M. H. Wallon
Saint Louis et son temps.
I
Je ne connais pas de livre qu’il me plaise davantage de voir publié et qui aussi m’étonne davantage… Pourquoi Saint Louis, en effet ? Qu’y a-t-il de commun entre Saint Louis et nous ? Qu’y a-t-il de commun entre son temps et le nôtre ?… Pourquoi ne pas laisser tranquilles un temps et un homme qui ont eu assez d’historiens comme cela, et qui prouvent, avec la plus désagréable évidence, combien le passé l’emportait, dans ses idées, ses mœurs, ses institutions et ses hommes, sur les hommes, les institutions, les mœurs et les idées sortis de nos glorieuses et modernes révolutions ? Quoi ! l’histoire de Saint Louis, sans y être forcé, — puisqu’elle est ici une monographie, puisqu’elle ne fait pas partie d’une Histoire générale de France, où elle serait inévitable ? Nous autres, les Majestés du xixe siècle, nous regardons la Royauté du haut de notre grandeur de peuple. Nous la regardons, dans sa simplicité naïve et presque puérile, comme la forme la plus élémentaire et la moins relevée de toutes les formes de gouvernement. Même les Oligarchies, même les Aristocraties, insupportables à notre orgueil égalitaire, nous paraissent moins haïssables et surtout moins sottes que cette Royauté, qui, jusque de sa simplicité, outrage nos esprits compliqués. Si, en attendant le gouvernement de tous par tous, dans sa beauté complète, — ou mieux encore, la suppression de tout gouvernement, l’idéal enseigné par Proudhon, l’iconoclaste des Républiques, — nous permettons à la Royauté, ce polype coupé un jour sur la place de la Révolution, mais qui a repoussé, de rester encore quelque temps sans être arraché du sein des peuples, c’est seulement à la condition d’être entourée, cette Royauté, comme disait Lafayette, d’Institutions Républicaines, et de lui mettre la camisole de force d’une Constitution. Saint Louis, qui fut un Roi tout court, le Roi net, comme on disait en Espagne, le Roi père de la société, — de même que le père est le Roi de la famille, ainsi que le voulait dans sa théorie ce vieux imbécile de Bonald, — doit apparaître aux fiers cerveaux du xixe siècle comme un Roi bon tout au plus pour un peuple enfant, digne, sinon du mépris tout à fait, au moins de l’indulgence de l’Histoire… En deux mots, voilà pour le Roi. Mais si au Roi vous ajoutez le Saint, si le nimbe entoure la couronne, oh ! alors, il n’y a plus là qu’une vignette édifiante pour les innocents esprits qui ne se doutent pas des sublimes complications de la politique et des certitudes de la philosophie. Et tout ce qui a l’honneur d’être un monsieur du xixe siècle doit éviter prudemment de toucher trop fort à cette petite pagode de Saint et de Roi, de peur de voir — terrible jouet à surprise ! — un grand homme, et peut-être le plus grand des hommes, lui sauter aux yeux.
Eh bien, c’est ce que M. Wallon n’a pas craint, et, je l’ai dit, c’est ce qui me plaît et ce qui m’étonne !… On aime parfois à être étonné. M. Wallon, l’universitaire, le professeur d’École normale, n’a pas eu peur d’écrire l’histoire, un peu compromettante pour un moderne, de ce singulier Roi, qui n’était pas Tartuffe, et qui entendait ses trois messes par jour ; qui ne se donnait pas la discipline comme Tartuffe, mais qui se la faisait donner par son confesseur pour être plus sûr de la recevoir ; et qui, malgré tout cela, n’en était pas moins un grand homme !!! De son propre mouvement, M. Wallon a voulu écrire la vie de Saint Louis, qui est bien pour lui le Saint Louis de l’Église, et non pas seulement Louis IX, — et il l’est si bien, que, dès les premières lignes de son livre, M. Wallon l’appelle Saint Louis, comme si le coup indélébile de la canonisation était déjà tombé sur son nom et que le Saint eût rétroactivement dévoré l’homme ! M. Wallon a voulu ajouter un Saint Louis de sa façon à tous les autres Saint Louis qui encombrent la place ; car Saint Louis, ce fascinateur historique, a eu des masses d’historiens de toute époque, de toute opinion, de tout renseignement. Du Moyen Âge jusqu’à nos jours, les livres sur Saint Louis se sont prodigieusement multipliés, et M. Wallon, qui est un savant et qui les a tous consultés, a résolu de dire son mot après eux sur cet homme, unique dans l’Histoire, et auquel aucun de ceux qui ont régné n’a ressemblé. Ce mot (que voici) ne manque, certes ! ni d’élévation, ni d’impartialité, ni de justesse ; mais est-ce assez, avec Saint Louis, que les qualités qui suffiraient avec un autre ? Pour un être surnaturel et de cette splendeur morale divine, il semble qu’il ne suffise plus d’être juste, et que la justice serait l’enthousiasme !
Et telle est la première impression qu’on reçoit du livre de M. Wallon, et telle la première critique qu’on est tenté de faire de son livre ; mais cette critique va au fond et emporte tout l’ouvrage dans le seul cinglement de ce reproche, quels qu’en soient les mérites, d’ailleurs, naturels ou voulus. L’auteur de Saint Louis et son temps ne comprend son sujet qu’avec son esprit, et il ne le fait point sentir avec son cœur… Je sais bien qu’il est rare qu’on ait à mettre son cœur dans une histoire politique, où le jugement est bien assez pour la besogne qu’ordinairement on a à y faire ; mais la politique de Saint Louis n’est pas une politique d’homme d’État « qui a son cœur dans sa tête », comme le voulait Napoléon. Sa politique, à lui, son action sur les hommes, c’était l’exercice des plus belles et en même temps des plus charmantes vertus ; car, j’en demande bien pardon à Messieurs les pécheurs, les vertus peuvent être charmantes… Fra Angelico, pour les peindre, se mettait à genoux. M. Wallon reste debout, et même assis, en peignant l’homme devant l’image duquel l’Église nous prescrit de nous agenouiller. Ce n’est pas seulement la foi qui a manqué à M. Wallon. L’imagination l’aurait remplacée. L’artiste n’est pas plus ici que l’homme de foi. Après tout ce que l’Histoire nous a apporté de notions sur Saint Louis, il fallait, puisqu’on n’apportait pas de notions nouvelles, puisque l’investigateur n’avait pas un fait inconnu à nous jeter, s’embraser au moins à la lumière et au rayonnement de la figure céleste de Saint Louis. Il fallait faire adorer Saint Louis dans un livre adorable, ou ne pas s’en mêler. Après Joinville surtout, cet Évangéliste de Saint Louis, ce La Fontaine de l’Histoire, — bien supérieur à l’autre, car c’était un La Fontaine chrétien comme on l’était au xiiie siècle, tandis que le La Fontaine du xviie siècle fut, jusqu’à la mort de Maucroix et sa conversion, toujours légèrement parpaillot. On peut objecter, il est vrai, que l’histoire de M. Wallon n’est pas, comme celle de Joinville, une biographie, et qu’elle n’a point à prendre la vie de Saint Louis dans son détail le plus familier, le plus souriant, le plus intime et le plus tendre ; mais l’objection n’a pas d’assise : Saint Louis ne se dédouble pas. L’homme et le saint sont tellement fondus en lui par le miracle d’une grâce infinie, que dans sa vie publique il est le même que dans sa vie privée. Il n’y a qu’une vie pour lui : — la vie devant Dieu !
C’est cette vie-là qu’a racontée M. Wallon, — malgré lui peut-être. Il aurait peut-être voulu la simplifier, du moins, ne pouvant pas l’omettre, ne pouvant pas couper en deux cette vie devant Dieu, soit dans l’éclat du trône comme dans les obscurités de la chapelle, soit à la tête des armées comme au pied des autels. Quand on sépare les deux morceaux de bois qui font une croix, il n’y a plus de croix. Il en est de même de la vie publique et privée de Saint Louis, jointes ensemble, comme les morceaux de la Croix qu’il adorait, dans sa pratique et sa conscience de fort chrétien. M. Wallon nous les dit toutes les deux de front, allant de l’une à l’autre, un peu troublé, dans son sens moderne, de ce qu’il voit dans l’une, à côté de son admiration pour l’autre… Infirmité qu’on appellera du nom qu’on voudra, mais qui invalide une histoire dans laquelle il n’y avait aucune précaution à prendre, et pas autre chose que des admirations intégrales et sans aucune réserve à fièrement et chaleureusement affirmer !
II
Rien de plus beau, en effet, que ce poème religieux de la vie de Saint Louis, et surtout rien de plus sans ombre. En ce temps-là, la Royauté, — engloutie dans des mêlées d’hommes que j’appellerais volontiers la Démocratie d’en haut ; car, en somme, les Aristocraties ne sont pas davantage : c’est toujours le nombre, le nombre maudit, l’éternel ennemi de l’unité ! — la Royauté sortait enfin des luttes et des confusions féodales, comme une tête sauvée sort des eaux d’un déluge qu’elle va, en s’élevant au-dessus d’elles, apaiser. C’était le commencement de cette ère nouvelle, — qui allait faire son temps, comme la Féodalité, vieillie et affaiblie, avait fait le sien, — l’aurore de cette longue journée d’Histoire dont le midi, éclatant et meurtrier, fut Louis XI et Richelieu, et le soleil couchant, Louis XIV… Saint Louis, le précurseur de ces trois grands hommes, qui ne furent que sa petite monnaie, tombée quelquefois dans du sang ; Saint Louis, qui ne fut pas seulement un Roi, mais le Roi, trouva la Royauté toute faite dans les idées et les besoins de son siècle, et il l’incarna dans sa personne. Elle et lui s’ajustèrent à merveille. Elle était faite pour lui, comme, lui, il était fait pour elle, et cela fit une force qui dura quelque chose comme cinq cents ans ! Tout en admirant les vertus surhumaines de Saint Louis, qui, dans toute époque, auraient fait de lui une des plus éminentes personnalités de l’Histoire, il faut cependant défalquer de l’admiration qu’il inspira ce qui doit en revenir à son époque, prête, alors, par les mœurs, par l’éducation du respect, par son Christianisme profond, à accepter le pouvoir unitaire et personnel de la Royauté. Comme elle croyait en Dieu et qu’elle l’aimait, elle crut au Roi et elle l’aima. L’homme n’a foi qu’aux Incarnations ! L’Incarnation du Fils de Dieu dans Jésus-Christ sauva le monde païen, qui périssait dans la pourriture. L’Incarnation de la Royauté dans Saint Louis sauva le monde féodal, qui périssait dans le sang.
C’était donc parfaitement l’heure de la Royauté, et la régence de Blanche de Castille, dont la quenouille valait une épée et qui fit baisser la pointe à celle des barons, l’avait prouvé. Pour la première fois, ces barons, qui avaient inventé le mot méprisant, en parlant d’un État ou d’une terre : « tomber en quenouille », respectèrent celle-ci comme une masse d’armes, et ployèrent sous ce gouvernement d’une femme qui était mère du Roi et qui avait le sentiment de la Royauté de son fils. Pour soumettre et adoucir ces hommes altiers, violents, prompts à l’injustice, obstinés à la maintenir quand une fois ils l’avaient commise, Blanche ne se fiait point à elle seule, et elle emportait dans ses déplacements de guerre ou de politique, dans toutes les entreprises de sa régence, son fils en bas âge, comme un talisman. Les deux minutes sublimes de Marie-Thérèse, présentant son fils, dans ses bras, aux nobles enthousiasmés de son État, Blanche de Castille en fit des années ! Elle opposait aux barons, moins faciles à l’enthousiasme que les Hongrois, cet enfant, élevé par elle pour ne jamais commettre un seul péché mortel, et de la suavité duquel s’échappait une mystérieuse influence, plus puissante sur eux que le Saint-Chrême apporté par les anges à Clovis. La régence de Blanche, dans un pays aussi profondément salique que la France, et qui fût presque une Royauté, annonçait bien ce que serait la Royauté dans son fils. Et de fait, dès qu’il eut vingt ans, ce phénomène de la Royauté fut accompli dans toute sa rondeur, dans toute sa perfection, dans tout son ascendant. Cet imberbe, cet enfant d’hier, prit tranquillement le globe bleu de Charlemagne dans une de ses mains et dans l’autre sa Main de justice, et ce fut le ROI ! le Roi père, absolu et doux ; le Roi juge, et, comme je l’ai dit quelque part, le Roi juge de paix de l’Europe, — avant lui, le plus effroyable des champs de bataille, — le juge qui avait de bien autres plaids que ceux de son chêne de Vincennes, et qui, du fond de la Croisade, du fond de sa captivité chez les Turcs, pouvait encore allonger sa Main de justice sur le monde, et faire cette fonction auguste d’arbitre et de pacificateur suprême, qui fut sa fonction spéciale tout le temps de son règne et le caractère de sa royale personnalité.
Car, quelle que fût la force de cette chose nouvelle qui succédait à la Féodalité et qui devait la vaincre et s’établir sur ses débris, ce ne fut point la Royauté, pour laquelle la France était mûre, qui donna à Saint Louis cette autorité sans pareille sur les affaires et les hommes de son temps. Ce fut sa personne dans la Royauté ! La Royauté, même, prenez-y bien garde ! lui dut encore plus qu’il ne dut à la Royauté… Les historiens, qui, selon le mot de M. Wallon, « plaident les circonstances atténuantes en faveur du Saint »
, n’ont pas seulement l’air de se douter de ce qu’eût perdu la Royauté, du temps de Saint Louis, s’il n’avait pas été le Saint qu’il fut, l’enfant sans péché mortel de la Reine Blanche, l’homme qui, sur la terre, a été certainement le plus près, par la ressemblance, de Notre Seigneur Jésus-Christ, et qui fit autant que le peut une créature humaine régner avec lui Jésus-Christ, à une époque qui avait l’amour de Jésus-Christ !… Supposez que Saint Louis n’eût pas été un Saint, il aurait peut-être été au plus le Louis XI ou le Richelieu du xiiie
siècle. Il aurait peut-être été obligé de se servir à chaque minute de son épée de Taillebourg, pour faire (comme il disait) sa bonne et ronde justice, et pour dompter
définitivement ces barons, qui se souvenaient toujours trop qu’ils avaient été indomptables. Mais, heureusement pour lui et pour son peuple, la sainteté lui épargna cette vulgaire façon d’être un grand homme à la manière de l’humanité. Comme la Croix avait attiré le monde à elle, il l’attira à lui par le prestige de cette Croix qu’il portait en son cœur, dans son action et sur ses lèvres, bien avant qu’il la mît sur son épaule et sur son manteau de croisé. Et il ne fit pas seulement justice… mais le monde lui-même lui demanda de la lui faire. Le monde tout entier s’en rapporta à lui et à son équité souveraine. Le monde tout entier : les peuples comme les rois, les papes comme les empereurs ! Les papes qui étaient presque des saints, et les empereurs qui étaient des scélérats et des brigands. C’était alors la dernière période de cette lutte sanglante, qui fut le combat de l’Ange et du Démon, entre le Sacerdoce et l’Empire, et Saint Louis fut invoqué pour s’entremettre entre eux, aussi bien par l’Ange que par le Démon. Assurément, ce n’était pas merveille que les papes invoquassent dans leurs causes l’autorité morale de Saint Louis ! Mais que Frédéric II, l’abominable Frédéric II, l’auteur des Trois imposteurs, le sarrasin, le sorcier, l’âme damnée, qui pouvait tout par la force et qui s’en servit si souvent avec une atrocité diabolique, invoquât à son tour la justice de Saint Louis, il y avait là, dans ce fait, quelque chose qui dépassait évidemment la puissance de la simple Royauté.
III
Le Saint donc, — même avant le Roi, et qui le fit mieux Roi, — voilà ce que l’Histoire doit voir avant tout dans Saint Louis, si elle a quelque profondeur. Le héros de Taillebourg et de la Massoure est, certes ! bien grand dans Saint Louis, mais il l’est bien moins que le Saint.
Les héros ne sont pas rares sur le trône de France. Beaucoup le furent. Mais cette étrange et surnaturelle grandeur du Saint dans le Roi, on ne l’a vue qu’une fois, et cela n’a jamais recommencé. Charlemagne n’a qu’une sainteté incertaine. Saint Louis, qui, plus que Charlemagne lui-même, fut l’expression la plus pure et la plus douce de la Royauté parmi les hommes, ne la fut que parce qu’il était saint. Seulement, chose plus étrange encore, et qui n’étonne pas, du reste, quand on connaît la rouerie des ennemis de l’Église, c’est précisément cette Sainteté apparaissant à travers tous les faits d’un règne, que je n’ai pas, comme M. Wallon, le temps de brasser, qu’on a cherché à retourner contre l’Église. Parce que ce grand Justicier a fait justice envers et contre tous, et même contre lui-même, quand il renonça, par exemple, aux droits injustement acquis que les traités de ses prédécesseurs lui avaient donnés sur l’Angleterre ; — parce que, dans son différend avec l’évêque de Beauvais, il ne céda ni à l’évêque, ni même au pape ; — parce que, dans la honteuse défection de Thibaut de Champagne, violateur de ses engagements, Saint Louis ne s’arrêta ni devant sa qualité de croisé, ni devant la défense de l’attaquer que lui fit le pape et tira l’épée ; — les historiens ennemis, sortant des limites de son droit dans lequel il resta toujours, ont trouvé plaisant d’opposer à la Papauté un Saint reconnu par la Papauté, et lui ont fait de cette circonstance une impertinente et impossible gloire. Ils sont même allés, pour prouver qu’en Saint Louis le Roi foulait aux pieds quelquefois le Saint, jusqu’à inventer cette fameuse Pragmatique si longtemps invoquée, qui fit, jusque de Bossuet, une dupe si coupable, et dont une Critique plus avisée et plus savante a démontré récemment la fausseté, comme si on avait eu besoin de cette démonstration, maintenant irréfragable, pour être sûr de la fausseté de cet acte, évidemment stupide avant d’être faux ; car je ne sache pas que l’Église, qui a canonisé Saint Louis, ait eu jamais l’habitude de canoniser ceux qui la canonnent — c’est-à-dire ses ennemis !
Mais, disons-le à son honneur, M. Wallon est trop sensé et trop savant pour tomber dans ces erreurs et dans ces impostures. Il n’essaie pas, lui, de mettre Saint Louis en contradiction avec lui-même. Il respecte son caractère et il l’aime. L’écrivain, tout froid qu’il est, a été séduit par l’homme incomparable dont il a écrit l’histoire. Saint Louis a fini par tiédir cette glace. Le mot de perfection échappe à M. Wallon à la dernière page de son livre. Venu le dernier dans l’ordre des historiens modernes, M. Wallon n’en est point le plus insupportable. Il ne hait même pas ce qu’il appelle l’intolérance de Saint Louis. Il a la bonté de l’excuser…
Tandis que mon faquin, qui se voyait priser.Avec un ris moqueur les priait d’excuser…
Mais il n’y a ici ni faquin, ni moquerie. Il y a un écrivain plein de noblesse, et, pour Saint Louis, d’une sympathie respectueuse, mais qui, selon moi, n’est pas assez du xiiie
siècle. « La liberté de conscience — dit-il — n’était dans l’esprit de personne au xiiie
siècle… »
Et il a l’air de le regretter. « Les dogmes de la foi — dit-il encore — étaient pour Saint Louis des vérités absolues… »
Et c’est ainsi qu’avec des nuances et des adoucissements, il efface de la gloire de Saint Louis, pour le faire mieux accepter à l’esprit moderne, les taches de sainteté qui sont pour nous des gouttes de lumière.
IV
Et je l’ai dit, — et je finirai comme j’ai commencé, — voilà le défaut surtout, le défaut central de l’ouvrage de M. Wallon sur Saint Louis et son temps. Voilà où gît l’empêchement dirimant d’être un grand livre, — un livre grand comme son sujet. M. Wallon a mis à la masse des livres sur Saint Louis, mais dans son stock il n’y a rien de plus que ce que nous savions, et sa manière de pénétrer et de juger l’homme dans Saint Louis, qui pouvait être toute la nouveauté de son livre, n’a pas été cette nouveauté. Qu’importent, quand on a dit cela, les défauts accessoires du livre ! Qu’importe qu’il soit inférieur par d’autres côtés ; que la composition y manque de rigueur ; que les chapitres, très savants, du reste, sur les organisations militaires, judiciaires, littéraires, économiques, du temps de Saint Louis, y soient trop séparés du récit avec lequel ils auraient pu s’assimiler ! Qu’importe qu’on y passe auprès de figures comme Frédéric II, — ce poème de Lord Byron au Moyen Âge, — comme Grégoire IX, — cette énergie de quatre-vingt-dix-huit ans, — comme Urbain IV, Clément IV, Alexandre IV, sans que l’auteur les regarde et soit tenté d’en faire le portrait ! Il n’y a rien de plus à dire que ceci. Le seul reproche grave qu’on puisse adresser à l’auteur de Saint Louis et son temps, c’est d’avoir trop effacé l’hagiographe sous l’historien politique. S’il avait vu davantage le Saint dans le grand homme, son histoire aurait pris un bien autre aspect. — Mais la plume de M. Wallon ne ressemble point à la lance des Francs. Si le ciel fût tombé, ils l’auraient, disaient-ils, soutenu sur la pointe de leurs lances ! Un peu du ciel est tombé, par Saint Louis, sur la pointe de la plume de M. Wallon.
Elle en a été écrasée.