plus que cela et c’est moins aussi, car c’est moins naïf. C’est l’histoire intime et interprétée des sentiments humains de sainte Madeleine pour N.-S. Jésus-Christ et de N.-S. Jésus-Christ pour elle…
Ici, avant d’aller plus loin, la Critique a besoin de s’excuser sur le langage que le livre du R. P. Lacordaire la forcera à parler. La Critique qui n’a point, elle, la main sacerdotale du Père Lacordaire, tremble quand il s’agit de toucher à cette chose immense et divine, l’âme de N.-S. Jésus-Christ, tandis que le R. P. Lacordaire ne fait aucune difficulté de la soumettre, cette âme, devant laquelle un Ange se voilerait, aux recherches de son analyse. La pureté de son intention, certes, personne n’en est plus sûr que moi ; mais quand il s’agit d’une de ces audaces d’observation qui ressemble presque à de l’irrévérence, la pureté d’intention sauve-t-elle tout, et suffit-elle pour entrer dans ce secret, gardé par l’Évangile, de l’espèce d’amitié qu’avait le Sauveur pour la Madeleine ? Or, c’est bien d’amitié qu’il s’agit et d’amitié humaine, car le livre s’ouvre justement par la plus singulière théorie sur l’amitié, l’amitié que l’auteur met, de son autorité privée de moraliste, au-dessus de tous les sentiments de l’homme. Ce qui, par parenthèse, est faux. Le sentiment de l’amour religieux de Dieu est un sentiment humain aussi, et c’est là véritablement le plus beau, c’est le premier. Un prêtre d’ailleurs, et nous sommes heureux d’avoir à nous couvrir de l’autorité d’un prêtre, a répondu déjà à cette théorie du R. P. Lacordaire, inventée peut-être après coup, dans l’intérêt de son histoire, ou plutôt de son roman d’amitié.
Et j’ai dit le mot : Roman d’amitié, car il est impossible de voir là une histoire, et malgré le fil délié de ses analyses à la Sainte-Beuve, le Père Lacordaire n’est sûr de rien. L’histoire, la vraie et la seule histoire des relations de Notre-Seigneur et de sainte Madeleine, c’est l’Évangile, l’Évangile si sobre d’interprétation, si vivant de la seule vie du fait, l’Évangile dans lequel l’âme divine et humaine de N.-S. Jésus-Christ se montre également dans tous ces actes que les moralistes appellent sensibles, et sans qu’on puisse dire : Voici où l’homme finit et où le Dieu commence ! tant l’homme et Dieu sont sublimement consubstantiels ! En ne s’expliquant pas plus qu’il ne le fait sur les sentiments, purement humains, de Notre-Seigneur, l’Évangile, qui est la vérité, et qui devrait être la règle de ceux qui croient qu’il est la vérité, l’Évangile aurait dû arrêter le R. P. Lacordaire en ses curiosités psychiques, et l’empêcher d’aller perdre son regard en cette mystérieuse splendeur que l’Évangile a pu seul révéler dans la mesure où il fallait qu’elle fût révélée !
Ainsi, curiosité indiscrète d’abord, vaine ensuite, car elle n’aboutit qu’à des infiniment petits d’une appréciation… impossible, le livre du R. P. Lacordaire n’est que le roman, le roman pur, introduit dans cette mâle et simple chose qu’on appelle l’hagiographie, par un esprit sans virilité ! C’est le roman moderne, subtil, maladif, affecté, allemand, le roman des affinités électives, transporté de Goëthe dans l’Évangile, pour expliquer les sentiments que l’Évangile avait assez expliqués, en les voilant de son texte inviolable et sacré, pour la gloire de sainte Marie-Madeleine et l’édification de ceux qui croient en elle ! Mais le Père Lacordaire, moderne lui-même comme le roman, a trouvé que ce n’était pas assez que les quelques mots, rayonnants dans les placidités du divin récit, que les quelques faits qui donnent Dieu et l’homme en bloc ; il a voulu, qu’on me passe le mot, y mettre plus d’homme, et il l’a voulu pour émouvoir les âmes où il y a plus de créature humaine que de chrétienne, car ce livre — on le sent par tous ses pores, — est écrit surtout pour les femmes et pour les âmes femmes, quel que soit leur sexe. Prêtre égaré par un bon motif, je le veux bien, mais égaré pourtant, il a spéculé sur le fond de la tendresse humaine pour faire aimer son Dieu, en montrant l’homme aux âmes déjà si pleines de l’homme, qu’elles s’en vont faiblissant dans leur ancien amour de Dieu !
Eh bien ! en faisant cela, il a risqué de faire un mal immense, et dans l’ordre moral, qui risque le mal l’a déjà fait ! Alors que l’homme est si avant dans la préoccupation universelle, ce n’est pas en effet le moment de lui montrer ce qu’il voit tant et de lui cacher le Dieu qu’il ne voit plus et ne veut plus voir. Non ! c’est le Dieu qu’il nous faut d’autant plus maintenant ! C’est le Dieu dans sa transcendance, dans son surnaturel, son incompréhensibilité accablante, car l’accablement vaut presque la lumière pour une âme, puisqu’elle entre en nous, à force de nous écraser. Quand tes dogmes finissent, ainsi que le disent insolemment les philosophes, on ne les sauve pas en les découronnant de leur mystère, en demandant bien pardon pour eux à l’orgueil humain et en priant les philosophes d’excuser qu’il y ait un Dieu dans Notre-Seigneur Jésus-Christ, parce qu’il y avait un homme si aimable ! Or, voilà certainement ce que ne dit pas, explicitement, comme je le dis, moi, pour en montrer le danger, le livre actuel du R. P. Lacordaire, mais ce qu’il dit implicitement néanmoins.
Tout ce petit roman de l’amitié de Jésus-Christ et de Marie-Madeleine nous offre beaucoup trop Notre-Seigneur Jésus-Christ sous cette forme humaine qui demande grâce pour sa divinité et qui l’obtient de messieurs les philosophes (de si bons princes !), et des gens bien élevés, des âmes tendres, de la bonne compagnie de tous les pays ! Mais vous savez bien à quel prix ! Dans le livre du R. P. Lacordaire, Jésus-Christ est toujours, c’est la vérité, un être adorable, mais il n’est pas assez N.-S. Jésus-Christ, il est trop un homme, un particulier, un ami de la famille Lazare, un convive avec qui, ma foi, il est très agréable de souper ! Si vous poussiez un peu l’éminent dominicain, il vous montrerait peut-être, après l’ami, dans Jésus-Christ, le bon camarade, qui sait ?… Pour le faire plus homme, il le ferait peut-être plus aimable compagnon… Oui, peut-être en ferait-il quelque admirable compagnon du devoir du temps, lui qui était charpentier !… Je m’arrête, moi, tremblant d’en dire trop ; mais le Père Lacordaire s’arrêterait-il dans ce détail de l’humanité de Jésus-Christ, dans ce naturalisme d’appréciation, substitué à la difficulté des mystères, dont il faut parler moins, parce que l’homme ne veut plus comprendre que l’homme aujourd’hui !
IV
Tel est le livre du R. P. Lacordaire. Je ne veux rien exagérer. Ce livre, dont je crains le succès, n’exprime pas à la rigueur un tout radicalement mauvais et qui doive être rejeté intégralement ; mais il a les corruptions du temps, sa sentimentalité malade, son individualisme, son mysticisme faux, son rationalisme involontaire. Même après l’avoir lu, je n’ai assurément aucun doute sur la foi et la piété de celui qui vient de l’écrire, mais je me dis que les milieux pèsent beaucoup sur les natures oratoires qui s’inspirent ou se déconcertent sous l’influence du visage des hommes, et le R. P. Lacordaire a été un grand orateur. Talent vibrant, moins pur cependant que sonore, négligé, mais élégant, frêle et pâle, puis tout à coup nerveux et brillant, ayant l’audace d’un paradoxe et la mollesse d’une concession, le P. Lacordaire, comme la plupart des hommes qui sont beaucoup mieux faits qu’on ne pense, a les opinions et les défaillances d’un talent comme le sien, presque muliébrile, qui se tend ou se détend, comme des nerfs. Plongez-le par supposition dans le Moyen Âge et appuyez-le sur saint Thomas, le P. Lacordaire pourrait viser sans inconvénient à la popularité de ce temps-là, sainte ou innocente, mais il est malheureusement du dix-neuvième siècle, où la popularité n’est ni l’une ni l’autre, et où il est plus dangereux de la rechercher ! Et il faut bien le dire, il l’a recherchée, et elle est encore, à cette heure, l’écueil contre lequel vient de se heurter, dans sa maturité réfléchie et qui devrait être plus détachée des opinions du monde et de sa sotte estime, le même homme qui, dans sa jeunesse, y heurta, hélas ! tant de talent, tant de doctrine, et probablement tant de vertus ! Le prêtre de l’Oraison funèbre d’O’Connell, le moine des clubs et de l’Assemblée nationale, qui passa, en sa robe blanche de dominicain, des examens de civisme devant des étudiants en droit ! le journaliste de L’Ère nouvelle que l’on croyait enfin détourné du monde auquel, disait-on, il ne voulait plus même parler de cette voix dont le souvenir devenait plus grand dans le silence, est ressorti de son cloître, une fois de plus, pour devenir un candidat d’Académie, et vient de payer sa bienvenue dans la compagnie où il est entré entre deux philosophes, avec ce livre de Sainte Marie-Madeleine, sacrifice aux idées les plus malsaines d’une époque qui aime tant ses maladies ! J’ai parlé plus haut de M. Renan, et pourquoi faut-il que le R. P. Lacordaire me le rappelle ? M. Renan, si vous vous en souvenez, s’est amusé, dans un de ses derniers écrits, à éteindre autour de la tête de nos Saints le nimbe d’or que la Foi y allume, malice philosophique assez semblable au mauvais sentiment du gamin qui renverserait la lampe d’un sanctuaire !
Le R. P. Lacordaire ne l’éteint pas, il est vrai, ce nimbe du surnaturel et du divin autour de la tête pâle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais il le voile, pour qu’on aperçoive mieux combien cette tête est humainement belle et pour que ceux qui sourient du nimbe soient touchés au moins de la beauté du plus beau et du plus doux des enfants des hommes ! En cela, je le répète sans avoir peur de me tromper, si le P. Lacordaire n’a pas fait œuvre de philosophe complet encore, il n’a pas fait œuvre de prêtre : un prêtre n’eût pas tant attendri, tant mondanisé et tant vulgarisé la langue sévère du catholicisme en abaissant, devant les exigences publiques, son surnaturel et merveilleux idéal ; un prêtre ne demande pas pardon pour la divinité de son Dieu !! mais le prêtre, qui s’est oublié, a été vengé par l’artiste qui n’a pas paru, car au : fond rien du talent d’autrefois du R. P. Lacordaire n’a passé, en brillant, dans le livre qu’il publie aujourd’hui ! Devenu le Richardson étrange de la Madeleine dans cet inconcevable petit roman d’amitié entre elle et Notre-Seigneur, donné comme le chevalier Grandisson de toutes les perfections humaines, le prêtre qui a consommé une telle chose l’a consommée dans un de ces styles qu’on ne pourra pas louer, même à l’Académie ! même le jour de sa réception !!
On le sait, et sa vie et ses livres l’attestent, le R. P. Lacordaire, comme tous les artistes, et j’ai été tenté d’écrire, les artificiers de parole, est beaucoup moins écrivain qu’orateur. Écrivain, il est souvent faux et froid, guindé, prétentieux, rhétoricien, oh ! rhétoricien, empoisonné de rhétorique ! et, par-dessus tout, incorrect. Orateur, sa langue est plus saine. Elle se place assez heureusement sur ses lèvres pour qu’elle y paraisse plus ferme, plus pure, plus ailée, que quand il écrit. D’ailleurs, il y a l’émotion et la voix transfigurant cette langue qui passe et dont il ne reste dans le souvenir qu’un écho ! Voilà ce qui protège son style d’orateur, même dans ses ambitions les plus infortunées. Mais sur ces pages qui restent là, qu’on peut reprendre et qu’on peut relire pour les juger, ce traître style écrit, qui n’a ni la voix, ni le geste, ni l’émotion de la chaire qu’on a sous les pieds, ni les mille yeux attentifs du public qu’on a devant soi, ce traître style écrit dénonce la médiocrité, ou le néant, ou les défauts de l’écrivain. On les voit tous ! Or, je viens de dire ce qu’étaient ceux du R. P. Lacordaire ; et, vous l’avez vu, ils sont nombreux.
Eh bien ! nulle part, ni dans sa Vie de saint Dominique, ni dans ses Mélanges, les défauts en question n’ont été d’une plus triste évidence que dans le livre de Sainte Marie-Madeleine, et j’en veux donner un exemple par plusieurs citations, plus convaincantes que toutes les critiques. L’incorrection inouïe du dernier livre du P. Lacordaire ne vient pas de l’ignorance de la langue ni de l’audace des néologismes ou des barbarismes qui ont quelquefois, quand l’écrivain a de la pensée et reste intelligible, la sauvage grandeur de toute barbarie. Elle ne vient pas non plus de la gaucherie du tour et de l’inhabitude d’écrire. Non, le mal est plus profond : elle vient de l’absence de justesse dans un esprit, brillant souvent, mais jamais excessivement par la justesse. Elle vient de la déclamation foncière de l’auteur dans ce livre faux de Sainte Marie-Madeleine. Elle vient, enfin, de ce que j’oserai appeler dans l’écrivain le besoin des amphigouris ! Écoutez et dites si j’ai tort. Voici des phrases du P. Lacordaire : « L’amitié, dit-il, n’a pas pour portique un contrat qui lie des intérêts. »
Ce portique de papier, fait par un contrat, qu’en pensez-vous ? « Élever à des vertus inconnues l’humble airain d’une tranquille mémoire »
(page 178), cela ne vous est-il pas parfaitement inconnu comme à moi ?
À la page 10, « des vaisseaux sont poussés sur la mer, moins par les vents que par les trésors qu’ils portent ! »
Voilà des trésors qui peuvent remplacer la vapeur ! On fit mettre dans un reliquaire d’or « le chef qui représentait par excellence le cœur de la sainte ! »
Un chef qui représente un cœur. C’est une nouvelle anatomie, mais je ne la crois excellente ! « Voyageur aux souvenirs de Bethanie (voyageur aux souvenirs est aussi une nouvelle espèce de voyageur !) je puis franchir le vestibule »
(page 62), mais je n’ai jamais su le vestibule de quoi. « Il y a des choses qui peuvent se répéter par les âmes qui les ont conçues, mais qui ne peuvent pas s’imiter. »
Si ceci veut dire quelque chose, ce ne peut être qu’une fausseté ; mais c’est là suprêmement ce que j’appelais plus haut « le besoin des amphigouris », incorrection particulière au livre du P. Lacordaire, car de ces incorrections qui tiennent à l’absence d’attention et à la fatuité dans le travail comme celle-ci, par exemple, dont je pourrais multiplier le nombre : « les premiers disciples dispersés par la croix où ils étaient nés »
(p. 160), de ces incorrections, je n’en parle pas ! Ce serait trop long et il faut s’arrêter. Il faut finir. Seulement qu’on se rappelle bien désormais que, par le temps qui court, les moines peuvent entrer à l’Académie, pourvu qu’ils n’y soient pas trop moines, et comme leur langue est particulièrement le latin, l’Académie, qui est parfaitement bonne et aimable, n’exige pas qu’ils sachent le français.